Notes
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[1]
Christophe Chaboud, chef de l’Unité de coordination de la lutte antiterroriste du ministère de l’Intérieur en 2005. (source : http://www.hrw.org/fr/node/62153/section/4)
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[2]
« La dangerosité supposée des individus, un nouveau fondement de l’enfermement » in Le Monde, 04.02.09.
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[3]
« Un risque de récidive terroriste par rapport à 1995 », in Libération, 08.10.07.
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[4]
« U.S. has Mandela on terrorist list » in USA Today, 30.04.08 et « Terrorist watch list hits 1 million » in USA Today 10.03.09.
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[5]
Cf. le site de « Pas de Zéro de conduite pour les enfants de moins de 3 ans » (http://www.pasde0deconduite.ras.eu.org/).
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[6]
Cf. l’affaire des accusés de Tarnac, ainsi que « Sufers vs. the Superferry » in The Nation, 16.03.09, et « Un membre d’un gang du Bronx condamné pour “terrorisme” », in Le Monde, 03.11.07.
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[7]
On n’oublie pas ici la question du « destin » des pulsions, dont celui de la « sublimation ». Freud soutient que la sublimation est rare, et commune la répression de surface. Le problème politique majeur, auquel s’est confronté Marcuse, consiste à penser un destin politique des pulsions évitant et cette rareté, et cette surface. Sur ce point, je renvoie à « Eros récidive », intervention au colloque « mai 1968 en quarantaine », co-organisé par les laboratoires Triangle, CEP et l’Équipe CERPHI (UMR 5037) les 22, 23 et 24 mai 2008, à l’ENS LSH (Lyon).
1« Notre stratégie est celle de la neutralisation préventive judiciaire. Les lois antiterroristes mises en place en 1986, puis en 1996, font notre force. On a créé les outils pour neutraliser les groupes opérationnels avant qu’ils ne passent à l’action [1]. » En vérité, cet énoncé décrit parfaitement les nouvelles modalités juridico-politiques par lesquelles l’État français envisage désormais, bien au-delà de la dite « lutte contre le terrorisme », le contrôle et la surveillance des populations. À ceci près que, de nos jours, contrôle et surveillance se triplent d’une pré-voyance qu’engramme la notion de neutralisation préventive.
2Nouvel avatar de la fonction répressive-étatique ? Sans doute, mais c’est bien plus que cela : la (pré)voyance policière s’inscrit comme une pièce majeure dans l’élaboration d’un nouveau partage du monde, un nouveau nomos, s’effectuant à la fois sur les plans géo- et psycho-politique. La raison ultime pour laquelle ce nomos doit être refusé, et combattu, est qu’il s’appliquera en définitive sur un monde ravagé, comptant ses survivants. Reste à penser les moyens de rompre avec les défenses – les techniques immunologiques, les clairvoyances désastreuses, les normes mutilantes – qui nous empêchent de vivre. Question de nombre, d’ombre et de puissance. De retenue et non pas de rétention. De conjuration.
Nouveau nomos
3Loin de se définir comme pure extériorité, les mesures d’exception juridiques construisent toujours une norme. Comme des prototypes, qu’on essaie, pour voir, avant de les lancer pour de vrai sur le marché. La norme ne suit pas l’exception à la manière d’un dommage collatéral, mais s’y affiche immédiatement. Sans cesse se construit, se renforce, s’amende le nomos d’époque, qui parfois vient à changer. Or on ne change pas de nomos comme de chemise, y compris pour qu’elle soit brune, la Décision n’est pas à l’origine d’un tel changement, quand bien même elle en signe le commencement. Et encore, il faudrait dire les commencements, toujours pluriels, à l’œuvre dans plusieurs têtes, plusieurs pays, s’effectuant en plusieurs fois, à coups de prototypes, de camps d’expérimentations, etc. Le motif d’un changement de nomos n’est pas d’origine purement juridique, il n’est pas non plus l’effet d’une simple Décision politique et ne peut se rabattre sur la thèse du complot structurel de l’État-répression. Ce qui est à l’origine du changement est une reconfiguration – nationale, transnationale – des situations matérielles, économiques, sociologiques, etc., du moment ; c’est ce qui est matériellement décidé avant la Décision.
4Or nous vivons un tel moment de reconfiguration. Les lois sécuritaires antiterroristes se mettent en place à partir de la fin des années quatre-vingt, se développent surtout dans les années quatre-vingt-dix et trouvent leur régime de croisière avec le 11-Septembre – qui, loin d’initier ce type de lois, ne fait qu’en faciliter l’installation dans la vie quotidienne, à tous les échelons de la société. À l’origine, il s’agissait de pallier l’effondrement des souverainetés étatiques proches d’être englouties dans les flux de capitaux, d’informations, d’affects, etc., qui structurent le streamed capitalism (A. Kroker). Dans un monde déterritorialisé, fluant, flexible, les États doivent trouver le moyen de requalifier à toute vitesse n’importe quel acte venant de n’importe qui et de n’importe où. Terroriste est l’exception transportable qui permet de traiter tout ce qui peut arriver – autrement dit, l’exception devient un facteur de flexibilité, à l’instar du capitalisme et des subjectivités supposées le construire. Dans ce cadre, tout étranger n’est pas terroriste (il ne s’agit pas, forcément, toujours, de lois délibérément racistes) mais tout terroriste semble présenter un dehors : les lois antiterroristes sont des lois exophobiques, qui ont pour objectif de conjurer la possibilité désormais continuelle d’un surgissement du dehors en l’absence de frontières fixes, stables, repérables. Mais à peu près en même temps que s’élabore un nomos supposé répondre au cadre global gouvernant les nouveaux rapports État/Capital, Dedans/Dehors, etc., monte la conscience – la perception, l’évaluation – des risques, dommages, catastrophes écologiques, biologiques, sanitaires. La nature, qu’il était devenu de bon ton de déclarer inexistante, traverse une crise existentielle plutôt radicale, très expressive – tsunami, ouragans. Des scénarios se profilent, énumérant les catastrophes à venir : pénuries en tout genre, famines, inévitables guerres de l’eau (en 2030, près de la moitié de la population planétaire vivra dans des régions souffrant d’une grave pénurie d’eau), guerres énergétiques, etc. On commence à vivre avec l’idée du changement climatique, à s’y faire : comme s’il était admis que ce monde ravagé sera demain le nôtre, comme si l’annonce de ce changement était de l’ordre du bulletin météo. Ne changez rien, adaptez-vous. Au premier plan désormais, le Plan B, sans en passer par l’éventualité d’un changement radical immédiat.
5S’ajoute ainsi, à la condition globale, la condition catastrophe, et c’est bien à la Condition-catastrophe globale que les lois antiterroristes répondent : il s’agit de rendre possible le contrôle et la surveillance des populations dans une situation où l’on anticipe l’intensification des guerres vitales et des tentatives de sécession, l’augmentation exponentielle des réfugiés climatiques. Mais qu’est-ce qu’un contrôle par anticipation ?
Immunité préventive
6Reste en effet à déterminer le statut et la fonction de la « neutralisation préventive ». Ce sont tous les fondements du droit qui, en Europe, en Amérique du Nord, se déplacent peu à peu vers la catégorie de l’intention au détriment de celle de l’acte. Déplacement qui manifeste une logique de type « proactive » : il ne s’agit plus de requalifier après-coup un acte sous sa forme juridique (par exemple en France : infraction, délit, ou crime), mais à neutraliser la possibilité de l’acte avant toute effectuation. Les lois antiterroristes auront été le terrain d’expérimentation d’un tel changement. On assiste ainsi en France aujourd’hui à la diffusion dans la loi pénale d’un nouveau concept, celui de « dangerosité », censé définir la prédisposition au crime. Pour reprendre les termes de Robert Badinter, ce concept rend possible le passage d’une « justice de responsabilité » – fondée sur l’acte – à ce que serait une « justice de sûreté » – fondée sur la virtualité de l’acte [2]. Ce que concrétise la loi sur la « rétention de sûreté » du 25 février 2008, qui autorise l’enfermement dans des centres « médico-socio-judiciaires » de personnes déjà condamnées à plus de quinze ans de prison pour crime.
7Ce déplacement juridique prend tout son sens au sein du dispositif global donnant lieu à l’apparition de la voyance policière. Il serait en effet insuffisant d’expliquer le changement de régime judiciaire en ajustant l’analyse sur les données immédiates de la structure étatique. Non que ces données soient quantités négligeables, mais elles ne suffisent pas à rendre compte de la fonctionnalité présente dans les notions de sûreté, d’intention, de dangerosité, etc. Leur raison d’être tient à la condition-catastrophe globale, qui branche ce que le sociologue Ulrich Beck appelle la « société du risque » sur les désastres bio-écologiques planétaires : dans un socius épidémique global, où les phénomènes se synchronisent en « temps réel », se renforcent à coups de rétroactions positives, s’alimentent selon une logique bien plus « virale » que dialectique (Baudrillard, Virilio), les comportements individuels et collectifs sont appelés à tendre vers des opérations de type immunitaire-préventif, donnant libre cours à la paranoïa qui, nous le savons depuis Freud, structure le moi. S’il n’est plus possible de s’immuniser au contact d’une menace par la génération d’anticorps ou de frontières stables, si donc l’espace réel semble échapper au contrôle, ou tout du moins devenir identique au danger lui-même, c’est la dimension temporelle virtuelle qui fait l’objet d’un investissement gouvernemental. On investit par avance les potentialités menaçantes, on tente tant que faire se peut d’annuler avant terme des actes que l’on pose avec certitude comme devant arriver. En reprenant les termes de Simondon et Deleuze : ni société de « discipline » (le passé « recommencé » – « moule » après « moule »), ni « société de contrôle » (le présent continué – « module »), mais société de clairvoyance (le futur sélectionné – remodelé).
8Mais quoi ! Après tout, n’est-il pas nécessaire, de salubrité publique, voire de bonne guerre que de prévenir ? C’est d’ailleurs souvent l’argument employé : il n’y a pas eu d’attentats terroristes, donc la police immuno-proactive aura été efficace. Laissez-nous vous protéger, laissez-nous faire usage du principe de précaution – c’est d’ailleurs ce que disait Bernard Squarcini, à la tête de la Direction centrale du renseignement intérieur (DCRI), au journal Libération : « Le système à la française […] permet de neutraliser avant même le passage à l’acte tout groupe ou individus susceptibles de commettre une action en France. Donc nous adoptons le principe de précaution et l’action préventive [3]. » Il y a bien entendu ici, c’est le moins que l’on puisse dire, un abus de langage, une confusion entretenue entre les registres écologico-industriels et policiers. Mais comment déjouer cette confusion ?
Trop nombreux…
9Regardons pour commencer l’effet obtenu par les formes d’immunisations préventives. En 2009, la très officielle government’s terrorist watch list des États-Unis d’Amérique vient d’atteindre le chiffre d’un million d’individus (dont un certain Nelson Mandela). En mai 2005, elle en dénombrait 288 000, et 755 000 en mai 2007. Ces happy few peuvent être arrêtés aux frontières, on peut les empêcher de prendre leur avion, etc. [4] Ils seront très certainement de plus en plus nombreux, là-bas comme ici. Qu’est-ce qui, en effet, peut faire barrière à l’imaginaire de l’exceptionnalité flexible ? La condition-catastrophe globale concerne absolument tout le monde, quel que soit le pays d’origine. Bien entendu, les étrangers constituent 95 % de la liste américaine. Mais il existe une loi générale en politique, qui n’a nullement attendu la globalisation pour exister : toute tentative de distinction claire entre étrangers et natifs est condamnée à l’échec, et c’est du fait même de cet échec symbolique inévitable que cette distinction deviendra discrimination, cantonnement, camp, meurtre, extermination, soit tous les palliatifs sanguinaires réels, tous les violents performatifs venant recouvrir un échec symbolique. Cette loi est d’autant plus manifeste avec la globalisation du monde, processus au nom duquel tout étranger véritable devrait, logiquement ou plutôt topologiquement, être identifiable à un extraterrestre. Et l’épithète de terroriste semble de plus en plus désigner ce phénomène d’extra-terrestrialité exponentielle…
10Nous essayons ici de conceptualiser une réalité topologique et numérique à laquelle les États ne vont cesser de s’affronter lors des années à venir. À partir du moment où le droit devient l’outil de requalification d’une intention, d’une prédisposition, grande ouverte est la porte à une difficulté majeure : car qui, à vrai dire, ne nourrit aucune mauvaise intention ? Aucune pulsion de mort, aucune agressivité ? On dira que là n’est pas la question, dans la mesure où les lois antiterroristes ne servent qu’à rendre possible l’exception généralisée, arrêter potentiellement n’importe qui, n’importe quand et n’importe comment. On dira donc que ces lois sont injustes. Oui, bien entendu, il faut l’affirmer, de même qu’il est essentiel de rappeler que « justice de sûreté » est une contradictio in adjecto. Mais nous devons dire plus encore, en montrant la limite interne de ces lois : le nouveau nomos d’immunisation préventive fait de tout individu un étranger potentiel, un extraterrestre potentiel, un terroriste potentiel. Il n’y a ici aucune exagération, car nous savons très bien que, dans la réalité, ce sont d’abord les étrangers (c’est-à-dire ceux qui sont censés ressembler à l’image que l’on fixe comme étant l’image de ceux qui devraient être des étrangers capables de fixer en retour une « pure » et « propre » identité …) qui sont touchés par les lois sécuritaires. Mais d’une part, il y a toujours construction de l’« étranger », de l’ethnicité, ce sont des catégories non-naturelles qui peuvent tendantiellement s’appliquer à n’importe qui, à n’importe quelle minorité (comme le montre très bien Arjun Appadurai dans Fear of small numbers), et dans un monde globalisé, toute minorité interne peut être imaginairement rattachée à une majorité externe dont on craindra l’invasion (réelle, culturelle, religieuse, etc.). Et d’autre part, ce sont toutes les dimensions sociales qui sont aujourd’hui considérées comme virtuellement « dangereuses » : on pensera par exemple au sinistre plan gouvernemental de prévention de la délinquance, envisageant une détection très précoce des « troubles comportementaux » chez les enfants afin de tracer leur avenir-programmé-de-délinquant [5].
11Se précise ici l’un des arguments que nous tentons d’élaborer : le discours pervers qui consiste à récupérer, détourner pour des motifs immuno-sécuritaires, la nécessité authentique devant laquelle nous sommes aujourd’hui de faire attention – pour reprendre une expression sur laquelle Isabelle Stengers a pu récemment insister (Au temps des catastrophes) – à ce que nous faisons, à ce que nous avons fait et à ce que nous pouvons faire en matière industrielle, énergétique, génétique, bute d’abord et avant tout sur une impossibilité numéro-logique. Il ne peut pas y avoir de global watch list, sauf à confondre la carte et le territoire. Et c’est bien pourtant cette confusion qui règne dans le programme des sociétés de clairvoyance, droguées aux totalités imaginaires, aveugles à force de ne pas fermer les paupières. Cependant, toute totalité imaginaire peut finir par défaillir devant la présence du nombre.
La présence d’une Ombre
12Cette défaillance doit être mise en rapport avec les qualités intentionnelles supposées attribuables à ces nombreux. L’une des stratégies employées pour s’opposer au nomos immunitaire pourrait en effet consister dans le fait de rappeler, tout simplement, qu’il n’y a pas autant de terroristes que supposés, que cette supposition même est démente et qu’elle sert des politiques liberticides. De la même façon qu’il est absolument essentiel de rappeler qu’un acte de désobéissance civique, le blocage ou la tentative de blocage d’un train, ou d’un Superferry par des surfers sur une côte d’Hawai, ou le meurtre d’un enfant par un membre d’un gang du Bronx, ne peuvent pas être raisonnablement requalifiés sous l’appellation de « terrorisme » – même si c’est précisément ce qui a eu lieu ces derniers temps pour tous les exemples que nous venons de citer [6]. Un supposé délit n’est pas un crime susceptible d’être dit « de droit commun », qui n’est pas non plus une manifestation politique non-violente. Quand tout conspire vers l’annulation des distinctions (spatiales, temporelles, psychiques), il est bon d’en symboliser certaines. Cette stratégie pose cependant un problème. Avançons ici prudemment, car nous rentrons dans le domaine des cas, qui ressemble un peu à la Zone dans Stalker, le film de Tarkovski (« Tout ce qui a lieu ici ne dépend que de nous », « À chaque instant tout change » …). Il peut être absolument nécessaire et légitime de montrer, dans certaines situations, que le mot de « terroriste » ne saurait s’appliquer adéquatement, et seul importera alors d’innocenter un accusé de cette attribution illégitime, de le faire sortir de prison, etc. Mais nous venons de voir que, dans le cadre du nouveau nomos, ce mot peut toujours s’appliquer, parce que sa définition s’est vidée au fur et à mesure qu’elle devait pouvoir être flexible. Il serait peut-être dès lors intéressant de voir s’il n’est pas possible de s’inscrire – au moins conceptuellement – à l’endroit même où s’œuvre la société de clairvoyance – pour s’en dégager. Ce dégagement, on va le voir, implique de périlleux renversements, que nous ne ferons ici qu’esquisser.
13La police préemptive se place au niveau de l’intention. Or il est très certain que les pulsions de mort – masochistes, sadiques – sont les mieux partagées du monde. Au niveau des intentions, nous ne donnons pas cher de la peau de l’humanité. On devra se rappeler, à nouveau ici, de l’enseignement freudien (Considérations actuelles sur la guerre et sur la mort) : ceux qui s’étonnent de voir les êtres humains s’entre-égorger sans vergogne pendant une guerre devraient cesser d’être déçus, dans la mesure où la maintenance de cette déception les empêchera de liquider l’illusion qui la soutient encore. L’illusion selon laquelle le dit processus de civilisation aurait la force d’assécher le réservoir pulsionnel. Tel n’est pas le cas, et la civilisation n’est qu’un « mince vernis » soutenait Freud (Malaise dans la civilisation) – derrière ce vernis, une bande de meurtriers. « Mais justement, s’écrira le fan de Hobbes, ce bougre de Freud n’était que trop lucide, c’est d’ailleurs pour cette raison qu’il faut des centres de rétention de sûreté ! ». Voilà à nouveau la logique perverse, qui dénie sa propre appartenance à ce qui, pour Freud, était régime commun [7]. Dans ce schéma pervers, le Bien est séparé absolument du Mal, nulle communication entre ces deux principes, l’homme dit de Bien se dira moralement incapable du Mal. À ce schéma que St Bush exemplifia il y a peu pour le monde entier, il faut opposer un autre schéma, dans lequel le Bien est défini par une puissance immanente de rétention du Mal. Quand Baudrillard, dans ses écrits, prend le parti du Mal et jette un sort sur l’humanité, c’est tout simplement parce qu’il sait à quel point l’idée dominante du Bien est insupportablement fausse et désastreuse. Quand le Bien est ce qui clive le monde et l’uniformise, ramenant l’altérité aux différences comptables, ne reste plus que son contraire pour fracturer la « Réalité intégrale ». Autrement dit, mais cela Baudrillard ne voulait pas le dire et il avait raison, le Mal en ce cas devient le seul Bien possible – le Bien platonicien comme point de fuite des Idées, fracture « suressentielle » qui ne peut que se mi-dire. Ce que nous cherchons à soutenir pour notre part est ceci : non pas « nul n’est méchant volontairement », mais seul celui qui sait de quel Mal il est ou aura été capable est capable du Bien. Sur ce point, plutôt Schelling (les Recherches de 1809 sur la liberté humaine) que Spinoza (L’Éthique).
14Serions-nous, dès lors, tous dangereux, vraiment tous des terroristes potentiels ? Dans le numéro 9 de la Revue internationale des livres et des idées, un « Comité un visible » responsable de la partie iconographique – des photos d’individus assoupis dans le métro – déclare : « Les membres du Comité sont des terroristes en puissance » parce qu’ils « sont réunis par une même manie », celle de la photographie, parce qu’ils assignent cette « fatigue commune » à une origine sociale et politique, etc. Ce qui est intéressant ici n’est pas de supposer que tout individu est terroriste au sens de l’État, au sens vide donc, mais qu’il est possible de changer le sens de ce terme en le remplissant d’une puissance – ici en sommeil, puissance au second degré en quelque sorte. Seul ce changement peut permettre d’avoir à éviter et d’endosser la qualité de terroriste, et de se défendre de ce qu’il implique pour l’État. Changement de terrain conceptuel et politique.
Puissance du plus grand nombre
15Nous parlons de puissance et de rétention du Mal afin de nous rapprocher du lieu forclos du nomos contemporain. Et nous affirmons que cette puissance est commune. Que faut-il entendre précisément par cette communauté ? Un rapport à l’universel. Pas celui de l’égalité totale, ni exactement celui de l’universel-moins-un (pour reprendre la distinction opérée par Jean-Claude Milner entre « universel facile » [chrétien, paulinien] et « universel difficile » [gréco-lacanien, fini]), mais un universel feuilleté, plissé, différencié, qui agence une multiplicité de possibilités sans que s’impose l’unique passage à l’acte. La puissance dont nous parlons n’est pas la force, n’est pas la violence, mais la capacité-de-ne-pas qui se situe en dessous du couple violence / non-violence. La capacité-de-ne-pas est précisément ce dont sont incapables les promoteurs du clivage du Bien et du Mal, qui s’installent dans le forçage permanent (des lois, des formes de vie). Avoir de la retenue est la vertu requise de notre temps ; de la pudeur si l’on veut. Et le refus politique aujourd’hui est d’abord cela. Avoir de la retenue, faut-il le préciser, ne signifie pas ne rien faire ou laisser-faire, cela signifie : ne pas être là où la claire voyance nous attend. Et c’est toute une politique qui est exigée par cette atopie volontaire susceptible de s’exercer en plein jour. C’est toute une pratique à inventer.
16Reprenons nos analyses, celle du nombre d’abord. Ce avec quoi nous devons remplir à ras bord les signifiants-capteurs du nomos contemporain (terroriste, dangereux, mal intentionnés, devant-quitter-la-France-par-manque-d’obéissance, etc.), c’est l’universalité tendantielle de ceux qui sont ou bien déjà touchés, déjà endommagés par les effets intrinsèques du capitalisme globalisé, ou bien les prochains noyés, les futurs assoiffés. Mais ce n’est qu’une universalité en creux, aussi différenciée soit-elle. La difficulté est celle du passage vers une universalité active politique, soit l’alliage de l’endommagement assignable politiquement et de la réclamation inconditionnelle. En ce sens, Alain Brossat a raison (Tous Coupat, Tous coupables), il nous faut clamer un « tous », pour dire à quel point la culpabilité ne peut être laissée à la seule charge de ceux que l’État aura unilatéralement décidé de déclarer, en fonction de ses besoins gouvernementaux du moment (pour faire passer une loi en douce par exemple, pour tester l’exception, etc.), « terrorists ». « Tous coupables » dit Alain Brossat : oui, nous partageons pour partie au moins certains des refus et des aspirations des accusés de Tarnac. Cette stratégie nous rappelle à ce que Jacques Vergès a promu pendant la guerre de libération algérienne : la « défense de rupture », qui endosse l’acte dans sa dimension politique, sociale, historique, afin de refuser au tribunal toute compétence. Dans la défense de rupture, l’accusation est débordée par l’opinion, la société tout entière à qui s’adressent l’accusé et ses avocats. En retournant l’accusation contre l’accusation elle-même, en faisant le procès du procès, la défense de rupture fait surgir la politique et l’histoire à l’endroit même où elles n’étaient (surtout) pas convoquées.
17Notre problème est aujourd’hui celui d’une défense de rupture qui convoquerait le plus grand nombre. Le plus grand nombre ne dit pas exactement « tous », même si le tous est appelé par l’Idée politique qui sous-tend la réclamation – une Idée qu’on suppose, si ce n’est commune, tout du moins communicable, capable de transiter. Une Idée pour partie négative, que le moindre dogme dissiperait instantanément. La puissance du plus grand nombre indique l’existence d’une multiplicité de pratiques, de manières de vivre, d’implications dans le monde qui ont en commun des formes de retenue. Autrement dit : une puissance de conjuration.
Défense et rupture
18L’analyse que nous avons proposée croise aux plus proches parages des mots étatiques (retenir / rétention, puissance du Mal, « culpabilité », etc.). Mais nous soutenons que c’est bien à ce niveau-là qu’il faut se situer. Ajoutons cette dernière proximité, ce dernier renversement. Dans la stratégie de contre-insurrection préventive mise en place dans le cadre des sociétés de clairvoyance, il sera toujours possible d’entendre le mot d’ordre suivant : « Défense de rupture ! » c’est-à-dire : « Interdiction de romper ! ». Contre cela, il ne reste plus que la possibilité d’une rupture de défense. Rupture des défenses immunitaires lorsqu’elles empêchent de vivre et s’attaquent au corps social en son entier, comme dans une maladie auto-immune. Rupture pour se défendre contre tout ce qui attente aux possibilités de vivre, de continuer à vivre, contre ce qui nous fait une vie impossible. Dans tous les cas, c’est bien d’une montée en puissance dont nous avons besoin ; resterait à préciser ce qui pourrait l’orienter. Si la société de clairvoyance, c’est de la magie noire technologiquement assistée, alors il nous faudra apprendre à conjurer. Conjurer l’amputation des formes de vie : formule pour une hiérarchie des luttes.
19Mars 2009
Notes
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[1]
Christophe Chaboud, chef de l’Unité de coordination de la lutte antiterroriste du ministère de l’Intérieur en 2005. (source : http://www.hrw.org/fr/node/62153/section/4)
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[2]
« La dangerosité supposée des individus, un nouveau fondement de l’enfermement » in Le Monde, 04.02.09.
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[3]
« Un risque de récidive terroriste par rapport à 1995 », in Libération, 08.10.07.
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[4]
« U.S. has Mandela on terrorist list » in USA Today, 30.04.08 et « Terrorist watch list hits 1 million » in USA Today 10.03.09.
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[5]
Cf. le site de « Pas de Zéro de conduite pour les enfants de moins de 3 ans » (http://www.pasde0deconduite.ras.eu.org/).
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[6]
Cf. l’affaire des accusés de Tarnac, ainsi que « Sufers vs. the Superferry » in The Nation, 16.03.09, et « Un membre d’un gang du Bronx condamné pour “terrorisme” », in Le Monde, 03.11.07.
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[7]
On n’oublie pas ici la question du « destin » des pulsions, dont celui de la « sublimation ». Freud soutient que la sublimation est rare, et commune la répression de surface. Le problème politique majeur, auquel s’est confronté Marcuse, consiste à penser un destin politique des pulsions évitant et cette rareté, et cette surface. Sur ce point, je renvoie à « Eros récidive », intervention au colloque « mai 1968 en quarantaine », co-organisé par les laboratoires Triangle, CEP et l’Équipe CERPHI (UMR 5037) les 22, 23 et 24 mai 2008, à l’ENS LSH (Lyon).