Lignes 2008/3 n° 27

Couverture de LIGNES_027

Article de revue

Le mythe ou l'image du temps messianique

Pages 93 à 107

Notes

  • [1]
    W. Benjamin, Origine du drame baroque allemand, trad. Sibylle Muller, Paris, Flammarion (rééd. coll. Champs), 1985, 2000. p. 43. [désormais abrégé ODBA]
  • [2]
    « Sur le langage en général et sur le langage humain en particulier… » [désormais abrégé « Sur le langage…»], in Œuvres, t 1. trad. Maurice de Gandillac, Rainer Rochlitz et Pierre Rusch, préf. Rainer Rochlitz, Paris, Gallimard (coll. « Folio/Essais »), 2000. 3 vol.
  • [3]
    Cette philosophie première, si l’on peut l’appeler ainsi, reprend les grands épisodes de la Genèse – création/profération ; révélation/nomination ; retrait/silence ; chute/bavardage – mais ceux-ci sont immédiatement réinterprétés à l’aune du présent historique, depuis l’état présent des langues vivantes. Le « langage originel » ou « pur langage » qui résiderait à l’arrière-plan des langues est une reconstruction à partir des langues historiques, comme ont pu l’être, par exemple, en philosophie politique, les différentes références à l’état de nature, lequel s’édifie à partir de l’image de l’État de droit. L’épisode biblique de la Genèse se présente donc comme un idéal immanent, quoique non-historique, à l’histoire. La bible n’est invoquée que comme un texte allégorique à partir duquel Benjamin s’est essayé à forger des concepts profanes. Ce que cette philosophie première remet en cause, et au fond cette remise en cause prélude l’essai sur le « Programme de la philosophie qui vient » [In Essais t.1. op.cit.] qu’écrira Benjamin une année plus tard, c’est la place centrale qu’occupe le sujet dans la sphère de la connaissance. À la différence des philosophies cartésiennes, kantienne, fichtéenne et même husserlienne, la philosophie benjaminienne, dès ses débuts, s’élève contre la prétention du sujet à fonder la connaissance, à se tenir à sa source et en son centre et, par là, à fonder le langage. Le sujet serait bien plutôt ce qui s’institue dans et par le langage. Le langage lui serait antérieur, il serait premier, il serait même au fond de toute réalité. La conséquence immédiate de ce renversement, c’est que la réalité langagière, antérieure à la constitution du sujet, nous échapperait dans son ensemble. Plus vaste et plus « ancien » que le sujet, le langage se révèle une réalité in-incorporable, inconnaissable, du moins en tant que totalité. L’homme peut certes se rapporter au langage, mais il lui est impossible de l’envelopper.
  • [4]
    Hesiode, Théogonie. - Les Travaux et les Jours. – Bouclier, Texte établi et traduit par P. Mazon. Paris, 1928.
  • [5]
    Op cit.
  • [6]
    ODBA, op cit, p 57, mais nous nous sommes essentiellement concentré ici sur les p. 106-147.
  • [7]
    ODBA, op. cit., p 123 ;
  • [8]
    L’ordalie désigne les tournois ou les duels ou autres épreuves physiques au cours desquels l’offensé ou l’offenseur devait trouver la mort ou, du moins, au cours desquels lui serait infligée une bonne ou une mauvaise blessure.
  • [9]
    M. Foucault, L’Herméneutique du sujet, Paris, Gallimard-Seuil, collection « Hautes Études », 2001.
  • [10]
    F. Rosenzweig, L’Étoile de la Rédemption, trad. Alexandre Derczanski et Jean Louis Schlegel, Paris, Le Seuil (coll. Esprit), 1982 [désormais abrégé E.R.] Cité par Benjamin in ODBA, op. cit., p. 119.
  • [11]
    F. Rosenzweig, E.R. p. 248-249-250, cité par Benjamin in ODBA, op cit, p. 119.
  • [12]
    W. Benjamin, ODBA, op cit, p 122.
  • [13]
    F. Rosenzweig, E.R. p. 99, cité par Benjamin in ODBA, p. 124.
  • [14]
    Se reporter pour cette question en général au texte de Benjamin « Pour une critique de la violence » in Essais, t. 1, op cit.
  • [15]
    In Essais, t. 2, op cit.
  • [16]
    W. Benjamin, ODBA p. 123.
  • [17]
    Ibid p. 124.
  • [18]
    Ibid p. 123.
  • [19]
    Ibid, p. 125.
  • [20]
    Platon, Apologie de Socrate. Criton, trad. de Luc Brisson, Paris, Flammarion, 2005 (3e édition, GF, n° 848).
  • [21]
    W. Benjamin, « Sur le langage… », in Essais, t. 1, op. cit.
  • [22]
    W. Benjamin, ODBA, op cit.
  • [23]
    W. Benjamin, ODBA, op cit, p 26.

1Mon ambition ici est de réévaluer la catégorie du mythe à partir d’un certain nombre de philosophèmes qui se déploient dans Origine du drame baroque allemand. Ceci afin de montrer que, loin d’être le complice du temps historique, le mythe délivré du logos – littéralement arraché à la mythologie qui lui assigne un sens extrinsèque –, serait peut-être la figure esthétique même dans laquelle se donne à voir une image du temps messianique.

2J’aimerais pour entrer dans le vif du sujet souligner l’étonnante proximité qui existe entre les thèses de Benjamin sur le langage et le mouvement de la « Pensée nouvelle » de Rosenzweig. D’autant que, dans le passage intitulé « Tristesse et tragédie » du livre sur le drame baroque allemand, Rosenzweig est nommément convoqué par Benjamin. Je dirai, pour les comparer, que leurs gestuelles épousent un même mouvement ; un mouvement qui va de l’existence vers la pensée. Dans l’Étoile de la Rédemption, l’état d’antériorité, ou ce qu’on pourrait appeler le « primat » de l’existence sur la pensée, l’inconnaissabilité structurelle de l’existant, est décrite ou du moins allégorisée sous les traits du monde « mythique ». Le monde du mythe se donne comme métaphore antique de l’affirmation de l’existence sur la pensée ; le mythe, c’est l’image même de la présence ou de l’être-là de ces trois réalités élémentaires que sont Dieu, le monde et l’homme.

3Il est important de noter que ni le monde du mythe rosenzweigien, ni le langage originel (ou pur langage) benjaminien ne servent à désigner un état d’antériorité temporelle ou historique. C’est un point essentiel ! Le « pré-monde perpétuel » de Rosenzweig, comme le langage originel chez Benjamin renvoient, chacun à sa façon, à un niveau d’expressivité de l’existence ; non pas à un arrière-plan, à un arrière monde, à un noumène, à la chose en soi ou à quelque chose d’apparenté. Non ! Ces désignations expriment davantage un point de vue ; un point de vue sur la structuration de la réalité. L’originel et le pré-monde s’apparentent à un degré de perception – on devrait même écrire à un comment je perçois – de Dieu, de l’homme et du monde.

4Le monde mythique chez Rosenzweig est à considérer comme un angle d’observation sous lequel l’existence se manifeste dans sa « factualité », il faut entendre hors de toute pensée, hors de toute relève sémantique, historique. C’est également de cette manière-là, à mon avis, qu’il faut comprendre la catégorie de « l’originel » chez Benjamin. L’origine écrit-il, « Bien qu’étant une catégorie tout à fait historique, n’a pourtant rien à voir avec la genèse des choses. L’origine ne désigne pas le devenir de ce qui est né mais bien de ce qui est en train de naître dans le devenir et le déclin [1] ».

5On le voit bien, l’originel n’est pas le nom du commencement ou du fondement. C’est une catégorie qui désignerait davantage un re-commencement perpétuel. L’originel qui se donne en tant que point de vue sur l’histoire, est à comprendre comme un point de vue qui prendrait (ou re-prendrait) naissance à chaque instant à même l’histoire pour s’en détacher. L’originel, quand il se manifeste dans une chose, permettrait d’observer cette chose à l’arrêt, comme saisie hors du temps, et d’accéder par là même à ce qui, en elle, ne relève en aucun cas de l’historicité. Ce ne sont là pour le moment guère que des approximations.

6Benjamin, de manière plus baroque que Rosenzweig suit apparemment un mouvement similaire, du moins assez proche. Il semble que lui aussi ait cherché à rapporter le langage à sa réalité première, à sa factualité. Ce qui relève déjà d’une position extrêmement paradoxale. Affirmer la factualité du langage revient à affirmer l’antériorité de sa présence sur le sens. Cela signifie que le langage est antérieur à la signification qu’il exprime. Le langage est avant d’être le vecteur d’un sens. La signification de sa présence en tant que langage est antérieure à sa fonction signifiante.

7Le degré « méta » de la réalité chez Rosenzweig la désigne, on vient de le voir, dans l’état de sa non-relation – à autrui, mais aussi à la pensée. C’est peut-être l’aspect méta-linguistique du langage – nous pourrions dire méta-communicationnel, ou encore méta-instrumental – que Benjamin paraît vouloir approcher et produire dans le même temps. Le titre même de l’essai théorique consacré au langage l’atteste. Dès le début de l’exposé « Sur le langage en général et sur le langage humain en particulier… [2] », Benjamin affirme que le langage n’est en aucune sorte une exclusivité humaine. Par la levée de cette exclusivité, il étend la disposition à exercer un langage à toute réalité mondaine. De fait, le point de vue adopté est un point de vue métaphysique où le langage, relevant du miracle, de l’inexplicable – et même ironiquement de l’ineffable – se trouve immédiatement rapporté au divin. En proclamant l’origine divine du langage, Benjamin liquide la question de sa genèse. Il ne s’agit désormais plus de savoir comment cela a commencé, mais plutôt de comprendre ce que le langage, en tant que phénomène, peut manifester d’originel, c’est-à-dire d’anhistorique. Sur ce point, on n’est pas très loin des thèses surréalistes. Le langage, avant d’être le vecteur de transmission d’un contenu, serait pure affirmation de la réalité du monde et de ses créatures. Il y aurait donc un langage structurellement ou existentialement antérieur au dialogue.

8Pour revenir maintenant plus précisément à la question du mythe et de son articulation avec la question messianique telle qu’elle se déploie dans Origine du drame baroque allemand, je dirai qu’elle se rattache de façon sibylline à cette compréhension du langage forgée par Benjamin dès 1916 [3]. Le mythe est à comprendre comme un langage, c’est une métaphore possible de ce que Benjamin appelle un pur langage ; le mythe constitue un effort figural ou métaphorique de traduction de l’inexprimable et de l’inconnaissable origine du monde. C’est ainsi qu’il faut essayer de comprendre par exemple la Théogonie ou Les travaux et les jours d’Hésiode [4]. Le mythe archaïque, que l’on appellera ici pour des raisons de commodité le mythe « pré-tragique », est un langage figural, antérieur au concept, antérieur au logos, antérieur au dialogue, c’est-à-dire inarticulable dans et par la pensée. Le mythe est le langage de l’existence non encore révélée dans et par le sens.

9Si l’on quitte la source grecque un instant pour se référer à la Genèse comme dans l’essai de 1916 « Sur le langage [5]… », on peut rapprocher le pré-monde rosenzweigien – c’est-à-dire le niveau mythique de la réalité – de la nature de la « création » dont l’expression linguistique n’est autre que le silence. C’est à travers le silence que la nature exprime son rapport au monde ; c’est à travers le silence qu’elle témoigne en creux de son inconscience primordiale, de la non-conscience de sa participation au monde et au divin. Le silence est proprement son langage.

10Le héros de l’époque archaïque, le héros de la pensée mythique pré-tragique, s’exprime quant à lui dans un cri ; son cri est simultanément l’expression de son refus et de sa résignation au destin. À ce titre, le cri traduit ici encore un mode d’expressivité existentiel ; son cri est l’expression de la solitude absolue qui le caractérise. Son cri est la manifestation de la négation par laquelle il affirme son être-là, son être pour lui-même, son être pour personne. Le cri relève déjà du langage originel tout comme le mythe dont il est un avatar.

11La nature, qui repose dans son silence constitutif, enclose sur elle-même, et le héros du pré-monde jetant son désespoir à la face des dieux en un cri infini, ont quelque chose en partage. Ils ont quelque chose en partage dans le langage. Dans le monde du mythe, le silence et le cri semblent se rejoindre. Ils sont chacun à leur façon la traduction d’une impuissance primitive, d’une incompréhension primordiale ; ils sont l’expression d’un refus par lequel ils attestent de leur présence. Le silence de la nature et le cri du héros mythique expriment une manière d’être antérieure au sens.

12Dans la sous-partie du livre sur le drame baroque intitulée « Trauerspiel et Tragédie [6] », Benjamin montre comment la tragédie grecque à ses origines se rattacherait très étroitement à la question de la naissance de la législation et de la procédure de justice. La tragédie serait comme la copie poétique de l’action de justice, du moins sa forme exacerbée. La procédure de justice dont il est question alors n’a encore aucun rapport avec ce que l’on appelle aujourd’hui la justice ou le droit. Il n’est alors aucunement question d’évaluer la faute ou les circonstances dans lesquelles celle-ci a été commise, ni même de faire coïncider le jugement avec l’idée de justice. La procédure a pour but d’amener l’offensé à renoncer à la vengeance, et à exercer son droit de nature. La procédure de justice vise un but concret. Elle reprend à sa façon la loi du Talion.

13« Le procès antique, écrit Benjamin, – le procès criminel en particulier – est un dialogue, parce qu’il est construit sur le double rôle de l’accusateur et de l’accusé, sans intervention du tribunal dans la procédure. […] Pour le droit athénien – ajoute-t-il un peu plus bas –, ce qui est important et caractéristique, c’est l’irruption de Dionysos, c’est-à-dire le fait que la parole ivre, extatique, pouvait rompre l’encerclement régulier de l’agôn, que la force persuasive du discours vivant pouvait produire une justice plus haute que la rivalité des tribus qui s’affrontaient par les armes ou par des formules en vers. L’ordalie est transgressée par le logos vers la liberté. Voilà la parenté la plus profonde entre le procès juridique et la tragédie à Athènes[7]. »

14D’après Benjamin, ce qui caractérisait la procédure de justice archaïque, c’est que l’agôn verbale qui s’y déployait relevait d’abord de « l’ordalie [8] ». Progressivement, le dialogue agonistique prit le pas sur le combat pour faire triompher, non plus le mythe, la force, la puissance, la nature ou la justice divine, mais la vérité telle qu’elle s’établit par et dans le logos. Peu à peu, au cri ou au silence du mythe, la tragédie athénienne, qui reproduit poétiquement le procès de justice, oppose le dialogue et le triomphe de la parrhesia que Foucault [9] définit comme action de dire le vrai. Le parrhésiaste prend un risque, celui de dire le vrai et par là de remettre en cause ce qui est admis par la majorité. Ce péril est l’indice même de la véracité du discours.

15Dionysos, dans le texte de Benjamin, tient le rôle du parrhésiaste. Il est celui qui interrompt l’agôn par la vérité extatique ; il est celui qui est assez ivre – de vérité – pour oser dire le vrai. Avant de poursuivre, il faudrait un instant revenir sur l’ordalie et la justice primitive que l’on rangera du côté du mythe pré-tragique.

16L’ordalie est l’un de ces phénomènes extrêmes qu’affectionne Benjamin, parce que les idées s’y manifestent clairement, à gros traits. L’ordalie nous montre un type de procédure de justice qui tourne profondément le dos à la justice et au droit modernes. Sa dimension est avant tout pratique, elle est ce qui fait cessez-le-feu, elle est l’impossibilité de la vendetta, entendue comme tradition justicière. L’ordalie met immédiatement fin à la poursuite indéfinie de la justice. À ce titre, elle sacrifie l’idée de justice à la vie, elle sacrifie l’équanimité du droit et de la justice à l’action de justice. Plus encore, elle est le renoncement originel des hommes à assumer de dire le vrai, à énoncer eux-mêmes la justice. L’ordalie, c’est l’acte par lequel les hommes se dépossèdent de la faculté de juger, ou encore l’acte par lequel ils déposent le jugement entre les mains des dieux. Celui qui doit vivre vivra et celui qui doit mourir mourra. En ce qu’elle se refuse à énoncer ce qui est juste, à déterminer la valeur ou même la réalité de la faute, la procédure de justice archaïque, qui décrit à son degré la sagesse mythique, dénie l’idée même de jurisprudence. À ce titre, elle nous permet déjà de dire que la pensée mythique se définit paradoxalement comme étant ce qui tourne le dos à la notion même de tradition et de jurisprudence. Le mythe est l’envers du droit. Il est l’image de ce qui s’excepte du droit.

17Dans le cadre de la procédure de justice mythique, il n’y a pas de place pour le tradere, pas de place pour la négociation ou pour le dialogue. La pensée mythique semble pouvoir se laisser déterminer comme intransmissible. Elle est éternel retour d’une intransmissible expérience que le héros de la tragédie devra revivre à chaque fois pour lui-même et, à chaque fois, cette expérience de l’arbitraire de la justice divine sera vécue sans expiation, sans réparation ; elle est proprement – et c’est là paradoxalement l’héritage du mythe – sans issue.

18Comme le fait remarquer Benjamin en citant expressément quelques passages de l’Étoile de la Rédemption de Franz Rosenzweig : « C’est la différence des plus intimes entre la nouvelle tragédie antique et l’ancienne. […] Là les actions étaient diverses, mais comme héros tragique, le héros était toujours identique, il était toujours le même Soi enseveli en soi dans son défi [10]. » Un peu plus bas, toujours citant Rosenzweig, Benjamin note que « La tragédie moderne tend ainsi vers quelque chose de totalement étranger à la tragédie antique : la tragédie de l’homme absolu dans sa relation à l’objet absolu [11]. »

19La tragédie moderne, on l’aura compris, désigne le Trauerspiel, lequel incorpore, dans la multiplicité de ses drames, de nombreux caractères et surtout une psychologie totalement étrangère à la tragédie antique. Rappelons que le héros qui portait un masque de terre cuite se définit alors comme pur affrontement avec l’absolu. Il est à la fois le pur vouloir et le pur renoncement. Il est celui qui ne réclame rien, celui ou ce qui jamais n’entre en dialogue avec l’autre que soi. Le héros ploie fièrement devant les décrets arbitraires des dieux et emporte sa faute pour lui-même dans sa mort. Le héros tragique, et c’est ainsi qu’il se détermine chez Rosenzweig, ne désigne rien moins que cette part de nous-même qui ne s’est pas encore arrachée à sa propre réalité pour entrer en relation avec le monde. Il représente, dans l’histoire de la pensée, l’être qui précède la Révélation. Le héros du mythe est une catégorie a-logale. En ce qu’elle ne réclame jamais réparation, la figure mythique du héros de la tragédie traduit une intransmissibilité d’essence. Son langage – le cri – curieusement ne dit rien d’autre que son incapacité à se transmettre lui-même, c’est-à-dire à transformer sa vie en expérience.

20Revenons maintenant à ce dont il était question plus haut. La tragédie grecque à sa naissance aurait été, selon Benjamin, la reproduction poétique des premières actions de justice. Ce jeu de la justice, précise-t-il, avait lieu devant un public qui servait de témoin, et sous la voûte du ciel, c’est-à-dire sous le regard des dieux. Le héros, écrit Benjamin « dans son existence physique et spirituelle, est le cadre où s’accomplit le tragique [12] ». Or, nous venons de voir que le tragique se définissait par l’impossibilité dans laquelle se trouvait le héros de dire le vrai, de dénoncer précisément l’injustice dont il est victime. « Le héros, écrit Rosenzweig, qui éveille crainte et compassion chez d’autres, demeure lui-même Soi immobile et fixe [13]. » Le héros meurt même dans la complète assomption de sa faute. Ce qu’il faut retenir ici, c’est que le héros ne réclame rien, son insurrection, on l’a vu, ne concerne que lui, il ne prend personne à témoin. Et les témoins, d’ailleurs – c’est-à-dire le public –, ne sont pas de vrais témoins. La catharsis par laquelle ils s’identifient au héros appelle davantage d’empathie que de sympathie. Ils souffrent comme lui et non avec lui. Parce que la tragédie calque la procédure de justice archaïque, elle risquerait tout comme elle de se refermer absolument sur soi. Le jugement des dieux est sans reste, il est clôture. Fin absolue et recommencement absolu. On ne revient pas de l’Hadès. Parce qu’elle est perpétuel recommencement, la pensée mythique est anhistorique par essence. La pensée mythique se détermine ici comme le contraire absolu de la modernité ; dès lors, elle qualifie négativement la modernité comme espace où rien ne se referme jamais, comme tradition justicière et juridique, comme temps historique, comme espace de déploiement dialectique de la violence et du droit [14].

21Il faut cependant faire attention de ne pas confondre le mythe et la tragédie. On retiendra du texte « Sur le pouvoir d’imitation [15] », que la copie n’est jamais l’original, une différence, aussi infime soit-elle, s’insinue entre les deux. Cette différence est essentielle car c’est par elle que la connaissance de l’original peut se frayer un passage. Or, si la tragédie est une « reproduction » poétique de la procédure de justice, en tant que telle, en tant que contrefaçon, elle est en même temps, comme le stipule Benjamin [16], sa « révision ». Là où la procédure de justice mythique délibère arbitrairement sans opérer le moindre retour réflexif sur sa décision, la tragédie, quant à elle, souligne ce caractère arbitraire. La tragédie se conclut par une irrésolution et en même temps par une expiation. « Il est vrai, écrit Benjamin, qu’à chaque fois le dénouement est aussi un salut [17]… » C’est dans ce salut que réside la différence entre la copie et l’original, entre l’ordalie et la tragédie. Dans l’ordalie, point de salut. Juste une conclusion. Dans la tragédie, s’amorce la perspective d’un salut, au moins dans la compassion des témoins, c’est-à-dire du public. Mais Benjamin ajoute cependant que ce salut « est à chaque fois ponctuel, problématique, limité [18] ». Ce qui s’amorce dans la tragédie comme déchéance de la fibre mythique, comme déchéance de l’assomption aveugle de son destin par le héros de la tragédie, s’achève avec ce que l’on pourrait appeler d’un commun accord avec Rosenzweig « la philosophie ». Platon sonne le glas de la tragédie, précisément parce qu’en associant analogiquement la mort de Socrate à celle du héros tragique, en déplaçant et en subvertissant le mutisme ou le cri absolu du héros dans un dialogue infini, il fait accéder la tragédie à l’ordre de la tradition. C’est du moins ce que prête à comprendre cette phrase – toujours dans la partie intitulée « Tristesse et tragédie » : « Au cours de sa propre vie, le héros n’acquiert pas seulement la parole, mais aussi la troupe de ses disciples, de ses jeunes porte-parole [19] »

22Ce qu’ici Benjamin appelle le cours de la vie du héros ne désigne nullement le cours d’une vie, mais bel et bien la généalogie et l’évolution de la figure du héros, qui naît dans la pensée mythique, vit dans la tragédie et meurt, si l’on peut dire, dans le dialogue platonicien. Il meurt en tant que figure, mais ironie philosophique, il cesse de mourir en tant qu’homme. Benjamin ne manque pas de rappeler qu’à aucun instant Socrate ne doute de son immortalité. Cette certitude est peut-être à comprendre dans le contexte du livre sur le drame baroque, au-delà de la stricte doctrine platonicienne de l’orphisme. La certitude de Socrate quant à son immortalité n’est rien moins que la symbolique de l’immortalité historique que lui assure son martyr.

23Parce qu’il cesse d’être sacrifié pour rien et qu’il se sacrifie pour l’exemple, pour la justice, pour l’avenir de la justice ; parce que son sacrifice a une visée pédagogique auprès de ses disciples, la dernière incarnation du héros tragique, à savoir Socrate, fonde une tradition symbolique. Le dialogue qu’inaugure l’assomption ironique de sa propre mort – car Socrate sait qu’il meurt pour vivre – met le présent en relation avec l’avenir ; c’est un dialogue infini qui charge l’avenir d’une dette bientôt immémoriale. Platon met à mort le mythe, parce qu’il fait entrer la figure du héros dans l’histoire, c’est-à-dire dans un jeu de querelles dialectiques à venir, visant au rétablissement de la justice que fonde, encore une fois, ironiquement sa propre mort.

24Nous dirons donc que dans ce texte, le héros de la tragédie grecque se définit négativement. Précédant le dialogue platonicien, il est proprement à la fois l’envers du dialogue platonicien et sa condition de possibilité. C’est paradoxalement parce qu’il cherche à sauver, dans une interprétation expiatoire le dernier silence du héros tragique, que Platon le fait mourir en tant que silence mythique. Si l’on suit Benjamin, il semble que Platon annonce, avec l’écriture de l’Apologie de Socrate[20], la déchéance de la pensée mythique et sa subversion ou sa reprise à venir – c’est-à-dire à la fois sa traduction et sa trahison – dans et par la tradition chrétienne, dans le drame baroque. Le tragique devient alors tristesse, le héros tragique se fait martyr et sa colère qui se refermait sur elle-même dans l’angoisse mythique devient souffrance, pathos, c’est-à-dire ouverture, lieu vide en attente perpétuelle de plénitude, d’accomplissement qu’emplira infiniment sans jamais l’accomplir la tradition de la plainte. Le soi s’ouvre alors au monde et si l’on peut dire au temps, à l’histoire. La subversion du mythe, son dépassement, décrit l’entrée de la réalité dans le temps de l’histoire. Le mythe est atemporel, la mythologie qui l’articule, elle, est historique. Dans le mythe, la violence n’a pas de visage, elle-même est aveugle. Dans le temps historique, en revanche, la violence se pare du voile de la justice et s’établit, quand elle l’emporte, dans le droit.

25Le dernier acte de la philosophie platonicienne donc est la mise à mort du mythe. Et cette mort n’est pas rien, ou si elle est un rien, c’est un rien sur lequel la philosophie construit chaque jour sa signification. Cette mort du mythe en tant que mythe, en tant que figure inarticulable, à la fois intransmissible et irrecevable, correspond à la catégorie de la perte sans laquelle il ne saurait guère y avoir de philosophie. Dans la philosophie du langage de Benjamin, cette perte originelle, cet acte destructeur, provoque paradoxalement la construction du sens. Si l’on suit le récit biblique que fait Benjamin dans son essai sur le langage [21], c’est après la chute du pur langage divin dans le bavardage universel, qui suit immédiatement l’épisode de Babel, que les noms des choses chutent dans le mot et que les mots et les choses entrent, si l’on peut dire, en dialogue. Ce dialogue des mots et des choses n’est rien moins que la marque de leur séparation car, pour dialoguer, il faut être deux.

26La mort du héros mythique suit pratiquement la courbe de l’économie linguistique. Comme le nom divin qui chute du monde des choses dans le mot, le cri du héros mythique, en chutant dans le dialogue, se charge d’un sens. Du moins s’ouvre-t-il à la possibilité de recueillir un sens étranger, un sens venu d’ailleurs, par lequel il prendra sens, non pour lui-même, mais pour l’autre, pour celui qui lui assignera un sens. Ce que le cri perd dans le dialogue c’est son aptitude à n’être que pure affirmation de soi, pur existant. Le héros cesse d’exister pour lui-même, tout comme la nature cesse de se manifester à elle-même dans le silence, pour devenir le support du sens, pour permettre au logos de s’incarner. Au fond, à sa manière, Benjamin respecte à la lettre la philosophie platonicienne et il apporte même en creux un nouvel éclairage sur les raisons de l’expulsion des poètes de la cité. Les poètes sont exilés parce qu’ils entravent la référence à l’ordre supérieur de la justice. Par ce geste de déni, ils condamnent la possibilité de fonder une tradition justicière, de fonder la philosophie dans le temps de l’histoire. La mort de Socrate ne congédie pas l’arbitraire du jugement, au contraire, elle lui donne vie. Avec Socrate, le héros cesse d’être mythique, il est désormais mytho-logique. Sa mort est fondatrice, édifiante, elle prend sens en dehors d’elle-même, non plus dans un monologue intérieur de l’être avec lui-même, mais au sein d’un dialogue avec l’à-venir.

27La catégorie du mythe telle qu’on peut donc la reconstruire depuis les passages de L’Origine du drame baroque allemand où Benjamin cite ouvertement Rosenzweig, offre dans le champ esthétique un point de vue structuré – ou est-ce une image stratifiée ? – du rapport qu’entretiennent réciproquement dans le temps le messianique et l’historique.

28Dans la préface « épistémo-critique [22] » du livre, Benjamin s’emploie à redéfinir la tâche de la philosophie. Celle-ci cesse d’être aliénation de la vérité, littéralement « prise de possession de l’objet [23] » phénoménal, pour se faire « présentation ». On ne peut comprendre la portée et même la signification de cette détermination qu’à condition de saisir la dimension monadologique et structurante de la théorie du langage.

29En tant que fait du langage, l’art et le jeu de ses transformations historiques s’offrent comme un lieu de lecture, comme l’un de ces extrêmes où le réel accède littéralement à sa lisibilité. Plus qu’un processus historique, le passage de la tragédie grecque au drame baroque allemand doit être conçu comme un point focal depuis lequel on verrait se structurer la réalité phénoménale, comme une image du rapport qu’entretient le réel à la pensée, à la connaissance, à l’histoire. Le passage de la pensée mythique au drame baroque, qui s’effectue via la tragédie athénienne, est un processus qu’il ne s’agit pas d’observer seulement dans sa continuité temporelle, dans son déroulement historique. C’est aussi un événement qu’il faut s’efforcer de considérer à l’arrêt, comme une « image de pensée » où la construction historique du sens se donne à voir. Le phénomène est structuré par le langage comme une monade, en strates. Et le mythique et l’historique sont autant de strates linguistiques – strates de sens et de non-sens – qui le charpentent. Le mythique en est la couche la plus enfouie, c’est le degré de la pure existence, de la pure affirmation de soi. C’est en cet endroit que le mythique et le messianique se rejoignent. La couche mythique du phénomène ou de l’événement – ma vie ou ma mort par exemple – est proprement ce qui par essence ne se laissera jamais relever dans le sein d’une synthèse historico-dialectique. Elle est ce qui aspire à re-comparaître ; elle est, dirait Giorgio Agamben, ce dont personne d’autre que moi ne peut témoigner. En tant que tel, le mythique est un seuil, le seuil du temps historique, c’est un temps dans le temps ou un non-temps du temps, une temporalité pétrifiée comme un fossile, qui attend d’être découverte, littéralement présentée.

30Le mythe se laisse donc saisir comme une image de pensée et cette image est celle d’un temps arrêté, figé, pétrifié dans un repli du temps de l’histoire ; si l’on s’accorde à dire qu’il désigne ce temps pétrifié et replié sur soi, le mythe serait non plus à comprendre comme antériorité du temps historique, c’est-à-dire comme le récit qui fonde l’histoire avant l’histoire, mais davantage comme un récit anhistorique qui habite l’histoire en chacun de ses instants historiques. Au-delà ou en deçà de ce qu’il raconte, le mythe témoignerait de la présence d’une anhistoricité constitutive du temps historique ; il décrirait quelque chose comme une inertie temporelle coexistant dans et à même le temps de l’histoire. Par sa simple présence, cette forme descriptive annoncerait la possibilité de bloquer – au moins figuralement – l’écoulement du temps historique.

31Le mythe serait avant tout blocage, il figurerait ce que l’on pourrait nommer en s’inspirant de la terminologie benjaminienne, l’être à l’arrêt du temps (un Sein im Stillstand der Zeit).

32C’est dans ce principe figural du mythe, par opposition à l’essence verbale et articulatoire de l’histoire, que doit être comprise et décrite – Benjamin dirait « présentée » – l’idée de cet être à l’arrêt du temps.

33Affirmer que le mythe est l’image de cet être à l’arrêt du temps historique, c’est déjà lui conférer une dimension messianique. Cette dimension, c’est la figuration même qui se tient en deçà de l’énonciation. Le mythe est l’image même du temps messianique.

Notes

  • [1]
    W. Benjamin, Origine du drame baroque allemand, trad. Sibylle Muller, Paris, Flammarion (rééd. coll. Champs), 1985, 2000. p. 43. [désormais abrégé ODBA]
  • [2]
    « Sur le langage en général et sur le langage humain en particulier… » [désormais abrégé « Sur le langage…»], in Œuvres, t 1. trad. Maurice de Gandillac, Rainer Rochlitz et Pierre Rusch, préf. Rainer Rochlitz, Paris, Gallimard (coll. « Folio/Essais »), 2000. 3 vol.
  • [3]
    Cette philosophie première, si l’on peut l’appeler ainsi, reprend les grands épisodes de la Genèse – création/profération ; révélation/nomination ; retrait/silence ; chute/bavardage – mais ceux-ci sont immédiatement réinterprétés à l’aune du présent historique, depuis l’état présent des langues vivantes. Le « langage originel » ou « pur langage » qui résiderait à l’arrière-plan des langues est une reconstruction à partir des langues historiques, comme ont pu l’être, par exemple, en philosophie politique, les différentes références à l’état de nature, lequel s’édifie à partir de l’image de l’État de droit. L’épisode biblique de la Genèse se présente donc comme un idéal immanent, quoique non-historique, à l’histoire. La bible n’est invoquée que comme un texte allégorique à partir duquel Benjamin s’est essayé à forger des concepts profanes. Ce que cette philosophie première remet en cause, et au fond cette remise en cause prélude l’essai sur le « Programme de la philosophie qui vient » [In Essais t.1. op.cit.] qu’écrira Benjamin une année plus tard, c’est la place centrale qu’occupe le sujet dans la sphère de la connaissance. À la différence des philosophies cartésiennes, kantienne, fichtéenne et même husserlienne, la philosophie benjaminienne, dès ses débuts, s’élève contre la prétention du sujet à fonder la connaissance, à se tenir à sa source et en son centre et, par là, à fonder le langage. Le sujet serait bien plutôt ce qui s’institue dans et par le langage. Le langage lui serait antérieur, il serait premier, il serait même au fond de toute réalité. La conséquence immédiate de ce renversement, c’est que la réalité langagière, antérieure à la constitution du sujet, nous échapperait dans son ensemble. Plus vaste et plus « ancien » que le sujet, le langage se révèle une réalité in-incorporable, inconnaissable, du moins en tant que totalité. L’homme peut certes se rapporter au langage, mais il lui est impossible de l’envelopper.
  • [4]
    Hesiode, Théogonie. - Les Travaux et les Jours. – Bouclier, Texte établi et traduit par P. Mazon. Paris, 1928.
  • [5]
    Op cit.
  • [6]
    ODBA, op cit, p 57, mais nous nous sommes essentiellement concentré ici sur les p. 106-147.
  • [7]
    ODBA, op. cit., p 123 ;
  • [8]
    L’ordalie désigne les tournois ou les duels ou autres épreuves physiques au cours desquels l’offensé ou l’offenseur devait trouver la mort ou, du moins, au cours desquels lui serait infligée une bonne ou une mauvaise blessure.
  • [9]
    M. Foucault, L’Herméneutique du sujet, Paris, Gallimard-Seuil, collection « Hautes Études », 2001.
  • [10]
    F. Rosenzweig, L’Étoile de la Rédemption, trad. Alexandre Derczanski et Jean Louis Schlegel, Paris, Le Seuil (coll. Esprit), 1982 [désormais abrégé E.R.] Cité par Benjamin in ODBA, op. cit., p. 119.
  • [11]
    F. Rosenzweig, E.R. p. 248-249-250, cité par Benjamin in ODBA, op cit, p. 119.
  • [12]
    W. Benjamin, ODBA, op cit, p 122.
  • [13]
    F. Rosenzweig, E.R. p. 99, cité par Benjamin in ODBA, p. 124.
  • [14]
    Se reporter pour cette question en général au texte de Benjamin « Pour une critique de la violence » in Essais, t. 1, op cit.
  • [15]
    In Essais, t. 2, op cit.
  • [16]
    W. Benjamin, ODBA p. 123.
  • [17]
    Ibid p. 124.
  • [18]
    Ibid p. 123.
  • [19]
    Ibid, p. 125.
  • [20]
    Platon, Apologie de Socrate. Criton, trad. de Luc Brisson, Paris, Flammarion, 2005 (3e édition, GF, n° 848).
  • [21]
    W. Benjamin, « Sur le langage… », in Essais, t. 1, op. cit.
  • [22]
    W. Benjamin, ODBA, op cit.
  • [23]
    W. Benjamin, ODBA, op cit, p 26.
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