Notes
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[1]
H. Cohen, Religion de la raison. Tirée des sources du judaïsme. Trad. de l’allemand par M. de Launay et A. Lagny, Paris, PUF, 1994, p. 341.
-
[2]
Idem., p. 338.
-
[3]
Idem., p. 338.
-
[4]
Idem., p. 355.
-
[5]
Idem., p. 356.
-
[6]
Idem., p. 357.
-
[7]
Idem., p. 357.
-
[8]
Idem., p. 338-339.
-
[9]
Idem., p. 339-340.
-
[10]
Idem., p. 350-351. Cf. M. de Launay, « Philosophie et “Histoire” », in Revue germanique internationale, 6/2007 (Néokantisme et sciences morales), p. 156 sq.
-
[11]
Idem., p. 352-353.
-
[12]
H. Cohen, L’éthique du judaïsme. Présentation, traduction de l’allemand et annotation par M-R. Hayoun, Paris, Le Cerf, 1994. p. 613.
-
[13]
H. Cohen, Religion de la raison, op. cit., p. 353.
-
[14]
Idem., p. 355.
-
[15]
Ibid., p. 409.
-
[16]
Ibid., p. 405.
-
[17]
H. Cohen, L’éthique du judaïsme, op. cit., p. 348-349.
-
[18]
Ibid., p. 82.
-
[19]
Ibid., p. 82.
-
[20]
H. Cohen, Religion de la raison, op. cit., p. 372.
« À nous, comme à chaque génération précédente, fut accordée une faible force messianique sur laquelle e passé fait valoir une prétention. Cette prétention, il est juste de ne point la repousser. L’historien matérialiste en a conscience. »
I – De l’historicité
De l’idéalité de l’Idée
11 – Le messianisme est une conception de l’histoire. C’est une certaine manière de penser l’histoire, comme un au-delà de l’histoire dans l’histoire. Et en ce sens, c’est une certaine façon d’ouvrir l’histoire sur l’horizon d’un avenir infini. Or, le messianisme représente toujours le messianisme de l’histoire, au double sens d’un messianisme qui porte sur l’histoire, qui en parle, l’invoque, l’investit d’une mission, d’un salut, d’un destin, mais aussi un messianisme dont l’histoire aura produit le sens, l’idée ou la raison. Le messianisme constitue donc tout autant une conception de l’histoire qu’il est lui-même un produit de l’histoire. On pourrait même aller jusqu’à dire, qu’il est une conception de l’histoire produite par l’histoire elle-même. Par le messianisme, c’est l’histoire qui se conçoit, qui prend conscience d’elle-même, ou qui se représente dans son historicité, son idéalité, sa rationalité. Une auto-représentation rationnelle de l’histoire, voilà ce que représenterait l’idée du messianisme. Une idée moderne, en tout cas, où la question religieuse du Messie, son prophétisme, son eschatologie, son apocalypse, se voit ici repensée en termes d’éthique ou de moralité.
2Ce que Kant aura nommé la religion morale, à l’opposé d’une religion qui pratique des cultes, des rites et des cérémonies, Hermann Cohen la décrira comme la religion de la raison (Religion der Vernunft), qui fonde la pure idée du messianisme. Pour Cohen, la religion est une conquête historique de la raison, dont Kant est le Messie, et son éthique un messianisme. « C’est alors que vint Kant, qui fut le premier à créer éthique [1] ». Avant Kant, en Occident, il y avait, d’un côté la religion juive d’abord, puis chrétienne et musulmane, disons les religions monothéistes, et de l’autre la philosophie, d’abord et avant tout « la philosophie grecque classique [2] ». C’est la vieille distinction entre Jérusalem et Athènes, ou Moïse et Platon, la religion et la philosophie, ou la raison. Or, la distinction fondamentale, toujours selon Cohen, porte non seulement sur le contenu des Idées, philosophiques ou religieuses, mais encore et peut-être davantage sur le statut historique des idéalités. « Or, c’est bien le triomphe suprême de la religion, que d’avoir, à elle seule, produit l’idée de l’humanité. La philosophie grecque classique ne connaît l’homme que comme individu problématique de la moralité. Dominée par l’idée de l’État, elle a découvert sur ce modèle le microcosme de l’homme, l’âme de l’homme, et c’est là son plus grand mérite. Mais il résulte des rapports méthodiques entre l’État et l’âme qu’elle continue de penser l’homme comme âme, et dans son âme comme simple individu, comme Idée [3]. »
3La philosophie grecque n’aura rien été d’autre qu’une philosophie politique, « dominée par l’idée de l’État ». Lorsqu’elle parle de l’homme, de son être ou son essence, la philosophie ne peut le définir qu’en fonction d’un État, d’une collectivité, d’un ensemble, d’un groupe dont il est un membre, une partie, un individu. L’homme est un microcosme, un monde en miniature, une âme, dit la philosophie, dont aucune multiplicité ne parvient à sortir de cette unicité. L’idée de l’État n’est donc pas une idée ontologique, générique, spécifique, qui pourrait engendrer des « individualités ethniques », mais une idée politique, qui gère le rapport entre un tout et ses parties. Or, selon Cohen, c’est pour cette raison justement, que la philosophie grecque n’a pas pu inventer l’idée de l’humanité. Parlant plus loin de l’État juif, il écrira : « Il fallait que l’État tombe, mais que le peuple demeure. Il en va autrement en Grèce : le peuple a disparu avec l’État. Qu’est-ce qui a permis à l’esprit grec de se conserver pour le monde, alors que le peuple même, et non seulement l’État, est allé à sa ruine [4] ? »
4C’est le concept de ruine, qui m’intéresse ici, comme fondement ultime de l’idée d’humanité. Il n’y a pas d’idée d’humanité, ni donc d’humanité en général, sans un état de ruine, sans la situation politique d’une ruine, mais d’une ruine singulière. Car il y a ruine et ruine. En Grèce, « le peuple a disparu avec l’État », tandis qu’en Israël, lorsque « l’État tombe », « le peuple demeure ». La situation politique d’Israël, c’est d’avoir fait de sa ruine, ou sa chute, sa destruction, la survie de son peuple, sa conservation ou sa demeure. Le raisonnement est de rigueur. La philosophie grecque n’a pas conçu l’homme en fonction de son humanité, mais de son individualité, comme la partie d’un tout, ou d’un État. Aussi, lorsque l’État s’effondre, le peuple disparaît, ne survivant en esprit que dans ses œuvres, littéraires et artistiques, disons sa culture : « Son destin était de continuer à exister seulement dans ses œuvres, et par elles de conquérir le monde [5] ». Le destin d’Israël est tout autre. Non seulement son peuple ne disparaît pas avec la chute de l’État, mais il fonde la survie de son peuple sur les ruines de l’État. Il fallait que l’État tombe, pour que le peuple demeure, pourrait-on dire. Ici la ruine, la crise ou l’exil, est une condition, qui ouvre l’horizon de sens et le destin du peuple. Un destin de survivant, écrit Cohen, qui produit l’idée du messianisme.
52 – « Tel est donc le double destin politique d’Israël : la ruine de son État, mais la conservation de son peuple ; c’est un symbole providentiel du messianisme comme emblème du monothéisme. Il est un peuple sans avoir un État. Et ce peuple n’existe pas tant pour l’amour de sa nation que comme symbole de l’humanité. Il est le symbole unique d’une idée unique [6] ». Contrairement à l’idée de l’État, l’idée du peuple concerne l’homme dans son humanité. Le peuple n’est pas une nation, un esprit national, qui revendique l’identité et défend l’autorité d’un État. Le peuple ici symbolise l’humanité : il est « le symbole unique de l’idée unique ». Et en ce sens, il en est le destin. Ce peuple sans État, sans protection ni garant de cohésion, représente le destin de l’humanité. Et contrairement au peuple grec, qui ne pouvait survivre que dans ses œuvres, des livres et des images, des objets du monde pour la conquête du monde, le peuple juif survit dans son idée, dans l’unicité de cette idée unique qu’il représente. Le destin du peuple juif ne dépend donc plus de la réalité des œuvres qu’il produit, dans l’histoire de l’homme, mais de l’idéalité de l’idée, qui l’a produit comme histoire de l’humanité. « Le peuple grec serait incapable d’incarner ce symbole car il ne connaît pas le concept d’humanité. L’humanité une ne pouvait prendre naissance que sous l’autorité du Dieu Un [7]. »
6L’humanité de l’homme n’est pas née avec l’homme. De lui-même, l’homme n’a pas pu se connaître dans son humanité. Même Platon, on l’a vu, développant sa théorie des Idées, n’aura pu former l’idée de l’homme. La théorie platonicienne des Idées est un idéalisme, qui certes conçoit pour chaque chose son Idée, son modèle, son paradigme, mais cet idéalisme est sans idéalité, sans l’unicité de l’idée unique, que constitue l’Idée de l’homme. Or, pour Cohen, ce que Platon n’aura su faire, Philon lui, le Juif-grec d’Alexandrie, l’aura mis en évidence. « On n’a pas encore suffisamment établi le mérite théorique de Philon, le Juif, quant à la théorie platonicienne des Idées. Mais il en est un qu’on ne lui contestera : c’est d’avoir mis en évidence l’Idée de l’homme, d’avoir fait de l’homme une Idée. Comment en est-il arrivé à formuler cette idée importante, comment s’est-il acquis ce titre de gloire ? La réponse ne fait aucun doute : c’est qu’il connaissait Moïse et les prophètes, même si sa connaissance de la Bible ne reposait pas sur une connaissance exacte de la langue, même si sa compréhension de la Bible n’était pas vivifiée et soutenue par la connaissance de la littérature rabbinique, déjà florissante à cette époque. Toujours est-il que les idées fondamentales du monothéisme vivaient dans son âme de croyant ; sans doute est-ce l’idée de l’humanité tirée des prophètes, précisément, qui a donné un élan philosophique à sa foi au Dieu unique [8]. »
7Bien avant que Kant ne vienne, annonçant l’éthique universelle de l’humanité, Philon déjà aura « fait de l’homme une Idée ». Avec Philon, l’homme devient une Idée, son Idée, il s’érige au statut de l’Idée. Il n’y a plus Grecs ou Barbares, ou comme dirait Paul, Juifs ou Grecs, hommes ou femmes, mais l’humain dans son humanité. Il faudrait certes ici analyser scrupuleusement cette double figure du Juif-grec, Philon et Paul, si différents et si proches tout à la fois, mais l’un et l’autre marquant profondément l’histoire d’un horizon d’universalisme. Pour Cohen, en tout cas, la figure de Philon casse l’opposition du Grec et du Barbare, dans laquelle Platon reste encore prisonnier, mais néanmoins laisse intacte, voire renforce, la distinction du Juif et du Grec, ici pensée comme l’universel et le particulier, l’humanité et l’individualité. Or, pour établir « le mérite théorique de Philon », Cohen avance une double argumentation. Si Philon a pu « mettre en évidence l’Idée de l’homme », c’est d’une part « qu’il connaissait Moïse et les prophètes », et d’autre part que sa connaissance de Moïse ne dépendait ni de la langue hébraïque, ni de la littérature rabbinique. Philon connaissait la Bible, donc Moïse et les prophètes, mais sans pouvoir la lire dans le texte original, ni la comprendre selon la tradition dominante des interprètes. Il lisait la Bible dans la traduction grecque des Septante, et selon la théorie platonicienne des Idées. Néanmoins, il lui revient le mérite « d’avoir fait de l’homme une Idée ».
8Ce ne sont donc pas les Rabbins eux-mêmes, connaissant parfaitement le texte et la tradition, qui ont développé l’idée d’humanité, mais bien Philon, le Juif-grec, croisant Platon et Moïse, ou plus encore, interprétant « les idées fondamentales du monothéisme » par « la théorie platonicienne des Idées ». Les Rabbins connaissaient l’idée du Dieu unique et donc de l’humanité, mais en vivant cette idée « dans son âme de croyant », Philon parvint « à formuler cette idée », et donc à faire de l’homme une Idée. Or, comment comprendre l’homme comme une Idée ? Pour Cohen, cette question représente la question de l’histoire, du messianisme de l’histoire, ou le « symbole providentiel du messianisme comme emblème du monothéisme ». Ce déplacement de l’Idée de l’homme, mosaïque, prophétique, rabbinique, à l’homme comme Idée, historique ou messianique, constitue finalement pour Cohen le destin du peuple juif, sans État ni nation. Le devenir Idée de l’homme, son devenir idéalité, ou plus encore l’idéalité de son Idée, représente le destin d’un peuple qui ne survit qu’à produire l’histoire du Dieu unique.
De l’historicité de l’Idée
91 – Ce qui fait de l’homme une Idée proviendrait donc, selon Cohen, des « idées fondamentales du monothéisme ». C’est l’idée du Dieu un qui permit à l’homme de se définir dans son humanité, ou son idéalité. Or, l’essentiel ici, c’est de bien comprendre ce qui noue de l’intérieur la formation conceptuelle de l’idéalité et son développement historique. Tandis que dans la philosophie traditionnelle, liée à l’idéalisme platonicien, l’Idée s’oppose à l’histoire, dans la religion de la raison, liée aux idées fondamentales du monothéisme, l’idéalité se conçoit comme historicité. Les temps messianiques constitueraient ainsi cette articulation de l’idéalité à son historicité, faisant de l’idéalité, l’historicité même de l’Idée. Et en ce sens, faire de l’homme une Idée, revient à concevoir l’Idée dans son historicité. Une historicité des religions monothéistes, que décrit Cohen par le passage du Dieu unique au Dieu universel. « Au Moyen Age, les philosophes juifs de la religion n’ont pas laissé le confessionnalisme étroit troubler leur sens historique, que ce soit face au christianisme ou à l’islam. Ils ont reconnu à ces deux religions le mérite de répandre le monothéisme parmi les peuples […]. Mais quel serait, en un sens historique, le contenu essentiel de cette idée du Dieu un, qui s’est ainsi diffusée ? Il pourrait bien s’agir pour ces religions de penser le Dieu unique comme Dieu universel, Dieu de tous les peuples, sur le mode d’une exigence déterminée. Avec sa prétention de conquérir le monde, traduite dans le concept de religion universelle, le christianisme a fait du concept d’humanité le contenu historique de la religion […] [9]. »
10Ce texte soulève deux questions majeures, liées aux idées fondamentales du monothéisme. La première concerne l’historicité de l’idée du Dieu un, la seconde le déploiement historique des religions du Livre. Selon Cohen, ces deux questions se recoupent, en ce sens que l’historicité de l’idée dépend directement du développement des religions. C’est ce qu’il appelle la religion de la raison. Mais relisons le texte. Cohen s’interroge d’un point de vue historique sur le contenu essentiel de l’idée du Dieu un. Cette idée a un contenu, et ce contenu en détermine l’essence. Le contenu essentiel de l’idée est un concept qui définit le Dieu unique comme Dieu universel. Or, concevoir l’unique comme l’universel, qu’est-ce que ça veut dire, « en un sens historique » ? Cohen répond au nom du christianisme, du protestantisme, ou du kantisme. « Avec sa prétention à conquérir le monde, traduite dans le concept de religion universelle, le christianisme a fait du concept d’humanité le contenu historique de la religion ». On peut donc à nouveau comparer l’universalisme juif-grec de Philon, qui fit de l’homme une Idée, et l’universalisme chrétien, celui de Paul, qui fit « du concept d’humanité le contenu historique de la religion ».
11Le contenu essentiel du Dieu un constitue le contenu historique de la religion universelle. C’est ce que Kant nommera l’éthique, on pourrait dire désormais le messianisme de la raison dans l’histoire. Car pour Cohen, rappelons-le, l’universalisme n’a pas pour modèle l’extension cosmopolitique d’une État, d’une Cité, d’une nation, mais le développement historique d’un peuple, « comme symbole de l’humanité ». Un peuple sans État, une humanité sans nation, sans terre propre ou frontière assignée, qui ouvre l’ère du messianisme. L’universalité, l’idéalité, l’historicité, trois termes ici qui forment système pour penser l’éthique aujourd’hui comme une religion messianique de la raison. Or, Cohen insiste sur la distinction entre le peuple grec et le peuple juif, entre un peuple installé sur une terre nationale, protégé par la souveraineté d’un État, et un peuple sans terre, lié au désert à l’exil. Le messianisme de l’histoire serait né de l’exil, de la ruine du Temple ou la destruction du Royaume. Un exil qui reconfigure l’espace en temps, ou qui transforme le passé en avenir. Les Grecs ont connu le mythe utopique d’une île des Bienheureux, « un lieu au-delà de l’espace et du temps », qui recherche la paix et la justice dans un « passé absolu ». Les Juifs quant à eux ont inventé la religion morale du messianisme, au-delà de l’espace, mais « dans le temps », ouvrant la paix et la justice sur l’horizon d’un avenir infini. « Pour le moment, l’île des Bienheureux, en dépit de ses aspects négatifs, représente à nos yeux une préfiguration du messianisme. Car, de fait, l’existence humaine s’élargit en dépassant les bornes du présent sensible. Le mérite de cet élargissement de la vie humaine revient au mythe, mais c’est au monothéisme de lui donner une forme positive. C’est là l’origine de l’analogon religieux du concept moral de l’infini requis par les concepts de Dieu et de l’homme. Et sur ce point, il s’avère que la religion tourne le dos au mythe : en effet, elle recherche l’infini dans le temps, et non dans l’espace. Celui-ci demeure toujours la terre créée par Dieu […]. Toute l’Antiquité culmine dans la nostalgie de la paix et de la réconciliation dans cette félicité des temps premiers, du passé absolu. L’orientation du messianisme vers l’avenir suffit à le distinguer du mythe de l’âge d’or, qui pourtant l’annonce par le motif de l’innocence des premiers temps [10]. ».
122 – En donnant « une forme positive » à l’au-delà du présent sensible, à la réalité du monde, le monothéisme transforme l’espace en temps et le passé en avenir. Or, par cette forme positive, Cohen décrit la genèse de l’idéalité. Le monothéisme invente l’idéalité, non pas l’Idée opposée à l’histoire, mais l’idéalité comme historicité ou temporalité d’un avenir infini. L’idéalité de l’idée du Dieu un représente donc ici l’historicité de la religion universelle. Les Grecs recherchent « un passé absolu », premier, originaire, sans antériorité, pur et innocent, au-delà de l’espace et du temps. Les Juifs, eux, s’orientent vers un « avenir infini », ouvert, indéterminé, idéal, mais dans le temps, ou plus exactement, dont le temps est la « forme positive ». Pour le messianisme, le temps représente ainsi la réalité positive de l’idéal ou l’historicité de l’Idée. Autrement dit, c’est le destin du peuple juif qui se joue dans ce nouveau concept de temporalité. Survivre sans terre, sans État ni nation, c’est déjà faire de l’avenir la forme positive d’un au-delà du présent. L’avenir comporte bel et bien une réalité, mais la réalité d’un idéal, ou la réalité idéale d’une survivance. Le peuple juif n’aura donc pas survécu, à l’exil, dans le temps d’une histoire à venir, dans un présent visé, attendu, un futur anticipé, projeté, voire programmé comme une possibilité de son essence, mais il aura lui-même inventé, produit, généré l’idéal d’un avenir infini, pour y survivre comme sa forme positive. Et en ce sens, la survie du peuple juif, son existence d’exil, constitue elle-même la réalité objective de l’avenir.
13« L’avenir messianique est la première expression consciente de l’opposition des valeurs morales à la sensualité empirique. On peut donc le caractériser tout bonnement comme l’idéal par opposition à la réalité […]. L’idéalité du Messie, sa signification en tant qu’Idée apparaissent lorsque la personne du Messie est dépassée, et le symbole dissous dans la pure idée du temps, dans le concept d’ère. Le temps se transforme en avenir, il n’est plus qu’avenir. Le passé et le présent s’abîment dans ce temps de l’avenir. Ce retour au temps est l’idéalisation la plus pure. Toute existence s’évanouit au regard de l’Idée. L’existence des hommes se subsume dans l’Être de l’avenir. C’est ainsi que naît pour la vie des hommes et des peuples l’idée de l’histoire. Cette idée de l’histoire, qui a pour contenu l’avenir, est restée à jamais étrangère aux Grecs. L’histoire pour eux est l’histoire tournée vers son origine, l’histoire qui raconte le passé de leur nation. Les autres nations ne constituent pour eux un problème historique que dans leurs relations de voyages. Dans cette perspective, l’idée d’une histoire de l’humanité est impossible. Ce n’est pas dans le passé qu’a vécu l’humanité, pas plus qu’elle ne prend vie dans le présent ; seul l’avenir peut faire surgir sa forme lumineuse. Celle-ci est une Idée, et non la Chimère d’un au-delà [11]. »
14Il faut ici distinguer deux types d’avenir, correspondant à deux régimes de temporalité différents. Il y aurait, d’un côté, un avenir disons empirique, celui de la réalité sensible, de l’expérience ou de la perception. Un avenir, on l’a vu, qui n’est qu’une forme de présent modifié, anticipé, comme les philosophes l’ont défini dans leur théorie du temps. Mais il y aurait, d’un autre coté, un « avenir messianique », au-delà de toute réalité sensible, de tout présent donc, de toute projection sensible du présent. Encore une fois, nous ne sommes plus dans une théorie de la perception, mais dans une théorie morale, ou éthique. « L’avenir messianique est la première expression consciente de l’opposition des valeurs morales à la sensualité empirique. » Mais que veut dire ici « la première expression consciente » ? L’avenir messianique est un moment de conscience, où l’ancienne opposition, disons la grecque, entre moralité et sensibilité, les normes et les faits, se déplace entre idéalité et réalité. Or, cette conscience ne doit pas se penser en simples termes d’idées claires, distinctes, ou de lucidité. Bien autrement, cette conscience signifie un moment de rupture. Il s’agit d’un dépassement, d’un basculement, voire d’un bouleversement dans l’histoire d’un peuple, qui ouvre son destin sur l’idée de l’histoire.
15Pour Cohen, l’avenir messianique représente la conscience d’une idéalité. Comme Freud, il parlera d’un processus d’idéalisation, un mouvement de temporalité par lequel le temps se purifie en avenir. Un mouvement, surtout, qui exprime l’événement de l’exil, la destruction du Temple, la ruine de l’État, et donc le dépassement de la personne du Messie théologico-politique en idéalité messianique de l’histoire. « C’est au cœur de ce remplacement du prêtre et du roi par le prophète et le peuple que la personnalité du Messie, le fils de David, devint le support d’une idée historique. [12] » Tout l’intérêt du texte de Cohen, ici, consiste à penser la crise, la ruine, l’exil, comme une idéalisation temporelle de l’histoire, où désormais idéalité et historicité coïncident dans l’idée d’un avenir messianique. « L’idéalité du Messie, sa signification en tant qu’Idée apparaissent lorsque la personne du Messie est dépassée, et le symbole dissous dans la pure idée du temps, dans le concept d’ère ». Le messianisme théologico-politique du prêtre ou du roi, celui du Royaume ou de l’État, se déplace en un messianisme idéal, historique, un pur avenir, qu’il faudra plus bas définir comme « la fin des temps », et distinguer de ce qu’on appelle traditionnellement l’eschatologie. « Face à tous ces mythes du passé, l’avenir introduit encore une autre transformation dans le “Jour du Seigneur” : il en fait “la fin des temps” [13]. »
II – De la messianité
De l’avenir
161 – Le messianisme est ici pensé comme une idéalisation du temps. Il ne s’agit plus de distinguer entre un Messie personnel, le fils de David, et un messianisme collectif, lié au seul destin d’un peuple singulier. La distinction porte directement sur la question du temps. La disparition du Royaume, la ruine de l’État, le dépassement du Messie, tout ce que représente l’idée de l’exil, d’un peuple sans terre, constituent une transformation interne du temps. On pourrait là aussi parler d’une « conscience interne » du temps, mais au sens historique du terme, où l’entend Cohen, « d’une première expression consciente ». L’exil reconfigure le temps de l’intérieur, lui donnant son concept, son Idée pure, sa conscience de n’être qu’avenir. « Le temps se transforme en avenir, il n’est plus qu’avenir. Le passé et le présent s’abîment dans ce temps de l’avenir. Ce retour au temps est l’idéalisation la plus pure ». L’exil, c’est le temps devenu son propre concept. C’est l’idéalisation du temps comme temps de l’avenir. Un temps au-delà de la réalité empirique, indépendant de tout présent sensible, de tout passé, de toute origine, mais néanmoins « réel » comme Idée, plus encore qui se réalise ou qui prend « forme positive » comme l’idée de l’histoire. Et c’est en quoi consiste justement le messianisme, ou la messianité du messianisme : un mouvement de rupture par lequel le temps s’idéalise en histoire.
17De façon hégélienne, Cohen décrit ici une logique du dépassement par le concept. Une purification du temps, une idéalisation, qui produit non seulement l’idée de l’histoire, mais surtout « l’idée d’une histoire de l’humanité ». L’homme n’aurait jamais été capable d’accéder à son idée, se représenter dans son concept ou son humanité donc, s’il n’avait pu idéaliser le temps en histoire. En d’autres termes, l’histoire n’est que du temps purifié, réduit à la pure idéalité d’un avenir infini. Or, cette idéalisation du temps, d’un côté produit l’histoire de l’humanité, mais de l’autre, elle provient elle-même d’un destin du peuple juif. Pour Cohen, l’idéalisation représente toujours la spiritualité de l’exil. Une survivance du peuple en esprit, ou dans l’Idée. Soit un peuple survit dans son Royaume, son État, sa nation, sa culture disons, et en ce sens il se construit un mythe des origines, un récit, une « histoire qui raconte le passé de sa nation », comme les Grecs. Soit il survit en esprit, produisant non des œuvres, une littérature, un art, mais son propre concept, sa conscience, donc sa capacité de se représenter dans son humanité. Pour survivre au-delà de sa destruction nationale, le peuple juif est devenu conscient de lui-même, inventant par là l’idée d’une histoire de l’humanité.
18Les Grecs produisent des œuvres, on l’a vu, une culture, dont l’histoire constitue toujours la mémoire nationale d’un passé. Les Juifs, en revanche, inventent des Idées, une conscience, dont l’histoire révèle l’avenir de l’humanité. Encore une fois, c’est la situation d’exil, la nécessité, pour un peuple, de survivre sans terre, de demeurer sans nation, sans pouvoir se raconter collectivement le passé de sa nation, qui ouvre la possibilité de se représenter idéalement dans l’histoire de l’humanité. D’un récit, d’une narration, d’un mythe, qui porte toujours sur le passé originaire d’un État, tout ce transforme ici, se dépasse, dit Cohen, en représentation, en conscience, en Idée, ouvrant l’avenir infini de l’humanité. Le peuple juif a certes une culture à lui, il a produit des œuvres, mais ce n’est pas dans cette culture qu’il survit, ni dans ces œuvres qu’il existe. Il vit dans l’Idée. Et si le peuple juif vit toujours, après tant d’exils, de destructions, de ruines, de crises, de haine, de souffrance et d’injustice, venues du dehors autant que du dedans, c’est qu’il n’existe que dans l’histoire idéale de l’humanité. Il n’est que cette histoire, son avenir ou son Idée. « Celle-ci est une Idée, et non la Chimère d’un au-delà. »
19« Il faut envisager aussi la situation politique d’un État juif comme une condition préalable du messianisme […] : l’univers du monothéisme ne pouvait pas s’édifier sur le royaume de David. La vocation historique d’Israël ne réside pas dans ce bref épisode du passé ni dans une quelconque réalité politique. Le monothéisme devait faire la preuve de son sens et de sa valeur dans cette contradiction politico-historique. L’avenir devient la réalité de l’histoire. [14] » C’est la dernière phrase qui m’intéresse ici : « L’avenir devient la réalité de l’histoire. » D’un côté, l’avenir est infini, idéal, au-delà du présent sensible, de la perception empirique, mais d’un autre coté, il n’est pas « la Chimère d’un au-delà ». Pour Cohen, le concept d’avenir, c’est l’idéalité elle-même, ignorée du peuple grec, on l’a vu, et même de l’idéalisme platonicien. Et en ce sens, l’idéalité représente l’Idée devenue consciente de sa propre historicité. Aussi, affirmer que l’avenir devient la réalité de l’histoire revient à faire de l’avenir le point d’articulation, l’horizon infini, où tout à la fois l’idéalité se représente en historicité et le peuple juif invente un lieu de survie dans l’histoire de l’humanité.
202 – Cohen parle d’une « contradiction politico-historique » du monothéisme. L’idée universelle du Dieu unique permet au peuple exilé, non seulement de vivre sans la présence d’un État, constitué, institué, mais surtout de transformer, encore une fois de dépasser, cette réalité présente et passée d’une nation en une réalité à venir de l’histoire. C’est une conception du temps originale qui se joue ici. Une conception messianique, qui ne concerne ni la notion de mouvement, de changement, le déplacement d’un point à un autre, c’est-à-dire une certaine conception spatiale du temps, entre le présent, le passé et le futur, ni même le temps de la perception, de la conscience subjective, du sensible, entre mémoire et anticipation. Il faudrait ici rapporter mais aussi confronter cette temporalité messianique et la temporalité extatique, dont parle Heidegger. Par là, il faudrait surtout interroger le concept heideggérien d’histoire, le temps de l’histoire, et se demander si ce concept ne reste pas lui aussi prisonnier d’une certaine idée politique de l’État, d’un peuple national, ou soumis à l’ordre institué d’une nation. Je laisse cette question ouverte, et je reviens au texte de Cohen. Le temps messianique n’est pas un temps philosophique, c’est-à-dire, pour Cohen, politique, étatique. Il ne dépend d’aucune réalité empirique, d’aucun espace, d’aucune durée, perception ou représentation. Néanmoins, ce temps n’est pas au-delà de l’espace et du temps, comme l’île des Bienheureux, « Chimère d’un au-delà » mythique, voire superstitieux.
21Le temps messianique est réel, ou comporte une réalité, que décrit Cohen par le concept d’avenir : « L’avenir devient la réalité de l’histoire ». Alors que le présent et le passé auront toujours représenté, pour la philosophie, soumise au discours politique, la réalité d’une identité nationale, l’avenir constitue ici, pour cette philosophie morale, ou éthique, que défend Cohen, la réalité d’une histoire de l’humanité. Or, cette réalité, cet avenir, cet « avenir messianique », comporte une contradiction politico-historique. Comment demeurer au-delà du présent sensible, sans terre ni nation, tout en restant dans la réalité d’une histoire ? Ou plus encore, comment penser cette situation contradictoire de l’exil comme la condition même d’une réalité de l’histoire ? Bien qu’infini, indéfiniment différé, ou indéterminé, imprévisible, incalculable aussi, sans anticipation possible, l’avenir messianique néanmoins existe réellement. Il n’existe pas dans l’histoire, comme un événement de l’histoire, qui arrive au présent de l’histoire, entre un passé achevé et un futur probable. Bien autrement, cet avenir existe comme histoire, il n’a de réalité qu’en tant qu’histoire. Et en ce sens, cet horizon indéterminé de l’histoire, toujours encore à venir, comporte lui aussi une dimension politique. Il y a une politique de l’avenir infini, certes contradictoire, intenable, insupportable, voire invivable, mais une politique néanmoins qui conditionne la réalité de l’histoire.
22« La force créatrice de l’esprit religieux, de la raison religieuse, a produit dans le messianisme cet avenir suprasensible qui s’élève au-dessus du présent et du passé comme une nouvelle réalité. La pensée religieuse a assuré cette réalité suprasensible de l’avenir. On peut donc dire de cet avenir qu’il est un suprasensible, la sensibilité étant l’organe par excellence de la réalité présente. Ce qui non seulement n’avait pas été saisi par le sens de la réalité inhérente à toute histoire politique, mais n’avait même pas été rêvé par l’imagination politique, le messianisme l’a fait surgir miraculeusement dans l’avenir du genre humain, comme sa réalité authentique ; ou plus exactement il l’a élaboré non pas comme un miracle dû à une opération magique, mais comme la conséquence nécessaire de son Idée de Dieu. Le caractère suprasensible de l’avenir du genre humain au sein de son évolution naturelle, c’est cela la création du messianisme [15]. »
23L’idée politico-messianique de Cohen n’est pas un projet de politique nationale, ni à la grecque, d’un État démocratique, ni à la juive, du Royaume davidique. Cette politique est sans polis, sans institution, sans autorité ni représentation, mais relève néanmoins d’une réalité historique. Plus encore, elle révèle la réalité « inhérente à toute histoire politique ». Encore une fois, le messianisme est ici pensé comme un processus, un développement, un dépassement, une « création », écrit Cohen, par laquelle mais aussi dans laquelle se réalise comme histoire la « réalité authentique » de l’humanité. La création d’un avenir messianique est une action « politique », en ce sens qu’elle révèle une réalité déjà là. Le messianisme fait « surgir miraculeusement dans l’avenir » « la réalité inhérente à toute histoire politique ». Ce qui se nomme ici « l’avenir messianique » ne représente plus ce futur lointain, éloigné du présent par anticipation, mais bel et bien cette réalité latente de l’histoire, ce déjà là historique de l’humanité, caché ou crypté. En deçà du passé, au-delà du futur, à l’écart de tout présent sensible, l’avenir messianique est un surgissement miraculeux, une rupture imprévisible, qui déjoue les lois de la nature, de la perception, de « l’imagination politique » aussi, de toute utopie, mais une rupture surtout qui révèle, ou réalise sur le plan politique, ce qui aura toujours déjà été là comme la « fin des temps ». En d’autres termes, l’avenir, c’est la fin des temps, c’est la réalité historique d’une fin déjà là, inhérente à toute histoire politique de l’humanité.
La fin des temps
241 – Ce qui distingue la philosophie de la religion, la théorie des Idées et la religion de la raison, religion morale ou éthique, ce qui oppose par conséquent Platon et Kant, c’est la question du messianisme. Un messianisme, écrit Cohen, qu’il faut penser « comme substitut de l’eschatologie [16] ». L’éthique est un messianisme, qui pose la question de la fin des temps, sans postuler une fin du monde. En effet, cette fin n’est pas la fin du monde, mais la fin d’un monde, qui ouvre l’ère d’un renouvellement. C’est la fin des souffrances, des injustices, voire de l’exil. Et en ce sens, cette fin représente l’avènement de la Paix, une paix perpétuelle, dont Kant dira qu’elle est le but de l’éthique. L’établissement des lois morales universelles de la raison peut donc se définir comme une pensée du messianisme. Selon Cohen, le Traité sur la paix perpétuelle de Kant, même s’il n’en parle pas directement, constitue lui-même un véritable traité du messianisme : « Quiconque croit en la paix perpétuelle doit croire au Messie, non pas en un Messie qui serait déjà venu mais bien en un Messie qui doit venir et qui viendra. Le Messie est le “serviteur de Dieu” (Eved Ha-Shém) (Isaïe, 42,1). Le Messie est le témoin le plus univoque en faveur du Dieu des prophètes et du Dieu d’Israël. Il a clairement établi que la fin de l’homme était la paix au sein de l’humanité. “Paix” proclament les prophètes, eux qui appellent leur Dieu le “créateur de la paix” (Isaïe, 45, 7) [17]. ».
25L’éthique de Kant est un messianisme idéal, qui conçoit la fin des temps comme l’avènement d’une paix perpétuelle. Or, on l’a vu, dans la tradition biblique, « la fin des temps » signifie le « Jour du Seigneur ». C’est une révélation, un avènement qui révèle ce qui est déjà là, mais caché, voilé. Et pour Cohen, si l’éthique de Kant peut se comprendre comme une pensée du messianisme, et si Kant lui-même a pu venir comme un Messie, c’est que la fin des temps se révèle ici justement comme une forme d’idéalisation du temps. La fin des temps, encore une fois, ne doit pas se penser comme la fin du monde, selon une traduction commune mais équivoque de l’acharit himim en eschatou kronôn (temporum finem). La fin ici représente à nouveau une conscience interne du temps, son « idéalisation le plus pure », son déplacement en concept, ou, ce qui revient au même, sa transformation en avenir. La fin des temps, pour Cohen, constitue donc « la pure idée du temps », comme « temps de l’avenir ». D’où l’idée d’un messianisme éthique comme religion de la raison. Mais de là surtout la possibilité de concevoir le messianisme comme une rupture temporelle qui fait surgir la réalité inhérente de l’histoire. En se purifiant, en devenant son propre concept, le temps de l’avenir « devient la réalité de l’histoire ». Une réalité déjà là, mais voilée sous différentes situations politiques d’exil, formes de vie, modes de pensée, comme la guerre, la souffrance ou l’injustice.
26Cette « réalité inhérente » à toute histoire politique, aliénée par les lois nationales d’un État, ne pouvant se révéler dans sa pureté, son idéalité, ou l’idée du genre humain, soumet les peuples aux guerres, aux souffrances, et toute l’humanité au règne de l’injustice. Selon Cohen, la justice ne peut venir que de l’Idée, ou l’idéalisation du temps comme avenir de l’humanité. « L’idée messianique, c’est l’espoir que l’on place en l’avenir de l’humanité.
27Bien avant l’exil les prophètes prédisaient un “tel jour” qu’ils considéraient comme très proche car il signifie avant tout le jour de la punition et de la déchéance. Ce jour n’est, littéralement, “la fin des jours” qu’après la survenue de la punition, y compris celle de ceux qui en furent les instruments, à savoir les Babyloniens et les Assyriens. La fin (Acharit) devient l’équivalent d’espoir et de récompense. La fin des jours, le futur de l’humanité, voilà le résultat de la vie des peuples, voilà l’époque du Messie. La fin ne se situe pas dans ce qui est proche ni dans le très lointain, c’est l’objectif de l’histoire universelle. C’est l’idée de l’histoire ou l’idée de l’ordre éthique universel [18]. »
28L’éthique est un messianisme, « comme substitut de l’eschatologie. » La fin des temps, la fin des jours, représente non seulement la fin des souffrances, l’avènement de la justice et de la paix, mais révèle surtout « l’objectif de l’histoire universelle ». Toute l’histoire conduit à cette fin, sans que cette fin s’annonce comme la finalité de l’histoire. Cette fin n’est qu’une idée. Elle détermine l’idée morale universelle d’un avenir infini. « L’idée messianique, c’est l’espoir que l’on place en l’avenir de l’humanité. » Qu’il y ait de l’avenir, que l’avenir reste possible ou toujours à venir, voilà en quoi consiste l’idée du messianisme. Cohen parle d’une « foi en l’avenir [19] », comme idée ou objectif de l’histoire. Or, cette foi révèle non seulement ce qui était déjà là, comme en latence dans l’histoire, mais encore ce qui pourrait ne plus être là de l’histoire, ou ne plus se produire dans l’histoire. On nommera cette foi, le paradoxe politico-historique de la fin des temps. Croire que l’avenir sera toujours possible, c’est croire aussi qu’un jour l’avenir pourra ne plus être possible. En d’autres termes, croire en l’avenir, c’est savoir que l’avenir peut ne plus être à venir, et en ce sens, c’est avoir conscience que l’histoire peut cesser d’être l’histoire de l’humanité.
292 – La souffrance absolue croise ici la conscience absolue. L’injustice, la guerre, la pauvreté, l’exil, le mal en somme, représentent comme une lumière qui permet à l’homme de se penser dans son humanité. Le mal absolu, pour l’homme, c’est de prendre conscience que l’avenir peut ne plus être possible. L’idée messianique d’un avenir infini ne veut pas dire que l’avenir sera toujours possible, mais bien que l’avenir peut lui-même se menacer de ne plus être à venir. Détacher l’avenir de toute forme sensible du présent, le séparer de toute mémoire du passé, c’est ouvrir le temps sur l’horizon d’un mal absolu. C’est faire de la souffrance la conscience intime d’une fin des temps. Dès lors que le temps se purifie, s’idéalise en avenir, ou devient avenir infini, le temps représente cette conscience d’un avenir qui se menace lui-même de ne plus être à venir. Toutes les formes d’injustice et de souffrance constituent autant de situations historiques sans avenir, de réalités politiques sans espoir, dirait Cohen, où l’avenir est devenu lui-même le lieu du pire, le lieu où seul le mal reste encore à venir. En ce sens, la souffrance n’est rien d’autre que cette conscience intime du mal. C’est la conscience absolue que l’avenir lui-même est devenu le pire.
30« Le Messie, lui, écrit Cohen, devient le représentant de la souffrance, et à ce titre son ombre obscure projette la clarté la plus vive sur l’histoire de l’humanité [20]. » Le Messie est lui-même la conscience du souffrant, il représente cet état d’injustice dont souffre l’exilé, sans terre ni avenir. Tout à la fois, il est l’ombre et la lumière des « sans-terre ». Devant l’exil, il représente la terre et le désert. Il est celui qui voit la terre comme un désert déjà là, et le désert comme une terre à venir. Encore une fois, les temps messianiques constituent ici la pure et simple conscience du mal. C’est la conscience que le mal est à venir, que le pire reste à venir, voire que le pire peut devenir l’avenir lui-même, la terre un grand désert, la guerre, une guerre perpétuelle et l’histoire de l’humanité, l’histoire du mal absolu. Les temps messianiques ouvrent l’horizon d’une histoire du mal, qui révèle l’irréductible ambiguïté de l’avenir. La temporalité de l’avenir, pure et idéale, sans présent ni passé, cet avenir sans attente, prévision, ou anticipation, est un horizon ouvert qu’il faut penser désormais entre menace et promesse. Idéalisé, l’avenir représente pour l’histoire en même temps une menace de destruction et une promesse de délivrance.
31Les temps messianiques auront finalement révélé le pire : c’est ce qui menace de ne plus être à venir, qui conditionne la possibilité de toute promesse d’avenir. En d’autres termes, c’est la menace de l’exil, qui conditionne la promesse d’une paix à venir. Et si ce mal est absolu, ou s’il existe un mal absolu, donc si le pire est toujours à venir, voire l’avenir lui-même, cela veut dire qu’il est au-delà de toute opposition du bien et du mal. Il est cette conscience historique d’un temps possible où l’avenir peut ne plus être à venir. Et en ce sens, l’idéalité messianique du temps constitue ce mal absolu devenu conscient de lui-même. Le temps messianique, c’est l’histoire de cette conscience du mal. Le temps, c’est le mal. La conscience intime du temps représente cette lucidité d’un mal devenu la réalité inhérente de toute histoire du genre humain. Au-delà du bien et du mal, les temps messianiques confrontent le destin de l’histoire, de la raison dans l’histoire ou l’histoire de l’humanité, à l’horizon du pire, d’un mal absolu devenu réalité. Une confrontation ouverte, infinie elle aussi, irréductible, ou l’histoire se révèle tout à la fois, en même temps, dans sa menace et sa promesse. Une confrontation qui ouvre l’histoire du dedans, pour une nouvelle conception de l’avenir, de la justice et de la paix.
Notes
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[1]
H. Cohen, Religion de la raison. Tirée des sources du judaïsme. Trad. de l’allemand par M. de Launay et A. Lagny, Paris, PUF, 1994, p. 341.
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[2]
Idem., p. 338.
-
[3]
Idem., p. 338.
-
[4]
Idem., p. 355.
-
[5]
Idem., p. 356.
-
[6]
Idem., p. 357.
-
[7]
Idem., p. 357.
-
[8]
Idem., p. 338-339.
-
[9]
Idem., p. 339-340.
-
[10]
Idem., p. 350-351. Cf. M. de Launay, « Philosophie et “Histoire” », in Revue germanique internationale, 6/2007 (Néokantisme et sciences morales), p. 156 sq.
-
[11]
Idem., p. 352-353.
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[12]
H. Cohen, L’éthique du judaïsme. Présentation, traduction de l’allemand et annotation par M-R. Hayoun, Paris, Le Cerf, 1994. p. 613.
-
[13]
H. Cohen, Religion de la raison, op. cit., p. 353.
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[14]
Idem., p. 355.
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[15]
Ibid., p. 409.
-
[16]
Ibid., p. 405.
-
[17]
H. Cohen, L’éthique du judaïsme, op. cit., p. 348-349.
-
[18]
Ibid., p. 82.
-
[19]
Ibid., p. 82.
-
[20]
H. Cohen, Religion de la raison, op. cit., p. 372.