1La dernière fois que j’ai pu te parler au téléphone, Philippe, il y a presque deux mois, tu te trouvais déjà très affaibli.
2Désormais, tu ne répondras plus. Et là où tu es parti, je pense qu’il n’y a rien.
3Depuis quelques jours me revient cet avertissement de Jacques Derrida, dans Parages, dont nous avions jadis discuté : « […] nous réaffirmons notre fidélité à l’ami mort en agissant de telle ou telle façon en mémoire de lui ou en prononçant un discours à sa mémoire. Chaque fois nous savons l’ami à jamais disparu, irrémédiablement absent, anéanti jusqu’à ne pouvoir, lui-même, rien savoir ou recevoir de ce qui a lieu en sa mémoire – et à cette terrifiante lucidité, à la lumière de feu de ce grand jour incinérant où le rien paraît, nous nous tenons dans l’incroyance même, car nous ne croirons jamais ni à la mort ni à l’immortalité ; et à l’incendie de cette lumière terrible nous tenons par fidélité car il serait infidèle de se leurrer encore jusqu’à croire que l’autre vivant en nous est vivant en lui-même. » (« Mnémosyne »).
4Se déplie, alors, une moire de souvenirs qui s’épurent ici. En 1957, tu arrives dans la khâgne bordelaise : tandis que je découvrais Barthes, tu m’apportes Genette. Et notre amitié, depuis lors indéfectible, s’est forgée durant ces années d’études sur des amours communes : l’univers artistique américain, c’est-à-dire : le jazz, le cinéma, le roman, et les maîtres du policier « noir ». Mais aussi, outre Proust et Joyce, les lectures d’époque : Robbe-Grillet, Beckett, Simon, Borges, Broch, Gombrowicz, Les Lettres nouvelles, Blanchot, et les premiers recueils de Bonnefoy. Jusqu’à ce projet commun d’un film sur Hölderlin à Bordeaux ; et puis notre éphémère revue Notes critiques, fondée dans le sillage de Socialisme ou Barbarie, d’où vint la première rencontre avec Jean-François Lyotard, puis le contact avec le groupe situationniste.
5Plus tard, alors que je revenais du Prytanée militaire, nous nous sommes retrouvés à Bordeaux, tous deux agrégés, toi de philosophie, moi de lettres classiques, ayant augmenté notre passion de quelques nouveaux textes : Deguy, Derrida, Deleuze, Laporte ; et du goût de l’opéra.
6Mais tu t’éloignes à Strasbourg et, de là, souvent, à l’étranger. Suivront alors d’intermittentes retrouvailles : tes invitations à Strasbourg : en 1974 pour le colloque sur et avec Roger Laporte, où je fais, en outre, la connaissance de Jean-Luc Nancy, Jacques Derrida, Jacqueline Laporte et Sarah Kofman ; puis lors de la mise en scène avec Michel Deutsch de ton texte : Hölderlin, l’Antigone de Sophocle. Les miennes, à Bordeaux, en librairie – dont la dernière remonte à 2001 ; mais aussi dans mon séminaire du Collège, où, du reste, après m’être présenté à la demande de Jacques Derrida, je suis entré l’année même de ta présidence « par intérim », comme tu disais avec humour.
7Ainsi, entre ces rencontres, s’est établi une sorte d’être-avec à distance, construit peu à peu par nos échanges espacés de lettres ou de brefs mots, plus tard au téléphone aussi, et régulièrement ces récentes années. À partir de quoi, jusqu’à ton dernier temps, tous deux toujours inquiets du Dehors, nous sommes restés d’accord sur maints sujets, y compris la ruine actuelle du politique autour de nous et l’immonde mondial qui va s’amplifiant.
8Je peux te dire maintenant – ce que je n’ai jamais pu faire auparavant aussi simplement, liés que nous étions par une sobriété tacite –, te dire que j’ai toujours admiré cette intelligence aiguë qui fondait l’acribie de tes analyses, la clarté nette de tes définitions et la rigueur des tes évaluations selon la plus sûre vigilance théorique, allégorisées, en quelque sorte, par l’étonnant artefact de ta graphie, lisible jusque dans les courtes dédicaces de tes livres.
9J’aimais, aussi, tes imitations d’amis, rieuses mais exactes, autant que ton affection pour le personnage de Woody Allen avec lequel – je l’ai toujours cru – tu fantasmais quelque secrète ressemblance ; puis la lenteur de ta diction s’occupant de répondre gravement à une question grave, et la tenue de ta cigarette qui semblait pointer l’objet de ta réflexion ; aussi bien que ta façon quasi sommeillante de t’abstraire d’une discussion imbécile ou du pathos élogieux d’un discours te concernant.
10Soit, en fait, cette joie de la pensée qui émanait de toi.
11Mais, surtout, j’ai compris peu à peu combien te hantait le sentiment d’un « c’est trop grand pour moi » devant l’ampleur de la tâche et la haute mesure de la visée. Nommément cette frayeur de l’artiste, qui aura circulé d’Edgar Poe à Malcolm Lowry, deux de tes écrivains élus.
12Si je parviens enfin, aujourd’hui, à te dire : « adieu », c’est que, par le fait de ton retrait – dont je ne retiendrai, désormais, que le sens italien –, j’entre dans la survivance. Survivance d’une époque révolue ; mais aussi par-delà quelques amis dont l’indicible perte nous réunissait encore : Jean-Marie Pontevia, Roland Barthes, Sarah Kofman, Jean-François Lyotard, Gérard Genette, Roger Laporte, et Jacques Derrida. Et toi-même, aujourd’hui. Tous auteurs de livres qui continueront à graviter autour de moi jusqu’à ma fin.
13Je te quitte maintenant, Philippe, pour risquer quelques mots sur le texte de Phrase, ce long poème sans poésie, admirable défi à l’impossible jusque dans sa prosodie musicienne ; pour moi le plus beau de tes livres. Et, donc, parler du « phraseur » qui l’écrit, et te ressemble quelque peu.
14Lequel, vers la fin du parcours des phrases, s’ouvre à une « intelligence nouvelle » – au sens profond que Dante donne à l’expression « intelligenza nova » dans le dernier sonnet de la Vita Nova : celui d’une élévation de sa propre vie, que lui inspire, désormais, l’Amour pour Béatrice morte.
15Ainsi, après l’évocation de la prophétique « malédiction » parentale et de la douleur distillée par celle-ci en sa vie, le phraseur termine de la sorte la phrase XVIII : « Nul caractère ne fait un destin, / toute malédiction est vulnérable. / C’est à la catastrophe d’être nécessaire. » (p. 111).
16Soit une nouvelle compréhension, et invention de sa vie : un renversement. De sorte que l’on peut dire qu’il décide, ici, d’accomplir la catastrophe de la catastrophe prédite.
17Preuve que la pensée peut réduire de beaucoup la peau du chagrin qui enserre l’existant.
18Mais demeurent encore, dans l’éther où vit ce phraseur, tristesse et mélancolie, telles que les éclaire Heidegger : « […] toutes deux, la joie la plus haute et la plus profonde tristesse, sont chacune à sa manière douloureuses. Mais la douleur s’en vient de telle sorte au cœur des mortels que ce cœur reçoit d’elle son poids de gravité. […] Le “cœur” qui correspond à la douleur, le cœur qui reçoit d’elle le ton en se mettant à son unisson, c’est le cœur lourd [die Schwermut : la mélancolie]. La mélancolie peut écraser le cœur ; mais elle peut aussi perdre sa pesanteur et insinuer dans l’âme son “haleine secrète”, lui octroyer la parure qui la vêt dans le précieux rapport au mot et, dans ce vêtement, la met à couvert. » [« Le Mot »].
19Si bien que, dans le théâtre verbal de ces pages, on ne peut s’empêcher d’entendre en ce phraseur l’un des personnages de Robert Walser comme les décrit et les écoute Benjamin : « Ils sortent de la nuit, là où elle est la plus noire, une nuit vénitienne, si l’on veut, à peine éclaircie par les pauvres lampions de l’espoir, avec dans les yeux l’éclat des fêtes, mais égarés et tristes à pleurer. Ce qu’ils pleurent c’est de la prose… » (Robert Walser).
20Voire, tel que Walser lui-même aperçoit l’un deux : « Pierrot surgit, fardé de larmes noires qui perlent sous ses yeux comme des pierres précieuses, dans le clignotement des étoiles d’une brûlante et jubilante mélancolie. » (Nouvelles du jour).
21Il reste alors, que, traversant le danger de ces affects lourds, le phraseur se doit de continuer d’écrire.
22Comme si Mandelstam, en personne, l’avertissait :
24Comme, aussi, Philippe Lacoue-Labarthe lui-même, jadis, avait déjà reconnu cette nécessité : « […] L’essentiel est de ne pas cesser d’écrire. […]. Et par conséquent […] de s’obstiner à s’adresser. […] Je suis prêt à soutenir qu’un texte qui n’est pas une lettre d’amour, ou quelque chose de ce genre, est nul. Efficace et nul. Et je suis prêt à récuser quiconque s’empresserait de rabattre niaisement cette assertion sur de la “morale” ou de l’“éthique” – ou pire encore : du sentiment ou même, on peut tout craindre, la “question de la communication”. Aucun rapport. Et c’est précisément parce que ça n’a aucun rapport qu’il faut écrire, sans arrêt – y passer “son” temps et “sa” vie. ». On lit cela dans un texte ancien nommé « Lettre ».
25J’ajouterai, pour finir : écrire, en conservant la « force spirituelle » dont parlait Baudelaire, mais en respectant l’imprononçable. Pour affronter un tragique inexorable, celui-là même de notre modernité : non seulement que rien (n’) arrive, non plus que la Phrase, mais encore que vienne l’implosion d’un silence qui, réverbérant l’absence de celle-ci, parvienne, cette fois, à faire assez de bruit pour rien.
26Continuer, donc, à écrire obstinément. Et – s’il se peut – comme l’a fait, selon une voix habitée et habitante, proportionnée au rien qui la fonde et l’aura toujours déjà entamée, dans ce livre intitulé Phrase – hapax chu d’un désastre souverain –, Philippe Lacoue-Labarthe, « mon semblable ». Mon frère, que je salue.