« L’affirmation d’une beauté propre aux révolutionnaires pose pas mal de difficultés. [...] L’explication est peut-être celle-ci : brisant les ordres archaïques, une liberté neuve se fraye un chemin à travers les peaux mortes, et les pères et les grands-pères auront du mal à éteindre l’éclat des yeux, le voltage des tempes, l’allégresse du sang dans les veines. »
« [...] par la beauté entendons une insolence rieuse que narguent la misère passée, les systèmes et les hommes responsables de la misère et de la honte, mais insolence rieuse qui s’aperçoit que l’éclatement, hors de la honte, était facile. »
1Rupture sociale ? Malheureusement non ; c’est même de l’inverse qu’il s’agit, c’est l’absence de rupture en général et de rupture dans cette société en particulier qui génère cette forme d’angoisse exaspérée que l’on connaît. Et c’est pourquoi la situation est bien plus grave qu’on veut bien le penser. C’est l’inexistence de toute forme de rupture en dépit d’un alarmisme quasi permanent, alors que, les choses étant ce qu’elles sont, tout de nos sociétés modernes devrait être en état de dislocation, laissant ainsi des passages pour l’air comme pour l’imaginaire.
2Ce qui pose un véritable problème, c’est cette situation d’orage qui n’éclate jamais, de délivrance toujours ajournée de la violence et de l’énergie accumulées. L’issue à cet étouffement, si elle ne se dessine pas dans une alternative radicale et réelle à la nature et aux finalités du pouvoir qui est subi, ne pourra se diriger que vers la misérable satisfaction de la vengeance, vers le triomphe de la masse en tant que telle. C’est-à-dire, pour être plus clair, vers un fascisme latent. L’homogénéisation forcée de ce qui ne peut pas tenir ensemble, de ce qui est fait pour exploser. L’essentiel du malaise, de toute la tension que l’on ressent aujourd’hui à tous les niveaux de la vie collective vient de là : de la cohésion forcée de ce qui est devenu de fait incohérent et antagonique, de l’impossible rupture.
3Rompre dans une société qui déploie autant de moyens pour empêcher toute forme d’écart, d’évasion et par-dessus tout de rupture avec elle-même n’est pas à la portée de tout le monde. Cela se gagne. Car il ne s’agit pas de dissensus relatif aux valeurs, aux règles sociales, aux normes ; il n’y a plus ni règles stables, ni valeurs ni normes dans les sociétés contemporaines dites « développées » c’est-à-dire revues, corrigées et reformatées par les obligations d’extension et d’intensification du système marchand. Quant au monde de la marchandise, qui est devenu le monde de tous, on ne peut rien lui objecter dans le détail, sinon d’être ce qu’il est. Sur l’essentiel, le système économique et sociétal qui régit l’existence humaine dans ce monde n’est pas réformable ni amendable. On ne peut en être que l’ennemi ou l’agent et s’il n’y a pas d’autre choix possible, cela est d’abord dû au fait qu’il est ce qu’il est c’est-à-dire totalitaire plus que n’importe quel autre régime politique ou religieux.
4C’est pourquoi les formes d’opposition radicale que le système marchand génère, celle du fondamentalisme islamique en premier lieu, sont en définitive des formes qui lui ressemblent. S’il s’empresse de les reconnaître comme ses seuls vrais ennemis, c’est aussi parce qu’ils sont les ennemis dans lesquels il se reconnaît le mieux.
5Mais cette reconnaissance en miroir, cette intimité dans le rejet a évidemment des effets retour. Ainsi, l’islamisme, que le monde occidental considère comme son ennemi principal sinon son seul ennemi pour le moment – et qui est finalement ce qui ressemble le plus au totalitarisme marchand en matière de volonté de gouvernement absolu des consciences –, a ressuscité, au sein même des pays phares du capitalisme, la ferveur religieuse et, avec elle, le pouvoir des religieux de toutes confessions. De sorte que c’est maintenant dans les citadelles du capital, là même où il avait fallu prendre quelques distances avec Dieu, que les églises, temples, mosquées et synagogues font retour.
6Ce sont les intégristes musulmans qui font désormais le travail d’enseignement d’une histoire alternative à l’histoire officielle ; ici comme ailleurs on a préféré le retour sanglant et grimaçant du religieux aux discours du matérialisme et à la perspective révolutionnaire. Partout on a aidé le religieux contre la révolution et contre tout espoir de détruire un jour les structures sociales et les formes de pouvoir qui assurent la pérennité de ce système de destruction, d’exploitation et de mort.
7Partout, à commencer par la Palestine où l’OLP socialiste révolutionnaire du Fatah des années 1970 a été transformée en instrument politique des mosquées ; le FPDLP et le FPLP y ont été remplacés, avec l’aide d’Israël, des USA et de l’ensemble des régimes réactionnaires arabes, par le Jihad et le Hamas. Partout maintenant on parle d’obéissance à Dieu, de respect de Dieu, de fidélité à Dieu et l’on n’entend plus nulle part quoi que ce soit qui concerne de près ou de loin les idéaux d’égalité, d’émancipation et de justice. Plus rien non plus à propos de la compréhension, sur un plan social, politique et historique, de la situation où se trouvent non seulement les Palestiniens mais l’ensemble des peuples du Moyen-Orient, le peuple israélien compris. Tout est investi dans l’abrutissement général, la dévotion obéissante et le mysticisme fanatique. Tout est voué à la mise en échec du mode de pensée que requiert un peuple d’hommes libres. L’horizon politique a l’allure d’un champ de ruines où se lit de plus en plus difficilement ce que furent la civilisation, les ambitions, les visions de l’avenir et les espoirs qui la portaient.
8Il faudrait rompre, certes. Mais nous sommes loin de ce geste collectif salvateur. Pour l’instant, le mot rupture sert de slogan au candidat presque unique de la droite politique. Quant à la vraie rupture, philosophique, sociale et politique, la rupture civilisationnelle qui établirait, dans la fausse homogénéité de ce monde, une séparation nette et sans retour possible en arrière, celle qui pourrait créer une distance mentale décisive entre l’état actuel du monde et ceux qui ne sont pas disposés à renoncer à vivre, nul n’y voit plus vraiment son intérêt. Tout est fait en sorte que ce soit le remède qui passe pour le mal, que ce soit le premier pas sur le chemin de la solution qui soit une menace. Alors, c’est sous les traits de la victime que se dessine la figure de l’homme en rupture, pas sous ceux du héros. Jamais on n’a autant entendu parler d’intégration : pour qui veut bien entendre, une telle insistance dit assez clairement ce dont il est question.
9C’est à présent en terme de préjudice que se dit et se vit ce qui fut jadis – il y a à peine trente ans – le plus honorifique des titres de gloire d’une génération et, avec elle, celui d’un mouvement immense, d’un soulèvement mental philosophique, artistique, existentiel et politique. Si bien que, si quelque chose a été réellement rompu, c’est d’abord le sens politique du mot rupture.
10Banlieues, immigration, différences, expressions culturelles, identité et manque d’identité : autant d’escroqueries intellectuelles, de fables aux senteurs sociologiques destinées à donner un contenu à ce qu’il est convenu de nommer le « problème des banlieues »
11Mais il n’y a plus de banlieues, de cités, de ghettos. Ces mots appellent des significations périmées et des images anciennes qui sont destinées à cacher l’essentiel. Ce dont il s’agit, c’est de territoires sans contour, protéiformes et gigantesques qui enserrent ces souvenirs de ville qu’on appelle parfois « centres historiques », lesquels abritent cette petite bourgeoisie aux revenus finalement modestes et aux ambitions pitoyables. Et ces territoires sont jusqu’à dix fois plus importants et plus étendus en population et en superficie que ce dont ils sont censés former la périphérie. Si bien que, ne serait-ce qu’au simple examen d’une carte IGN, le mot banlieue tant employé n’a plus aucun sens. L’objectif de cette mystification, c’est de faire passer pour un fait urbain – et donc de laisser planer l’idée qu’il existe des solutions urbaines et sociales à cela – un scandale moral et politique qui concerne l’humiliation de millions d’êtres humains sans plus aucune prise sur leur vie. La base sur laquelle s’appuie cette mystification, c’est le relevé en termes sociologiques de la manifestation sur le plan urbain d’une situation qui n’est certainement pas d’origine urbaine mais économique, sociale, culturelle et politique – en un mot qui relève de l’état contemporain de la domination d’une petite mais surpuissante population de privilégiés sur le reste de l’humanité. Les banlieues, comme ailleurs les bidonvilles ou les ruines modernes qui forment le centre des grandes villes africaines, ne sont qu’une manifestation urbaine parmi d’autres de la sauvagerie instituée qui règne à l’échelle planétaire.
12Le plus étrange est surtout que tous ou presque se ruent dans cette supercherie, chacun y ajoutant ses certitudes, ses doutes, ses observations ou ses compléments imaginaires personnels. C’est en somme comme si l’effarement du réel vu de trop près était tel que cette mystification, même grotesque, était une véritable providence pour regarder ailleurs, pour s’affairer sur les contours. Sur ce point il n’est guère permis d’en douter : s’il existe un quelconque consensus dans cette société, une réelle homogénéité du corps social, c’est bien dans la volonté de nier l’état de la condition sociale et humaine de ce temps, c’est l’entente générale qui sévit pour poser à l’envers la question de sa désintégration. Mais sans doute ce mensonge puéril, cette pauvre mystification sont-ils la dernière chose solide et architecturée qui demeure en usage dans les décombres du monde. Tout concourt à en attester, il n’est qu’à voir l’obstination hargneuse mise à accréditer ces paravents de la décomposition sociale pour comprendre qu’il y a là un artefact, un noyau d’opposition au réel indispensable à la survie de l’espèce. Cela seul peut expliquer qu’il soit si difficile, même avec toute la patience voulue, de l’entamer. Et c’est tout l’arsenal de concepts qui l’accompagne qui étale avec impudence la pauvreté pourtant efficace de sa mystification : « intégration », « égalité des chances », « rattrapage », « fracture sociale », « scolaire », etc., « politique d’intégration »… Et quoi encore ?
13L’usage du mot banlieue n’est pas innocent. Très exactement, au regard de la situation, il est frauduleux et fait pour abuser. Cela, ne serait-ce que parce qu’il réussit encore à suggérer, contre toute évidence, un monde où l’humanité n’était pas encore une « masse » s’ignorant obstinément comme telle – se déniant à n’importe quel prix comme masse « informe et sans qualité » –, un temps où le peuple semblait exister pour tous et où être pauvre, c’était d’abord être – et être le plus dignement possible – et non pas ne plus être comme c’est le cas aujourd’hui, avec ce que cela comporte de détresse et de disposition au pire des abaissements.
14Il faut démaquiller le réel, lui retirer cette parure de carnaval ; il n’y a plus de banlieues ni de faubourgs avec leurs guinguettes et leurs bistrots louches ; il s’agit de gigantesques dépôts de rebuts humains dont le système ne veut plus ; de gigantesques réservoirs d’espèce humaine qui ne recèlent plus la moindre espérance de profit pour quiconque, sauf pour les marchands de drogue, quelques imams sanguinaires à la recherche de futurs combattants de Dieu et les hypermarchés de chaussures. Il y a de cela seulement trente ans, beaucoup se seraient jetés sur cette masse potentiellement corvéable, laborieuse et exploitable, source possible de richesse grâce à l’activité de ses bras et son absence de fraternité active, d’habitude d’autodéfense. Mais aujourd’hui, c’est une évidence, il n’en est rien ; il n’y a même plus d’exploitation industrielle à escompter ni même à imaginer dans cette masse humaine sans qualité pour l’industrie : la banlieue est un réservoir de résidus du capital. Pas même de déchets du système – cela pourrait laisser supposer que, comme pour les vieux, les accidentés, les chômeurs et les plus de quarante ans en général, ils ont été utiles au moins un quart d’heure dans leur vie. Ce sont des résidus humains qui n’ont jamais servi et ne serviront jamais, des surnuméraires du capital, dévalués par l’automatisation et l’informatisation de la production. Des résidus de forces productives dont on ne sait parler qu’en euphémisant sans scrupule leur scandaleuse situation de vivants excédentaires.
15La question qui hante le libéralisme triomphant c’est : Comment s’en débarrasser ?, mais comme nul n’a pour l’heure l’audace criminelle de la poser, la course aux diversions de toutes sortes reste ouverte. Au compte de celles-ci, est cette idée aux allures charitables de lycées de la deuxième chance ! Deuxième chance qu’il faut entendre comme occasion exceptionnelle d’être utile au moins un temps avant de finir, quoi qu’il advienne, de la même manière que l’on a commencé, et passer du statut de résidu improductif à celui de déchet de la production. Voilà ce qui s’appelle une chance et surtout un « parcours de vie ». Ça consomme, certes, mais au final l’inutilité est malgré tout trop forte.
16Ce qui est sans doute la marque la plus décisive de cet écrasement idéologique, c’est que désormais le peuple ne veut plus être peuple. C’est que ceux qui seraient à même de composer un peuple ont le peuple en horreur. Le rejet de la dimension collective de l’existence est ce qui est le plus collectivement partagé, le peuple est un peuple négatif radical, un anti-peuple et, à ce titre, un garant du pouvoir sans qualité qui le gouverne sans brutalité contre quatre chariots pleins par mois au supermarché, quatre-vingt-seize chaînes de télévision et du numérique plus qu’on ne peut l’utiliser. C’est pourquoi plus aucune politique digne de ce nom n’est possible aujourd’hui. La politique, une politique à hauteur de la situation réelle où est plongée l’espèce humaine ne sera possible que lorsque devenir peuple sera la réaction au gâchis qui est fait de toute existence vécue comme un exploit individuel, lorsque la plupart cesseront de se penser comme étant « le pouvoir ».
17Lorsque nul n’éprouve plus le besoin de juger par soi-même des fondements de toutes les formes d’autorité subies ou rencontrées, lorsque la vigilance de l’esprit a cessé à l’égard de toute forme de pouvoir pour laisser la place à une estime sans examen et une obéissance sans condition, là commence la disposition à vivre, à penser et à se comporter comme un valet. Là aussi, par conséquent, commence la recherche éperdue d’un maître. Et cette condition est celle de presque tous aujourd’hui. Ce qui est le plus affligeant dans tout cela, c’est cette forme d’éloge sournois des révoltes qui se fait entendre dans les sempiternels discours sur l’état d’urgence des banlieues qui nous assaillent depuis peu sans le moindre répit. Ces discours d’experts qui couvrent la voix des révoltés en question, le plus souvent pour attribuer d’office à leurs actes des raisons qu’ils ignorent mais qu’ils sont invités à faire leurs, bien qu’elles ne leur ressemblent en rien. Mais, sous la compréhension dudit état d’urgence, on lit sans trop de difficultés l’éloge tacite et vénéneux de l’ignorance. Car, ce qui est d’abord avancé, c’est que si les intéressés avaient quelque chose à dire, ils le diraient clairement et il ne servirait à rien de payer tant d’experts pour le comprendre à leur place ; aussi, c’est toute une sympathie pour les déshérités, les pauvres sans conscience qui se porte vers eux, une sympathie apitoyée mais rassurée sur le fond. Elle est la sympathie naturelle du pouvoir pour l’ignorance, celle-là même qui aura tant servi aux despotismes de tous bords, qui fut le moteur de plusieurs révolutions dans le monde, celle que les démocraties du capitalisme supranational remettent besogneusement en place pour mieux gouverner la libre circulation du pouvoir, des ordres de vente et d’achat, des malversations de toutes sortes et de la pacotille générale qui est devenue l’horizon de vie de tout un chacun. D’un côté le discours politique – dont on devrait s’attendre à ce qu’il réclame un effort de pensée dans un pays où l’école est gratuite et obligatoire – se réduit à une sorte d’imitation pitoyable de langage pour nourrissons, de l’autre l’institution scolaire a oublié que son but n’est pas de former des producteurs à la demande du système mais d’instruire des jeunes gens pour en faire des citoyens capables de juger par eux-mêmes et de choisir en toute conscience leurs représentants politiques. D’un côté comme de l’autre, la mise en place d’une arriération collective nouvelle avance à grands pas. L’école parle de « challenge », de « compétition » de « loi du marché » et s’efforce de traduire les contenus de son enseignement dans le langage débilitant des feuilletons télévisés pour rendre les enfants plus conformes encore à l’idéal républicain de Nike et TF1 ; quant aux politiques, ils parlent, eux, le langage des enfants attardés à des électeurs censés vivre, penser et juger comme les citoyens d’une démocratie.
18Ce que l’on retient du flot ininterrompu de commentaires sur la situation prétendument explosive de la France, c’est que la révolte à coups de pierres ou de cocktails Molotov est l’expression spontanée de ceux qui sont incapables de penser parce que les moyens ne leur en ont pas été donnés. Car ce qu’il faut d’abord démontrer c’est que ces gens sont intellectuellement indigents. Et, du reste, on a tout fait pour ça, en commençant par flatter l’indigence au titre de l’authenticité culturelle de la vie des cités, en en faisant un label commercial, une image de marque. Mais ce que dit aussi ce lamento compassionnel c’est qu’ils sont en fin de compte victimes de quelque chose, c’est-à-dire, au fond, politiquement inoffensifs, plutôt à plaindre, en quelque sorte. Reste pour les défavorisés, victimes, disgraciés, insurgés, à jouer ou ne pas jouer un rôle si clairement proposé.
19Le langage est le lieu où se manifestent le mieux les pouvoirs : ce que dit en sourdine le discours sur l’état d’urgence des banlieues, c’est que la petite bourgeoisie contemporaine, qui domine par le vote et le nombre pour le compte du système qui la nourrit et l’éduque, est capable de comprendre quelque chose. C’est une chose que l’on oublie trop souvent : la petite bourgeoisie gouvernant par procuration a peur d’être ignare, c’est pourquoi elle veut tant se cultiver, être informée, comprendre, écouter. Elle est collectivement, comme à l’échelle individuelle, cet effort majoritaire de docilité pour penser comme il lui semble qu’elle devrait penser étant donné ce qu’elle est. La petite bourgeoisie de ce temps veut surtout ne pas être sur la touche, ne surtout pas être écartée du courant dominant. Surtout pas la rupture : elle voudrait être aimée pour ce qu’elle est et que nul ne rompe jamais le contact avec elle.
20La sympathie qui se porte si volontiers vers le Lumpen-proletariat d’aujourd’hui lui reconnaît d’abord comme mérite sa disposition à se trouver et à aimer un maître. C’est en somme ce qui le rachète, tant cette inclination est la plus précieuse parmi celles que requiert l’organisation du monde qui se met en place. Elle s’exerce d’abord au contact des petits caïds, des marchands de drogues trafiquées, des proxénètes débutants et par la soumission – si possible enthousiaste – à la loi du plus bestial, du plus ignoble et du moins sociable d’entre tous. C’est de cet apprentissage que tous se réjouissent tout en faisant mine de le déplorer. Le jour où les révoltes dans les villes seront armées par la lecture des poètes et la discussion critique des œuvres de philosophie et de sciences politiques, ce jour-là nous pourrons nous réjouir des émeutes à venir. Pour l’heure, l’apprentissage de la soumission aux petits despotes de cages d’escalier n’est que l’école de la future soumission aux managers qui les accueilleront à grand renfort de contrats de première embauche et autres formes de servage à durée déterminée. Et, du reste, ce sont souvent les mêmes qui, en ayant commencé comme vendeurs de drogue, se reclassent en vendeurs de tout autre chose mais toujours selon des mœurs et des méthodes identiques. Passer à la délinquance légale, c’est passer à l’échelon supérieur et plus respectable encore de la filouterie. Ceux-là aussi ont appris l’essentiel.
21Seul le pire est à attendre d’un peuple dont la jeunesse ne se sent pas tenue de se battre pour réhabiliter ses parents réduits à l’état d’épaves humaines après avoir servi de main-d’œuvre sous-payée. Mais il faut dire que la force de leurs exploiteurs est si grande qu’ils ont su réduire la question de leur révoltante dégradation à un problème d’urbanisme et de chômage, et qu’ils ont su aussi dicter à leur progéniture ce qu’il convenait qu’elle pense : que leurs parents sont des épaves, des pauvres sans ambition et des ratés, qu’ils sont sans autorité possible et ne peuvent de toute façon, et étant ce qu’ils sont, prétendre à aucune.
22Voici ce que disait Cleo Silvers, « Panthère noire », et qui résume clairement ce que fut l’attitude politique globale du mouvement : « À un moment donné dans l’histoire, si nos parents ne se défendent pas, quelqu’un doit se lever et se défendre, quelqu’un doit dire : « Nous n’acceptons plus ce type de traitement, nous nous défendrons » et, sans aucun doute, je dirai que c’était une question d’autodéfense, et c’était notre nom : le Parti des Panthères Noires pour l’Autodéfense. »
23Ce qui distingue profondément les soulèvements contemporains dans les banlieues et dans les cités HLM, des mouvements de révolte des exclus de l’après-guerre et plus particulièrement des mouvements insurrectionnels tels que le Black Panthers Party et le Black Power, c’est que le peuple en a disparu, comme en a disparu aussi tout objectif de renversement de l’ordre social qui préside à la misère de ces quartiers et de ceux qui y vivent.
24Le peuple ne figure plus nulle part ; ni comme destination, condition et origine de l’action, ni même comme référence ou force d’inspiration. Ces jeunes gens ne pensent, ne veulent, ne luttent – quand ils luttent, c’est-à-dire sporadiquement et comme à la parade – qu’à échelle individuelle. Le collectif, comme condition première de la pensée et comme objet de la pensée, est absolument absent. On croit penser seul quand il arrive que l’on pense. Ces combattants d’on ne sait quoi n’ont aucune espèce d’avenir sinon celui, pour quelques-uns, de se retrouver sur une liste électorale du PS, des Verts ou de quelque parti satellite. Peut-être se verront-ils confier quelque responsabilité dans une commission locale, régionale ou nationale sur le malaise des banlieues. C’est cela l’horizon politique des luttes. La figure héroïque de combattant contre l’ordre régnant ne s’achète pas comme une panoplie d’aventurier, elle s’acquiert par exposition permanente à la sanction qui attend ce genre d’insoumission active et quelquefois armée – la mort, la prison ou le décervelage. Qu’il faille détruire, pour éviter d’être détruit, ce qui ne se réforme pas et dont on ne peut plus rien attendre ni détourner ou renverser l’usage, est un axiome qui reste en suspens. Cette phrase n’a plus aucun sens pour les révoltés de cette actualité de l’époque marchande que l’on appelle « postmodernisme ». Leur véritable vocation, c’est la reconnaissance de soi. La télé, ou le musée. C’est aussi pourquoi leur visage est si triste à voir, pour ce pâle espoir qui les anime de se faire, à force de grimaces, un visage qui les distingue des autres parodies de personnalité.
25C’est une chose qui semble résister aux maigres facultés restantes d’entendement : on ne peut lutter sans intelligence, sans culture générale, politique et artistique ; sans « se faire » une culture. Surtout sans avoir une compréhension, si sommaire soit-elle, de l’état du monde. Mais il faut dire qu’il est si bien asséné partout, à tous et sur tous les tons, que les interprétations précédentes, particulièrement celles relevant du matérialisme historique, étaient en fait sommaires que, docilement, chacun s’applique à n’en avoir aucune. Pour l’heure, les plus avancés en sont à « contester l’existant » alors que l’urgence, ne serait-ce que pour sauver ce qu’il reste possible de sauver dans la vie de leurs proches et des êtres qu’ils prétendent aimer, c’est de créer le « contre existant ». Et le « contre existant » ce n’est pas de la danse nouvelle, des graffitis d’exhibitionnisme infantile ou les reliefs d’un vocabulaire grotesquement appauvri et enlaidi, c’est que chaque éclat de beauté inattendue soit une fissure dans l’ordre qui organise quotidiennement l’avilissement des hommes et de toute chose et répand en tous lieux l’ennui et la laideur du factice devenu cette sorte d’art pompier de l’époque depuis vingt ans maintenant. Mais les plus habiles préfèrent se faire reconnaître comme artistes sortis du rang, c’est-à-dire rescapés de l’anéantissement humain et psychologique qui leur était pourtant ostensiblement réservé moyennant un pathétique mélange de sabir de HLM et de gestuelle de danse acrobatique sophistiquée baptisée rebelle sans trop de considération pour la portée historique de ce mot et pour ce que la rébellion a pu coûter aux luttes des aînés.
26S’agissant de portée historique, l’urgence pour tous serait plutôt de récupérer sa propre histoire, le sens de l’existence des rejetés sur cette terre. L’urgence vitale est ici, et pas à ces mots d’ordre ridicules de fausse candeur que l’on entend aussi bien pour vendre des jeans faussement usés que pour signaler la dégradation réelle, elle, des conditions dans lesquelles vivent ceux qui les portent.
1) Programmes d’action dits « de survie » du Black Panthers Party de 1967 à 1974.
1967 : création du journal du Black Panthers Party pour l’autodéfense, au départ comme moyen d’information, de contre-enquête et de rétablissement des faits face aux affirmations des tribunaux et de la police.
1968 : programme de petits déjeuners gratuits pour les enfants. Lutte contre la sous-alimentation endémique des enfants de la communauté noire. Jusqu’à 10 000 petits déjeuners par jour à Oakland de 1968 à 1969. Pétitions pour le contrôle des commissariats de police. Mise en place des milices armées de surveillance de la police pour empêcher les exactions qui sont alors monnaie courante. Création de la première école de libération. Destinée à l’enseignement de l’histoire du peuple noir américain, à la réflexion sur ses conditions de vie, son avenir possible, aux enfants et aux adolescents noirs d’Oakland. Campagne d’information et de lutte contre l’usage et la vente de drogues.
1969 : création d’une clinique de soins gratuits, de dépistage et de recherche médicale pour le peuple.
1970 : programme de distribution de vêtements. Bus gratuits pour les visites des familles dans les prisons. Programme d’assistance aux personnes âgées.
1971 : fondation pour la recherche et le dépistage gratuit de la drépanocytose. Les Black Panthers sont parvenus à tester plus de 500 000 membres de la communauté noire américaine ; seule ou presque à être touchée, dans l’indifférence des pouvoirs publics. Programme de coopératives immobilières. Visites médicales gratuites de dépistage de la peste. Programme de maintenance des habitations (prélèvement direct des frais d’entretien sur les loyers), de recherche du plomb dans les canalisations et de leur remplacement.
1972 : distribution gratuite de nourriture auprès des plus nécessiteux. Création d’un centre de développement de l’enfant.
1974 : programme d’ambulances gratuites et de soins d’urgence.
2) Extrait d’une note (désormais d’accès public) envoyée par J. Edgar Hoover, alors président du FBI, à l’ensemble des agents, le 25 mars 1968 ; elle concerne la mise en place de Cointelpro (Counter Intelligence Program, auteur, sinon à l’origine, de la plus grande partie des assassinats politiques des militants noirs). Celui-ci devra « empêcher la coalition de groupes nationalistes noirs […], empêcher la naissance d’un messie qui pourrait unifier et électriser le mouvement nationaliste noir […]. Il faut faire comprendre aux jeunes Noirs modérés que, s’ils succombent à l’enseignement révolutionnaire, ils seront des révolutionnaires morts ».
Une autre note, du même J. E. Hoover, datée du 3 avril de la même année, expose les choses en ces termes : « Ne vaut-il pas mieux être une vedette sportive, un athlète bien payé ou un artiste, un employé ou un ouvrier […] plutôt qu’un Noir qui ne pense qu’à détruire l’establishment et qui, ce faisant, détruit sa propre maison, ne gagnant pour lui et son peuple que la haine et le soupçon des Blancs ? »
28Voilà pour quelles raisons ont été assassinés presque tous les membres et dirigeants des Panthères noires. Du légendaire Black Panthers Party, il ne reste aujourd’hui que l’écho de quelques noms : Huey P. Newton, Bobby Seale, Eldridge Cleaver, Stokely Carmichael, Fred Hampton, George Jackson, Elaine Brown, Charles Hamilton. Ses leaders et fondateurs sont morts, assassinés ou après de longues années de captivité et d’exil. Quelques rares membres survivants et libres parviennent à assurer un minimum de soutien juridique et moral à ceux des leurs qui sont toujours en prison, en général depuis plus de trente ans. Et pour la communauté noire américaine d’aujourd’hui, tout ou presque est à recommencer.
29Mais la possibilité même de ressentir, ici comme ailleurs, la portée d’une telle insurrection contre l’ordre des choses est semble-t-il étouffée, comme si toute chose avait perdu sa réalité. Les Noirs américains ne sont pas ces effigies comiques, ces chefs de gangs ou ces flics intégrés et exemplaires que les jeunes des banlieues françaises et du monde entier voient dans les films et téléfilms qu’on leur sert à longueur de journée. Les Noirs américains sont réels et leur lutte continue malgré les meurtres qui les ont décimés et le harcèlement de ceux qui persévèrent. Ils sont réels, et s’ils le sont, c’est à eux seuls qu’ils le doivent.
30Le premier pas à faire pour ceux qui vivent dans ces réservoirs d’humanité concassée et laminée qui entourent les villes du monde marchand et qui font d’elles ce paysage que l’on connaît d’un monde de décombres, c’est de chercher à savoir ce que cache de si important le mot « réalité humaine » pour que ceux qui ont jeté au dépotoir leur vie et celles de leurs semblables trouvent si agréable, si prometteur et si fascinant de le voir vidé de son sens comme il l’est à présent.