Lignes 2006/2 n° 20

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Article de revue

Entretien sur la collection Textes

Pages 182 à 189

Notes

  • [*]
    Cet entretien a été réalisé en 1979, pour le premier « Cahier » des éditions Flammarion, sorte de supplément hors commerce destiné à présenter les auteurs de la collection Textes, consacré à Bernard Noël (deux seuls autres paraîtront qui le seront à Claude Ollier et Claude Louis-Combet). Nous le reproduisons ici dans l’intention, premièrement de rendre hommage à cette collection exemplaire, deuxièmement, de mesurer comment les problèmes qui se posent aujourd’hui à l’édition de la littérature de création (on disait sans doute à l’époque : d’avant-garde) existaient déjà quoiqu’ils ne fussent pas encore de taille à dissuader un éditeur « important ». Une troisième raison nous a retenu, que les réponses de Bernard Noël font assez vite apparaître : qu’en coûte-t-il à un écrivain de se faire lui-même le passeur des textes des autres écrivains, ses contemporains ?

1Votre figure est d’abord celle de l’écrivain. Comment s’articule l’activité éditoriale par rapport à votre propre travail d’écriture ?

2Mal, c’est d’abord un problème de temps. Le travail purement éditorial pourrait se répartir à peu près favorablement, n’étaient la correspondance, les rendez-vous, bref les rapports humains, que je place au premier plan et qui sont imprévisibles. Je voudrais savoir écouter les propositions, les demandes, je n’y arrive plus. La demande d’écoute ne tient généralement aucun compte de mon travail personnel, et je n’y résiste qu’en disparaissant de temps à autre. Je rencontre des flatteurs, rarement des lecteurs, d’où peut-être que l’articulation entre édition et écriture m’échappe. Malgré moi, je suis en position de force, alors que, écrivant, je ne suis que dans l’incertitude. L’écrivain ne progresse pas dans le pouvoir mais dans le non acquis ; l’éditeur doit sans cesse trancher, comme s’il croyait à son jugement, et il s’ensuit un porte-à-faux considérable. Et qui s’augmente du fait qu’il m’arrive de conserver très longtemps, au désespoir sans doute des auteurs, les manuscrits que j’hésite à refuser. Les auteurs s’imaginent qu’on les refuse sans les lire : on les refuse, au contraire, bien qu’on les ait lus, nuance qui, tout de même, change complètement le rapport. Reste le problème des lettres de refus : elles sont généralement mal motivées, car, une fois encore, il faudrait trop de temps pour rendre vraiment compte d’une lecture… Autant avouer pour finir ma mauvaise conscience.

3Une maison d’édition fonctionne sur différents registres de production : littérature, sciences humaines, best-sellers, etc., qui se réclament tous du même nom, en l’occurrence celui de l’éditeur. En quoi une collection – puisqu’elle ajoute son nom à celui de l’éditeur – se démarque-t-elle de la maison d’édition qui la porte ? Quel type de rapport, en d’autres termes, entretient-elle avec l’éditeur lui-même ?

4Se démarquer ? Non. J’ai toujours pensé que Delly faisait tout aussi indispensablement partie de la masse littéraire de son époque qu’André Malraux, par exemple. Je ne crois pas qu’une collection comme Textes ait à se démarquer de ce qui lui permet d’exister. Son rôle est plutôt d’accentuer la tendance qu’elle représente à l’intérieur de la production de son éditeur. Il n’y a pas de domaines préservés, ou bien on aboutit à des ghettos littéraires, qui n’ont rien à offrir que leur propre suffisance. Je ne crois pas à l’alibi de la qualité quand il s’agit de défendre un privilège : la « qualité » n’est pas ce qui tente de s’approprier exclusivement la valeur.

5Il y a dans la notion de collection l’idée de « réunion ». Donc de collectivité et, à la limite, de groupe littéraire. Qui cherchez-vous à grouper, et est-ce bien là pour vous – le rassemblement – l’idée force d’une collection ?

6Je vise moins, pour l’instant, à grouper qu’à ne pas séparer. J’aimerais que des tendances diverses s’expriment dans Textes afin qu’elles trouvent un élan dans la contradiction plutôt que dans l’accord. Autrement dit, si le rassemblement est l’idée force d’une collection, je ne voudrais pas qu’il repose sur l’exclusion. Dans ces conditions, et en l’absence d’un parti pris littéraire, il m’est difficile de situer Textes. J’ai sans doute tendance à retenir des manuscrits marqués par une certaine urgence… C’est une notion vague. Textes aboutira peut-être à former un groupe ; il ne dépend pas de cette formation et, je l’espère, n’en dépendra jamais.

7Vous avez pris la direction de la collection Textes il y a maintenant un peu plus d’un an. Est-ce que, à présent, à la lumière des treize textes que vous avez publiés, peut se voir l’unité de cette production ? Car, entre Claude Faraggi et Jean-Claude Montel par exemple, ou le Dossier Argentine et le Journal d’une femme soumise, les ponts ne sont pas forcément faciles à jeter.

8Reprenant ce que je viens de dire, j’insisterai sur le désir de ne pas séparer. Si je suis contre les ghettos élitaires, je suis également contre les spécialités. La littérature est depuis toujours le champ dans lequel toutes les activités humaines se croisent. Intensifier ce croisement me paraît un assez bon programme. D’où la parution, dans Textes, de livres qui, dit-on, gâchent son profil littéraire… J’ai parlé tout à l’heure d’urgence, n’est-ce pas ce qui rapproche le Dossier Argentine et le Journal d’une femme soumise ? J’ignore si les treize livres publiés à ce jour témoignent d’une unité, je préfère qu’ils témoignent d’une « ouverture » qui fait jouer, les unes par rapport aux autres, les photos de Denis Roche et la prose imagée de Faraggi ; la politique directe du Dossier et la politique-fiction de Coster ou de Pépin ; la parole trouée de Sojcher et le texte qui s’autodévore de Coulange ; le récit piège de Claude Delmas et la voix entrecoupée de Montel… Sur treize titres, il y a trois premiers livres, un document inédit, des œuvres complètes que personne ne se pressait de rassembler… Il manque trop de pièces encore pour que le puzzle fasse figure, mais quelques traits marquants sont indiqués, je pense, et le seront bien davantage avec la publication, en septembre, de Marinus et Marina, le grand roman de Claude Louis-Combet.

9On appelle communément les collections littéraires : « collections de recherche ». Quel sens attribuez-vous à ce terme ? Et quel rapport entretient-il avec les notions de « modernité » ou même « d’avant-garde » ?

10J’ai déjà dit ailleurs que la recherche est le contraire de l’utile, de l’utilitaire. Il y a quelque chose de ludique dans toute recherche, et qui suppose le droit à l’errance et à l’erreur. Si les collections littéraires sont généralement qualifiées de collections de recherche, c’est probablement parce qu’elles ne paient pas, et qu’il leur faut bien un alibi dans notre économie libérale… La recherche littéraire devrait avoir le même statut que la recherche scientifique. Si elle avait ce statut (dont le confort la tuerait peut-être), les auteurs auraient moins tendance à se rassurer avec des notions du genre « modernité » et « avant-garde ». Faute de toucher un public correspondant à ses ambitions, l’auteur de recherche se rassure en s’autodéclarant le seul détenteur de la vérité littéraire, tout comme l’auteur refusé se rassure en déclarant qu’on n’a pas lu son manuscrit…

11Comment vivez-vous – et comme écrivain d’accès difficile et comme directeur de collection de recherche – votre relation au public ? Ou, posant les choses autrement, est-ce que l’idée d’un large public est compatible avec la vocation d’une collection dite de recherche ?

12Ce qui m’est insupportable dans la condition faite à l’écrivain par notre société, c’est la compétition que le marché tente de faire régner entre chacun. Cette compétition est d’autant plus absurde que chaque écrivain écrit quelque chose qui est irremplaçable. Il faut savoir pourquoi l’on écrit : pour le vedettariat ou pour le plaisir de la recherche… Je ne connais rien de plus lamentable que ces écrivains difficiles qui, non contents de l’approbation de leurs pairs, voudraient encore défrayer la chronique… La mévente n’est pas plus un critère de qualité que la vente n’en est un du contraire ; toutefois, je ne pense pas qu’une collection de recherche puisse atteindre un vaste public, sauf avec le temps, et seulement à travers l’un ou l’autre de ses auteurs. Le marché, avec les prix, la publicité, n’est pas fait pour faciliter la recherche, mais pour s’en servir de temps à autre. Quant à ma propre relation avec le public, tant pis si l’on ne me croit pas, je n’ai jamais souffert du moindre manque, peut-être n’en avais-je pas le temps. La correspondance et les manuscrits m’infligent tantôt un sentiment d’impuissance, tantôt d’agression, d’où ce rêve : avoir un succès anonyme afin de jouir du spectacle dans mon propre dos d’écrivain.

13Est-il important pour vous que les titres de la collection Textes se vendent et pourquoi ? À qui cela profite-t-il ? À l’éditeur, à vous, ou aux auteurs ? Ou bien acceptez-vous d’emblée de travailler, économiquement parlant, à perte et de n’être pour l’éditeur qu’un profit culturel ?

14Aucun critère commercial ne détermine mon choix, seulement, parmi les titres que je publie, il en est quelques-uns qui peuvent se vendre. J’essaie de faire en sorte que cette possibilité contrebalance éventuellement la publication de livres difficiles. Ce n’est pas économiquement parlant qu’il est important que certains Textes se vendent, c’est – comment dire ? – vitalement… Les pertes commerciales d’une collection comme Textes me paraissent moins importantes en tant que pertes pour l’éditeur que pertes pour les auteurs. Imprimer des livres pour les envoyer dans des entrepôts puis au pilon n’est pas très satisfaisant. Si un livre de la collection rencontre 3000 ou 4000 lecteurs, je suis sûr qu’il attire l’attention sur d’autres livres de la collection, et qu’un mouvement s’ensuit. En multipliant les croisements : fiction, art, poésie, politique, j’espère multiplier l’attention. Cela dit, les lecteurs éventuels d’une collection de recherche ne sont pas de nombreux milliers ; quant au « profit culturel », j’espère qu’il n’est pas à sens unique et que les lecteurs en ont leur part.

15Comment, concrètement, se passe votre travail de recherche. Passe-t-il effectivement par la lecture ou cherchez-vous plutôt à attirer vers Textes des écrivains dispersés çà et là ?

16Mon travail passe, de toute façon, par la lecture, celle des manuscrits, mais celle aussi des livres publiés et des revues. Toute décision de publier croise différentes données qui mettent en jeu, non seulement les qualités du texte choisi, mais l’espèce de contexte formé par le lecteur et les livres déjà parus. Je veux dire qu’il n’y a pas de relation pure entre le lecteur et le manuscrit : chacun appartient à un ensemble, et le mutuel dérangement qui s’ensuit fait sans doute la rencontre et la décision. J’aimerais pouvoir dire que ce dérangement est un critère, mais non…

17Peut-on parler de « pouvoir » à propos d’un directeur de collection ? Et celui-ci fausse-t-il vos relations avec les auteurs que vous publiez ?

18Sans doute, puisque j’ai le pouvoir de dire oui ou non et que ce oui ou ce non peuvent être perçus par celui auquel ils s’adressent comme un pouvoir absolu. Je suis persuadé que tout pouvoir est injuste… Vous voyez l’ambiguïté. Quant à mes relations avec les auteurs que je publie, j’aimerais penser qu’elles sont amicales, et que l’amitié, n’étant pas complaisante, est critique…

19Post scriptum (avril 2006) : Je relis cet entretien dans l’étonnement d’être toujours d’accord avec ce qu’il dit du pouvoir, du commerce, de la qualité, du choix ou de la volonté de ne rien séparer. Éditer voulait être un acte semblable à écrire dans la mesure où écrire rassemble tous les chemins de la pensée, au lieu de les vouer à se spécialiser. La dissemblance entre les deux actes vient de ce qu’écrire exige la solitude quand éditer réclame tout le contraire. Cette contradiction ne se résout pas. C’est pourquoi j’admire l’obstination de « Lignes » à s’y maintenir.


Date de mise en ligne : 24/03/2014

https://doi.org/10.3917/lignes.020.0182

Notes

  • [*]
    Cet entretien a été réalisé en 1979, pour le premier « Cahier » des éditions Flammarion, sorte de supplément hors commerce destiné à présenter les auteurs de la collection Textes, consacré à Bernard Noël (deux seuls autres paraîtront qui le seront à Claude Ollier et Claude Louis-Combet). Nous le reproduisons ici dans l’intention, premièrement de rendre hommage à cette collection exemplaire, deuxièmement, de mesurer comment les problèmes qui se posent aujourd’hui à l’édition de la littérature de création (on disait sans doute à l’époque : d’avant-garde) existaient déjà quoiqu’ils ne fussent pas encore de taille à dissuader un éditeur « important ». Une troisième raison nous a retenu, que les réponses de Bernard Noël font assez vite apparaître : qu’en coûte-t-il à un écrivain de se faire lui-même le passeur des textes des autres écrivains, ses contemporains ?

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