Lignes 2004/3 n° 15

Couverture de LIGNES1_015

Article de revue

« Ils ont habitué les ouvriers à avoir la trouille »

Pages 119 à 133

Notes

  • [1]
    Z. Bauman, « Pouvoir et insécurité. Une généalogie de la “peur officielle” », in Esprit, novembre 2003, p. 39-48.
  • [2]
    Les prénoms, de même que le nom de l’usine, ont été modifiés pour préserver l’anonymat des interviewés.
  • [3]
    Terme utilisé par S. Beaud et M. Pialloux, Retour sur la condition ouvrière, Paris, Fayard, 1999.
  • [4]
    L’entretien a été réalisé par Hélène Carteron et moi-même.
  • [5]
    Précisons que presque tous les interviewés qui passent le plus clair de leurs nuits dans l’usine confirment les dires de Mélanie.
  • [6]
    Voir S. Beaud et M. Pialloux, Retour sur la question ouvrière, op. cit.
  • [7]
    Voir l’entretien avec Bertrand. Il s’agit de la diminution de la matière première suite à la baisse de commandes et donc de la production.
  • [8]
    L’entretien a été réalisé par Nathalie Ferré et moi-même.
  • [9]
    Notons que Bertrand et ses collègues parlent rarement de la peur à la première personne.
    L’expérience syndicale leur permet une certaine prise de distance, d’autres diront qu’elle impose une censure de la souffrance, un refoulement de la peur.
  • [10]
    Z. Bauman, « Pouvoir et insécurité. Une généalogie de la “peur officielle” », op.cit., p. 46.
  • [11]
    Sa mère, secrétaire, a tu pendant un an le fait que sa fille travaillait en usine.

1La vulnérabilité et l’incertitude humaines sont les fondements de tout pouvoir politique, nous dit Zygmunt Bauman. Les États contemporains se démettent progressivement de leurs fonctions protectrices dans le champ socio-économique et laissent libre cours à l’insécurité produite par le marché. Il leur faut donc chercher d’autres ressorts de vulnérabilité et d’incertitude sur lesquels ils puissent agir et, par là même, asseoir leur légitimité. Ils semblent les avoir trouvés sous la forme de l’insécurité personnelle, qui touche au corps et aux biens. Celle-ci, « dont on espère qu’elle va restaurer le monopole de rédemption perdu par l’État doit être artificiellement gonflée, ou au moins fortement dramatisée pour inspirer une “peur officielle” suffisante et, dans le même temps, éclipser et reléguer à la seconde position l’insécurité générée par l’économie, à propos de laquelle l’administration de l’État ne peut ni ne souhaite rien faire[1] ».

2Or, si tel est le fin mot du mouvement historique actuel, si tel est l’horizon que nous promet la phase contemporaine du capitalisme, il n’en reste pas moins que la force qui meut ce processus n’est pas au bout de ses peines. La vulnérabilité engendrée par l’insécurité sociale n’est pas encore passée dans la pénombre de celle liée à l’insécurité du corps et des biens. À l’intérieur de l’usine, alors que l’autorité patronale a perdu de sa superbe, que la domination n’a plus de visage ni de voix et que ses agents-managers sont devenus interchangeables et se défaussent les uns sur les autres, la peur bat son plein.

3Doret [2], entreprise agroalimentaire presque centenaire, située à X, petite ville de Franche-Comté, fut longtemps une usine familiale, de ces usines qui se transmettent de père en fils et dont la marque se confond avec le patronyme du fondateur. Après la Deuxième Guerre mondiale, le groupe transfère son siège social à Paris, se diversifie et s’implante dans d’autres villes françaises. La maison mère n’est aujourd’hui qu’une unité de production parmi 25 autres à travers l’Europe et le Moyen-Orient. Elle reste le premier employeur privé de la ville. Il y a quelques années encore, la gestion familiale donnait aux ouvriers de X le sentiment qu’ils étaient un tant soit peu à l’abri des mauvais coups. Or, ces dernières années, la production destinée au marché national a diminué comme peau de chagrin et la menace des délocalisations vers les pays où la main-d’œuvre est peu coûteuse s’est faite omniprésente. Les ouvriers craignent de connaître le sort des salariés d’autres usines du groupe qui licencient, voire ferment. Le sentiment d’impuissance qu’ils expriment est d’autant plus fort qu’ils ont appris à leur corps défendant que les luttes locales, aussi combatives soient-elles, restent d’une portée limitée. Les syndicats qui continuent de résister aux offensives patronales ont du mal à convaincre face à une « communication » managériale qui dépeint la direction de l’entreprise sous les traits d’un capitaine de navire, toujours sur la brèche, aux prises avec des concurrents présents et futurs, dont le naufrage entraînerait la ruine de tous. Les ouvriers n’auraient donc qu’une seule planche de salut : se solidariser avec « leur » entreprise, s’accrocher coûte que coûte au bateau. Et bien qu’ils sachent par expérience que le capitaine n’hésitera pas à les jeter par-dessus bord, demeure toujours l’espoir de bénéficier d’une chance inattendue, de ne pas figurer sur la liste noire des surnuméraires.

4Alors que la courbe du chômage grimpe, que le recours à l’intérim et au CDD devient la norme de recrutement des jeunes salariés et que la transformation des ouvriers en « variable d’ajustement [3] » dans l’organisation du travail se présente désormais comme un processus abouti, envisager sa situation d’ouvrier chez Doret comme provisoire est diversement vécu par les salariés de l’entreprise. Si un vent de peur souffle sur l’usine, la peur est inégalement distribuée, comme en témoignent les paroles de Mélanie et Bertrand, deux travailleurs de nuit, que nous avons interviewés.

5Nous avons rencontré Mélanie [4] en 2003, au local de la CGT. Âgée de 26 ans, elle est titulaire d’un BTS « force de vente » qu’elle a préparé en alternance. Embauchée au terme de ses études dans une agence immobilière, elle en a démissionné un an plus tard, pour partir à La Réunion en tant que fille au pair pour six mois. À son retour en métropole, elle nourrit le projet d’y retourner et de s’y installer. Il lui faut donc se constituer rapidement un petit pécule. La période est celle de l’embellie de la fin des années 1990 et du début des années 2000, alors qu’une vague de création d’emplois interrompt provisoirement les longues périodes de chômage. Après avoir prospecté le marché du travail local, elle entre chez Doret qui offre les salaires les plus élevés. L’usine recrute alors plusieurs intérimaires dont une partie sera embauchée. Mélanie débute donc en tant qu’intérimaire, comme travailleuse postée en 2 x 8 : les semaines de travail de 5 heures à 13 heures et celles de 13 heures à 21 heures se succèdent. Puis, en mai 2000, la direction lance un nouveau produit et monte une nouvelle équipe de nuit. Elle se porte volontaire et se met à travailler de nuit, de 21 heures à 5 heures du matin. Un an plus tard, elle obtient un CDI. En mars 2003, une baisse d’activité entraîne le retour au travail de jour de plusieurs jeunes ouvriers dont Mélanie. Le lendemain de sa première journée de travail posté, elle se rend à l’ANPE, à la recherche d’un emploi qui correspondrait à sa formation.

6La démarche de Mélanie est propre à plusieurs jeunes aujourd’hui qui entrent à l’usine sans entrer dans une profession, qui travaillent sans embrasser l’état d’ouvrier. Ils sont de passage ; du moins pensent-ils n’être que des passants. Qu’ils soient qualifiés ou pas, que leur statut soit temporaire ou stable, ils envisagent leur situation d’ouvrier comme provisoire. Ils saisissent la chance qui leur est « donnée » au moment de la reprise après et avant crises, travaillent durement et se constituent un petit pécule, avec l’espoir de réaliser des projets échafaudés auparavant. Le travail de nuit s’y prête tout particulièrement : il est en effet bien mieux rémunéré (50 % de plus).

7Le jugement que porte Mélanie sur la « carrière ouvrière » est sans appel. Dans son atelier, la moyenne d’âge est de 25 ans – hommes et femmes, travailleurs de nuit presque tous embauchés en même temps. Or, « aucun d’entre eux n’était arrivé chez Doret en disant, “je vais faire carrière ici”, dit-elle. C’était… un tremplin ». Après avoir renoncé à l’idée de s’établir à La Réunion, Mélanie retrouve son projet initial : devenir agent immobilier. Elle avait l’intention de rester quatre ans chez Doret, en travail de nuit, et d’amasser un peu d’argent pour pouvoir faire face, le moment venu, aux aléas du métier de commercial, dont le salaire de base est fort peu élevé. Pour nous faire comprendre que son état d’esprit et sa manière d’agir sont partagés par plusieurs ouvriers de sa génération, elle passe en revue ses collègues :

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« Prenez Élise, elle a raté son concours à l’école d’infirmières, elle est arrivé chez Doret en se disant, je vais travailler de nuit, comme ça, la journée, je pourrais réviser mes cours et puis repasser le concours. Et puis, bon, de fil en aiguille, l’argent… elle a acheté une maison et puis… elle reste chez Doret… mais toujours avec l’idée à un moment ou à un autre de repartir dans son projet… Marine, une autre amie, pareil, elle était partie sur un projet de se mettre à son compte dans la couture. Donc elle avait besoin d’une certaine somme, elle s’était donné jusqu’à 2004 aussi pour se créer son budget et puis se lancer après… oui, je crois qu’on est pas mal dans ce cas-là. […] J’ai un collègue qui est resté presque une année chez Doret, et puis qui s’est mis à son compte en montant sa petite société de sablage… »

9Ce sont des jeunes qui n’ont pas connu le plein emploi, et n’ont pas acquis l’expérience des luttes collectives. Ils ne se font pas d’illusions quant à leur avenir chez Doret. Donc, ni grands espoirs, ni désenchantement. Ils caressent des projets de formation qui aboutiraient à un emploi public ou élaborent des plans pour devenir leur propre employeur, bref, tout ce qui les éloignerait de la condition de salarié du secteur privé. Autrement dit, tout ce qui leur permettrait d’avoir une certaine prise si ce n’est une maîtrise sur leur travail, voire sur leur vie.

10Mélanie débute chez Doret comme agent de fabrication. Après une formation « en interne » (« On est deux par machine et un collègue forme l’autre… tout simplement »), elle est devenue « conductrice fin de chaîne ». La nuit, elle conduisait une machine quatre heures d’affilée, le reste du temps était consacré au nettoyage. Les jeunes mutés au travail de jour tournent sur différents postes, font souvent un travail routinier, non qualifié. Le plus pénible pour eux est l’exécution d’une tâche répétitive, comme l’encaissage, où l’ouvrier, assis, prend des boîtes et les pose dans des cartons, toute la journée durant. « On sait, dit-elle, que notre avenir, c’est le travail de jour. Moi, c’est pour ça qu’aujourd’hui, je cherche du travail ailleurs. »

11Lors de l’entretien, Mélanie exprime à maintes reprises sa préférence pour le travail de nuit. Pour l’expliquer, elle met en exergue les revenus relativement élevés, mais aussi ce quelque chose de plus qui rend le travail, comme la vie hors du travail, bien plus agréables quand on est ouvrier de nuit [5]. Mélanie tente de mettre en lumière l’attrait des nuits de travail. Elle se livre d’abord à une critique en règle du travail posté qui accapare le temps et dévore la vie, laissant l’ouvrier en état de fatigue permanent : « Disons que le travail de nuit aurait continué, je pense que je serais restée… C’est l’aspect financier, d’une part, et puis, c’est la qualité de vie. Moi, j’ai pas l’impression de… Enfin, j’ai l’impression de travailler mais tout en ayant du temps libre. Ce que je n’arrive pas du tout à avoir en étant de jour, parce que je me lève à 4 heures du matin, [et] quand je rentre à 13 heures, je n’ai qu’une envie, c’est d’aller me coucher. Résultat : je vais me coucher, je me réveille à 6 heures ; le soir, j’arrive plus à dormir, j’arrive pas à avoir un rythme. [L’autre semaine] je me lève à midi pour aller au travail à 13 heures… Enfin, ce n’était pas du tout mon truc. Alors qu’en travaillant de nuit, je rentre à 5 heures du matin, je me couche ; à 13 heures je suis debout, je vais à la piscine, je monte à cheval, j’ai vraiment l’impression de vivre. Il y a non seulement le côté financier et les projets, mais le côté qualité de vie aussi. »

12Mais, en plus du temps libre qui permet à chacun de vaquer à ses occupations, il y a aussi, dans l’atelier de nuit, cette « ambiance », dont parlent Stéphane Beaud et Michel Pialloux [6]. Ambiance qui crée des liens d’amitié entre ouvriers et se prolonge au-delà des murs de l’usine. Mélanie s’évertue à décrire et à expliquer cette convivialité presque enchanteresse qui adoucit le temps d’un travail qui est très pénible physiquement et n’a rien d’engageant intellectuellement : « Déjà, on est tous volontaires. Donc, je pense que ça crée une ambiance de travail différente. On va tous au travail pour la même chose, mais c’est vrai qu’on a choisi de travailler la nuit. Donc c’est déjà un choix. Donc je pense que c’est ce qui crée une super ambiance dans l’équipe. […] Je ne suis jamais allée au travail – sauf ces derniers temps, de journée – en disant : “Pff… il faut que j’aille au boulot aujourd’hui.” On a à peu près le même âge […] Anne qui a 20 ans, Marine qui a 28 ans, moi, j’ai 26 ans ; on prend Marie, elle a 33 ans, Hélène… Et puis, il y a aussi le fait qu’on est amies en dehors du travail. » Et un petit-déjeuner pris à 5 heures le matin le vendredi entre collègues clôt la semaine de travail : « On se retrouve tous, on déjeune, on mange des croissants… jusqu’à 7 heures… Et puis voilà, c’est différent. Alors que la journée, on travaille, on sort du boulot, on se dépêche de rentrer chez soi. C’est pas du tout la même ambiance. » Mélanie revient parfois au travail de nuit quand on lui permet de remplacer quelqu’un de malade ou en RTT. Or, puisque la fabrication du nouveau produit s’est arrêtée la nuit, elle ne fait que la « sanitation » qui consiste à décrasser les machines 8 heures de suite :

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« Dur ? Si, c’est fatigant… Quand on rentre, au bout de 8 heures, on dort sans problème… Mais plus fatigant que de rester 8 heures la journée assis sur sa chaise devant sa machine ? Pas forcément. Moi, je sais que j’aime bien être debout, j’aime bien bouger, j’aime bien être occupée… Quand on nettoie, on ne voit pas le temps passer, alors que, encore une fois, la journée, assise devant la machine qui tourne… » Cependant, nuance-t-elle, le travail de nettoyage et de conduite de machine n’a rien de passionnant en soi : « Je pense que c’est un moment de la vie, parce qu’on a besoin aussi… de s’épanouir dans son travail. Parce que, quand on sort du travail, on n’a pas l’impression d’avoir appris quelque chose, c’est vrai, quand on a fait ses 8 heures… C’est pour ça que, moi, je pensais que travailler la nuit, c’était un passage… C’était jusqu’à 2004, c’était 4 ans de ma vie, c’était… Mais je ne me voyais pas toute ma vie à l’usine ; ça c’est certain ! Non. »

14Bien qu’éloignée de toute tradition syndicale et politique, Mélanie a fini par adhérer à la CGT. La suppression impromptue de l’équipe de nuit lui a fait comprendre la fragilité de sa condition et de ses projets. Elle explique en effet sa démarche principalement par la recherche d’informations sur les intentions de la direction de l’usine et plus particulièrement celles qui concernent les gens de nuit : « Dans l’équipe de nuit, il n’y avait personne de syndiqué en fait… On était toujours les derniers informés, parce que la journée, Éric (le responsable syndical) passe dans les ateliers. Il arrive que la nuit, il vienne aussi (je dis Éric ou un autre…). Mais c’est vrai que, la nuit, quand on avait des questions, eh bien, il faut faire passer un mot à telle personne pour avoir un renseignement. […] Alors qu’en faisant partie de la CGT, bon, on est aux réunions, on est un peu plus informé. […] Voyez par exemple, quand on a décidé l’arrêt du travail de nuit. Il y a des gens qui l’ont su de but en blanc. Nous on l’a su pas longtemps avant, mais c’est vrai qu’on entendait que les tonnages] [avaient disparu] [7]. »

15Connaître les projets de la direction, anticiper les dangers qui les menacent et, tout particulièrement, prévoir les plans de licenciements qui se préparent, telles sont aujourd’hui les préoccupations majeures des ouvriers : « On a un responsable du personnel… Un ancien banquier, raconte-t-elle. Il y a des gens qui lui font face, il n’y a pas de problème… Mais pour obtenir quelque chose… Non. Parce qu’il a toujours le dernier mot, il n’est jamais au courant, et on lui demande un truc, deux jours après il ne s’en rappelle plus. » L’information quant aux manœuvres qui se trament dans l’usine est la première exigence qu’ils adressent aux syndicats qui cherchent des renseignements, essaient de les déchiffrer et tentent de mettre au jour la logique qui préside aux agissements de la direction.

16Bertrand, 38 ans, fils de militaire et d’infirmière a toujours travaillé de nuit. Il est père de deux enfants dont le plus âgé a 11 ans. Titulaire d’un CAP d’ajusteur, puis d’un bac F1, Bertrand a continué ses études et obtenu un BTS. Une fois son service militaire effectué, il est embauché comme dessinateur industriel dans une entreprise, emploi qui correspond à ses qualifications. Il y travaille en équipe, en 2 x 8, trois ans durant. Mais il ne s’y plaît pas et se met à chercher une autre place. Début 1991, il est embauché comme mécanicien chez Doret, d’abord en 2 x 8, ensuite le week-end au rythme de 12 heures par jour, puis il rejoint les gens de nuit. La maintenance des machines, il l’apprend sur le tas. Son épouse, Jeanne, travaille en 2 x 8 dans une autre usine, jusqu’à la naissance de leur deuxième enfant. Depuis, elle est au foyer, mais souhaite reprendre un emploi bientôt, un emploi de jour aux heures normales. Ils habitent une grande maison avec un beau jardin à la campagne, à 30 km environ de la ville où se trouve l’usine. L’interview avec Bertrand [8], proche de la CGT, est menée à son domicile, en présence de Jeanne et de deux collègues de travail, Robert et Paul, militants du syndicat qui nous l’ont présenté. Jeanne et Paul interviennent de plus en plus dans l’entretien qui devient assez rapidement une conversation entre trois ouvriers.

17En 1995, Bertrand intègre l’équipe de nuit. Si la raison principale de ce choix fut financière, le plaisir pris au travail a, là encore, joué son rôle : « Il y avait moins de chefs, moins de contraintes. » Il y avait une « ambiance ». Or les choses ont changé depuis. Bien qu’il y ait toujours moins d’encadrement la nuit, l’ambiance tourne à l’aigre : « Ça se rapproche de plus en plus d’une ambiance vraiment de 2 x 8, tout le temps en train de bourrer. Surtout dans les ateliers de production, tu connais bien, les ateliers de production comme ça, il faut produire, le reste, on s’en fiche… Ils commencent à ramener des nouveaux chefs de nuit, ils chamboulent tout, ils changent les gens de poste, de place. […]

18Ils expliquent : “Faut la polyvalence.” Des termes simples, mais en définitive c’est pour […] booster les gens. Pour avoir de plus en plus de rentabilité, de toute façon, c’est ça. Automatiquement on était quatre mécanos, il y a un an ; maintenant on n’est plus que trois, parce qu’on baisse de production. […] Des accidents du travail, des déprimes, les gars, ils en ont marre ; tout le temps, le chef braille pour un oui ou pour un non. »

19L’établissement du rythme de travail comme une variable modulable au gré de la demande, et la chasse aux mouvements corporels superfétatoires et donc au temps mort, concourent à la suppression du temps de liberté dont l’aménagement fut, il n’y a pas si longtemps, un élément constitutif de l’apprentissage du métier par le collectif ouvrier, de l’intégration en son sein, voire de la recréation du groupe.

20Jeanne : « Il n’y a plus de solidarité, il n’y a plus rien maintenant […]. Ils ont réussi à mettre tous les ouvriers à dos, c’est affreux. […] En fin de compte, vous êtes des pantins et puis voilà, eux, ils tirent des ficelles, le travail de nuit, de jour, c’est partout pareil maintenant. Vous êtes un numéro, terminé, c’est encore pire qu’avant. Et les gens, ils ont la pression, la pression… »

21Paul : « Les anciens dans le temps… Les anciens, ils pleuraient quand ils quittaient, quand ils partaient. Ils venaient tous les jours devant l’usine, la nostalgie… Aujourd’hui à cinquante ans, vous demandez quand vous partez. »

22Bertrand : « Les mecs, ils préparent tous leur dossier de retraite, les anciens même si vous leur enlevez 2 000 balles par mois, ils partent, ils s’en foutent les mecs, ils n’ont plus de baraque à payer. On s’en va, on se tire de là dedans. À courir partout sur le tapis, les accidents de travail. C’est pour ça qu’ils gueulent, les accidents du travail, ça c’est de leur faute aussi, à mettre la pression tout le temps aux gens. Escabeau, non, on prend une chaise, allez hop, ils tombent, ils se pètent le bras ou ils se foulent la cheville. C’est comme ça que ça arrive. Parce que les gens sont tout le temps sous pression, tout le temps.

23– Ils ont peur de perdre leur boulot ?

24Bertrand : Ils ont peur de perdre leur boulot… Ils ont peur, ils entretiennent aussi [la peur], les patrons, c’est des malins, ils laissent couver, comme ça, les ouvriers disent rien, vissés. »

25Dans ses propos, il y a un va-et-vient entre la description d’un délabrement matériel de l’atelier – détérioration, voire disparition pure et simple d’outils de travail – qui entraîne des accidents et génère donc une dégradation des corps, et le constat d’une déstabilisation morale, d’un affaiblissement des attitudes défensives et d’un effritement du collectif ouvrier. Un scénario se répète. Il se produit de préférence juste avant les vacances, celles d’été ou à la veille des fêtes de fin d’année. Le management annonce que des commandes sont perdues et qu’une diminution de la production est donc inéluctable. Des machines sont transférées vers d’autres sites du groupe. Les ouvriers partent inquiets. Et puis, au retour des vacances, ils découvrent à leur grand étonnement que des tonnes de fromage à transformer les attendent. Ils se mettent au travail rapidement, accélèrent le rythme et se font congratuler par l’ingénieur responsable de la production. Bertrand est convaincu que la direction diffuse des messages insinuant des difficultés économiques pour alimenter la peur dans les ateliers, que la hiérarchie distille sciemment de la désinformation afin d’accroître la vulnérabilité des ouvriers, de les habituer aux coups, de faire en sorte qu’ils vivent une existence dépourvue de tout sens, dans un monde en fuite [9].

26Bertrand : « L’ingénieur, il est venu la semaine dernière ; il nous dit : “Je vous félicite de la réactivité que vous avez eue au niveau de la production” ; moi je l’ai laissé parler. Au bout d’un moment, je lui dis : “[…] Il y a un truc qui me chiffonne ; par exemple, en 2003, à la fin de juillet-août, les vacances 2003, vous nous avez annoncé qu’on avait une perte de tonnage pour l’année 2004, qu’il y aurait une machine qui ne tournerait pas, bon… Alors les gens, ils commencent à avoir la trouille.” Je lui dis : “Juste avant les vacances de Noël, on nous a annoncé des fermetures, des jours chômés ; fermeture semaine 17 ; fermeture semaine 30 ; mais tout ça, c’était fait exprès pour foutre la pression aux gens, ils avaient la trouille”. Et je lui dis : “On rentre de congés ; comme par miracle, Doret a un miracle ; on trouve ces 1 500 tonnes de fromage à faire”. Je dis : “C’est un vrai miracle pour Doret, en définitive” ; ils avaient préparé leur coup depuis longtemps, ils ont habitué les ouvriers à leur foutre la trouille, leur dire : “Y a plus de tonnage.” Ils savaient depuis longtemps que c’était à faire, alors ils se sont dits : on va leur mettre un peu la pression, leur dire qu’il n’y a plus de tonnage, après on leur fera le coup du tonnage qui est revenu. Les gens, ils auraient presque fait des heures sup’ pour travailler […]. Alors il peut dire qu’on a eu de la réactivité… Je lui ai dit : “Dans un an on en reparlera” ; il m’a rien dit, il sait très bien que j’ai raison. En définitive, dans un an, au lieu d’avoir 1 500 tonnes en plus, eh bien on aura 3 000 tonnes en moins… pour nous, c’est la descente… ils vont gratter pour le faire faire au Maroc ou je ne sais pas où. »

27Le carnet de commandes qui se rétrécit, la circulation d’informations contradictoires et l’émission d’ordres opposés en un laps de temps très court, les enlèvements de machines, vécus par les ouvriers comme autant d’agressions perpétrées à leur encontre, le non remplacement du matériel usé, tous ces éléments participent aux stratégies élaborées par des groupes qui décident en catimini de fermer un site. Or ces manœuvres ne sont dévoilées le plus souvent que lors de la cession d’activité, la preuve n’est administrée qu’une fois la bataille perdue :

28Paul : « On a l’exemple d’une usine qui se trouvait en Savoie ; ça a travaillé les week-ends, les nuits ; le syndicat CGT, qui avait l’habitude lorsque le patron leur demandait de travailler pendant une certaine période de nuit ou de week-end, ils avaient l’habitude de faire un référendum, ils demandaient aux salariés s’il fallait qu’ils signent ou pas, pour qu’ils soient d’accord. Et ils ont toujours écouté les salariés en définitive, donc ils ont tout fait, ils ont toujours accepté, ils ont signé un accord de 35 heures et 15 jours après ils leur annonçaient la fermeture de l’usine. Ça démontre bien qu’aujourd’hui on peut accepter le travail, le boulot ; faut travailler parce qu’on en a, demain ils ferment la boutique. »

29Bertrand : « Demain ils arrivent, ils disent : la boutique, elle est fermée, terminé, point à la ligne. »

30À Y., un autre site du groupe, il y a grève. La direction met en rivalité les deux usines. Le syndicat peine à convaincre les salariés qui, eux, se trouvent en concurrence :

31Paul : « C’est pour ça que nous, on s’engueule ; des fois on a du mal à faire passer le message au niveau syndical par rapport aux salariés. Parce qu’en plus de ça, on a un syndicat qui est en face de nous, qui nous met des bâtons dans les roues. Parce que chaque fois qu’il y a un surcroît d’activité… il faut faire du tonnage, du tonnage parce que [Y.] n’arrivait pas à fournir, donc il fallait qu’on les aide à le faire. En définitive on n’a rien fait du tout. Et les productions qu’on a faites, elles n’ont pas été commercialisées, on les ramenait à l’usine d’Y. pour les cellophaner. Et là-bas, quand on dit qu’on est en compétition entre usines, à Y., ils ont estimé qu’on n’avait pas fait de la bonne qualité. »

32Bertrand : « C’est passé à la destruction. »

33Paul : « Leurs tonnages n’ont pas été pris… On est en concurrence aussi entre usines. »

34Bertrand : « Ils ont peur à Y. ; mon frère y a travaillé, il est mécano aussi, ils ont la trouille comme nous, faut pas croire… ils ont la trouille. »

35Paul : « Nous, à la CGT, on dit que l’expérience de Noël… ils nous ont testés, ils nous ont testés pour savoir si on était capables… »

36Bertrand : « Ils nous testent comme ça… »

37Paul : « Quand ils nous disent de travailler, si on accepte de travailler, et puis savoir ce qu’on était capables de faire. Ça a été un test, ça, ils n’avaient pas plus besoin de ça qu’autre chose. »

38Bertrand : « […] De toute façon ils font que ça toute la journée, ils calculent, ils savent très bien… Et puis la manipulation au niveau des gens, c’est incroyable, depuis que je suis rentré, vraiment ils manipulent les gens… Ils essayent, ils lancent des fausses pistes, parce qu’ils sont capables de lancer des fausses informations pour arriver dans l’autre sens. Tout ce qu’ils mettent, tout ce qui est ici par exemple dans les tests, il faut vraiment au mot par mot, il faut vraiment déchiffrer. Juste un mot c’est vraiment… Ça change carrément la signification de ce que ça veut dire. Et là c’est pareil, ils testent tout le temps les gens… »

39Paul : « Il y a toujours quelques personnes qui sont… Même le directeur de toute façon il est dans le coup, parce qu’il balance ça… pas spécialement à un cadre mais à un agent de maîtrise, il sait très bien qu’il va répéter. Tiens, on n’a pas trop de tonnage ici, ça va pas trop bien. Et trois quatre jours après, ça se ressent dans l’usine. C’est fait exprès de toute façon. Ils balancent ça comme ça et les gens, ils bougent pas. […] Il y a des bruits de couloir sur une fermeture d’un jour férié. Avant qu’on arrive au CE, donc il y a des gens qui sont toujours bien informés, et lorsqu’on est au CE le patron lui-même il dit : non, je n’ai pas vu ça. Mais par contre il y a des salariés qui le savent… Parce qu’il est malin le patron, il peut attiser le feu comme ça, et puis d’un seul coup, il arrive au machin : non, non, on tourne ; juste pour dire : non, tout va bien. Quand vous leur posez la question, aux directeurs ou aux ingénieurs, non, tout va bien, il n’y a pas de problème, on a des tonnages. Quand vous posez une question un peu embarrassante, il ne vous répond jamais, il détourne toujours ses réponses. Il ne vous répond jamais directement. »

40Jeanne : « C’est des malins. »

41Bertrand : « C’est des malins de toute façon. »

42Jeanne : « Les gens, c’est ça le problème, c’est qu’ils ont tellement peur, les gens. C’est ça, ils ne sont même plus solidaires, c’est ce que je dis. C’est à manger l’ouvrier pour avoir peur qu’on lui prenne sa place, c’est ça qui a fait du mal. Ils sont arrivés à déstabiliser tous les gens. »

43Si l’incertitude et la vulnérabilité découlent de la loi du marché, leur mobilisation toujours renouvelée constitue le socle du pouvoir du management qui insuffle la peur aux salariés en ébruitant des nouvelles inquiétantes sans fournir des informations précises, les mettant sur le qui-vive. « À une échelle rarement atteinte ailleurs, dit Zygmunt Bauman, Staline pratiqua le pouvoir souverain de l’exemption… Mais il se débrouilla également pour renverser les apparences : c’était le fait d’éviter des coups distribués au hasard qui apparaissait être une exception, un cadeau hors du commun, une manifestation de grâce[10]. »

44L’innovation et l’audace sont aujourd’hui l’apanage des patrons et leur suite, nous dit-on ; le conservatisme et l’immobilisme, le propre des ouvriers qui campent sur leur acquis, se cramponnent à leur petite vie de famille et s’accrochent à leur maison de banlieue. La légèreté, la fluidité et la créativité chez les uns ; la pesanteur, la balourdise et la crainte chez les autres. Cela va sans dire. À entendre Bertrand et ses camarades, cela va bien mieux en le disant. Ainsi, toute « réforme » qui s’augure, toute transformation qui s’annonce, toute invention qui se prépare, sont tenues pour suspectes, perçues comme des pièges dressés contre eux, des ruses supplémentaires de la raison patronale.

45On serait cependant bien avisé de prendre au sérieux le réquisitoire de Bertrand et ses collègues contre ces créatifs qui, après avoir pressuré les salariés et obtenu d’eux toutes les adaptations exigées, et une fois parvenus à dissoudre les relations sociales et à faire fondre les solidarités au sein du groupe ouvrier, tels des pétroliers qui dégazent, déchargeront leur bateau lesté d’ouvriers superflus et traverseront allègrement des océans, puis s’aventureront en d’autres terres où ils trouveront une main-d’œuvre corvéable à merci.

46Née dans un monde où le mot « usine » est devenu obsolète, où « condition ouvrière » rime avec disgrâce [11] et le terme de « classe » renvoie davantage à l’histoire qu’au présent, Mélanie appartiendrait à cette catégorie de jeunes qui envisageraient leur emploi à l’usine comme un petit boulot transitoire, un fait contingent de leur vie qui ne pèserait en rien sur leur trajectoire professionnelle. Cette attitude leur permettrait de parer à l’indignité associée à la condition ouvrière et de s’ajuster, à moindres fais psychiques, à la précarité du marché de l’emploi en la devançant. Tout se passe comme si ces jeunes gens cherchaient à prendre les devants, à anticiper les manœuvres de l’adversaire et à préparer la parade.

47Le provisoire de sa place à l’usine, que Mélanie semble si bien accueillir « en attendant mieux », est, en revanche, déstabilisant pour Bertrand, marié et père de deux enfants en bas âge qui a contracté des dettes pour acquérir une maison et consacré ses journées de toute une année à la construire après les nuits passées à l’usine. Qui plus est, de douze ans son aîné, il est passé par une socialisation ouvrière, s’est rapproché du pôle syndical et souscrit à son raisonnement politique.

48Sommes-nous donc en présence de deux positions qui structurent deux visions du monde opposées ? Pas si sûr. Si l’attitude de distanciation à l’égard de son emploi chez Doret permet à Mélanie, à la fois de devancer le sort avec son cortège d’humiliations, et de continuer à entretenir son espoir de s’investir un jour dans une autre vie professionnelle, cette disposition, aussi paradoxale que cela puisse paraître, ne l’empêche pas de s’impliquer fortement dans son travail, selon ses propres dires et, de surcroît, de s’engager et de s’acquitter scrupuleusement de ses responsabilités syndicales. On sent chez elle une tension entre son inquiétude quant à son maintien comme travailleuse de nuit chez Doret et la confiance avec laquelle elle envisage l’avenir hors de chez Doret exprimée sur un mode presque ludique.

49Or, un an après notre rencontre avec Mélanie nous avons appris qu’elle continue à travailler chez Doret, régulièrement de jour, rarement (en remplacement) de nuit. Ce fait est-il le présage de son installation dans une carrière ouvrière ?

Notes

  • [1]
    Z. Bauman, « Pouvoir et insécurité. Une généalogie de la “peur officielle” », in Esprit, novembre 2003, p. 39-48.
  • [2]
    Les prénoms, de même que le nom de l’usine, ont été modifiés pour préserver l’anonymat des interviewés.
  • [3]
    Terme utilisé par S. Beaud et M. Pialloux, Retour sur la condition ouvrière, Paris, Fayard, 1999.
  • [4]
    L’entretien a été réalisé par Hélène Carteron et moi-même.
  • [5]
    Précisons que presque tous les interviewés qui passent le plus clair de leurs nuits dans l’usine confirment les dires de Mélanie.
  • [6]
    Voir S. Beaud et M. Pialloux, Retour sur la question ouvrière, op. cit.
  • [7]
    Voir l’entretien avec Bertrand. Il s’agit de la diminution de la matière première suite à la baisse de commandes et donc de la production.
  • [8]
    L’entretien a été réalisé par Nathalie Ferré et moi-même.
  • [9]
    Notons que Bertrand et ses collègues parlent rarement de la peur à la première personne.
    L’expérience syndicale leur permet une certaine prise de distance, d’autres diront qu’elle impose une censure de la souffrance, un refoulement de la peur.
  • [10]
    Z. Bauman, « Pouvoir et insécurité. Une généalogie de la “peur officielle” », op.cit., p. 46.
  • [11]
    Sa mère, secrétaire, a tu pendant un an le fait que sa fille travaillait en usine.
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