Lignes 2004/3 n° 15

Couverture de LIGNES1_015

Article de revue

Les attraits métamorphiques des petites peurs

Pages 89 à 108

Notes

  • [1]
    B. Brecht, « Extrait d’un manuel pour habitants des villes », in Poèmes, 1918-1929, Paris, L’Arche, 1965, p. 149.
  • [2]
    W. Benjamin, « Expérience et pauvreté », in Œuvres, t. II, Paris, Gallimard, 2000 p. 368.
  • [3]
    W. Benjamin, ibid., p. 369.
  • [4]
    Je renvoie ici à l’ouvrage de J.-L. Déotte, L’Époque des appareils, à paraître aux Éditions Lignes & Manifeste en novembre 2004.
  • [5]
    S. Freud, Au-delà du principe de plaisir, Paris, Payot, 1968, p. 30.
  • [6]
    Ibid., p. 32.
  • [7]
    Ibid., p. 34.
  • [8]
    Ibid., p. 39.
  • [9]
    M. Surya, Humanimalités (Matériologies, 3), Paris, Léo Scheer, 2004.
  • [10]
    W. Benjamin, « Sur quelques thèmes baudelairiens », in Œuvres, t. III, op. cit., p. 338.
  • [11]
    Ibid., p. 341.
  • [12]
    Benjamin fait référence au « Confiteor de l’Artiste » où Baudelaire écrit : « L’étude du beau est un duel où l’artiste crie de frayeur avant d’être vaincu. », Le Spleen de Paris, in Œuvres complètes, t. I, Paris, Gallimard, La Pléiade, 1975, p. 278.
  • [13]
    W. Benjamin, « Sur quelques thèmes baudelairiens », art. cit., p. 341.
  • [14]
    Ibid., p. 342.
  • [15]
    Ch. Baudelaire, « À Arsène Houssaye », in Le Spleen de Paris, op. cit., p. 275.
  • [16]
    W. Benjamin, « Sur quelques thèmes baudelairiens », art. cit., p. 344.
  • [17]
    Ibid., p. 363.
  • [18]
    Ch. Baudelaire, « Les Foules », in Le Spleen de Paris, op. cit., p. 291.
  • [19]
    Ibid., p. 291.
  • [20]
    Je renvoie ici de nouveau à l’ouvrage de J.-L. Déotte, L’Époque des appareils, op. cit.
  • [21]
    W. Benjamin, « Le téléphone », in Enfance berlinoise, Paris, Maurice Nadeau, 10/18, 1988 p. 23.
  • [22]
    W. Benjamin, « Cachettes », in Enfance berlinoise, op. cit., p. 37.
  • [23]
    S. Freud, L’Inquiétante étrangeté et autres essais, Paris, Gallimard, Folio essais, 1985, p. 215.
  • [24]
    W. Benjamin, « Le Berlin démoniaque », in Lumières pour enfants, émissions pour la jeunesse, Paris, Christian Bourgois, 1988, p. 46.
  • [25]
    G. Deleuze et F. Guattari, Mille plateaux, Paris, Minuit, 1980, p. 291.
  • [26]
    Ibid.
  • [27]
    Deleuze et Guattari reprennent l’expression à H. von Hofmannstahl, dans les Lettres du voyageur à son retour.
  • [28]
    R. Scherer et G. Hocquenghem, « Co-ire », in Recherches, p. 76-82.
  • [29]
    G. Deleuze et F. Guattari, Mille plateaux, op. cit., p. 335.
  • [30]
    W. Benjamin, « Sur quelques thèmes baudelairiens », op. cit., p. 348.
  • [31]
    G. Deleuze et F. Guattari, Mille plateaux, op. cit., p. 334.
  • [32]
    W. Benjamin, Paris, capitale du xixe siècle, in Œuvres, t. III, op. cit., p. 58.
  • [33]
    G. Deleuze et F. Guattari, Mille plateaux, op. cit., p. 48.
  • [34]
    Ibid., p. 49.
  • [35]
    M. Surya, Humanimalités, op. cit., p. 79.

1« Efface tes traces ! » est le refrain d’un poème de Brecht du Manuel pour habitants des villes[1]. Veille à ce qu’en aucun lieu, tu ne sois reconnu, ni par tes amis ni par tes parents. Ce que la ville te concède, c’est de la traverser. Pas plus étranger qu’un autre, ni plus riche, ni plus vivant. Au même titre que le tout-venant, efface tes traces, dissimule-toi derrière ce crime que tu n’as pas commis. Ce pourrait être le tien, le nôtre, pareillement. Nous sommes ensemble coupables de ce que la ville agit en nous et sur tout ce qui est sous nos yeux.

2« Efface tes traces. » Rien ne doit rester de toi. Libre ? Peut-être pas. Urbain, à coup sûr, tu peux l’être. Expose-toi sans donner ton nom. Les photographies seront nues, seules habitées par la ville. Elles crieront ce passage des quelconques, des quelques faits et méfaits commis sur son sol. Elles témoigneront de la peur d’une identification. Le désert sans nom de la ville. Tout lui revient en propre.

3Benjamin et Brecht se répondent et s’entendent sur la ville. Observons quelques traits de la démarche. D’abord, abandonnons sur le trottoir nos titres de propriétés, pères, mères, femmes et enfants. C’est tout nu qu’en ville il faut aller. Parés de rien, c’est la ville qui s’offre à nous. Si le salon bourgeois est celui qu’on astique, l’habitat moderne est toutes fenêtres ouvertes. Extérieur. Benjamin pense à Brecht aux lendemains de la guerre de 14-18, et se prend à rêver à une expérience sans mémoire, « barbare » et pauvre. L’image du « nouveau-né qui crie dans les linges sales de l’époque[2] » vient alors comme évocation du sujet d’extérieur, « pauvre en expérience » qu’il faudrait pouvoir re-devenir. Le dénuement du nouveau-né serait la condition d’une expérience d’oubli, sans aura, non anticipante. Et Benjamin précise qu’il ne s’agit pas de s’enquérir de nouveauté, mais plutôt de partir de notre pauvreté, de la faire valoir.

4Les clichés d’Atget qui portent à croire, par leur absence de figure humaine, qu’un crime a été commis, puis les architectures de verre de Scheerbart seraient les sites par lesquels un habitant des villes pourrait être passé. Révélant derrière lui, et faisant disparaître simultanément, des crimes passés et en présence.

5Imaginons appliquer ce modèle d’utopie. N’éprouverions-nous pas, alors, un sentiment d’inquiétude devant ces choses que notre regard couvre, depuis toujours, de son habitude ? Sans attache, ni référence à soi, ou au tout autre, la rue que nous traversons chaque matin semblera s’éveiller d’un long sommeil, et porter nos pas bien plus que nous ne foulons ses pavés. La pauvreté en expérience invoquée par Benjamin et Brecht donne naissance à quelqu’un de tout à fait anonyme, sur lequel glisseront les analyses de psychologie des foules, comme le verre lisse et froid des architectures cristallines de Scheerbart. « Le verre est l’ennemi du mystère. Il est aussi l’ennemi de la propriété[3]. »

6En somme, à ce quelconque, rien ne pourra être attribué. Plus encore, il ne saurait être davantage identifiable que les rues photographiées par Atget. Un mystère transparent : la ville benjaminienne ressemble à des projections de lanterne magique, aux reflets infinis des miroirs. Les passages parisiens cachent des criminels dans les irisations colorées de leurs vitrines. La ville est un véritable appareil[4].

7De cette rêverie nous faisons notre guide ; la ville alors se montre poreuse, spongieuse, éparse. Des fragments animés et inanimés s’y côtoient, indistinctement. Une ville-rhizome, où une multiplicité d’agencements serait possible. Des métamorphoses, des innervations, en pagaille.

8L’utopie de pauvreté benjaminienne nous donne à penser sur cet état de dispersion, d’extériorité, et d’angoisse flottante qui s’empare de nous quand, au hasard, nous arpentons la ville, alertés par autant de bruits, de mouvements, et de couleurs. Nus et en prise, à la fois, au vivant de toujours, à l’histoire d’un crime que la ville s’efforce continuellement d’effacer. Laissons-nous prendre à l’ambiguïté benjaminienne du suspens carnavalesque qui va de pair avec l’archive. L’oubli et la pauvreté pour ré-affronter l’histoire.

9Marcher, et se retourner. Monter à l’assaut des déformations que la ville suggère à la rêverie, et que la rêverie lui renvoie. C’est de petites peurs diffractées que nous pourrions partir, de vécus quotidiens, comme ceux auxquels nous soumet l’espace souterrain du métro, qui pousse les caractères dans des retranchements inédits, du devenir-animal au devenir-moléculaire. On pourrait simplement parler d’incorrection, pour ces bousculades, ces regards terrifiés, et ce langage dont on relève à tout moment l’absence. Mais peut-être cela va-t-il au-delà, et que, déjà, ce qu’on observe, ce sont des écarts d’humanité, des déformations scandaleuses, et admises. Nos peurs se déshumanisent peut-être alors en des peurs d’espèces, de toutes espèces. Qu’advient-il du sujet quand il perd le langage, ou que par peur de tous les autres, dont il est violemment rapproché, il ne peut plus que lancer des insultes, des coups, qui seraient alors les seuls garants de sa condition en ces lieux ? La peur est visible partout : du voisin qu’on aborde pour lui demander l’heure et qui sursaute, à cet autre, là, qui cache son journal, le referme, si par mégarde l’envie nous vient d’y jeter un coup d’œil. Et les musiciens, que personne ne sait plus écouter qu’en vociférant, parce qu’ils jouent trop fort, ou un peu faux… Partant de ceux-ci, le partage sera clair, entre ceux du public, qu’une peur urbaine porte à se cacher, à râler ou à fuir, et d’autres, qui auront plaisir encore à rire et à accompagner le rythme de leurs mains. La progression spasmodique des wagons sur les rails fera frémir des voyageurs, quand d’autres seront amusés d’être ainsi malmenés, et charmés, peut-être, par le sourire de la dame dans les bras de laquelle ils seront malencontreusement tombés…

10Ces états divers, tombés du réel, de la ville et de ses boyaux, ses artères, enseignent sur les devenirs d’une peur communément partagée. Nous observerons différentes propositions, poétiques, infantiles, et animales, en reflet des altérations causées par les peurs de la ville. Certains sauront s’affranchir, se laisser surprendre, et faire de ces peurs des déclencheurs poétiques ; d’autres au contraire, suivront le ton des logiques paranoïaques, mutiques et sourdes, instrumentalisées.

11Ainsi, au-delà de la peur identifiée, massive, courue et entretenue, c’est le choc de la rencontre avec la ville que le flâneur recherche, en tout lieu, sur tout visage. La poésie de Baudelaire possède cette qualité, selon Benjamin, de faire écho au rythme saccadé de la ville, à l’ensemble des chocs qui la secoue, sans qu’elle soit en elle-même dépeinte. Nous en reprendrons les motifs, mais auparavant, il paraît approprié, pour une fois, de joindre aux futures spéculations littéraires, esthétiques que nous risquerons, quelques fragments de propositions freudiennes à propos de l’affect de choc. Et d’ailleurs, rien d’original, pour le coup, puisque Benjamin lui-même cite Freud dans l’essai sur Baudelaire que nous suivrons.

De l’insuffisance comme principe actif

12Dans Au-delà du principe de plaisir, Freud propose de différencier le système conscient des traces mnésiques, qui sont à l’origine des souvenirs et de la mémoire. « Les plus intenses et les plus tenaces de ses souvenirs sont souvent ceux laissés par des processus qui ne sont jamais parvenus à la conscience[5]. » Ces souvenirs, précise Benjamin, seront les archives de la mémoire involontaire de l’écriture proustienne.

13De quelle insuffisance résulte l’expérience vécue d’un choc ? Freud nous soumet une image étrange, celle d’une « boule protoplasmique de substance irritable[6] » comme représentation excessive de l’organisme vivant. Cette boule protoplasmique connaîtrait une usure au contact des excitations extérieures, et de celles, inconciliables, qui viennent de l’intérieur du corps. L’excitation suit ainsi un trajet qui laissera une trace, par frayage, une trace mnésique qui signifie que l’énergie s’est liée, autant que possible, à une représentation. Par ce système, la « boule protoplasmique » se protège des excitations, à condition toutefois qu’elles ne dépassent pas une certaine intensité, qui les rendraient alors excessives parce que non représentables, non représentées. Et Freud insiste sur le rôle des organes des sens, situés bien en surface de la membrane protoplasmique métaphorique : ils s’intéressent aux excitations les plus faibles, les plus petites. La forme la plus expressive de ceux-ci, ce sont les antennes, paradigme de la sensorialité animale : « Ce qui caractérise les organes des sens, c’est que le travail ne porte que sur de petites quantités des excitations extérieures, sur des échantillons pour ainsi dire des énergies extérieures. On peut les comparer à des antennes qui, après s’être mises en contact avec le monde extérieur, se retirent de nouveau[7]. »

14L’emploi de la métaphore animale n’est pas ce que nous retiendrons pour l’instant, mais plutôt la précision de cette attention portée à l’infiniment petit par les sens, et qui rejoint notre idée, certes un peu diffuse encore, des peurs moléculaires qui emplissent l’espace urbain. Les expériences traumatiques sont le résultat d’une insuffisance, donc, de l’humain, à traiter les excitations qui lui arrivent ; plus précisément, c’est la « rupture de la barrière de protection de l’organe psychique », « l’absence de préparation au danger » qui caractérise l’affect de frayeur. Ce qui nous intéresse particulièrement ici, avant que d’observer les compromis littéraires et poétiques trouvés à cette opération psychique, c’est ce que dit Freud de l’angoisse, « qui comporte une surcharge énergétique des systèmes qui sont les premiers appelés à subir l’excitation ». L’angoisse prépare, nous le savons, elle anticipe, mais comme par surcroît. Freud écrit : « L’angoisse qui fait pressentir le danger et la surcharge énergétique des systèmes destinés à subir l’excitation constituent la dernière ligne de défense contre celle-ci[8]. »

15Qu’en est-il de cette surcharge énergétique ? Et de cette vigilance des organes des sens pour les petits éléments d’excitation provenant de l’extérieur, du monde ?

16Nous dériverons de ces constats vers des eaux plus troublées, compte tenu de la fragmentation de l’objet considéré, en observant comment les processus d’innervation techniques benjaminiens, les devenirs multiples deleuziens, ou encore les métamorphoses animales telles que propose de les rassembler Michel Surya, peuvent venir suppléer à cette place accordée par Freud à l’angoisse, en tant qu’elle est rajout, surcharge, déformation pour ainsi dire. Nous serons amené à reconnaître dans l’angoisse un procès d’extériorisation, d’ouverture du sujet, quelque chose qui aurait à voir avec une déterritorialisation. Et pour une telle réalisation, il se fait poreux, ouvert, aux aguets, et prêt à toutes les altérations possibles. On pourrait dire qu’alors, c’est tout autant l’imagination, déformante pour Benjamin, que la création de nouvelles formes qui interviennent, métamorphiques, ou en devenir.

17Il ne s’agirait pas de reconnaître dans les déformations techniques, animales, ou rhizomatiques, des dérivés d’angoisse flottante, mais simplement de partir de l’idée qu’à la frayeur, ou qu’à tout affect en excès, succéderait la rupture d’une barrière de protection qui rendrait possibles de nouvelles expériences, une organisation du corps, de la fonction des organes, déplaçant les limites et les termes qui, jusqu’alors, l’avaient défini et protégé. Et c’est sans raison, sans nécessité apparente, que ces devenirs s’opéreront ensuite, comme condition de la simple proximité des multiplicités, des genres.

18Plusieurs espaces et circonstances pourront être parcourus, éclairant les devenirs multiples du sujet urbain, anonyme, celui qui se tait, et celui qui sait encore rire de ses peurs. Nous dirions donc de ces états, dont la littérature s’est fait le dépositaire, qu’ils relèvent l’humain, ou le rabaissent. Il en est ainsi de hauts, d’émancipateurs, comme l’avenir des innervations révolutionnaires du corps de l’homme par la technique, décrit par Benjamin, et de bas, comme les métamorphoses kafkaïennes, les « figures du rebut[9] », dans lesquelles semble sombrer parfois notre habitant des villes, volontairement. Et puis il y a ce que réalise le poète, ou l’enfant dans ses jeux. Finalement ces états changeants, labiles, ces écarts, s’avèrent des relais d’expérience, pour subvenir à cette insuffisance à laquelle l’humain semble bien être confronté au cœur de la ville.

Baudelaire, ou la figure du poète qui monte à l’assaut des chocs de la ville

19Revenons au texte que Benjamin consacre à Baudelaire, « Sur quelques thèmes baudelairiens ». Benjamin distingue d’abord l’écriture de celui-ci, des souvenirs de Proust qui répondent à la dynamique de la mémoire involontaire. Mémoire involontaire et conscience s’articulent au regard de l’événement vécu. Là où la conscience protège des excitations trop fortes provenant de l’extérieur, des frayeurs, la mémoire involontaire rassemble les traces d’événements, de sensations qui ne sont pas passées dans le système conscient. C’est de ce matériau-là que part Proust : « Ne peut devenir élément de la mémoire involontaire que ce qui n’a pas été expressément vécu par le sujet. Thésauriser, à partir des processus d’excitation, “des traces durables qui servent de base à la mémoire”, ce serait là, selon Freud, une tâche réservée à “d’autres systèmes”, qu’il faut considérer comme différents de la conscience[10]. »

20La conscience a une fonction de pare-excitation ; et ce qui intervient alors, c’est le destin de l’événement, du choc. Benjamin cite Valéry, qui interroge la validité de cette préparation par le système conscient : que reste-t-il à écrire de cette insuffisance qui caractérise l’expérience du sujet à traiter ses émotions, si tout est passé dans le système conscient ? En effet, « le choc ainsi amorti, ainsi paré par la conscience, donnerait à l’événement qui l’a provoqué le caractère d’une expérience vécue au sens précis du terme. L’incident (directement incorporé à l’enregistrement du souvenir conscient) serait ainsi stérile pour l’expérience poétique. […] Ce serait la plus haute performance de la réflexion. Elle ferait de l’événement une expérience vécue[11] ».

21De là, Benjamin décrit la tentative volontaire de Baudelaire de s’émanciper des expériences vécues. C’est dans la ville que le poète monte à l’assaut des chocs de l’expérience ; il s’agit pour lui de saisir au vol une expérience en passe de devenir souvenir, de la heurter avant qu’elle ne passe.

22Aussi, dans le même registre que la pauvreté en expérience, c’est l’impréparation aux événements effrayants qui serait propice à l’expérience poétique. Le poète sait perdre la mémoire et retrouver la peur. « Baudelaire a traduit cette situation par une image violente. Il parle d’un duel où l’artiste crie de frayeur avant d’être vaincu[12]. Ce duel est le processus même de la création. Ainsi Baudelaire a situé l’expérience de choc au cœur de son travail d’artiste. […] Livré à la frayeur, Baudelaire a l’habitude de la provoquer[13]. » Les secousses de la prose font une place aux frissons du poète. La rupture de la barrière de protection est violemment éprouvée, mais presque autant qu’attendue, ou suscitée ; elle devient le nœud d’une expérience créatrice. Et les mots comme l’écriture, le rythme, laissent transparaître cette humeur du poète, en lutte avec lui-même, avec le monde. « Aux chocs, d’où qu’ils vinssent, Baudelaire a décidé d’opposer la parade de son être spirituel et physique[14]. »

23Baudelaire reconnaît ainsi à Arsène Houssaye que l’écriture s’impose par la fréquentation des villes. Les poèmes en prose seraient nés de cette fureur urbaine, et leur irrégularité, les chocs qu’ils traduisent, sont ceux que subit l’habitant des villes : « Quel est celui de nous qui n’a pas, en ses jours d’ambition, rêvé le miracle d’une prose poétique, musicale sans rythme et sans rime, assez souple et assez heurtée pour s’adapter aux mouvements lyriques de l’âme, aux ondulations de la rêverie, aux soubresauts de la conscience ? C’est surtout dans la fréquentation des villes énormes, c’est du croisement de leurs innombrables rapports que naît cet idéal obsédant[15]. »

24Les villes, et leurs foules. Fendue par les coups d’épée de l’escrimeur poète, la foule se révèle être le site où les chocs s’offrent au regard impétueux du flâneur, toujours en retrait, extérieur à la scène qu’il s’empressera de relater, une fois rentré chez lui. Il existe ainsi un lien, précise Benjamin, entre « l’image du choc et le contact avec les masses qui habitent les grandes villes[16] ». La foule est à Baudelaire ce que la bureaucratie est à Kafka, un fonds, un bas-fond, qui s’expose finalement assez peu directement. Elle est le voile à travers lequel la ville se révèle au regard du poète.

25Benjamin met en perspective la vision de Baudelaire et celle de Poe sur la foule, à partir d’un poème de celui-ci intitulé L’Homme des foules. Deux tendances se tissent au travers de ces écrits, puisque la foule décrite par Poe s’apparente à la foule disciplinaire, disciplinée, là où Baudelaire, dans le retrait de la flânerie, suppose une âme à la foule, du jeu, des lignes de fuite. Il invente surtout ce personnage du flâneur, qui sait capter de la foule l’intérêt de sa multitude. Ainsi, « le texte de Poe met en lumière le vrai rapport qui lie sauvagerie et discipline. Les passants qu’il décrit se conduisent comme des êtres qui, adaptés aux automatismes, n’ont plus, pour s’exprimer que des gestes d’automates. Leur conduite n’est qu’une série de réactions à des chocs[17] ».

26Ces passants-là seront prompts à répondre aux injonctions industrielles, à la police, aux dispositifs que le pouvoir mettra en place pour assurer l’ordre public, la bonne tenue des lignes. La foule du flâneur présente d’autres figures, promet d’autres réjouissances et échappe au symptôme de la standardisation de masse. Le flâneur est libre d’attaches, comme le nouveau-né de Benjamin, ni l’un ni l’autre ne laisseront trace de leur passage dans le monde, ils sont anonymes. Dans Les Foules, le poète flâneur est curieux, il s’empare de tout ce qui vient, se nourrit, comme d’un repas, de la multitude des singularités. « Multitude, solitude, termes égaux et convertibles pour le poète actif et fécond. Qui ne sait pas peupler sa solitude ne sait pas non plus être seul dans une foule affairée[18]. »

27L’appétit du poète envers la foule, son ardeur, font écho à l’état poreux, ouvert, du sujet urbain, qu’il s’agirait de définir ici. À la violence, à l’angoisse occasionnées par la confrontation des corps et des techniques, dans l’espace public, Baudelaire a trouvé la parade du flâneur, qui « adopte siennes toutes les professions, toutes les joies et toutes les misères que la circonstance lui présente[19] ».

28C’est un avenir révolutionnaire qu’il destine à la masse parisienne, ainsi que Benjamin qui voit l’avènement du quelconque, le soulèvement des foules, dans les nouvelles techniques de reproduction, le cinéma et la photographie. En somme, des différences relevées entre le poème d’E. Poe et celui de Baudelaire, se dessine aussi le destin d’une foule qui saurait se soustraire à une représentation bio-politique, disciplinaire, du corps social. Les automatismes des dispositifs urbains sont déplacés, inversés, dans leur expression poétique, ou cinématographique.

29L’usage pour nous aujourd’hui de telles représentations de la ville, de la foule, serait le rappel de ce qui échappe toujours à la désignation. Aux grandes frayeurs actuelles, appareillées, relayées par la vox populi, qui identifie, autant que possible, les auteurs des crimes, ceux qui sont à craindre, répond la multitude des détails, les peurs moléculaires et poétiques. Ce sont celles qui nous restent, tant qu’elles peuvent être imperceptibles, inénarrables et fraîches encore, pour une tentative créatrice.

30Des détails, des mouvements, des rires, des coups, des bruits inhabituels, des couleurs, qui nous restent à saisir, puisqu’ils sont à tout le monde, en partage. Et si vous avez la chance d’être imparfaits, quelque défaut d’audition ou le trouble d’une myopie légère sauront vous dévoiler ce qui, de la ville, de son langage, ne se soumet pas. Il y aura lieu, alors, d’user de nos frayeurs pour écouter, sentir, regarder, et imaginer. L’odeur singulière des rails surchauffés du métro, qui pourrait témoigner du danger d’une explosion, deviendrait le parfum d’une étreinte, et les corps brûlants, serrés, à en étouffer, évoqueraient une danse, une fête, une embrassade extraordinaire. On repense à cette femme, l’autre jour encore, qui sut retourner à temps une situation critique, alors qu’elle prenait une place convoitée par un autre, et qu’elle lui suggéra ses genoux, en échange, comme meilleure assise ! Le monsieur fut étonné, il y eut des rires, et la peur d’un conflit fut bientôt dissipée par cette proposition surprenante, qui fit événement. C’est peut-être en ne répondant pas aux peurs qui sont attendues de nous, mais en étant attentifs à d’autres, à d’autres affects, à d’autres images, que nous pourrions nous affranchir, et comme Baudelaire, déceler ses qualités d’expérience poétique. Comme Baudelaire, ou comme l’enfant qui s’accroche aux barres métalliques du métro – que certains ne touchent que du bout des doigts, par peur de contagion – et s’enivre à tourner autour, inlassablement, jusqu’à tomber. Cet enfant qui parle fort, encore, qui rit, et peut s’émerveiller de ce que nous sommes invités à craindre.

L’enfant dans ses jeux, sujet à de multiples métamorphoses

31Après le flâneur, l’enfant nous enseigne en effet sur l’innocence d’une expérience limite, déformante, non acquise. Dans ses souvenirs d’Enfance berlinoise, Benjamin rassemble des séquences de rêverie et de jeux, qui engagent, par le regard et l’imagination de l’enfant, un rapport inédit de celui-ci avec son environnement.

32L’enfant est surpris par les objets, il les découvre, il se confond avec les formes et les couleurs qu’il rencontre. Il imite tout ce qu’il aborde, l’humain, l’animal, comme l’inanimé ; il imite et déforme, travestit. Benjamin relève la dialectique entre copie, lecture et déformation. L’imagination de l’enfant déforme, et c’est par l’apprentissage des noms, par la lecture et la copie, qu’il prend connaissance des choses [20].

33Les souvenirs benjaminiens sont proches de l’épisode de la lanterne magique de Marcel Proust ; ce qui s’y réalise, c’est en somme l’innervation du corps de l’enfant par l’objet dont il s’est saisi dans le jeu. L’imagination de l’enfant révèle à l’objet ses possibilités d’appareil, en les détournant de leur usage commun. Ainsi, le téléphone et l’enfant entrent comme en symbiose, dans une rencontre unique, d’occasion : « Lorsque j’arrivais alors, à peine encore maître de mes sens, après avoir longtemps tâtonné dans le boyau obscur pour mettre fin au tumulte, que j’arrachais les deux écouteurs qui pesaient comme des haltères et que j’enfonçais ma tête entre eux deux, j’étais livré à la voix qui parlait par là. Il n’y avait rien qui adoucît la violence étrange et inquiétante avec laquelle elle fondait sur moi[21]. »

34Les cachettes également sont l’expression d’un devenir multiple de l’enfant, devenir-table, devenir-chaise, devenir-lit… L’enfant est libre de suivre toutes les métamorphoses que le jeu propose à son corps, et à son imagination : « L’enfant caché derrière la portière devient lui-même quelque chose de blanc qui flotte, un fantôme. La table à manger sous laquelle il s’est accroupi fait de lui l’idole de bois du temple et ses pieds sculptés sont quatre colonnes. Et derrière une porte il est lui-même porte ; il la porte comme un masque pesant et, devenu magicien, il jettera un sort à tous ceux qui entreront sans se douter de rien. Il ne faut à aucun prix qu’on le trouve[22]. »

35Mais derrière ces innervations métamorphiques, s’agite déjà la petite peur étrange de ce qui, de l’inanimé, semble s’éveiller, et à l’inverse, ce qui, de l’animé, se fige en pierre. Ce que l’enfant éprouve alors, dans une confusion immémoriale, comme ravi par l’objet, aurait à voir avec l’inquiétante étrangeté, « cette variété particulière de l’effrayant qui remonte au depuis longtemps connu, depuis longtemps familier[23] ». Freud utilise l’inquiétante étrangeté dans une analyse des écrits fantastiques d’Hoffmann. C’est dans le secret que Benjamin, enfant, découvrait les Contes fantastiques, ses parents lui en ayant interdit la lecture ; plus tard, dans le cadre d’émissions radiophoniques pour enfants, il rendit hommage, précisément, au savoir urbain d’Hoffmann, au génie de son regard. Là où Baudelaire, nous l’avons vu, se rue dans Paris à la recherche des chocs que la fantasmagorie n’a pas encore prédigérés, Hoffmann est le fantôme de Berlin. Et comme l’enfant dans ses jeux, il arpente la ville en quête d’apparitions, d’expressions nouvelles. Il scrute les visages, son regard perce les plis, les folies des traits, c’est un « regard physionomique » écrit Benjamin, qui révèle tout ce que ces détails ont d’angoissant.

36Dans une de ses dernières nouvelles, Le Cousin à la fenêtre en encoignure, Hoffmann décrit la ville, à travers le personnage de ce cousin, paralysé, qui n’est autre que lui-même, à la fenêtre de sa chambre. Il montre la rue à son visiteur, et lui apprend « les prémices de l’art de regarder » : « Hoffmann lui montre les habits, le rythme des gens, les gestes des marchandes et de leurs clients, et comment toutes ces choses peuvent être dépistées, puis complétées, développées par l’imagination[24]. »

37La peur interroge l’expérience, ou plutôt ce qu’il en reste. L’enfant possède des ressources d’affects, parce qu’il est plein d’imagination, et qu’il n’a pas encore nommé toutes ses peurs, il ne les reconnaît pas. Les événements qui surviennent laissent en lui des traces mais il n’en a encore pas l’expérience. Hoffmann pose sur Berlin un regard d’enfant un peu fou, et retrouve dans la ville des formes qui s’étaient depuis longtemps fondues dans la masse des perceptions, ou qui n’existaient, précisément, qu’à l’état de traces. Des grimaces se dessinent et des mouvements étranges, coupables, sont encore, à nouveau, donnés à voir. L’enfance et ses déformations, ses innervations, apparaît comme le paradigme de ce que la ville peut produire d’affects frontaliers, très peu nommables tant qu’ils ne sont pas décrits, tant qu’ils ne sont pas écrits. Aussi il y aurait à faire l’hypothèse, suivant les propositions de Benjamin sur Proust, que ces expériences inédites de l’enfance, et leurs déclinaisons, auront à passer par l’écriture, ou par la cure analytique, pour être éprouvées. Une certaine expérience de narration, ou de création, qui saurait donner forme à ces affects dissous, épars. L’écriture répond ainsi à l’expérience rêveuse de la mémoire involontaire, associative en somme, et sans limites. L’indistinction est claire, il n’y a plus qu’un être à côté de tant d’autres, objets, animaux, fantômes, lumières… Le sujet est tout entier confondu, ouvert, en prise à des devenirs qu’il réalise à son insu. La ville serait le lieu symptomatique de surgissement de ces devenirs du sujet qui, par là, se soustrait déjà à sa posture. Relayant la peur grandiose d’exposition du corps sur la scène publique, interviennent ces multiples frayeurs métamorphiques du devenir.

Des figures de devenirs

38Mais puisque nous usons du terme devenir, du verbe plus que du concept, il conviendrait d’en préciser l’emploi qu’en proposent Deleuze et Guattari dans Mille plateaux. Nous aurions pu commencer par là ; en même temps, nous aurions été amené à trahir ce devenir, alors qu’il nous est maintenant possible de faire apparaître des distinctions, des écarts, des lignes de fuite.

39Le devenir, tel qu’il est présenté par ses initiateurs, peut d’abord se définir par ce qu’il n’est pas, et par ce que nous lui avons attribué jusque là sans qu’il y soit tout à fait réductible. « Un devenir n’est pas une correspondance de rapports. Mais ce n’est pas plus une ressemblance, une imitation, et à la limite une identification. […] Le devenir ne produit pas autre chose que lui-même[25]. » Or, il est vrai que nous avons navigué entre devenirs, métamorphose, imitations, à la mesure des références que nous avons convoquées, à partir d’un point, d’un sujet, poète ou enfant, à l’origine de représentations. C’est dans la multiplicité des événements urbains que nous avons cherché ces affects de frontière, en tant qu’ils savent se soustraire à l’assimilation des frayeurs collectives, collectivisées.

40Les devenirs-autre, animal ou moléculaire, que Deleuze observe chez l’enfant, auraient à voir avec les innervations inédites décrites par Benjamin. Celui-ci n’est pas du tout dans un modèle identificatoire, ni analytique. Les devenirs d’Enfance berlinoise sont tous d’à-propos, d’occasion, de hasard. Ils sont des jeux. Le concept d’innervation renvoie au corps, et désigne la disponibilité de celui de l’enfant envers les choses qui l’entourent, les couleurs, les lumières, les bruits, les animaux, aussi bien. La présence de ce corps de l’enfant vers l’extérieur se retrouve dans les dénivelés rhizomatiques de Deleuze et Guattari. Il y a des devenirs multiples de l’enfant qui sait entrer en résonance avec les détails, un devenir-moléculaire, un devenir-technique. Et dans les évocations de Benjamin, remarquons qu’il n’y a pas nécessairement d’aboutissement à ces jeux de déformation. « Ce qui est réel, c’est le devenir lui-même, le bloc de devenir, et non pas des termes supposés fixes dans lesquels passerait celui qui devient[26]. »

41L’antimodèle de la schizo-analyse pourrait sauver les souvenirs berlinois de Benjamin du quadrillage analytique. Les innervations révolutionnaires de l’enfant benjaminien n’ont rien à faire de la psychanalyse ; c’est l’ouverture des affects et des états, des « renversements », des « participations contre nature[27] » qu’il s’agit en effet de rendre pensables. L’angoisse de l’enfant devant un objet, sa surprise, est surplombée par le sentiment, l’affect du devenir, son étrangeté, qui relèvent de l’un comme de l’autre, de l’enfant comme de l’objet.

42Deleuze et Guattari commentent un article de René Schérer et Guy Hocquenghem [28] à propos de l’ouvrage de Bruno Bettelheim, La Forteresse vide. Au-delà de la fonction symbolique, et de l’analogie fantasmatique de l’enfant autiste à la bête, la fonction créative du devenir-animal est réelle, et doit être entendue comme telle. Ce que les enfants autistes donnent à voir, c’est sans doute l’expression accrue des multiples devenirs, devenir-animal, devenir-moléculaire, devenir-imperceptible, qui se réalisent déjà chez tout enfant. Mais l’enfant autiste ne sélectionne plus, il est assailli, il réagit à l’occurrence de toutes les particules, bruits, lumières, poussière et, de préférence, quand elles entrent en mouvement. Il y aurait chez tous les enfants « place pour d’autres devenirs, “d’autres possibilités contemporaines”, qui ne sont pas des régressions, mais des involutions créatrices, et qui témoignent “d’une inhumanité vécue immédiatement dans le corps en tant que tel”, noces contre nature “hors du corps programmé[29]” ». Le corps de l’enfant s’émarge des machines molaires, il trouve des lignes de fuite dans la parade de multiples devenirs. Baudelaire également, nous l’avons vu, ne fait pas de la foule un portrait terrifiant, dégradé, parce qu’il l’a rencontrée, il a conclu un pacte, une alliance. En somme, c’est dans l’agencement d’un devenir-foule qu’il réalise Le Spleen de Paris. Le flâneur est bien au milieu de la foule et, comme Mrs Dalloway, ils font rhizome avec la foule. Ils sont rhizome. De ce fait, comme le précise Benjamin, « la masse, pour Baudelaire, est une réalité si intérieure qu’on ne doit pas s’attendre à ce qu’il la dépeigne[30] ».

43L’agencement rhizomatique, désirant, du devenir-foule, ou devenir-meute de Baudelaire engage une involution créatrice, dans le poème. La ville et la foule sont présentes partout chez Baudelaire, en devenir, et elles agissent ainsi, comme des bas-fonds disions-nous, des bas-fonds de mouvements, de rythmes, de vitesses… Il faudrait entendre la notion de devenir comme résonance des particules entre elles, des corps et des êtres entre eux. Et Baudelaire fait entendre cette résonance. « Devenir, c’est, à partir des formes qu’on a, du sujet qu’on est, des organes qu’on possède ou des fonctions qu’on remplit, extraire des particules, entre lesquelles on instaure des rapports de mouvement et de repos, de vitesse et de lenteur, les plus proches de ce qu’on est en train de devenir, et par lesquels on devient[31]. » L’intérêt de cette conception schizoïde du devenir est qu’elle considère autant le molaire que le moléculaire, le massif que l’invisible, l’autorité (parentale) que l’imaginaire (infantile). Ainsi, on rappellerait à la multiplicité des devenirs de l’enfant benjaminien la place de la machine bourgeoise protectrice berlinoise, la ville, également, et d’autres institutions humaines supérieures, qui complètent et orientent les devenirs moléculaires. Pour Baudelaire, le Paris du xixe siècle est la machine molaire au bord de laquelle il se tient. « Le flâneur se tient encore sur le seuil, celui de la grande ville comme celui de la classe bourgeoise[32]. » Aussi chez Kafka, le devenir-animal entre en résonance avec la bureaucratie, et il conviendra de considérer les deux, molaire et moléculaire, super et infra : « On ne séparera pas, chez Kafka, l’érection d’une grande machine bureaucratique paranoïaque, et l’installation des petites machines schizo d’un devenir-chien, d’un devenir-coléoptère[33]. »

44Ces devenirs sont des lignes de fuite. La littérature rend compte du virage pris par le sujet qui se soustrait aux assignations globales : conjonctures sociales, discours sécuritaires, ou orthodoxies psychanalytiques. Les identités se côtoient, se rencontrent ou se fuient, mais dans tous les cas, elles pourront être considérées ensemble. « La distinction n’est pas du tout celle de l’extérieur et de l’intérieur, toujours relatifs et changeants, intervertibles, mais celle des types de multiplicités qui coexistent, se pénètrent et changent de place – des machines, rouages, moteurs et éléments qui interviennent à tel moment pour former un agencement producteur d’énoncé[34]. »

45De là, les peurs surgies de l’espace urbain pourront être entendues différemment : il ne s’agit plus seulement de la peur d’un innocent envers un coupable, mais de leur peur commune, telle qu’elle s’articule dans les devenirs et les métamorphoses qu’ils réalisent, poétiques, révolutionnaires, ou asservis, neutralisés.

Quelques points de rencontre avec les Humanimalités

46Les Humanimalités récentes de Michel Surya ont mis en évidence différents visages littéraires des altérations de l’homme animalisé, et de l’animal humanisé. Non sous forme de métaphore, mais sous celle de métamorphose, de « participations contre nature », que Surya désigne comme « transsubstanciation » anthropomorphique ou zoomorphique. L’animalité, le devenir-animal questionne le gain, ou la perte d’un genre à l’égard de l’autre. L’insuffisance de l’humain, son absence à lui-même, sont relayées par l’animalité, particulièrement au moment de sa mort.

47La littérature de Kafka, de Schulz, de Bataille, et d’autres, fait une place, temporairement, à ces figures du rebut, avant qu’elles ne s’imposent au réel de l’histoire contemporaine. Il y a des restes à ces métamorphoses, qui interrogent leur signification, dans la littérature et dans l’histoire. Le devenir-taupe du Terrier de Kafka, par exemple, peut éclairer une des formes du malaise contemporain propre à la ville. Le Terrier serait alors une mutation terrifiante, une métamorphose qui prendrait acte de la fuite de l’homme hors de sa condition, son enterrement, son enfermement. Le Terrier serait cette ville, peuplée d’habitants qui ne se rencontrent pas, qui construisent des barrages, des « places fortes » pour ne pas se toucher. Chacun seul dans la foule, mais, plus encore, replié et sourd. On ne flâne plus, on se bouche les oreilles. Les bruits, la musique même, constituent une menace, si ce n’est quand, sous une forme aseptisée, sortis d’un haut-parleur invisible, ils sont reconnus comme participant au repos du dispositif, à la paix du terrier.

48L’autre, tout entier, ou seulement ses gestes, ses regards, sa voix, son souffle, est à fuir, et sans honte même. Car si la créature du Terrier dit la honte, la peur à en crever, à s’en saigner les mains de construire des barrages, peut-être, aujourd’hui, apprend-on à être fiers de nos défenses, puisqu’elles se revendiquent désormais, autour d’énoncés qui font de la peur et de l’attention un principe d’entente, de communion. Le Terrier comme procédé collectif, organisé : « Ce sont toutes foules désormais qui effraient et qui s’effraient elles-mêmes, et qui effraient chacun des individus qui les composent, chacun de ceux-ci ne croyant pas pouvoir leur survivre autrement qu’en les fuyant. […] Plus rien des représentations matérialistes progressistes de l’histoire [oubli de la révolution, les vaincus ne se (re)lèveront pas]. Au contraire, une représentation matérialiste paranoïaque de celle-ci. Loin qu’elle puisse encore incarner le progrès, encore moins la promesse d’une délivrance, la taupe kafkaïenne incarne la régression, la peur, et l’asservissement recommencés[35]. »

49Mais il est des devenirs-animal qu’on ne saurait seulement tenir pour bas et honteux. À côté du type paranoïde de la taupe ou du cancrelat, qui ont oublié l’avantage d’être en meute, la ville fait également coexister des devenirs qui peuvent être positifs. Se déplacer dans une ville, dans une foule, comme les textes de Baudelaire nous l’ont enseigné, force à une certaine violence qui mobilise des devenirs-animal différents, et dont on pourrait relever les qualités. Parfois, se faufilant dans la foule, nous pouvons devenir souris agiles, esquivant les coups, bravant les dangers, portés par la vitesse autour, et dans le désir de passer inaperçus, de ne pas laisser de traces, précisément, de notre passage. Autrement encore, les jours de grand soleil, c’est bien dans l’économie d’un devenir-animal que nous nous tenons, à l’ombre on guette les petits, qui s’ébrouent dans les fontaines, jouant, et le sommeil viendra peut-être nous prendre dans cette calme animalité. Le désir d’un devenir-animal se fait ressentir alors, en lieu et place des peurs d’espèces, instinctives. Le rappel de cette meute d’animaux à laquelle nous pourrions appartenir s’agrège à notre humanité et vient comme multiplicité là où notre solitude, dans son unicité, s’avère insuffisante. Ce devenir-félin n’est pas celui du rebut, de la régression, il signale plutôt le point de rencontre d’affects et de puissances hétérogènes, humaines et animales. Et dans d’autres rues encore, soyons libres d’entrer, comme dans un terrain de chasse, en nous léchant les babines… Car si, en effet, la donne actuelle est de qualifier l’espace urbain de jungle, peuplée de sauvageons, sachons aussi tirer profit de la métaphore, et imposer à la ville des animalités originales, affranchies des maîtres qui prétendent rétablir un écosystème.

50Les animalités de l’homme éviteront d’être désignées, on les découvrira dans la littérature, la poésie, ou les cures analytiques, si toutefois celles-ci ne les dépouillent pas de leurs intentions, et ne rabattent pas sur elles des représentations entendues, qui les arrachent à leur devenir-meute.

51Les métamorphoses, les devenirs, qu’ils soient devenir-animal, ou devenir-moléculaire, constituent des agencements qui resteront en fin de compte inassimilables, à l’instar de la marginalisation actuelle du schizophrène, triste flâneur contemporain. Ainsi certains de ces devenirs feront valoir des soulèvements, des sursauts, des rencontres favorables ; d’autres seront des altérations partielles, répugnantes, aussi basses et néanmoins humaines que ce qu’il y a de bas, et d’humain néanmoins, chez l’homme. Les devenirs kafkaïens sont des devenirs résignés, des images de vaincus, des figures de rebut. Mais dans le même temps, les métamorphoses survivent, encore non identifiables, non attribuables, ni à la structure bureaucratique, ni à une analyse du sujet. Elles ne sont pas non plus de l’ordre du besoin, elles se font.

52La ville telle qu’elle se présente aujourd’hui, dans sa quotidienneté, et dans l’exposition des corps qu’elle ordonne, paraît être un bon observatoire de ces devenirs, de ces déformations infinies. Ce sont différentes figures de résistance à la vindicte publique que nous avons entrevues ; ces portions de devenirs, ces métamorphoses, assurent la relève des discours paranoïaques, immunitaires, qui désignent toujours la peur de l’un en fonction de l’action d’un autre. Or le trouble urbain porte nos affects au-delà des assertions terrorisantes auxquelles on nous somme, continuellement, de répondre.


Date de mise en ligne : 27/01/2015.

https://doi.org/10.3917/lignes1.015.0089

Notes

  • [1]
    B. Brecht, « Extrait d’un manuel pour habitants des villes », in Poèmes, 1918-1929, Paris, L’Arche, 1965, p. 149.
  • [2]
    W. Benjamin, « Expérience et pauvreté », in Œuvres, t. II, Paris, Gallimard, 2000 p. 368.
  • [3]
    W. Benjamin, ibid., p. 369.
  • [4]
    Je renvoie ici à l’ouvrage de J.-L. Déotte, L’Époque des appareils, à paraître aux Éditions Lignes & Manifeste en novembre 2004.
  • [5]
    S. Freud, Au-delà du principe de plaisir, Paris, Payot, 1968, p. 30.
  • [6]
    Ibid., p. 32.
  • [7]
    Ibid., p. 34.
  • [8]
    Ibid., p. 39.
  • [9]
    M. Surya, Humanimalités (Matériologies, 3), Paris, Léo Scheer, 2004.
  • [10]
    W. Benjamin, « Sur quelques thèmes baudelairiens », in Œuvres, t. III, op. cit., p. 338.
  • [11]
    Ibid., p. 341.
  • [12]
    Benjamin fait référence au « Confiteor de l’Artiste » où Baudelaire écrit : « L’étude du beau est un duel où l’artiste crie de frayeur avant d’être vaincu. », Le Spleen de Paris, in Œuvres complètes, t. I, Paris, Gallimard, La Pléiade, 1975, p. 278.
  • [13]
    W. Benjamin, « Sur quelques thèmes baudelairiens », art. cit., p. 341.
  • [14]
    Ibid., p. 342.
  • [15]
    Ch. Baudelaire, « À Arsène Houssaye », in Le Spleen de Paris, op. cit., p. 275.
  • [16]
    W. Benjamin, « Sur quelques thèmes baudelairiens », art. cit., p. 344.
  • [17]
    Ibid., p. 363.
  • [18]
    Ch. Baudelaire, « Les Foules », in Le Spleen de Paris, op. cit., p. 291.
  • [19]
    Ibid., p. 291.
  • [20]
    Je renvoie ici de nouveau à l’ouvrage de J.-L. Déotte, L’Époque des appareils, op. cit.
  • [21]
    W. Benjamin, « Le téléphone », in Enfance berlinoise, Paris, Maurice Nadeau, 10/18, 1988 p. 23.
  • [22]
    W. Benjamin, « Cachettes », in Enfance berlinoise, op. cit., p. 37.
  • [23]
    S. Freud, L’Inquiétante étrangeté et autres essais, Paris, Gallimard, Folio essais, 1985, p. 215.
  • [24]
    W. Benjamin, « Le Berlin démoniaque », in Lumières pour enfants, émissions pour la jeunesse, Paris, Christian Bourgois, 1988, p. 46.
  • [25]
    G. Deleuze et F. Guattari, Mille plateaux, Paris, Minuit, 1980, p. 291.
  • [26]
    Ibid.
  • [27]
    Deleuze et Guattari reprennent l’expression à H. von Hofmannstahl, dans les Lettres du voyageur à son retour.
  • [28]
    R. Scherer et G. Hocquenghem, « Co-ire », in Recherches, p. 76-82.
  • [29]
    G. Deleuze et F. Guattari, Mille plateaux, op. cit., p. 335.
  • [30]
    W. Benjamin, « Sur quelques thèmes baudelairiens », op. cit., p. 348.
  • [31]
    G. Deleuze et F. Guattari, Mille plateaux, op. cit., p. 334.
  • [32]
    W. Benjamin, Paris, capitale du xixe siècle, in Œuvres, t. III, op. cit., p. 58.
  • [33]
    G. Deleuze et F. Guattari, Mille plateaux, op. cit., p. 48.
  • [34]
    Ibid., p. 49.
  • [35]
    M. Surya, Humanimalités, op. cit., p. 79.
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