Lignes 2004/2 n° 14

Couverture de LIGNES1_014

Article de revue

Une existence sans objets

Sade, Klossowski

Pages 27 à 40

Sade politique

1Au « Ceci est mon corps » répond étrangement le « Voici l’homme » de Ponce Pilate. Autrement dit aussi : tel est l’homme, tel est l’indéterminé qui se dit lui-même métaphore de ce qu’il est, tel est – mis à part toute foi en sa parole – ce qu’il en est communément de lui : un homme. Le reste est affaire d’agrément et d’entente sur le pacte qu’il propose.

2L’équivalence prononcée par le Christ à propos de son corps de chair réalise une double opération : en affirmant la possibilité de son équivalence en objets, elle fait du corps une propriété matérielle dont l’esprit dispose, et dont il dispose à tel point qu’il peut décider seul de ce qui lui convient comme signe et comme équivalence symbolique la mieux ajustée. En faisant du pain, symbole de la nécessité pour l’homme de recourir à la fabrication de ce qui lui fait défaut dans la nature, le signe de son corps, elle propose également que ce qui fait symbole dans le pain soit également reportable dans le corps et le signifie par retour.

3Ainsi, la transsubstantiation suppose tout ensemble le corps comme substitut matériel à l’immatérialité de l’esprit, comme bien périssable qui ne vaut que par son usage, et comme artefact reproductible à l’infini, ne valant que pour ce qu’il montre. Qu’il soit symbolisé par le pain, lui-même symbole de l’échange quotidien de la peine du travail contre un bien indispensable à la survie, le place dès cet instant dans la perspective d’une équivalence généralisée : si le pain vaut comme signe de ce qui fait défaut à la survie, le corps vaut aussi comme signe de ce qui fait défaut à la présence de l’esprit, l’un comme l’autre étant échangeables comme signes du manque fondamental et comme artifices destinés à y répondre.

4En théorie, et selon ce principe, le corps du Christ en tant que substitut est échangeable avec n’importe quel autre substitut. En valeur absolue il ne vaut rien, il ne vaut qu’en regard de sa valeur d’usage. Celle que l’on connaît : en exposant son corps à l’usage de tous les hommes et en les poussant à l’erreur sur la juste évaluation de ce substitut, le Christ est celui par qui Dieu, en retour, demande que tous les corps lui soient reconnus comme relevant de sa seule et unique propriété.

5Pour autant, la mise en équivalence de la disposition des corps avec des biens matériels n’est pas réductible au seul christianisme. Elle fut pratiquée, on le sait, dans nombre de civilisations, pour la plupart éteintes aujourd’hui, et sous des formes diverses : cheptels, étoffes et bijoux, fruits de la chasse ou de l’élevage, rémunérations en monnaie, pour la possession des femmes ; et sous diverses formes de dédommagements destinées à s’acquitter de la disposition des jeunes hommes : pour la guerre, pour les jeux ou pour les sacrifices. Plus généralement, elle fut pratiquée sous la forme de l’esclavage.

6Mais c’est à l’extension de l’économie marchande, conjointement à l’évangélisation des peuples de la planète qui l’accompagne ou la précède, que nous devons un système où le dédommagement relatif à la disposition des corps ne se fait plus directement auprès des familles, des clans, des phratries ou des propriétaires d’esclaves, mais directement auprès des intéressés et selon un profit portant sur un usage partiel (la force de travail, la décoration, l’attrait sexuel, l’exposition à la mort, etc.). De sorte que la disposition des corps est à la fois toujours partielle et en même temps toujours présente, sans jamais aboutir à la possession intégrale qui vient la hanter en retour comme une perspective toujours désignée. Ce qu’instaure le christianisme, c’est la définition du corps comme objet, son statut de propriété et, partant, les conditions et les limites de son usage.

7Le christianisme ne consacre pas le corps à Dieu comme don d’une propriété personnelle sacrifiée, mais consacre son appartenance à Dieu. Il n’entre pas dans une forme d’échange symbolique où le corps serait offrande ; offrir son corps à celui qui en est déjà le propriétaire n’aurait aucun sens. Au plus, il peut lui être consacré entièrement, comme dans le cas des religieux, c’est-à-dire en le soustrayant par l’ascèse à toute forme de volupté charnelle, donc aussi à toute forme d’abandon de la chair à la chair. Mais, l’y soustrayant, il l’y expose en retour intégralement du fait que le corps se trouve dès lors placé entièrement sous le régime de la tentation.

8Ainsi le célibat des religieux vaut-il comme une prostitution inversée terme à terme : à la mise de son propre corps à disposition de la volupté de tous les autres sans distinction qui caractérise la prostitution vénale, correspond, de manière inversée, la mise à disposition de la chasteté, au nom de tous, et à un seul. À la contrepartie en richesses terrestres qui résulte de la prostitution du corps correspond une contrepartie de l’abstinence en richesse céleste. Plus sèchement encore : à la contrepartie en avoir, propre au commerce de la volupté, correspond une contrepartie en être, propre au commerce de la chasteté. Selon ce schéma, le célibat des religieux apparaît comme la forme symétriquement inversée de la prostitution qui, lui étant antérieure, fonctionne comme modèle d’origine. À bien des égards, le commerce divin de la chasteté apparaît comme le miroir de la prostitution charnelle : la chasteté obstinée de Justine a pour reflet inversé la dépravation absolue de Juliette sa sœur. Et de même que c’est au prix des tentations surmontées que l’âme prend de la valeur, de même, comme le note Sade, c’est la soumission absolue au plaisir qui donne une valeur absolue au corps voué à la volupté.

9Sur le fond, le christianisme apparaît ainsi comme une réponse en termes économiques au statut indistinct du corps entre être et avoir. Le corps étant un artifice de création et de propriété divine, les modalités et les limites de son usage découlent de l’acceptation du pacte passé avec le Christ. L’usage du corps comme d’un bien prêté implique que soient rendus des comptes sur la jouissance d’un bien qui n’est pas le sien. Le marché des corps sur lequel ouvre le christianisme est de cet ordre : il sera désormais possible d’exploiter le corps partiellement dès lors que nul autre que Dieu ne peut se prévaloir de sa propriété. Mais il ne sera plus possible de le posséder, ni de l’engager intégralement. En retour, et du fait que tout corps appartient à Dieu, chacun, quoi qu’il lui advienne, est mis à l’abri d’une spoliation de son intégrité ; celle-ci étant, dans son principe, placée dans l’au-delà et hors d’atteinte, déjà concédée.

10L’usage partiel des corps (pour le travail, la guerre, la volupté, la procréation) est d’une certaine façon libéré pour le commerce en ce sens que celui-ci ne peut plus menacer l’intégrité des individus. Quoi qu’il arrive désormais, le corps ne donne plus accès à sa possession intégrale : le corps de l’autre n’est pas tout l’autre et sa jouissance, elle aussi, ne peut être que partielle. En d’autres termes, la jouissance approche l’intégrité comme un impossible, elle frôle la limite de disposition intégrale du corps et de l’âme, elle ouvre sur la frustration qui devient aussi son ressort interne.

11En dédoublant tout être et toute chose sous forme de nature terrestre et céleste, et en fixant aux hommes un usage qui ne peut être que d’usufruit avec la nature terrestre des choses et des êtres, le christianisme à établi la possibilité pour l’homme de les exploiter ; toute latitude étant donnée à la spoliation sous couvert de ne jamais atteindre, par principe, l’intégrité. Ainsi le christianisme a-t-il ouvert la voie à l’exploitation généralisée en garantissant aux hommes une responsabilité de toute façon restreinte dans les actes d’usufruit et, surtout, en rendant toutes choses convertibles entre elles au titre de leur valeur d’usage au détriment de la valeur absolue spécifique à chacune d’entre elles. Avec lui est posé un principe d’équivalence généralisée ; il est basé sur la valeur accordée à la jouissance en tant que jouissance d’usage et jouissance partielle.

12Plus généralement, de même que nul ne peut s’approprier l’intégrité de l’autre, nul ne dispose plus de sa propre intégrité et doit y consentir dans un type d’échange à souveraineté limitée. La libre et totale disposition de soi que réclame la volupté se trouve alors placée dans les limites fixées par la religion à l’usufruit des corps, limites auxquelles les corps s’opposent secrètement en réclamant la reprise de possession de ce qui a été concédé, pour leur abandon le plus total possible à la volupté.

13À cette forme de proxénétisme divin, Sade oppose une dimension politique de la prostitution. Ce dont il s’agit en premier lieu, c’est de déposséder Dieu de ce qui lui a été concédé au prix d’un chantage, et d’étendre cet acte de dépossession à l’interdiction de toute forme de propriété de quiconque, collective ou individuelle, sur qui que ce soit.

14Chez Sade en effet, seule la prostitution – mais, il convient de le souligner, une prostitution sans proxénète – établit la dépossession de Dieu, du Dieu proxénète, entremetteur et propriétaire des corps. Elle rétablit en même temps le corps comme propriété personnelle par le fait même de disposer à son tour du pouvoir de décider de son équivalence en valeur. Mais en soi, la prostitution du corps, même pour son propre compte, ne signifie pas pour autant que l’usage partiel ait été dépassé. Il faut à cela deux conditions : que la prostitution soit volontaire et non subie, ce qui engage une dépravation intégrale et un abandon sans réserve à la volupté et, d’autre part, qu’elle soit généralisée, de sorte que la volupté soit satisfaite quels que soient ses penchants, qu’aucun d’eux ne soit contraint à se modifier et que rien ni personne ne puisse s’y soustraire. Ce qui se traduira chez Sade par deux conceptions antagonistes de la prostitution : une prostitution vénale, volontaire et voluptueuse que l’on retrouve chez la plupart des héroïnes libertines de son œuvre et une prostitution civique et obligatoire placée sous les lois de la République.

15La proposition sadienne de prostitution obligatoire et généralisée, telle qu’elle est exposée dans La Philosophie dans le boudoir sous le titre : « Français, encore un effort si vous voulez être républicains », ne se borne pas cependant à la seule dépossession de Dieu de la propriété des corps et des âmes ; elle vise plus expressément une socialisation de la volupté. Ce qui ne signifie pas une socialisation des corps. Les corps demeurent privés mais la jouissance ne leur appartient pas ; donc, autant il serait inhumain de posséder un autre être humain, autant il est inhumain de le soustraire à la jouissance à laquelle il invite. Ce renversement n’est pas de pure forme : en déclarant la jouissance comme droit pour tous et propriété de personne, Sade cherche à établir un lien entre la nature de la volupté comme dépossession de soi et abandon à la jouissance et le statut social qu’il convient de donner à ce qui ne peut relever d’aucune forme de propriété ni d’avoir. Aussi, contrairement à l’effet qu’on pourrait attendre d’une obligation à mettre son corps à la disposition des plaisirs de tous – ce qui aurait pour conséquence la mise en place d’une sorte de service public de la jouissance faisant de tous les corps un bien social collectif –, Sade propose un principe de différenciation qui veut que chaque personne puisse être prostituée de force et offerte au plaisir de qui la convoite, dès lors que la jouissance n’appartenant à personne en particulier, il n’existe aucun motif qui puisse permettre de s’y opposer. La restitution de la propriété privée des corps et de l’intégrité de la personne ayant pour unique but la socialisation de la volupté, ceci implique en retour que c’est en regard de la seule volupté que l’intégrité a un sens et peut être appréciée.

16Cela peut paraître paradoxal, mais la contrainte faite aux personnes choisies, parce qu’elle est contrainte précisément, est ici une forme d’attestation et de reconnaissance de cette intégrité. Elle est a contrario une forme d’assurance pour chacun, du fait d’y être forcé, de ne pas se déposséder de son intégrité autrement que dans le plaisir. Sade, aussi hostile à l’esclavage qu’à toute forme de propriété de la personne humaine, l’est sans doute tout autant à la forme d’esclavage partiel qui se dessine aux yeux de tous dans les principes bourgeois qui inspirent majoritairement la République naissante.

17D’un point de vue économique, pour Sade, la volupté en tant qu’absolu de la valeur n’a pas de valeur propre. C’est en regard de cet absolu que les choses prennent une valeur, elle ne peut donc être ni déclinée en objets partiels ni soumise à un usage quelconque ni justifiée par quoi que ce soit. Inversement, l’intégrité de la personne humaine n’a de sens qu’en regard de sa finalité voluptueuse, de même que l’indécision entre l’être et l’avoir, propre à l’intégrité reconquise, n’a pas d’autre issue possible que celle de la volupté. Ce qui n’est pas tout à fait la même chose chez Fourier pour qui la volupté apparaît comme un moyen de réalisation de la plénitude de soi ; l’absolu de la valeur étant accordé à l’intégrité de l’individu pour lequel il s’agit de réajuster les mœurs de façon à éliminer les frustrations qui font obstacle à sa plénitude. Dans un cas comme dans l’autre, il s’agit bien d’en finir avec la rareté, mais pas pour le même but : chez Sade pour laisser s’exprimer l’infinie variété de la jouissance en lui garantissant la possibilité de ses excès, chez Fourier pour lui donner les moyens de s’apaiser dans le partenariat le mieux ajusté.

18Ici donc, et bien que Fourier puisse sembler plus moderne que Sade du point de vue de la compréhension des sociétés marchandes, Sade semble plus essentiel sur le fond. C’est ce sur quoi insiste Klossowski : la volupté n’a pas de valeur, et ce qui prend valeur n’a de valeur que du fait d’en être le substitut, c’est-à-dire ce qu’elle n’est pas. Ce principe étant admis, l’organisation totale de la société en regard de la volupté équivaut à un effondrement de la valeur des substituts et au découragement sinon à la nullité de la peine mise à les produire et à les acquérir. Il n’est donc guère pensable que la jouissance des corps puisse être alignée sur la finalité d’une reconquête de l’intégrité, car il s’agirait encore de savoir ce à quoi pourrait être employée une telle intégrité et s’il serait possible qu’accumulée de la sorte, elle ne soit pas entièrement vouée à l’abandon, à la dépense improductive d’elle-même, à sa réalisation dans la perte voluptueuse.

19De ce point de vue, l’apaisement comme finalité politique correspond à une forme d’idéalisme qui suppose l’existence du corps parfait (fût-il multiple, associé et variable comme chez Fourier), c’est-à-dire l’adéquation parfaite et sans reste entre l’objet et l’impulsion, là où l’impulsion ne fait que traduire la nécessité où elle est d’un au-delà de perte au-delà de l’objet lui-même. En d’autres termes, non seulement le corps parfait n’existe pas autrement que sous la forme du phantasme sans figure possible mais, de plus, s’il existait, il décevrait en plaçant la volupté devant le désespoir de son illusion réalisée, il l’indignerait.

20L’impulsion voluptueuse ne se déploie pas et ne circule pas en cercle clos dans la difficulté d’accès aux objets existants, elle s’étend à ce qui, physiquement et matériellement, n’existe pas et qu’elle tend à vouloir éprouver comme réalité ; ce à quoi les objets existants ne répondent de toute façon que partiellement. Et ceci ne relève pas exclusivement des conditions de l’offre telle qu’elle générerait des besoins, mais de l’inverse : concrètement, que la société globale doit obéir aux phantasmes et se conformer aux impulsions en tant que somme d’artefacts.

21À cela Sade répond par la mise à disposition de tous les corps envers tous les corps, par l’extension de la jouissance à aucun corps particulier, de sorte que celle-ci se trouve exposée à elle-même et ne soit plus redevable d’aucun corps. La désillusion du phantasme de possession se trouve alors inscrite dans le mouvement de la volupté livrée à elle-même. Qu’il s’agisse de la prostitution volontaire où l’accès au corps s’effectue au moyen de l’argent, ou de la prostitution obligatoire où la loi garantit sa mise à disposition, dans les deux cas il s’agit de prévenir toute forme de dépossession autre que celle de l’abandon à la volupté ; de prévenir toute inclination ou toute tentation au don de soi. La politique sadienne vise par là même l’abolition du sentiment comme forme d’abandon de l’intégrité héritée du religieux, comme disposition à faire de soi la propriété de quelqu’un d’autre. Elle tient pour acquise d’un double point de vue, érotique et politique, l’impossibilité nécessaire de la possession de l’autre.

22Le corps n’est avoir personnel et ne se réalise comme intégrité de la personne que par le biais de son usage public : seule la dépravation, sa mise à disposition de tous et pas de certains en particulier, peut le rendre personnel. En cela, la dépravation la plus aboutie, la plus extrême et la plus basse, parce qu’elle signale jusqu’à l’extrême la disposition réelle à la dépossession, entraîne la valeur morale la plus haute comme redevable de l’exposition la plus extrême à la seule valeur admissible qui soit : celle de la volupté. Au bout de la prostitution et de la dépravation, est quelque chose qui n’est pas la sainteté mais son inverse : l’absolu de l’être, la souveraineté.

23À l’accumulation primitive du capital qui lui est contemporaine, accumulation qui préfigure déjà ce que sera la future existence bourgeoise fondée sur la possession et l’organisation de la rareté, Sade oppose l’obligation de mise en circulation des conditions de la volupté. À l’être bourgeois qui se donne pour finalité l’avoir et la possession, Sade répond par l’être ayant pour finalité la dilapidation, l’improductivité radicale. Ce que Sade a déjà parfaitement compris de l’économie marchande, c’est que c’est la confiscation de ce qui ne se vend pas qui fonde la valeur de tout ce qui se vend et que c’est sur l’organisation de cette soustraction que tout peut se vendre. C’est pourquoi il faut rendre la prostitution obligatoire si l’on veut retirer la volupté du commerce, si l’on veut éviter qu’elle s’abstractise comme principe de valeur destiné à assurer la vente de tout le reste.

Le travail, l’œuvre, le double

24Mais si, chez Sade, il s’agit encore de déposséder Dieu et la bourgeoisie naissante de la volupté tenue en otage, chez Klossowski, il s’agit de prendre acte du fait que l’industrie a prospéré sur la confiscation de la volupté, sur la production généralisée des substituts et sur la capitalisation des richesses issues de leur commercialisation. Dès lors, la volupté est de plus en plus éloignée dans la prolifération des substituts et n’a jamais été aussi présente sous la forme de son inaccessibilité réitérée.

25À la différence de Sade, Klossowski supprime la prostitution (vénale et civique) en proposant que soit confondue la monnaie avec le référent ; plus exactement en faisant du référent la monnaie même. Si la richesse correspond à la monnaie, si la volupté abstractisée dans la monnaie est tout à coup la monnaie même et que l’on peut payer en filles ou en garçons, le recours au numéraire n’a plus d’effet, ni la prostitution par l’intermédiaire du numéraire. La « monnaie vivante », en fixant la volupté comme terme et comme moyen de l’échange, expose aussi le travail à ce qu’il est en réalité ; c’est-à-dire à la production de substituts de la volupté. Ce qui revient à dire que le travail s’effondre sur lui-même du seul fait de l’accès direct à sa finalité sous la forme de sa rémunération. Il n’y a donc plus de monnaie non plus : l’échange, régi par la volupté, devient échange voluptueux.

26Mais si la prospérité de l’industrie, qui s’est érigée sur la fabrication des substituts, pouvait se concevoir en regard d’une authenticité vis-à-vis de laquelle ils remplissaient la fonction de simulacres, la fabrication des substituts ne s’arrête pas à ce qui manque. De même, si l’industrie est une exploitation du phantasme, elle est aussi une réplique de la production phantasmatique, et c’est en cela qu’elle lui est parfaitement ajustée. Indépendamment de ses productions particulières, c’est son mouvement même qui touche le plus profondément à l’intimité, parce qu’elle lui ressemble.

27Car la fabrication du simulacre n’obéit pas seulement à la fonction de remplacement de ce qui fait défaut, elle épouse le mouvement qui nous fait voir la chose comme simulacre d’elle-même, elle s’appuie sur l’expérience de la doublure de toute chose, sur la tension vers le passage au-delà des choses et des corps. Ainsi, le développement de l’industrie – et avec elle de la production – ne pouvait que se généraliser à la fabrication effrénée des doubles de tout ce qui existe déjà. Au devenir-monde de l’industrie répond le devenir industriel du monde, son devenir comme produit.

28Si le travail a disparu sous l’ancienne forme du regroupement des forces productives dans les entreprises et de la sectorisation des tâches, c’est que la fabrication s’est miniaturisée en s’étendant à toute forme d’existence humaine dans sa présence au monde. En d’autres termes, si le travail a disparu, c’est que la production comme forme d’existence s’est totalement généralisée. Rien n’échappe plus à la production sous la forme d’une traduction en actes et en choses de la pensée, sous la forme du passage au réel de ce qui relève de la production phantasmatique de la pensée. Rien n’échappe plus à la présence humaine dans ce qui existe, y compris sous la forme de la décision de ne pas intervenir. La plus petite unité économique est aussi la seule qui soit indéfiniment productive, elle est concentrée sur l’individu lui-même en tant que producteur de sa propre individualité.

29Ce qui implique non seulement que rien de ce qu’il est n’échappe à son contrôle et aux soins engagés dans son autoproduction, mais aussi que rien non plus ne doit échapper à sa mise en circulation parmi les autres produits et cela, selon une monnaie d’échange qui doit assurer une équivalence possible entre les biens ou les services fournis et la valeur que ce produit, qui est en même temps son propre producteur, compte en retirer.

30Selon cette forme nouvelle et en plein essor, l’être comme l’avoir, le sujet comme l’objet, confondus dans le même produit mis en circulation, sont soumis à une seule monnaie d’échange qui est placée non plus sous le registre de la peine, du travail ou de la rareté, mais de la singularité en tant que production spécifique. Nous ne sommes plus dans la perspective d’une prostitution quelconque mais dans celle de la mise en circulation de produits animés, c’est-à-dire d’autoproductions redevables en tant que telles de leur propre nature d’artefacts. Le corps et l’âme y sont l’objet d’un travail, d’un façonnage, d’une volonté et d’un entretien qui peuvent être considérés selon deux points de vue différents. Dans un cas il s’agit d’une valeur ajoutée à ce qui existait déjà comme matière brute (ce qui correspondrait globalement au statut de l’œuvre d’art), dans l’autre il s’agit de la production de soi comme objet en lieu et place de soi et en regard d’un système de valeurs accordé à d’autres objets du même genre (ce qui correspondrait plus précisément à un produit industriel standardisé). Mais dans les deux cas, l’un et l’autre sont mis en circulation sous forme de totalité unifiée. À cette réserve près toutefois : le corps comme l’esprit n’étant pas toujours capables d’endurer les contraintes qui leur sont faites, il faut s’attendre à ce que l’unité du produit en question s’exhibe de temps à autre comme artificialité souffrante.

31Dans un pareil contexte, qu’advient-il de la volupté ? Que peut-il en être des corps et du corps de l’autre comme passage pour l’abandon de l’être, pour le sacrifice du sujet accumulé solitairement sur lui-même ? Tout relève en fait à cet endroit de la mise en production – et donc de l’extériorisation sous forme d’objet – de l’indistinction native entre être et avoir. Le corps, ici, n’est pas seulement un bien personnel, il est une œuvre résultant d’un travail qui en assure la propriété et, du coup, l’auteur et propriétaire d’une telle œuvre est lui-même, en tant que sujet pensant, un produit de ses propres façonnages, modifications et autres transformations. Si bien qu’il n’est plus d’instance d’origine pour que cet artefact soit évalué à un quelconque prix et que la forme d’esprit qui énonce la valeur est aussi elle-même le fruit d’une production singulière qui a depuis longtemps effacé l’original. Corps et esprits sont ici les doublures conventionnelles ou excentriques d’un original qui, même s’il n’a pas disparu totalement, ne peut plus s’exprimer en son nom.

32Ce qui est produit n’est ni le corps ni l’esprit mais des signes de remplacement. La personnalité est alors ce qui signe cette production, c’est-à-dire un être anonyme, un être qui n’est pas dissimulé, comme on pourrait le croire, mais qui n’existe pas. Et c’est là une chose qu’on avait peu réfléchie jusqu’alors : l’effondrement de l’être dans sa doublure, son absorption par son propre artefact, sa disparition voluptueuse et en pure perte en lui-même depuis son exil dans le regard des autres.

33Mais pour qu’une telle opération existe, il faut que la production de soi se maintienne dans l’échange, qu’elle ait un prix. Car cet artefact n’est pas livré aux hasards des phantasmes des autres, mais doit toujours être rapporté à la logique de production de lui-même. Aussi, ce qui lui assure son équivalence n’est pas la monnaie mais un équivalent-travail, c’est-à-dire aussi une équivalence en artificialité. Le travail effectué sur soi suppose en retour un travail au moins égal effectué sur l’autre. Dans l’appréciation réciproque du travail se constitue alors une forme d’échange qui s’assimile au troc, une forme de reconnaissance de la valeur ajoutée au corps biologique en tant qu’elle est expressément destinée à l’échange. Ce qui s’échange alors, c’est du travail non convertible en monnaie mais comme signe, sous forme de mise à disposition de la production de soi comme réalisation. Le corps ainsi travaillé ne vaut, et ne se réalise comme valeur-travail, que tant qu’il correspond exactement à l’émotion voluptueuse généralement appliquée aux objets fabriqués. Finalement, de même que nul ne saurait supporter d’être sous-estimé pour ce qu’il a fait de lui-même, nul ne saurait accepter non plus que la volupté lui soit arrachée de ce qu’il ne propose pas de lui, et donc de ce qui est sans valeur, puisque exempt de travail. Pour tout dire, de ce qui lui reste de naturel.

34À ce stade de l’échange, ce n’est plus d’une perspective de perte qu’il s’agit mais d’une dépense productive de soi qui participe directement de l’accumulation de soi et donc de la valeur de l’être comme entrepreneur de soi. Car la rentabilité de cette forme de travail ne se limite pas à la volupté charnelle – celle-ci faisant plutôt figure d’expertise à haut risque – mais prend tout son sens dans la production générale sous la forme d’une séduction instituée. Par séduction instituée, il faut entendre ici : mise en circulation des signes de la volupté sous la forme intentionnelle d’un investissement, d’un travail sur soi et d’une production de signes destinés à cet effet. Là encore les signes s’échangent contre une appréciation en travail. Il n’est pas une seule entreprise publique ou privée qui ne mesure soigneusement la productivité générée par le sex-appeal de ses employés, parallèlement il n’est plus guère aujourd’hui de poste de travail qui n’exige une force de travail sur soi employée à valoriser le poste attribué sous la forme d’une valeur ajoutée d’excitation et de suggestivité.

35Mais cette productivité irrépressible, placée sous le sceau d’une invitation à la volupté de plus en plus pressante et de plus en plus métaphorisée, a atteint un point tel qu’elle doit être maintenant socialement contenue par des moyens strictement ajustés : le viol, les attouchements, la séduction un tant soit peu active, et naturellement les abus sexuels de toutes sortes, ne sont plus considérés seulement pour ce qu’ils sont mais aussi pour ce qu’ils représentent en regard de l’échauffement où tous sont exposés et de l’interdit tacite qui pèse sur eux. C’est pourquoi ils sont spectaculairement présentés comme d’autant plus criminels ; de fait, ils touchent à un aspect décisif de l’équilibre nécessaire à tout l’édifice productif qui repose sur ce déséquilibre.

36Il fallait à l’interdit une force nouvelle, à la mesure de l’excitation déployée. Elle a pris pour forme l’entente tacite sur l’échange des signes voluptueux comme pur jeu de signes, comme jeu de la tentation, comme jouissance narcissique de la tentation. En un mot, si les corps apparaissent comme d’autant plus disponibles qu’ils sont façonnés à cet effet, ils sont par ailleurs d’autant plus interdits qu’ils relèvent du capital productif privé. La jouissance de la tentation narcissique est jouissance du moi à l’état d’être désiré.

37On ne peut guère cependant faire fructifier longtemps le commerce de la volupté sous des formes euphémisées inchangées ; de plus, les seuls signes de la volupté dans la production générale, du fait de l’usure du procédé, ne suffiront plus. Il faudra bientôt répondre au processus engagé par des euphémisations en objets humains.

38Il n’est pas si surprenant que cette généralisation de la productivité de soi à échelle miniature se voie maintenant relayée par les progrès de la recherche scientifique ; l’une comme l’autre sont mues par les mêmes motifs. La production du double parfait est donc sur le point d’être atteinte avec le clonage des êtres humains. Et c’est sans doute dans ce sens qu’il faut voir l’évolution future des échanges sous tension voluptueuse. Indépendamment des difficultés relatives à la mise en circulation de clones humains et de l’autonomie d’existence qu’il s’agira de leur concéder, le clonage ouvre d’ores et déjà la voie à une forme d’échange où il sera possible de payer non seulement « en filles » ou « en garçons », comme l’imagine Pierre Klossowski, mais surtout de payer de sa personne en s’épargnant aussi bien la dépravation de la prostitution que la mise en faillite de l’entreprise de soi. Parce que le clone est le double exact de soi-même, et parce qu’il est muni d’un coefficient de réalisme absolu, il entre parfaitement dans la mise à disposition de soi par délégation de soi-même. Le clone, comme infinie réplique de l’apparence du même, issue du même, est la consécration par excellence du corps comme double, du corps comme productible, du corps comme bien d’usage et comme simulacre parfait. Il correspond au rêve de la doublure comme disposition sans réserve à la volupté. Signe et référent en même temps, débarrassé des notions d’intégrité, d’unicité, de procréation et de richesse, il est sans doute ce qui nous rapproche le plus d’un échange en monnaie vivante.

39Reste cette question : de quel type sera l’effondrement du sujet, accumulé sur sa conscience singulière et séparée, dans un clone ? En un mot, les clones seront-ils aptes à la volupté ou uniquement voués à la jouissance ?

40On imagine comme possible l’échange secret des corps d’origine sous le secret de leurs multiples clones respectifs. Mais il faut admettre aussi l’inverse : que, selon la remarque de Sade, l’échange des corps clonés s’effectue sous le secret de leurs propres signes, à l’insu de leurs modèles d’origine et donc aussi d’eux-mêmes en tant que signes-référents.


Date de mise en ligne : 20/03/2014

https://doi.org/10.3917/lignes1.014.0027

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