20 mars 2002
1Je m’envole pour Genève, tard dans la soirée, depuis un aéroport d’Amsterdam quasi désert qui, quelques heures avant la guerre contre l’Irak, me semble assez sinistre. Un peu plus tard, je suis attendu à l’arrivée, et conduit à Grenoble en voiture. Dans ma chambre d’hôtel, vers une heure et demie du matin, j’allume la télévision et j’attends de voir les premiers missiles tomber sur Bagdad, me rappelant que, quatre ans plus tôt, j’étais monté dans un avion de la KLM à Amsterdam en sachant que les premières bombes auraient frappé Belgrade avant même que je sois arrivé à New York. Les deux interventions se sont dispensées de l’accord du Conseil de sécurité de l’ONU. 1999 marquait la fin de l’OTAN en tant qu’alliance défensive. Aujourd’hui, c’est la fin de « l’Occident » tel que nous le connaissons depuis 1945. Vers 3 h du matin, les caméras installées sur le toit ou sur un balcon d’un hôtel de Bagdad enregistrent en direct l’enfer qui se déchaîne sur la ville. On dirait un film catastrophe américain, mais sans les détails ni les gros plans. Je fais taire avec quelque difficulté mes tendances au voyeurisme et j’éteins le poste. Participer le matin venu à un séminaire sur la dimension européenne de la politique culturelle oblige à une certaine concentration, et à un certain détachement des nouvelles réalités. Comment cette guerre modifiera-t-elle la perception mutuelle entre les États-Unis et l’Europe, nous ne le savons pas encore.
21 mars
2Résistant à l’anti-américanisme primaire que je sens grandir autour de moi, j’emmène au cinéma ma fille de 15 ans pour voir Chicago. À Moscou, j’ai pu constater que la comédie musicale éponyme avait un gros succès commercial, comme dans le reste du monde, et le passage au cinéma ne peut qu’accentuer le mouvement. Le film réunit tous les ingrédients classiques du succès : la quête de la gloire, l’innocence en danger, les chansons de taulards, la corruption de la justice et de la presse, mais la distribution est excellente et le spectacle est plein d’entrain et d’énergie. Ma fille le trouve « tout à fait cool » et n’a pas grand-chose à faire de mes considérations culturelles. Pour elle, la réalité américaine, telle qu’elle est façonnée par les films et les séries télé, fait partie de son monde de façon naturelle et parfaitement intégrée, aussi bien dans la langue que dans le comportement, les codes, le costume et les attitudes. Chicago investit cette réalité d’une dimension mythologique et lui donne une touche supplémentaire de charme, de paillettes et de glamour. Il est difficile de trouver des arguments lorsqu’il s’agit de déconstruire de tels topoï. Encore une bataille culturelle perdue, j’en ai peur.
3 avril
3Une nouvelle tentative pour inscrire la culture en meilleure place sur la feuille de route de l’Europe : un dialogue public organisé par le Centre de politique européenne dans le vénérable palais Renaissance de Bruxelles. Une autre « coalition des bonnes volontés » plaide pour une définition ferme de la dimension culturelle de l’intégration européenne et du domaine de compétence de l’UE en matière de programmes et d’actions culturelles. Peu de voix dissonantes à la tribune, pas plus que dans l’auditoire, constitué de professionnels convaincus et engagés. Les divergences sont essentiellement de nature tactique et impliquent diverses priorités. Le représentant de la Commission européenne est prudent, mais honnête. Il pense que la culture ne sera pas oubliée dans la nouvelle Constitution de l’Europe, mais il ne croit pas que la Commission se verra reconnaître de nouvelles compétences, ni surtout qu’elle disposera de fonds supplémentaires. Les gouvernements des États membres ne semblent pas disposés à desserrer les cordons de la bourse et, de toute façon, la plupart d’entre eux gardent jalousement la mainmise sur leur culture, considérant qu’elle est de leur compétence et qu’ils n’ont pas à la partager avec les institutions européennes. Je ne vois pas beaucoup d’avancées dans le débat en cours, ni d’arguments très originaux, mais le cercle habituel des interlocuteurs a été élargi, et on note la présence de représentants des villes, des Régions, d’États extérieurs à l’UE et de diverses organisations civiques qui, habituellement, n’interviennent pas dans les débats de Bruxelles sur la culture et les politiques culturelles.
6 avril
4Au petit matin, à l’aéroport de Milan, Malpensa. Entre deux avions, entre veille et sommeil, un peu désorienté. Un groupe d’adolescents asiatiques arrive vers moi, ils poussent des chariots à bagages et portent des masques anti-SRAS. Ils évoluent avec lenteur, comme dans le théâtre Nô, et traversent mon champ visuel en diagonale. J’ai le soleil dans les yeux et pourtant la scène est sinistre, apocalyptique et profondément dérangeante. Soudain, la mondialisation cesse de planer au-dessus de nos têtes comme un concept abstrait, elle frappe à la maison, apportant la menace concrète, palpable, d’une épidémie universelle. Inévitablement, je pense à La Peste de Camus.
10 avril
5La Commission européenne veut savoir ce que font les gouvernements des États membres pour stimuler et organiser la coopération culturelle sur le plan international. Une étude menée par l’European Forum for the Arts and Heritage (Forum européen pour les Arts et le Patrimoine) et par InterArts fait apparaître de façon évidente que ce que les gouvernements appellent coopération culturelle internationale n’est pas autre chose que de la promotion. Lorsqu’ils prennent des engagements par l’intermédiaire de leurs hauts fonctionnaires ou de leurs diplomates ou lorsqu’ils investissent, c’est pour promouvoir à l’étranger l’image de leur pays et de sa culture. La collaboration réelle n’intervient pas entre les gouvernements ou leurs agences, mais de plus en plus souvent entre les acteurs culturels eux-mêmes, parfois soutenus indirectement par des subventions du gouvernement, mais décidés à faire leurs propres choix et à déterminer leurs motivations, leurs attentes et leurs priorités. La guerre froide est peut-être terminée, mais la mentalité des représentants des gouvernements chargés des relations culturelles internationales est restée marquée par le même idéal de concurrence, et par l’idée qu’un événement ou un programme culturel peut redorer l’image de la nation, de sa culture et de ses dirigeants politiques. On peut noter une nouvelle forme de sophistication dans les mutations du jargon spécialisé, qui adopte des termes marketing tels que « image de marque », appliquée à un pays ou à sa culture, ou « diplomatie culturelle » pour désigner l’influence politique conquise dans un pays étranger par le biais de la présence et de l’investissement culturels. Notre équipe de chercheurs et d’analystes relève de notables différences entre les modes de déploiement des diverses disciplines artistiques, mais une remarquable cohérence dans les attentes et la logique des trente et un gouvernements européens concernés. Que va faire la Commission européenne de cette vaste étude, lorsqu’elle sera terminée ? L’utiliser pour prouver que la Commission a un rôle à jouer au niveau international, parallèlement à l’action déjà mise en œuvre par les gouvernements nationaux, pour accroître la collaboration au détriment de la promotion et favoriser les projets multilatéraux plutôt que bilatéraux ? Ou ranger soigneusement notre étude dans un tiroir, afin de ne pas irriter les États membres ?
14 avril
6L’Albertina, ancien palais archiducal de Vienne, a été entièrement rénové, et le musée est de nouveau ouvert au public. Au rez-de-chaussée, on peut voir une grande exposition sur les origines de la photographie montrant notamment les premières machines à fabriquer des images. Les organisateurs ont manifestement cherché à démontrer de quelle façon le développement de la technique a pu influencer l’orientation esthétique du medium. À l’étage au-dessus, une grande exposition Edvard Munch. De larges pans d’une vie bourgeoise douillette ont été préservés dans ses tableaux, avant que les scènes de solitude, d’angoisse et de terreur ne prennent le pas. La salle est bondée, envahie par les visiteurs du dimanche, mais le système de ventilation est en panne, si bien que l’endroit devient terriblement étouffant et que la menace implicite des tableaux de Munch, dans de telles conditions, se fait plus oppressante. Je me précipite dehors, au soleil dominical, et je respire avec soulagement dans le Hofpark.
7Hier soir, je me suis rendu avec un ami dans un centre d’accueil pour nécessiteux, dans le 20e Bezirk, un endroit où Hitler, semble-t-il, a passé quelques années dans la misère et le dénuement avant la Première Guerre mondiale. La maison qui abrita la jeunesse d’Hitler est toujours investie de la même mission – offrir l’illusion d’un foyer à 300 êtres humains dépourvus de tout, des hommes incapables de s’adapter à la société et de pourvoir à leurs besoins. C’est dans ce cadre que se situe l’action du Mein Kampf de Georg Tabori, et la pièce se joue désormais en décors naturels. Dans la pièce de Tabori, Hitler vient à Vienne pour tenter, sans succès, de passer le concours d’entrée de l’Académie des Beaux-Arts. À l’hospice, il partage sa chambre avec deux juifs orthodoxes – un cuisinier kasher, renvoyé pour une quelconque violation des règles alimentaires, et un mendiant philosophe qui écrit son Grand Œuvre, Mein Kampf.
8Le Hitler de Tabori est un provincial indécrottable, sans talent, borné, maladroit, un bon à rien qui parle la langue de bois de la démagogie nationaliste, et les deux juifs charitables essaient en vain d’en faire un Mensch. Le spectacle se déroule dans la salle à manger de l’hospice, dont les grandes fenêtres donnent sur le jardin et les maisons avoisinantes. Le metteur en scène a engagé des acteurs professionnels pour tenir les rôles principaux, mais utilise aussi des résidents comme figurants. Les juifs sauvent Hitler lorsque la Mort se présente et, lorsqu’ils sentent que leurs efforts pour l’amener à une vue plus adulte des choses ont échoué, ils conseillent à leur Schlemiel d’entrer en politique, que faire d’autre ? Le véritable ressort de l’action n’est pas une critique de l’idéologie, mais un choc culturel entre un Lumpenproletarian incapable de saisir le concept petit-bourgeois de respectabilité, et des juifs marginalisés à qui leur connaissance du Talmud donnent des outils pour survivre à la misère et à l’antisémitisme, et pour faire face à l’expérience historique collective de la persécution. La Mort est un personnage féminin ambigu aux charmes érotiques, implacable Cassandre d’une catastrophe annoncée. Je ne me rappelle pas avoir autant ri au théâtre. En outre, cette incursion à la périphérie de Vienne m’a permis de prendre conscience d’une misère institutionnelle, qui contraste avec l’opulence ostentatoire du centre-ville, avec ses hôtels de luxe, ses boutiques d’antiquités et de haute couture, ses restaurants et ses monuments historiques rénovés à grands frais.
24 avril
9Notre ami H. nous donne des nouvelles de l’isolement culturel dans lequel se trouve Sarajevo depuis que la ville est passée de mode et qu’elle ne représente plus un lieu de pèlerinage pour les artistes et les intellectuels du monde entier. Les nationalistes sont revenus au pouvoir, démocratiquement élus sous la surveillance des autorités internationales. L’économie peine à rebondir, les achats du personnel des ONG doté de salaires confortables constituant la seule petite source de relance économique. Le crime, la corruption, le népotisme, le favoritisme de parti sont la règle, et le malaise croissant est aggravé par l’absence de personnel qualifié et compétent dans toutes les branches de l’activité, dans la mesure où la plupart d’entre eux ont fui la Bosnie. H. est l’un des héros de la résistance culturelle de Sarajevo pendant les années de siège. Mais il est plein d’amertume, désormais, et il se sent étranger à cette ville où il est entré en première ligne le 31 janvier 1992, au péril de sa vie, parce qu’il était convaincu qu’il devait être là et entrer en résistance. Faire du théâtre en état de siège, entreprendre des activités culturelles sous le feu des bazookas et des snipers était plus facile, dit-il, que de végéter au milieu des retombées incertaines des accords de Dayton.
27 avril
10Pour mon anniversaire, je suis venu à Paris. M. et T. m’emmènent à Giverny visiter la maison de Monet, avec son magnifique jardin en fleurs et son bassin japonais. L’atelier de l’artiste est maintenant une boutique de souvenirs encombrée d’une foultitude d’articles de merchandising, les différentes pièces de la maison sont d’un confort et d’un goût discutables, mais les murs sont couverts de superbes estampes japonaises. L’endroit le plus charmant est la salle à manger complétée par la cuisine, laquelle est remplie d’ustensiles anciens et de grosses pièces de vaisselle, le tout dans les tons bleus, jaunes et verts. Un nid douillet, où l’on serait tenté de passer son temps à servir ses invités et à partager avec eux d’interminables repas autour d’une grande table de ferme. Il y a dans le village un autre musée, consacré aux artistes américains et géré par une fondation privée. C’est un bâtiment moderne et cossu, discrètement intégré au paysage. À l’entrée, la sécurité est courtoise et ferme. La collection des impressionnistes américains est modeste, mais le musée présente une exposition temporaire de portraits, prêtée par le musée de Détroit : beaucoup de personnages historiques et quelques représentations d’hommes et de femmes qui ont échappé à l’histoire en raison de leur insignifiance, mais que l’art a préservés, en hommage à quelques signes visibles de leur humanité, un regard, un geste, l’objet familier qu’ils tiennent en main.
11Le soir même, à Boulogne, M. et T. ont organisé pour moi une réception surprise, avec plusieurs de mes vieux amis réunis pour la circonstance, et une goulash façon Vojvodine pour nous rappeler les odeurs et le goût de notre enfance commune à Novi Sad. Ubi goulash, ubi patria.
30 avril
12Retour à Amsterdam, seul, car J. et N. font leur pèlerinage annuel à Budapest, Subotica et Belgrade. C’est l’anniversaire officiel de la reine, et la ville tout entière se transforme en marché aux puces, tout est orange, aux couleurs de la dynastie, et la musique s’échappe de tous les cafés, les gens dansent dans les rues et les canettes de bière vides s’entassent dans les canaux. C’est une fête populaire plus qu’une célébration monarchique, sauf dans les villes et les villages que visitent la reine et la famille royale, une province différente se voyant distinguée chaque année par cet honneur. Au début de mon séjour à Amsterdam, je me promenais à travers la ville, à l’occasion du Koninginnedag, avec la curiosité d’un anthropologue culturel, témoin amusé du relâchement social provisoire de mes concitoyens et de leur effort énergique pour expurger leurs tentations consuméristes en vendant sur le trottoir toutes sortes de vieilleries à des prix défiant toute concurrence.
4 mai
13Hier, j’ai pris un vol pour Belgrade. Le type qui est venu me prendre à l’aéroport pour me conduire à Novi Sad a décidé de ne pas emprunter l’autoroute, mais de piquer à l’ouest vers Zagreb et de prendre ensuite vers le nord, à travers les collines de Fruska Gora. Je n’avais pas traversé cette région depuis quinze ans ou plus et, à ma grande surprise, elle était exactement semblable à ce que j’avais connu dans ma jeunesse. Vieilles maisons à moitié écroulées, dont certaines d’ailleurs n’avaient jamais été terminées, vieux chiens étendus paresseusement sur le seuil, vieux villageois assis sur des bancs de bois, vieilles voitures et vieux tracteurs sillonnant les rues. Quelques graffiti pro-Seselj [1] datant des élections présidentielles ratées de 2002 me remettent en mémoire qu’une nouvelle ère a surgi dans ce paysage géographiquement intact et a disparu, espérons-le, depuis que Seselj est incarcéré à La Haye. Fruska Gora, douce et tendre, croulant sous la végétation printanière, me rappelle des souvenirs tenaces. Nous longeons le tas de ferraille et de béton qui fut naguère le siège de la télévision de Novi Sad, rasé par l’OTAN en avril 1999, et voici que surgit la vue magnifique de la citadelle de Petrovaradin, le cours familier du Danube en contrebas, la ville tout entière de l’autre côté du fleuve et d’autres collines de Fruska Gora derrière nous. C’est l’heure du déjeuner lorsque nous arrivons à Novi Sad et ma mère m’attend, la table mise.
14Ensuite, c’est un va-et-vient d’amis, qui passent, m’emmènent avec eux, on célèbre l’anniversaire d’un ami. On raconte les mêmes vieilles histoires, on échange des nouvelles, le temps se fige. Dans l’après-midi, J. est rentrée de sa courte visite à Belgrade pour passer avec moi la soirée et la nuit, tandis que N. est restée à Subotica chez les parents de J. Nous parcourons le boulevard familier pour rendre visite à Zelimir Zilnik [2] dans son nouvel appartement, rue Danilo Kis. Cette rue ne me dit rien mais, sur les indications de Zelnik, je n’ai aucune difficulté à la trouver. La maison de Zelnik est neuve, mais la rue me rappelle quelque chose. Il se trouve qu’elle s’appelait auparavant rue August Cesarec, mais, parce que Cesarec était un Croate et un écrivain communiste (tué par les Oustachis en 1941 avec un groupe d’intellectuels communistes), il a perdu sa rue en même temps que Kis gagnait la sienne. À Novi Sad, autrefois si fière de sa générosité et de son hospitalité, il n’y avait pas assez de place, semble-t-il, pour que deux écrivains, Cesarec et Kis, y aient chacun une rue. J’imagine combien Danilo aurait été honteux et fâché de ce cadeau s’il avait été encore vivant. Une nuit, son fantôme en colère descendra sur Novi Sad pour arracher les plaques qui portent son nom à chaque coin de la rue, en maudissant le conseil municipal dans les termes les plus cinglants que comptent le serbo-croate et le hongrois !
15Zilnik montre à quelques amis son nouveau film, Kennedy is returning home, qui traite des Roms du Kosovo chassés en masse d’Allemagne où ils étaient réfugiés. Plus de 100 000 d’entre eux ont vécu en Allemagne avec un permis de séjour provisoire, mais sans le statut de demandeur d’asile, et ils sont maintenant renvoyés parce que la Serbie est officiellement une démocratie, et que le Kosovo est censé être un endroit sûr sous l’égide internationale. Ils sont arrêtés chez eux au milieu de la nuit, entassés dans un charter et déposés comme des colis à l’aéroport de Belgrade, sans argent, abandonnant derrière eux leur travail, leur logement, leurs biens. Ils n’ont aucun endroit où aller, parce que leurs maisons ont été brûlées, détruites ou bien parce qu’elles ont été récupérées par les Albanais ; alors ils se dispersent dans des bidonvilles autour de Belgrade. Leurs enfants parlent couramment le bavarois, un peu de romani, mais ni l’albanais ni le serbo-croate, si bien qu’ils ne peuvent pas aller à l’école. Paradoxalement, ils ont conquis en Allemagne une forme d’émancipation socio-économique, avec un emploi stable, un revenu fixe, un logement et un niveau de vie décents, toutes choses que le socialisme à la mode yougoslave et le capitalisme sauvage qui lui a succédé ont été bien incapables de leur offrir. Maintenant, c’est terminé. Kennedy est l’un de ces jeunes Roms expulsés. Le film de Zilnik est un documentaire mais, comme à son habitude, il fait jouer à ses protagonistes des scènes de leur propre vie. Nous ne nous attardons pas, car Zilnik doit se rendre à l’aéroport aux premières heures du jour pour présenter son film en Allemagne, à l’invitation des Verts de Rhénanie du Nord-Westphalie.
8 mai
16L’hôtel Majestic a perdu de sa superbe, mais me voilà revenu au centre-ville proprement dit, près de la principale rue commerçante du quartier piétonnier, là où j’ai vécu lorsque j’étais étudiant, il y a 30 ou 35 ans, et bien sûr, je ne m’en plains pas. En outre, il fait un temps superbe, et tout Belgrade ressemble à une gigantesque terrasse de café abritée par des parasols. Dans la journée, je discute de la réforme du système théâtral au ministère de la Culture, je fais une conférence, je participe à des séminaires, je parle sans arrêt et je rencontre des vieux amis. Lorsque je rentre à mon hôtel assez tard dans la soirée, les services de nettoyage sont en train de laver la chaussée. J’enjambe allègrement les tuyaux et les flaques d’eau sur l’asphalte, et l’espace-temps s’effondre comme un accordéon tandis que je longe des coins familiers, des places, des vitrines et des grilles de jardin. C’est la troisième fois que je reviens à Belgrade depuis que j’ai quitté la ville en toute hâte en novembre 1991 et, pour la première fois, je me sens détendu et en sécurité. L’atmosphère a beaucoup changé. Il semble que les funérailles de Djindjic aient provoqué un choc cathartique, qu’elles aient tiré quantité de gens de leur léthargie et de leur grogne pour leur faire comprendre que seule l’accélération des réformes et la rupture radicale avec le crime, la corruption et le nationalisme militant pouvaient ouvrir des perspectives d’avenir. Le discours anti-européen a été marginalisé, ses principaux protagonistes sont en prison à La Haye ou à Belgrade. Ces jours derniers, les militaires sont finalement passés entièrement sous contrôle civil, pour la première fois depuis 1945. Et la justice est en voie d’être débarrassée des juges et des avocats corrompus. Je peux de nouveau prendre en main le quotidien Politika pendant mon petit-déjeuner et le lire sans inquiétude, comme par le passé. Il y a un mois, à Thessalonique, je racontais à un jeune journaliste de Belgrade combien il m’avait été difficile de cesser de lire ce journal en 1988, alors qu’il était aux mains des acolytes de Milosevic et honteusement utilisé pour attiser la haineuse campagne nationaliste. Depuis ma petite enfance, j’ai appris à lire et à réfléchir grâce à ce même journal, comme tout le monde, à travers plusieurs générations depuis 1903, et l’abandonner était aussi difficile que d’arrêter de fumer.
17Comme lors de mes précédentes visites, j’ai passé un après-midi au Centre de décontamination culturelle de mon amie Borka Pavicevic, la « Grande Dame » du mouvement anti-nationaliste de Belgrade. Maintenant que le gouvernement a changé, il est difficile pour les ONG de s’adapter aux circonstances nouvelles. Elles avaient l’habitude d’être contre le gouvernement, elles sont désormais supposées collaborer avec lui et intervenir dans son programme de réforme. Les donateurs étrangers s’en vont, néanmoins, et même si les membres des ONG manifestent moins de découragement et pas de crainte du tout, les priorités sont soumises à une confusion plus grande, et le rythme des réformes crée une certaine frustration. Rien ne va jamais assez vite. Borka se situe parmi ces impatients et quel que soit le sujet qu’elle aborde, elle en parle avec révolte et colère. Néanmoins, en dépit de son tempérament explosif, le centre qu’elle dirige est une oasis de paix au milieu du tumulte de la ville, un endroit qui incite à la réflexion, au calme, aux conversations feutrées, un havre de confort, de sécurité et de bon sens. Je suis resté assis dans la cour ombragée, derrière l’immeuble du consulat allemand, où les gens font la queue sans discontinuer, des premières heures de l’aurore au début de l’après-midi, pour obtenir un visa.
18Hier soir, quelqu’un m’attendait à la fin de mon séminaire, avec mission de me conduire au pavillon d’exposition de la forteresse de Kalemegdan, où Tabacki organise une rétrospective de ses créations scéniques. Il était là, attendant avec impatience ses visiteurs, me conduisant en compagnie de deux amis pour une visite guidée de ses œuvres exposées sur deux étages, des croquis et des photos à travers lesquels je reconnais plusieurs scénographies que j’ai eu l’occasion de voir un jour ou l’autre. Dans cette ville où tant de gens paraissent fatigués, vidés et amers, où certains ont perdu le feu sacré du fait de leur isolement, de la propagande, de la lutte à mener pour joindre les deux bouts dans un contexte de paupérisation forcenée, il y en a d’autres, comme Tabacki, qui demeurent alertes, enthousiastes, pleins d’énergie créative et de passion pour ce qu’ils font.
10 mai
19Hier, à Berlin, longue journée de rencontres avec des fondations et des organisations culturelles. Le point d’orgue est une visite à la Stiftung Brandenburger Tor, près de la Porte de Brandebourg, un superbe bâtiment reconstruit à l’emplacement d’une maison qui appartenait au peintre Max Liebermann et fut détruite pendant la guerre. En ce lieu chargé d’histoire, penché au-dessus de la rambarde de son balcon, il proclama un beau jour qu’il était incapable de vomir à la mesure du dégoût que lui inspirait le régime nazi. Il est mort juste à temps, en 1935. À l’intérieur, des salles d’exposition et de conférence, arrangées avec un goût exquis, magnifiquement éclairées, un haut lieu de l’esthétique, dénué de toute prétention. Berlin est au bord de la banqueroute et les institutions culturelles sont soumises à une forte pression politique leur enjoignant de réduire leurs dépenses, à telle enseigne que le malaise et l’incertitude frappent même celles qui fonctionnent plutôt bien. Ces luxueux salons qui accueillent causeries et expositions et le Centre de décontamination culturelle de Borka, qui propose pourtant un même éventail de programmes artistiques et intellectuels, sont séparés par une distance cosmique, un fossé énorme en matière de fréquentation, une différence radicale aussi bien sur le plan du style que sur le plan de la définition des enjeux culturels.
20J’adore Berlin et je suis heureux de me retrouver ici, après quelques années, pour voir les changements intervenus, mais les expériences de cette journée prouvent qu’à certains égards bien d’autres changements sont souhaitables. Le monde culturel est insulaire, et il a beaucoup de mal à intégrer une perspective européenne plus large dans son fonctionnement quotidien. Plusieurs des organisations que j’ai visitées aujourd’hui avec mes collègues sont centrées sur Berlin, ou sur l’Allemagne dans le meilleur des cas. Elles manifestent un intérêt modéré pour les débats en cours et les développements politico-culturels de l’Europe, elles ont une connaissance limitée de l’Europe et nouent peu de contacts. La plupart des opérateurs allemands s’investissent très peu dans les réseaux culturels européens, et cette expérience leur fait défaut. Berlin est un centre important d’importation de la culture mais n’est pas un partenaire très engagé dans la collaboration culturelle internationale, si l’on excepte les coproductions du théâtre Hebbel et les programmes interculturels ambitieux mis en œuvre par la Haus der Kulturen der Welt. Cette distance est le fruit d’une infrastructure institutionnelle très lourde, qui incite au nombrilisme et à l’immobilisme, en particulier dans le domaine des arts vivants.
15 mai
21Une conférence sur la culture polonaise et l’intégration européenne, organisée par la Confédération polonaise des employeurs privés, se déroule dans une jolie salle du Palais royal de Varsovie. À l’accueil, tous les participants reçoivent des badges bleus marqués du mot tak (oui), allusion au prochain référendum sur l’entrée de la Pologne dans l’Union européenne. Plusieurs de mes collègues étrangers et moi-même avons été invités à dissiper le scepticisme des élites intellectuelles polonaises concernant les perspectives de la culture polonaise dans l’Union. Au contraire, nous nous employons à critiquer la démarche culturelle européenne, qui nous semble inadéquate, peu adaptée aux besoins et dénuée d’ambition. De tout ce qui se dit dans la matinée, le public retiendra surtout l’exposé de notre confrère finnois sur la manière dont les projets culturels peuvent bénéficier des aides de l’UE. Brusquement, ces fonds structurels, dont la finalité est d’harmoniser le développement régional européen, apparaissent comme une panacée face à la paupérisation de la culture polonaise. Encore une illusion liée à l’UE qui ne s’évanouira que lorsque l’élargissement sera chose faite. L’après-midi, après un délicieux velouté aux champignons qui nous a été servi dans la salle même, le ministre de la Culture se soumet au feu nourri des questions des hommes d’affaires et des spécialistes de la culture polonais. On note peu de différence dans les critiques des uns et des autres. Les premiers estiment que le système culturel n’a pas beaucoup changé au cours des quatorze dernières années. La culture est une idole vorace, parasite et inefficace, déclarent-ils. Curieusement, les professionnels de la culture abondent dans ce sens, reprochant au ministre de ne pas aborder les questions d’argent et d’éluder toutes les discussions sur les responsabilités et la volonté de changer, d’expérimenter, d’innover. Le vice-ministre tente bravement de défendre les réalisations de son ministère, mais il avance en terrain miné. J’imagine les regards sardoniques que mes propres héros culturels, Witkiewicz et Gombrowicz, les plus talentueux et les plus caustiques des critiques polonais, doivent être en train de jeter sur nous de là-haut, à travers les immenses baies vitrées de la grande salle, ruisselantes de pluie.
17 mai
22Devant le palais, on a érigé une grande scène pour un concert de rock et, en cette matinée de samedi ensoleillée, la répétition et l’essai de la sono font un bruit épouvantable sur la place couverte de passants qui se promènent entre les étals où l’on vend des gadgets et des souvenirs bon marché. Quelque cent mètres plus loin, devant une église, une manifestation hostile à l’entrée de la Pologne dans l’UE est en train de se disperser, sous l’œil attentif d’une petite escouade de policiers. Un groupe de gens âgés, pour la plupart venus des villages avoisinants, remballent leurs drapeaux polonais et leurs bannières, ils distribuent leurs derniers prospectus et se dirigent d’un pas fatigué vers la gare ou vers un arrêt de bus, en emmenant leurs insignes religieux. Certains ont leur slogan inscrit dans le dos : « Dieu, patrie, nation, famille ». Ils ont un air résigné, à peine stimulés par l’aventure, comme si leur principal objectif était de rentrer chez eux à l’heure pour le déjeuner et de faire une sieste bien méritée.
23À Varsovie, j’ai passé deux soirées à l’opéra. Le Théâtre national, un gigantesque bâtiment, contient plusieurs salles de spectacle, des restaurants et des cafés, et il faut près d’une demi-heure pour en faire la visite complète. Le premier soir, j’ai vu Nabucco, et j’aurais sans doute fait l’impasse sur ce spectacle, n’était-ce la touche d’actualité que donnent à la saga pseudo-biblique de Verdi les récents événements survenus sur les rives du Tigre et de l’Euphrate. Mais le spectacle offre peu d’occasions de se livrer à des rapprochements ou à des analogies. C’est une énorme production, maladroite et un peu essouflée, vieille de douze ans, et cela se voit. La scène est sans cesse encombrée par les chœurs et les figurants, le décor est lourd, prétentieux et parfois ridicule ; la représentation de la puissance et de l’opulence orientales s’inspire à l’évidence de l’architecture et de l’art babyloniens, mais démontre que la critique de l’orientalisme par Edward Said n’est pas parvenue jusqu’en Pologne.
24Le jour suivant, c’est Straszny Dvor (Le Manoir de l’horreur) de Moniuszko, un opéra de 1863 qui reprend tous les lieux communs du romantisme : le patriotisme fanatique, l’héroïsme macho, le culte des idylles folkloriques et rurales, le panache aristocratique et le goût pour les rebondissements sinistres de l’intrigue, traités avec un certain humour. La mise en scène est un rien traditionnelle mais efficace, avec ses riches costumes et ses décors somptueux, un peu décalée peut-être dans la scène d’hiver qui fournit une mauvaise excuse pour un recours superflu au corps de ballet. Le clou du spectacle, à mon sens, c’est le banquet dans le manoir hanté, avec ses énormes cochons de lait, sangliers et poissons de papier mâché livrés sur scène à la convoitise des invités affamés. Voilà qui m’ouvre l’appétit, et le dîner, véritable celui-là, que l’on me sert dans le luxueux restaurant du théâtre, est à la hauteur de mes espérances. Le chef d’orchestre est là aussi, seul, avalant à la hâte une maigre collation.
31 mai
25Il n’est pas difficile de me convaincre de pousser jusqu’à Zagreb. Après mon séjour à Belgrade, je suis impatient de comparer mes impressions et de mesurer les changements, mais aussi de revoir mes amis et de me faire une petite idée du développement des arts vivants non institutionnels. Je sens une angoisse chez les gens que j’interroge sur leurs projets professionnels lorsque la Fondation Soros cessera sa distribution de bourses à la fin de l’année. La Fondation a permis au cours de la décennie écoulée de développer une large gamme d’initiatives culturelles originales, innovantes, indispensables, et rien ne prouve qu’elles pourront survivre à ce changement de cap. Les services publics, en tout cas, ne sont pas prêts à prendre la relève. Le ministère de la Culture distribue de superbes formulaires destinés à recenser les projets et programmes culturels, mais, même si le processus de décision est conduit avec intégrité, l’argent attribué est payé avec un retard énorme. On note, exactement comme à Belgrade, une certaine concurrence entre le ministère et les services culturels municipaux de Zagreb. Deux jours de discussion avec un groupe d’artistes sur l’installation d’une maison de production ou, au moins, d’une plate-forme de théâtre vivant et de danse contemporaine n’ont pas abouti. Le mécontentement est grand, et l’on espère vaguement que quelqu’un pourra prendre une décision, mais personne ne semble prêt à prendre des initiatives ou à engager sa responsabilité, ni à doter ce champ d’activité d’un encadrement autonome. Pendant ce temps-là, les meilleurs artistes continuent de quitter le pays et de saisir les occasions qui se présentent à Amsterdam, à Bruxelles ou à Berlin.
2 juin
26Après plus d’un an de vacance du pouvoir, les Pays-Bas ont de nouveau un gouvernement. Le cabinet de Kok a démissionné en avril 2002, après la publication d’un rapport sur le rôle des troupes hollandaises de l’ONU dans le massacre de Srebrenica, en 1995. Ensuite, le démagogue populiste Pim Fortuyn a été assassiné par un fanatique de la défense des animaux. Les élections qui ont suivi ont fortement ébranlé l’ordre politique existant, amenant son parti à la seconde place au Parlement. Après 87 jours seulement, le cabinet de droite de Jan Peter Balkenende s’est disloqué en octobre, sous les pressions induites par les dissensions internes intervenues entre les disciples de Fortuyn. Le gouvernement démissionnaire, toutefois, est resté en charge des affaires courantes jusqu’à cette semaine. Après les élections de janvier 2003, les négociations n’ont fait que déboucher sur un fastidieux échange de concessions. Après plusieurs semaines, les socio-démocrates ont décidé de laisser tomber les négociations et de retourner dans l’opposition. À l’issue de divers atermoiements, un cabinet de centre droit a finalement été formé cette semaine. Le pays est resté politiquement en suspens pendant plus d’un an et, pendant ce temps, les Pays-Bas ont visiblement changé. Un coup d’arrêt a été porté à l’économie, et il est prévu de faire des coupes claires dans les dépenses publiques. La résistance à l’élargissement de l’UE se fait entendre de plus en plus nettement, et l’ensemble du discours public prend des accents inusités de rudesse et de sévérité. Les problèmes d’intégration des nombreuses minorités ethniques s’accentuent, et l’islamophobie est grandissante, au grand dam de la communauté marocaine en particulier. Le nouveau cabinet annonce que le budget de la Culture sera amputé de 5%, une première pour la décennie en cours. L’héritage populiste de Fortuyn se perpétue au sein de ce nouveau gouvernement constitué de respectables partis de droite, mais sans son discours au vitriol, bien entendu.
3 juin
27Ma mission, aujourd’hui, est de secouer un peu la barque et de montrer du doigt, dans le lointain, l’horizon européen. Le ministère de la Culture danois organise une conférence sur la gestion des théâtres nationaux, et envisage quelques changements après trente ans de continuité. Je suis chargé du discours inaugural, qui a pour objet de présenter l’éventail des possibilités en matière de production et de distribution théâtrales. Le système danois est diversifié et décentralisé, mais il comporte un certain nombre d’inégalités non négligeables et la construction, notamment, d’un Théâtre national et d’un Opéra national ne manquera pas d’aggraver ce déséquilibre.
28Hier soir, à mon arrivée à Copenhague, j’ai rencontré Kirsten Delhom, qui m’a parlé de sa dernière réalisation et de ses nouveaux projets. La construction d’une nouvelle salle de théâtre, choisie par le biais d’un concours international, a fait couler beaucoup d’encre, mais il est assez peu probable que le projet voie jamais le jour. Kirsten elle-même n’est plus très sûre d’avoir besoin d’une infrastructure aussi lourde et aussi complexe. Ses réserves sont assez représentatives du fossé qui sépare les ambitieuses années 90, où la seule limite au gigantisme était le ciel, et l’attitude de prudence induite par l’effondrement de la nouvelle économie en 2001. Cette formidable et talentueuse artiste, bien que conduite par ses rêves, n’en est pas moins consciente de la nouvelle réalité politique initiée au Danemark, il y a deux ans, par le gouvernement de droite.
10 juin
29À Belgrade, j’ai trouvé un recueil de lettres échangées entre deux écrivains, Mirko Kovac, qui a quitté Belgrade en 1991 pour s’installer à Rovinj, dans la nouvelle république de Croatie, et Filip David, resté à Belgrade. Leurs lettres, entre 1993 et 1995, témoignent du désespoir de deux amis séparés par les nouvelles frontières, mais unis par un même dégoût des horreurs de la guerre et de la sanglante propagande nationaliste. Kovac, en compagnie de sa femme, artiste peintre, tente de commencer une nouvelle vie dans sa petite ville d’Istrie, il va de temps en temps en Italie, pour respirer un peu d’air non pollué, il se réjouit de la publication de ses ouvrages en France et en Suède et du prix Herder reçu en Autriche, tandis qu’il écrit un roman sur l’avant-garde à Belgrade dans les années 1960. David est une grande figure de l’opposition dans le Belgrade de Milosevic, il s’élève contre la guerre, le nationalisme et le régime. Chassé de ses fonctions de producteur de spectacles de fiction à la télévision de Belgrade, il écrit péniblement un nouveau roman inspiré des légendes de la Cabale, se bat contre l’inflation et la pénurie, s’inquiète pour ses enfants adolescents. Kovac se sent seul dans sa petite station balnéaire où les vétérans croates et les patriotes institutionnels occupent et pillent les résidences de vacances de ses amis de Belgrade. David est parmi ses quelques amis courageux restés à Belgrade, mais il est envahi par le sentiment d’être en exil dans sa propre cité. Les deux amis ne se voient que rarement, et seulement à l’étranger, en terrain neutre. Dans cette histoire d’amitié et de fidélité, je reconnais mes propres relations avec certains de mes vieux amis d’avant les événements.
12 juin
30Le festival de Hollande est l’occasion de découvrir le nouvel opéra de Peter Eötvös, Le Balcon, d’après la pièce de Genet, présenté l’année dernière pour la première fois à Aix-en-Provence, mis en scène avec sobriété par Stanislas Nordey et, pourtant, cette version post-moderne est dépourvue de certains des attributs baroques qui m’avaient beaucoup marqué lors de la production de la pièce à Belgrade à la fin des années 1960, l’une des plus grandes réussites de l’Atelier 212 à l’époque. Cette année, je ne laisse pas de surprendre mes étudiants (et moi-même) par des souvenirs de représentations que j’ai vues il y a trente ou quarante ans et dont quelques scènes sont restées profondément gravées dans ma mémoire, sans doute parce qu’elles constituent des références fondatrices pour mon expérience du théâtre. Ce que mes étudiants ne savent pas, c’est la vitesse à laquelle je m’empresse d’oublier les spectacles de la présente saison, vides, insignifiants, informes. En matière de théâtre, la mémoire subjective est un filtre hautement sélectif. Je me souviens encore du Macbeth de Pina Baush, que j’ai vu à Bitef en 1978 ou 1979, alors que son Agua, ici même, l’autre soir, m’a laissé indifférent ou plutôt non, agacé, par ses projections intempestives de paysages brésiliens, sorte d’arrière-plan façon National Geographic encadrant ses danseurs. Le point fort du festival, autant que je puisse en juger d’après les bribes que j’en vois entre deux voyages, c’est le Landschaft mit entfernten Verwandten de Heiner Goebbels, commandité par Frans de Ruiter pour le cinquantième anniversaire de l’Association des festivals européens, présenté une première fois à Genève en octobre dernier, mais que j’ai manqué pour avoir dû quitter la ville la veille au soir. L’Ensemble moderne est l’un des triomphateurs de la soirée, jouant sur scène avec ses accessoires, ses masques et ses instruments, démontrant ainsi que jouer et faire de la musique peuvent s’unir pour donner un spectacle ludique, grâce au talent inspiré d’un compositeur-metteur en scène qui refuse de sacrifier à la tradition de la sacro-sainte séparation des arts scéniques.
15 juin
31Delphes, nombril du monde antique, n’est plus aujourd’hui qu’une petite ville très laide remplie d’hôtels minables, de cafétérias et de boutiques de souvenirs sans attraits. On ne compte guère d’activités pendant l’année dans ce Centre culturel européen magnifiquement implanté au cœur d’un paysage sauvage, adouci aux alentours immédiats par des jardins d’inspiration soigneusement méditerranéenne et doté d’une vue splendide sur la mer et le port de Galaxidi, et portant jusqu’au Péloponnèse lorsque le jour est clair ou par une nuit de pleine lune. J’aime me retrouver ici chaque année au mois de juin, pour quelques jours de travail intensif avec de jeunes professionnels de la culture venus de toute l’Europe, pour qui ces séminaires marquent la fin d’un programme de formation portant sur deux régions différentes d’Europe, leur permettant de s’imprégner de leurs systèmes culturels respectifs. Cette année, à l’occasion de l’un de ces ateliers, nous avons réfléchi aux conséquences de l’élargissement de l’Europe, un sujet assez souvent abordé ces temps-ci, mais de manière superficielle et sans imagination. J’apporte quelques-unes de mes conclusions personnelles, rédigées pour le Groupe de réflexion de la Fondation culturelle européenne et son conseil d’administration, et discutées récemment au cours d’une réunion commune. Pendant deux longues séances, mon groupe développe une série d’hypothèses de travail sur l’impact possible de l’élargissement de l’Union, et les présente un matin aux autres groupes, surprenant tout le monde en imposant à l’entrée de la salle une sorte de contrôle symbolique des passeports et assignant à chacun sa place en fonction des catégories fixées par les accords de Schengen, en vertu desquelles Russes et Macédoniens devraient se voir interdire l’accès ! L’élargissement implique le durcissement des nouvelles frontières et le bouleversement des relations culturelles de proximité. Quelles opportunités offre-t-il en contrepartie ? Cela est une autre histoire.
19 juin
32Longue attente à l’aéroport de Roissy-Charles de Gaulle, entre un vol en provenance d’Athènes et une correspondance pour Strasbourg. On parle d’un arrêt de travail des contrôleurs aériens, mais sans grande ampleur, certains vols sont retardés et, toutes les heures, un petit groupe de manifestants parcourt le terminal en criant des slogans parfaitement inaudibles. Cela ressemble à un spectacle vivant, une sorte d’hymne symbolique à l’esprit syndical de confrontation et à la culture de la grève auxquels les Français sont si profondément attachés.
20 juin
33Trois mois ont passé depuis ma nuit dans un hôtel de Grenoble, au début de l’intervention américaine en Irak. La fracture que cette intervention a provoquée entre les États-Unis et certains États de l’Union européenne est loin d’être guérie, et de nouveaux désaccords surgissent à propos du Congo et du Libéria, du conflit israélo-palestinien et des OGM, Bush accusant l’Europe de provoquer la famine en Afrique par sa résistance à ce type d’agriculture. L’Iran, où le régime des mollahs réprime durement les manifestations étudiantes, pourrait devenir le nouveau point de friction. Je suis curieux de savoir dans quelle mesure les divergences politiques de ce genre peuvent orchestrer la polémique culturelle, sorte de mini guerre froide américano-européenne, un réalignement des opinions intellectuelles qui risque fort d’opposer l’Europe et les États-Unis ou, plus vraisemblablement, de créer au sein des milieux intellectuels américains une ligne de démarcation dont les effets seront plus ou moins sensibles en Europe.
34Aujourd’hui, l’aboutissement du processus constitutionnel semble procurer une certaine dose d’autosatisfaction aux participants d’un congrès célébrant, à Strasbourg, les quarante ans d’une organisation destinée à la défense du patrimoine culturel de l’Europe. Une assemblée de personnes globalement assez âgées, dont la plupart justifient de titres nobiliaires et d’idées plutôt conservatrices assorties d’une notion plutôt étroite de ce que « patrimoine culturel » veut dire, se gargarise des formules consacrées du jargon européen contemporain et s’emploie à construire une Europe fondée sur les principes du passé plutôt que sur quelques concepts inspirés tournés vers l’avenir. Par la grâce des traductions simultanées, ce baragouin tourne à la cacophonie, et il faut bien dire que le décor n’arrange rien.
35Le Palais de l’Europe, siège du Conseil de l’Europe, m’est toujours apparu comme un endroit hostile et déstabilisant, avec ses couloirs interminables et mystérieux et ses salles de réunion sans âme. Depuis la construction récente d’un Parlement européen flambant neuf, l’ensemble est encore moins transparent et plus confus. Retrouver son chemin entre le restaurant et la salle de conférence relève du défi le plus fou. Ce labyrinthe, à mon sens, est une métaphore particulièrement pertinente de l’Europe d’aujourd’hui et de mes propres vagabondages au cours de ces derniers mois à travers le continent, mes allers et retours, mes faux départs et mes objectifs manqués, dans ma tentative frénétique de définir et de cerner l’Europe comme un méta-projet culturel personnel.