Lignes 2004/1 n° 13

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Article de revue

Demos et Demoï : fonder la constitution

Pages 88 à 109

1Plus ou moins d’Europe. Une Europe supranationale ou intergouvernementale. Une superpuissance européenne ou une Europe impuissante. Un super-État européen ou une union des États Européens. Pour ou contre. Les débats sur l’intégration européenne ont toujours été victimes de la tyrannie des dichotomies. En bons cartésiens, nous avons tous tendance à penser ainsi. Mais en bons hégéliens, nous dressons d’admirables synthèses et des compromis réalisables : l’Union européenne devient alors une fédération d’États-nations, une union des États et des peuples, une communauté des nations. Chez eux, les politiciens tendent à être cartésiens. À l’étranger, ils se couvrent de la cape hégélienne. Très bien. Mais les questions demeurent, surtout au niveau européen où les compromis importants doivent s’adapter au vaste spectre des familles politiques, des sensibilités nationales et des trajectoires historiques. Au moment où l’Union européenne est près de devenir synonyme de l’Europe, il est nécessaire de reconsidérer les accords sur lesquels s’est appuyée son histoire depuis 1957. Quels sont les choix susceptibles de répondre aux craintes et aux aspirations légitimes de toutes les parties ? Est-il possible d’échapper à une version européenne du consensus mou français ? À quoi devrait ressembler une Europe pour tous, une Union européenne dont la majorité d’entre nous pourrions nous satisfaire à défaut de l’aimer ? Et, si cela implique plus de démocratie européenne, qu’entendons-nous par là ?

2Les réponses apportées en juin par la Convention sur le futur de l’Europe ont suscité l’indifférence plutôt que l’enthousiasme ou l’hostilité. Les attentes démesurées sont compréhensibles. Pour la première fois dans l’histoire de l’Union européenne, des délégués de tout le continent autres que des diplomates se sont engagés pendant plus d’un an dans un débat public sur les fondations de l’Union européenne, ses buts et ses méthodes. La portée de ce qui a été appelé dialogue avec la société civile laisse peut-être à désirer ; il n’en reste pas moins que ce débat a été conduit d’une façon hautement ouverte et transparente, employant à cet égard tout l’attirail des conférences et des forums Web. Leur mission se situait quelque part entre les simplifications pragmatiques et une refondation radicale : donner à l’Union une forme de gouvernement adaptée à sa nouvelle dimension et à ses nouvelles ambitions, tout en la réinventant en tant qu’entité démocratique.

3En fin de compte, tandis que l’intrigue et le décor peuvent avoir l’air impressionnant, le jeu en lui-même n’est pas révolutionnaire. Dans son ensemble, l’ébauche de Constitution européenne codifie sous une même aile la pléthore des traités et des amendements adoptés par les membres de l’Union européenne au cours des quarante-cinq dernières années. Cependant, le projet de traité constitutionnel comporte un défaut majeur qui ne peut que renforcer l’antagonisme des eurosceptiques : sa nature constitutionnelle ! En tant qu’incarnation la plus récente de cette veine, il s’efforce tant bien que mal de ressembler aux constitutions nationales traditionnelles dans une prose qui semble emprunter à ce qu’il y a de pire dans chacune des langues de l’Union européenne. Par conséquent, de tous côtés, son contenu est facilement mal compris. Il n’en demeure pas moins que la nouvelle version est sur la bonne voie. Tant les eurosceptiques que les euro-enthousiastes ont de quoi être contents. Et après tout, si l’Union européenne est à réinventer en tant qu’entité démocratique légitime, c’est en composant avec ces deux extrêmes. Seulement, il faudrait tout d’abord que les eurosceptiques arrêtent de penser que plus de démocratie européenne signifie « plus d’Europe », tandis que les soi-disant euro-enthousiastes du continent devraient cesser d’associer les concessions faites à la Grande-Bretagne avec « moins d’Europe ».

4Un tel impératif n’est cependant pas si évident ! Tout simplement parce que l’ébauche de Constitution ne parvient pas à accomplir sa mission la plus élémentaire : celle d’aider les citoyens à comprendre l’enjeu de la démocratie européenne. Est-ce que la Conférence intergouvernementale y parviendra avec plus de succès ?

5Il s’agit là en effet du péché originel et peut-être nécessaire de l’Union européenne : celle-ci, au moment où les citoyens de l’Europe, du moins ceux qui s’en souciaient, auraient dit « Oui ! », n’a pas été construite sur des bases démocratiques. Cela aurait pu être fait la dernière fois que des délégués provenant de l’ensemble de l’Europe se sont rencontrés à La Hague en 1948 dans l’espoir de fonder les États-Unis d’Europe. Rien n’est ressorti de leur débat sinon les échos de discussions toujours actuelles.

6Cet échec a probablement été le salut de l’Union européenne, en ce qu’il a laissé la place à une tentative d’intégration plus pragmatique et plus viable dans ce continent dévasté par la guerre. La Communauté européenne a substitué aux grandes visions de la démocratie au niveau européen lesdites méthodes communautaires, lesquelles accordent un rôle dirigeant aux États membres par le biais de l’intense activité diplomatique au jour le jour du Conseil européen, tout en confiant à la Commission européenne la mission d’équilibrer le pouvoir des grands États au nom d’une vision du bien commun. Par la suite, l’ensemble a été complété d’un Parlement européen élu pour ajouter une touche démocratique minimale. Ainsi, comme Jean Monnet l’avait prédit, les États s’engagèrent dans des négociations interminables et inédites (« Donnez-moi de l’argent pour mes paysans et je vous donnerai un marché pour vos produits ») qui ont créé des solidarités ad hoc entre des entités nationales. Au cours des décennies suivantes, cette logique nous a, dans la plupart des cas, bien servi. De la Communauté européenne de 1958 jusqu’à l’Union européenne d’aujourd’hui, les gouvernements européens, les industries, les partis politiques, les organisations non-gouvernementales et les syndicats aussi bien que les dirigeants politiques, ont appris à traiter ensemble les sujets les plus divers : de l’alimentation ou des règles de sécurité bancaire à la délivrance des visas et à l’ensemble des négociations commerciales. Dans la mesure où les intérêts nationaux ne concordent pas toujours, ils sont toujours susceptibles de s’affronter, mais ils ont appris à gérer leurs différences d’une façon plus efficace et constructive. La crise européenne sur la question de l’Irak, le dernier exemple flagrant, constitue néanmoins une exception.

7La méthode communautaire est le secret ouvert qui est à l’origine des oscillations continuelles de l’Union européenne entre ses anciens et ses nouveaux membres, les idéologies de droite et celles de gauche, les grands et les petits États, les intérêts généraux et les intérêts sectoriels, les milieux d’affaires et les consommateurs.

8Aux yeux des rhétoriciens de haute volée, nous avons épuisé les mérites de cette approche fonctionnaliste et il nous faut considérer maintenant une nouvelle phase de la vie de l’Union européenne. L’extension des pouvoirs de l’Union européenne en direction de ce que chacun perçoit comme les prérogatives traditionnelles de l’État régalien du xixe siècle (l’argent, la police, les mouvements migratoires, le contrôle des frontières extérieures et la politique étrangère) n’aurait pas été parallèlement suivie d’une responsabilité accrue à l’égard des citoyens européens. Et le doublement de la taille de l’Union européenne au cours de ces dix dernières années, après les élargissements de 1995 et de 2004, sonnera son glas s’il ne s’accompagne pas d’une refonte de ses institutions. D’où la Convention, d’où le projet de la Constitution.

9Les sceptiques ont prétendu que l’entreprise dans sa totalité avait fait beaucoup de bruit pour rien, qu’elle n’était, au fond, qu’une tentative dévoyée de rafistoler une Union européenne qui ne serait pas en si mauvais état qu’on le dit, et qui serait aussi démocratique qu’il le faut et qu’il se peut. Assurément l’Union européenne ne présente pas la moitié des défauts que lui attribuent ses détracteurs. Non seulement elle n’est pas un super-État, mais il lui manque les attributs d’un État tout court. On se demande bien quel genre d’État elle pourrait être avec son budget si serré, son administration minuscule, ses règles approuvées à Bruxelles par des représentants nationaux et dont l’interprétation, le contrôle ou l’application sont assurés par des agents des États membres. Par ailleurs, l’Union européenne demeure le plus souvent exclue des domaines des actions étatiques qui importent le plus aux citoyens, depuis les fonctions d’assistance (santé, sécurité sociale et éducation) jusqu’à la défense et la sécurité nationale. Lorsqu’elle intervient, elle opère généralement par des moyens plus transparents que les équivalents nationaux et procède à des consultations tous azimuts avec des réseaux associatifs et des groupes de la société civile de tout type et de toute origine. Les nombreux garde-fous démocratiques intégrés à ses procédures décisionnelles et à ses structures institutionnelles (la majorité qualifiée, le veto, l’implication de quatre institutions différentes, le rôle des capitales nationales dans l’élaboration des projets de lois) garantissent qu’aucun intérêt ne sera bafoué. Si imparfait soit-il, le niveau de démocratie de l’Union européenne soutient favorablement la comparaison avec celui de ses États membres.

10Mais ceux qui rejettent les appels à une Union européenne plus démocratique ne voient pas l’essentiel. La réussite de l’aventure européenne de ces cinq dernières décennies n’était tout simplement pas vouée à l’exploration d’une nouvelle forme de démocratie dépassant celle de l’État-nation. Dans l’actuelle Union européenne, la totalité (démocratique) est moindre que la somme de ses parties (démocratiques). D’une certaine façon, l’ensemble de ses caractéristiques les plus louables ne constitue pas une forme démocratique reconnaissable par la plupart des Européens. Cela s’explique par le fait que, dans la mesure où l’Union européenne est bien un nouveau genre de démocratie en devenir, sa nature démocratique ne peut pas être reconnue et développée si nous restons attachés au paradigme conventionnel de l’État. Quand bien même il n’est nul besoin de discréditer les acquis passés, de se débarrasser de Monnet afin de redécouvrir la figure de Périclès, nous devons une nouvelle fois nous demander comment les faire se rencontrer.

11Il nous faut à présent reconnaître que l’ensemble du débat a été faussé par la tyrannie cartésienne des dichotomies, c’est-à-dire par toutes les variations auxquelles donne lieu l’opposition entre le « plus » et le « moins ». Au sein même de la Convention, les deux principaux camps ont dès le début été identifiés comme intergouvernementalistes d’un côté et supranationalistes (également appelés fédéralistes) de l’autre. Les premiers, qui incluent les représentants des gouvernements britannique et français, veulent répondre aux nouveaux défis en renforçant le Conseil des représentants des États ; ils préfèrent maintenir la règle de l’unanimité pour des domaines proches du cœur de la souveraineté étatique traditionnelle et pensent que la réponse au déficit démocratique consiste à délimiter de manière plus stricte les pouvoirs entre l’Union et les États. Les seconds, qui regroupent la plupart des petits États membres et des représentants du Parlement européen, veulent préserver le rôle de la Commission en tant qu’avocat des parties les plus faibles, renforcer le Parlement européen en tant que lieu du contrôle démocratique, étendre le vote majoritaire au nom de l’efficacité et continuer d’accroître les pouvoirs de l’Union européenne si besoin est. Ils aiment à se désigner comme les « amis de la méthode communautaire ».

12Au début de la Convention, son président, Giscard d’Estaing, demandait à ses membres d’essayer de garder le meilleur de chacune des deux approches. À la fin de la journée, tandis que l’ébauche finale était approuvée par consensus, chacun semblait converger vers une vision de l’Union européenne fondée sur la double légitimité des États et des citoyens, une Communauté des nations.

13Mais la Convention est-elle parvenue à élaborer une troisième voie pour l’Europe ? Beaucoup disent que non, estimant qu’aucun accord ne peut satisfaire le vaste spectre des familles politiques, des sensibilités nationales et des trajectoires historiques de l’Europe ; qu’aucun accord ne peut répondre aux peurs légitimes et aux aspirations qui émergent de toutes parts ; que l’exercice se résout en définitive en marchandages et en donnant-donnant, qu’il ne s’agit pas de la conception d’un nouveau régime adopté par tout le monde.

14L’ironie cependant, c’est que l’Union européenne, telle qu’elle est aujourd’hui, contient tous les ingrédients nécessaires pour cette troisième voie. L’ébauche de Constitution excelle lorsqu’elle reconnaît et construit à partir de ce que nous avons : notre demoï-cratie européenne.

Un demos européen ?

15La thèse défendue ici exige de faire un détour par la théorie de la démocratie puisqu’à la racine du conflit entre intergouvernementalistes et supranationalistes, on trouve une ligne de faille plus fondamentale quant à l’état actuel et souhaitable du rapport de l’Union européenne à la démocratie. Une opinion généralement admise est que la démocratie implique un demos, c’est-à-dire un groupe d’individus ayant suffisamment en commun pour désirer et être à même de prendre des décisions collectives sur leurs propres affaires. Dans le mode représentatif de la démocratie, cela se traduit par la possibilité d’approuver ou de contester la façon dont ils sont gouvernés. Une démocratie européenne signifierait alors la possibilité de « bouter les brigands » hors de Bruxelles. En d’autres termes, si une majorité d’Européens s’exprime d’une certaine façon, la minorité devrait considérer leur décision comme définitive et légitime. C’est pourquoi il faut se demander : existe-t-il un demos européen susceptible d’exprimer une telle approbation ? Peut-il y avoir un demos européen ? Est-il même souhaitable ?

16Depuis le célèbre jugement de la Cour suprême allemande en 1994, une réponse s’est vu conférer un caractère légal : la thèse dite du non-demos. Les conséquences en sont que la démocratie implique un demos ; or, il n’y a pas de demos européen, mais seulement des demoï nationaux. D’où la conclusion que la démocratie au niveau européen est une entreprise vaine. Les fonctions étatiques exigeant le contrôle démocratique (du maintien de l’ordre au contrôle des frontières) ne devraient jamais être accordées à l’Union européenne.

17Assurément, pour ceux qui se désignent en Grande-Bretagne comme des « nationalistes civiques », la nation n’a pas besoin d’être de nature ethnique, elle doit plutôt fournir les bases d’un sens de l’appartenance commune, laquelle peut tenir à une langue, une culture, une histoire ou des habitudes politiques communes. Telle est la condition préalable de tout ce qu’implique la démocratie représentative ; à savoir accepter de faire partie de la minorité un jour et espérer participer à la majorité un autre jour. La souveraineté nationale ne doit pas être défendue par réflexe réactionnaire, mais parce qu’il s’agit de la garantie ultime de la démocratie elle-même. C’est pour cette raison que l’Europe est un espace où sont conclus des accords entre États dans la limite des responsabilités de nos hommes politiques à l’égard de leurs électeurs pour leurs actes à Bruxelles, un espace de la démocratie indirecte. C’est seulement à contre-cœur que les souverainistes admettent qu’un minimum de démocratie directe doit être injecté au niveau européen par le biais du Parlement européen et que les affaires européennes doivent être plus transparentes, compréhensibles et faire preuve de plus de responsabilités à l’égard des citoyens des États membres. Mais ils s’opposent à la création d’un lien direct entre les citoyens et les institutions européennes (par exemple, à un président de la Commission élu au suffrage universel). Cette approche considère que l’intergouvernementalisme est la façon la plus légitime de diriger les affaires européennes.

18Comme nous pouvons nous y attendre, face à eux se tiennent ceux qui croient en un demos européen. Les supranationalistes envisagent l’Union européenne comme l’amorce d’un transfert progressif des allégeances des États vers l’Union. Des politiques et des programmes communs créent des solidarités de facto entre les citoyens des différents États et encouragent la mobilité des étudiants, des ouvriers, des professionnels ou des entreprises. À son tour, cette « européanisation » progressive est à la fois l’origine et la conséquence du développement d’un espace public européen dans lequel les politiques nationales convergent vers la création d’une culture et d’un « langage » politique européens et, à la fin, vers une nation civique européenne.

19Ils croient en l’émergence d’une identité européenne coexistant avec des identités locales ou nationales. Si, comme l’affirmait Anderson, les identités collectives sont aussi bien construites que transmises de génération en génération, pourquoi ne pourrait-il pas y avoir une identité européenne imaginaire ? De nouvelles constructions identitaires peuvent se superposer à des identités nationales plus anciennes, elles aussi construites, par l’élaboration de nouveaux symboles communs et des récits historiques véhiculés dans les cursus scolaires et dans les médias, ainsi que par la projection rétrospective dans le passé d’une « destinée commune ».

20Il y a bien sûr des nuances. Tandis que certains croient en l’existence d’un demos européen, d’autres s’accordent plutôt sur le fait qu’il y aurait un « demos en devenir », lequel présagerait d’une identité européenne émergente. Mais en définitive, tous les supranationalistes pensent que l’émergence d’un demos européen est à la fois possible et souhaitable dans un futur prévisible. Cela implique en retour que la démocratie dans l’Union européenne puisse et doive être améliorée avant tout conformément aux principes traditionnels de la démocratie représentative majoritaire : deux chambres législatives et un mandat de « Premier ministre » émanant d’elles.

21Devons-nous admettre que le défi constitutionnel doive aboutir à un compromis entre ces deux visions de la démocratie ? Pas si nous reconnaissons que cette version du grand compromis fait l’impasse sur le point crucial : ces deux visions de la démocratie en Europe ne sont rien d’autre que les deux faces de la même pièce de monnaie. La pensée des souverainistes comme des supranationalistes est en effet centrée sur l’État. Les symboles chers aux supranationalistes tels qu’un même drapeau, un même passeport, une même fête nationale ou un même hymne pour l’Europe ainsi que des manuels racontant une histoire « européenne », tentent de recréer au niveau européen la mystique et les pouvoirs de l’État-nation. Dans chacune de ces visions, la communauté politique est fondée sur l’existence d’un demos unique, lequel, à son tour, dépend d’une identité commune à tous ses membres. Toutes deux croient que les communautés politiques doivent être des communautés identitaires ; toutes deux font écho à la définition de Gellner du nationalisme qui exige la congruence des unités politiques et nationales.

22Il y a pourtant une troisième voie pour l’Europe. Les souverainistes doivent accepter le fait que l’Union européenne est effectivement une communauté des peuples, et pas seulement des États – des peuples qui devraient prendre une part directe dans les politiques européennes. Les supranationalistes doivent accepter que la démocratie en Europe n’exige pas que cette communauté devienne un demos unique dont la volonté s’exprime par le biais des institutions étatiques traditionnelles.

Une demoï-cratie européenne – la troisième voie

23Après un demi-siècle d’existence, l’Union européenne s’est établie comme un nouveau genre de communauté politique reposant sur la pluralité persistante des peuples qui la compose : ses demoï. Il s’agit là plus que d’une version particulièrement forte d’une confédération d’États souverains, puisque ses peuples entrent directement en relation les uns avec les autres, et non pas seulement par le biais des négociations de leurs dirigeants. Cependant, dans la mesure où ces peuples sont organisés en États, ceux-ci devraient continuer à être au centre de la construction européenne. En bref, l’Union européenne est et doit continuer à être une demoï-cratie en devenir ; une demoï-cratie assujettie aux règles de ses peuples, pour ses peuples et avec ses peuples.

24Notre demoï-cratie européenne n’est ni une simple Union des démocraties, ni une Union pour la démocratie. Elle est bien plutôt une des machines politiques les plus innovantes qui aient été inventées pour la création et la prise en charge d’interdépendances non seulement économiques, mais aussi démocratiques.

25Cette troisième voie repose sur la prémisse que l’État-nation est une catégorie trop importante en Europe pour être détournée par l’Union européenne elle-même. C’est précisément pour défendre les notions traditionnelles de la démocratie dans le cadre de l’État-nation que nous devons « faire autre chose » et « mettre en place quelque chose d’autre » au niveau de l’Union européenne. Si l’Union européenne n’est pas aujourd’hui un État, nous ne devrions pas vouloir qu’elle en devienne un. Au lieu de cela, elle doit être envisagée comme une union des États et des peuples.

26C’est la raison pour laquelle une telle troisième voie est placée sous l’égide de ladite pensée post-nationale à la Habermas. Les principes post-nationaux de la communauté constituent une alternative à – et non pas une réplique de – l’État-nation dans laquelle la citoyenneté doit être conceptuellement détachée de la nationalité. La tendance dominante de la pensée post-nationale se résume souvent à une version du supranationalisme traditionnel. C’est pourquoi l’idée d’une demoï-cratie européenne en présente une version radicale qui va jusqu’aux conséquences ultimes impliquées par le pluralisme et le rejet des identités politiques. Dans ce sens, une demoï-cratie participe aussi bien de la vision libérale que de la vision cosmopolite. Non pas libérale au sens où ce terme est souvent compris sur le continent, c’est-à-dire le libre-échange plus les droits de l’homme. Mais libérale au sens où elle met l’accent sur les contraintes inévitables qu’entraîne la présence des autres parmi nous. Non pas cosmopolite au sens de la revendication de l’incongruité des frontières nationales. Mais cosmopolite au sens où elle insiste sur les responsabilités et les opportunités créées par l’existence des autres.

27Il s’agit là du manifeste trop implicite que contenait l’ébauche de Constitution ou, du moins, ce que l’on pouvait tirer d’une lecture indulgente de celle-ci. Si l’Union européenne actuelle est une « demoï-cratie européenne » émergente, elle en est une très imparfaite. Le projet actuel vise à améliorer à ses marges l’ébauche d’Union européenne pour les actions au jour le jour et cherche à esquisser une « UE-topie » pour les citoyens de l’UE. C’est sur ce dernier point qu’il échoue parce qu’il est perçu de façon négative comme un simple compromis évitant les extrêmes des souverainistes et des supranationalistes. Il excelle lorsque, ne s’occupant pas de leurs suppositions, il suit et prolonge l’esprit de la demoï-cratie.

28Plus précisément, une constitution instituant l’Union européenne sous la forme d’une demoï-cratie implique trois déplacements consécutifs par rapport au mode de pensée prévalant dans les milieux constitutionnels. Le premier : de l’identité commune vers le partage des identités ; le second : d’une communauté de l’identité vers une communauté des projets ; et enfin : des formes de gouvernance à plusieurs niveaux vers des formes de gouvernance à centres multiples.

29D’une certaine manière, le premier de ces déplacements était déjà contenu dans l’intuition des pères fondateurs et a désormais trouvé son expression dans la version (française) du préambule : l’appel à une union toujours plus étroite entre les peuples d’Europe. Il faut que les souverainistes admettent que ce qui importe ici est le « s » de la formulation « peuples d’Europe ». De leur côté, les supranationalistes doivent accepter que, nulle part, la Constitution n’appelle à l’émergence d’une communauté homogène dans laquelle la solennité de la loi serait fondée sur la volonté d’un seul demos. Elle respecte au contraire les identités nationales de ses États membres telles qu’elles se reflètent dans leurs structures politiques et constitutionnelles fondamentales ; c’est là un de ses principes suprêmes. Notre demoï-cratie européenne est fondée sur la reconnaissance mutuelle, la confrontation et le partage de plus en plus exigeant de nos identités respectives et distinctes ; pas sur leur fusion. L’Union européenne est une communauté d’autres. En termes politiques, une demoï-cratie ne se fonde ni sur une identité commune, ni sur une vie politique et un espace public européens. Au lieu de cela, elle exige une curiosité avertie de la vie politique de nos voisins et des mécanismes qui permettent à nos voix d’être entendues dans les forums des uns et des autres. Au moment approprié, une politique multinationale devrait émerger des confrontations, des compromis et des prises en compte mutuelles de nos cultures politiques respectives. Comme la Constitution le reconnaît, les partis politiques transeuropéens ont un rôle clef à jouer à cet égard. Les médias aussi.

30L’identification mutuelle rend compatibles la diversité et l’intégration. Nous n’avons pas besoin de développer une identité commune si nous n’avons aucun problème à emprunter celles des autres. Nous n’avons pas besoin d’inventer une histoire européenne commune si nous apprenons à emprunter le passé des autres et à nous identifier, par exemple, aux victimes des crimes que notre nation a pu commettre. La clause constitutionnelle, empruntée au traité de Maastricht, qui déclare qu’en dehors de l’Union européenne nous pouvons bénéficier des consulats des uns et des autres, fournit une métaphore appropriée : à l’étranger, je peux être un peu anglais et un peu italien – plus qu’européen per se. Je n’ai rien à gagner en faisant virer l’arc-en-ciel au blanc.

31Mais qu’est-ce qui nous lie ensemble ? Cette question nous conduit au second déplacement par rapport aux idées prévalant dans les milieux constitutionnels. À la lecture de l’ébauche de Constitution, il est très clair que cette communauté politique ne repose pas, comme cela est habituellement supposé avec les États-nations, sur une identité partagée, mais plutôt sur des projets et des objectifs partagés. Comme il est dit dans son tout premier article, les États membres confèrent des compétences à l’Union européenne « afin d’atteindre des objectifs qu’ils ont en commun » et non pas parce que ce serait l’expression d’une sorte d’essence collective de type étatique. Ces objectifs sont ensuite exhaustivement définis ; cela va de la promotion de la paix, de la justice sociale ou des droits des enfants, jusqu’aux actions pour un développement durable, le plein emploi ou la solidarité avec les générations futures. L’Union est aussi définie à travers ses valeurs : le respect de la dignité humaine, de la liberté, de la démocratie, du règne de la loi et des droits de l’homme. Mais ce qui importe ici de façon cruciale n’est pas la proclamation de ces valeurs (elles sont, après tout, universelles sinon universellement appliquées), mais la praxis associée à ces valeurs communes. La liste des valeurs est limitée et brève (est-ce là tout ce en quoi nous croyons ?) parce qu’elle est en fait « justiciable ». Un État membre peut, en dernier recours, se voir expulsé pour avoir agi contre elles.

32Le sens de l’appartenance à, et de l’engagement envers, l’Union européenne doit être fondé sur l’agir plus que sur l’être, sur des projets et des ambitions partagés, tant sur le plan interne que sur le plan externe. Une communauté de projets n’est pas nécessairement moins exigeante qu’une communauté d’identités. Elle est en revanche volontaire et différentielle plutôt qu’essentialiste et holiste. Il vaut la peine de se rappeler que l’objectif du marché unique demeure le projet le plus massivement partagé en Europe. En d’autres termes, l’européanisation des citoyens nationaux à travers les opportunités et les bénéfices instrumentaux auxquels donne lieu l’Union n’exige pas ou ne conduit pas forcément à leur européanéité. Les buts idéalistes et les références partagées fournissent les liens qui les unissent.

33Le troisième déplacement par rapport aux idées prévalant dans les milieux constitutionnels consiste à traduire l’ethos de la reconnaissance mutuelle des identités et des projets partagés en termes légaux et institutionnels. Une demoï-cratie ne doit pas se fonder sur une compréhension verticale de la gouvernance, avec des normes constitutionnelles supranationales supplantant celles des nations et des institutions supranationales placées au-dessus des institutions nationales. Au lieu de cela, notre demoï-cratie doit naître d’un mode de partage horizontal et d’un transfert de souveraineté. Elle implique un dialogue plutôt qu’une hiérarchie entre les différentes autorités politiques ou légales, tels les cours constitutionnelles (représentées dans le contrepoint métaphorique de Miguel Maduro), les parlements nationaux et européens et les exécutifs nationaux et européens. Il s’agit d’une gouvernance multi-centrée et non seulement à multi-niveaux, avec des décisions qui ne sont pas prises par Bruxelles, mais à Bruxelles aussi bien que partout ailleurs en Europe. Pour ce qui est des règles, des procédures et des institutions, une demoï-cratie européenne n’est ni nationale ni supranationale, mais transnationale.

34Certains pourraient rétorquer que l’idée même d’élaborer une constitution constitue un anathème envers cet esprit non hiérarchique de gouvernance. Jusqu’à présent, et dans l’esprit de la demoï-cratie, l’Union européenne a été fondée sur ce que Joseph Weiler a décrit comme une tolérance constitutionnelle en vertu de laquelle les constitutions nationales et les tribunaux qui les protègent avaient coexisté sans le besoin d’une voûte. Pour pallier l’absence d’une constitution supranationale formelle supplantant les constitutions nationales, les Européens ont choisi de renouveler constamment et volontairement leur engagement envers leurs règles communes tandis que se poursuivait le dialogue portant sur les implications d’un tel engagement. Mais il est trop tard aujourd’hui pour discuter de cette question-là. C’est précisément afin de dissiper de telles inquiétudes que cette Constitution – qui ne se présente même plus comme un traité constitutionnel – doit se distinguer de celles de ses prédécesseurs attachés à la notion d’État. Est-ce réussi ?

35Ironiquement, beaucoup au Royaume-Uni pensent que la réussite du gouvernement britannique, qui a obtenu l’effacement du mot « fédéralisme » dans l’ébauche finale, constitue une victoire symbolique contre un courant superétatiste. Comme dans le passé, le fédéralisme tel qu’il est compris au Royaume-Uni semble opposer les supranationalistes et les souverainistes. Cependant, le fédéralisme ne veut pas dire plus d’Europe et moins d’États-nations. Il ne signifie pas non plus simplement un gouvernement décentralisé (comme les Allemands aiment le souligner), ce qui est un point de vue toujours empreint d’un mode de pensée hiérarchique. Au lieu de cela, il s’agit d’un mode d’organisation aussi ancien que la société humaine qui s’adapte à l’existence de plusieurs demoï plutôt qu’à un seul demos. Le fédéralisme ne devrait pas signifier qu’il faut constituer une seule entité administrative à partir de plusieurs, même si celle-ci est décentralisée. Il signifie au contraire : préserver ce qui est distinct – le demoïen dépit de tout ce qui est commun. Si nous oublions cela aujourd’hui, c’est parce que, tandis qu’Althusius développait la notion au xviie siècle contre la vision qu’avait Bodin de l’État, l’histoire du fédéralisme est celle de sa subversion progressive par le paradigme étatique de la centralisation. Cette Constitution aurait dû être suffisamment audacieuse pour présenter l’Union européenne comme une union fédérale et non pas comme un État fédéral ; elle aurait alors sauvé le bébé fédéral de son eau de bain étatique. Au lieu de cela, et il s’agit là d’un second choix acceptable, elle évoque la « voie communautaire » de règlement des affaires.

36Tout au long de l’ébauche de la Constitution, la réaffirmation d’une voie communautaire sert positivement une vision de la demoï-cratie européenne. Par exemple, le principe de la reconnaissance mutuelle des lois et des régulations est intégré dans les articles inchangés consacrés au marché unique ; c’est là la forme de reconnaissance hautement élaborée qui a été adoptée dans les années 1980. Dans le même esprit, les articles révisés qui servent de base de travail pour la mise au point dans les domaines de la justice, de la sécurité et de la liberté ont placé la reconnaissance mutuelle des pratiques pénales et judiciaires au centre de la coopération entre les policiers et les juges. Il n’est fait appel qu’à un minimum de normes communes et seulement dans la mesure où elles s’avèrent nécessaires pour assurer une confiance mutuelle. Lorsqu’il s’agit de créer des gardes-fous contre les risques potentiels liés à la liberté de mouvement des gens et des marchandises à l’intérieur des frontières européennes, l’Union n’a pas recours à un FBI européen. Une demoï-cratie exige des règles ou des institutions de supervision seulement lorsqu’il n’est pas possible de remédier efficacement aux « crimes » au niveau national. On ne sait pas encore clairement si la proposition d’un procureur européen, qui est très dénigrée au Royaume-Uni, outrepassera cette règle minimaliste. L’ébauche contient peu de choses nouvelles à propos de la citoyenneté européenne, laquelle a presque toujours été rattachée aux droits horizontaux avec la liberté de mouvement et la non discrimination sur la base de la nationalité – droits que nous exerçons lorsque nous traversons les frontières à l’intérieur de l’Union européenne. Mais au moins ces droits figurent-ils de façon éminente au sein de la Constitution. Malheureusement, les membres de la Convention se refusent à étendre de manière explicite l’octroi mutuel de droits politiques dans les entités politiques des uns et des autres ; ils ne veulent pas aller au-delà du droit de vote aux élections locales mentionné dans le traité de Maastrich. Comme le montre Magnette dans son travail, les Grecs de l’Antiquité appelaient cela le principe de l’isopolis. Conformément à ce principe, les cités devaient, sur une base réciproque, accorder des droits équivalents aux citoyens étrangers qui résidaient à l’intérieur de leur enceinte. En même temps, la Constitution renforce l’aspect vertical des droits – le synpolis chez les Grecs – en incorporant la Charte des droits fondamentaux. En renforçant le pouvoir des citoyens vis-à-vis de leur État, la Charte s’inscrit dans une tendance universelle qui découple la notion de droits de celle d’appartenance à une entité politique. De ce fait, les citoyens non européens qui vivent sur le sol de l’Union européenne bénéficient eux aussi de ces droits. La portée de la Charte ne devrait pas être exagérée comme cela est souvent le cas en Grande-Bretagne. Elle est censée protéger des abus de pouvoir au cours du processus de construction et de mise en application des lois de l’Union européenne, mais elle n’est pas destinée à supplanter les pratiques nationales.

37La Convention avait pour mission de s’atteler à la répartition des pouvoirs entre les États et l’Union et de répondre aux craintes largement répandues d’une « prolifération des champs d’intervention ». Là encore, la Constitution ne change pas les données de base : l’Union européenne est toujours largement exclue des domaines des actions étatiques dont la plupart des citoyens se soucient le plus et qui font l’objet de débats démocratiques intenses au niveau national. Qu’il s’agisse des fonctions sociales telles que la sécurité sociale, la santé et l’éducation, ou de celles relatives à la défense et à la sécurité nationale, aucune « majorité européenne » n’est habilitée à dire à la majorité des citoyens d’un État donné ce qu’il convient de faire. Pour ce qui concerne les fonctions de l’État providence telle que la sécurité sociale, l’Union européenne ne se prononce que lorsque le libre mouvement des individus est en jeu. Le veto est maintenu à juste titre pour les impôts et la défense, lesquels impliquent un type de sacrifice réciproque qui est toujours rattaché à un demos individuel. Le plus important est que, pour la première fois dans l’histoire de l’Union européenne et du fait d’un des mouvements les plus audacieux de la Convention, l’extension des pouvoirs de la Communauté est soumise à un « système d’alerte préventif », c’est-à-dire que les parlements nationaux, sur la base de la subsidiarité, peuvent exercer un droit de veto sur les lois de l’Union européenne. La supposition ici est que la gouvernance doit intervenir au niveau le plus bas possible. Contrairement à ce que craignent beaucoup de supranationalistes, un tel contrôle démocratique au niveau national sur l’expansion des pouvoirs de l’Union européenne ne signifie pas « moins » d’Europe. Il est dans la droite ligne de l’esprit de la demoï-cratie que des représentants élus directement contrôlent les limites des compétences au nom des majorités nationales individuelles.

38En effet, une Union européenne ne peut pas faire reposer sa légitimité sur une démocratie représentative à la façon de ses États membres. Par-delà le type classique de démocratie à la Westminster, il est peut-être possible pour l’Union européenne de promouvoir de nouvelles formes de démocratie participatives et délibératives – y compris au moyen du Web – qui sont plus ambitieuses et plus inclusives que celles existant dans les États membres eux-mêmes, mais qui n’agrègent pas les expressions de la volonté populaire. Dans cet esprit, l’ébauche de Constitution consacre des articles séparés à la démocratie participative et s’est vue complétée à la dernière minute d’une clause autorisant l’initiative des citoyens : un million est le nombre magique. Mais l’ébauche actuelle échoue à faire comprendre ce qui importe pour une demoï-cratie, à savoir que la question de la démocratie en Europe ne se limite pas aux rôles des citoyens et de la société civile dans la gouvernance de l’Union européenne, mais qu’elle concerne aussi le rôle de la gouvernance de l’Union européenne dans le soutien aux sociétés civiles vivantes et à la démocratie locale dans les États membres.

39Ce qu’implique en dernière instance le fait de voir l’Union européenne comme une demoï-cratie a un rapport avec la nature et la permanence du lien qui unit les peuples de l’Europe. Peut-être que le critère le plus important qui distingue l’État d’une union est le « droit de se retirer », comme l’ébauche l’indique. L’inclusion d’un tel droit atteste de l’intuition largement partagée dans la Convention que les différents peuples impliqués dans l’aventure de l’Union européenne se sont mis ensemble par choix et qu’ils continueraient à se percevoir comme demoï séparés. Cette clause a été fortement contestée par quelques supranationalistes qui ont fait remarquer qu’elle n’était pas prévue dans les précédents traités et qu’elle constituerait une régression dans le cheminement vers l’intégration. Cependant, le droit de retrait doit être ardemment défendu non pas en tant que concession à la souveraineté nationale, mais au nom de la demoï-cratie dans l’Union européenne. Plus simplement, si, dans un pays, une majorité souhaitait un jour se séparer du tout, elle devrait pouvoir le faire.

40La plupart de ces caractéristiques doivent sonner agréablement aux oreilles des eurosceptiques tout en n’étant pas considérées par les euro-enthousiastes comme des obstacles insurmontables sur la voie de l’intégration. L’esprit de la demoï-cratie peut en effet avoir perdu une partie de sa portée sur des questions pour lesquelles la Grande-Bretagne n’a pas obtenu satisfaction, ainsi la remise en cause de la façon dont le principe de primauté et de suprématie des lois européennes a finalement été inclus. Personne ne peut nier le caractère astreignant des obligations formelles internationales et tout particulièrement des lois européennes. Mais l’ébauche de Constitution donne une impression trompeuse en n’affirmant pas clairement que la primauté n’accorde pas à la Cour européenne de justice le droit d’interférer avec les dispositifs constitutionnels des États membres, pas plus qu’elle ne rend une mesure nationale particulière « nulle et non avenue » lorsqu’elle remet simplement en cause son application dans un cas particulier. Le texte n’établit pas non plus clairement que même avec une telle primauté, la loi de l’Union européenne est normalement destinée à renforcer les pouvoirs des États membres ou des citoyens individuels, et non pas à s’emparer de leur capacité à agir. Dans bien des cas, il manque tout simplement à la Constitution le langage de la demoï-cratie.

41Un dernier point loin d’être négligeable tient aux intenses efforts déployés par les gouvernements français et britannique sur la sempiternelle question institutionnelle : qui devrait gouverner l’Union européenne ? Paradoxalement, ils ont agi en promouvant une innovation qui ne semble pas faire écho à l’esprit de la demoï-cratie, à savoir la création d’un poste de président permanent du Conseil européen. Combiné avec un président de la Commission élu au suffrage indirect, le système de l’Union européenne se rapprocherait insidieusement d’un modèle national qui associerait un chef d’État avec un Premier ministre. Les pays de petite et de moyenne taille s’y sont opposés, mais en vain. Toutefois, une rotation à la tête de l’Union devrait être défendue, pas seulement au nom de l’égalité entre les États membres, mais aussi en tant que symbole institutionnel clef de l’idéal de la demoï-cratie. De nos jours, la présidence tournante fait comprendre dans une certaine mesure que la politique de l’Union européenne n’est pas « faite à Bruxelles » mais qu’il s’agit d’une entreprise partagée et décentralisée menée partout en Europe, d’Helsinki jusqu’à Lisbonne. Quel meilleur symbole de nos demoï que la famille des villes européennes ? La Convention n’est pas parvenue à trouver une solution associant le besoin de permanence avec le partage du leadership dans l’Union.

42La version actuelle du préambule énonce l’énigme au cœur de tous ces débats lorsqu’elle cite Thucydide : « Notre constitution s’appelle une démocratie parce que le pouvoir est dans les mains non pas d’une minorité mais du plus grand nombre. » Mais comment, et sur quelle échelle mesurer cette majorité dans une Union plus proche d’une fédération des villes-États de l’époque de Thucydide que de l’antique Athènes ? De nombreux membres de la Convention, à commencer par son président, pensent que l’Union devrait lentement évoluer vers un « principe de population », lequel pourrait se traduire par un système de représentation ou de vote plus proportionnel. Ils ne devraient pas pousser ce raisonnement trop loin : une majorité au sein du Parlement européen ne contrebalance pas facilement une pluralité de majorités au niveau national. Ce qui est désigné comme l’opposition entre les grands et les petits États membres voit s’affronter deux versions de la démocratie : une démocratie au niveau européen et une démocratie au niveau national. C’est uniquement dans le balancement continuel entre les deux, dans les décennies à venir, que notre demoï-cratie européenne peut s’épanouir.

Par-delà Philadelphie

43Certains ont comparé ces débats constitutionnels à ceux qui ont eu lieu à Philadelphie en 1787. D’autres ont répondu que cette comparaison était beaucoup trop ambitieuse. Il n’en demeure pas moins que la mission de cette Convention constitutionnelle est au plus haut point exigeante. Jefferson et Madison n’ont pas eu affaire à Internet, pas plus que leur dialogue ne comprenait les femmes, les pauvres et les indigènes. Plus important encore, les treize États américains étaient des squelettes d’États et non pas des États providence pleinement développés et reconnus comme ceux de l’Europe actuelle, avec leurs longues histoires, leurs identités nationales fortes, leurs différentes langues et leur obsession à l’égard de la souveraineté nationale.

44En fait, le type de constitution dont l’Union européenne a besoin ne s’est jamais rencontré auparavant. Il s’agit d’une constitution qui devrait nier la supposition étayant d’habitude les constitutions, à savoir, la préexistence d’un demos constitué ou même d’un demos en cours de constitution par le moment constitutionnel lui-même. C’est une constitution qui devrait poser les fondements d’une authentique demoï-cratie européenne et nous aider à dépasser les dichotomies traditionnelles – les variantes du plus ou moins d’Union européenne – pour cheminer vers une Union européenne différente, acceptée par le plus grand nombre, à savoir une large majorité des citoyens européens. Une idée intéressante a été avancée à la Convention avant d’être malheureusement oubliée : il s’agissait, pour chaque pays membre de l’Union européenne, de s’engager avec un préambule le citant de manière individuelle : « Nous, peuple de Grande-Bretagne », « Nous, peuple de France… » Un tel dialogue de demoï aurait pu être énoncé par des écoliers des différents pays européens, ce qui aurait constitué un départ approprié.

45Obsédés comme nous le sommes par le mirage de l’unique et de l’unité, nous avons tendance à négliger la nature radicale de l’ouverture et de la reconnaissance mutuelle des identités et de la citoyenneté qui ont, au moins partiellement, caractérisé l’Union au cours des dernières décennies. Au sein d’une Union européenne élargie, dans une Union européenne dont les ambitions pourraient être celles d’un médiateur global, cet esprit de la demoï-cratie européenne est plus nécessaire que jamais.

46Inspirons-nous de l’accueil enthousiaste de Frank Thompson devant la perspective d’une union de l’Europe de l’Ouest, juste avant sa mort dans la Résistance en 1944 : « Comme il serait merveilleux d’appeler l’Europe une seule patrie et de penser à Cracovie, Munich, Rome, Arles et Madrid comme des villes de chez soi… Les différences entre les peuples européens, même si elles sont importantes, ne sont pas fondamentales. Ce qui différencie les gens ne fait que leur donner plus d’attraits les uns aux autres. »

47Après un demi-siècle de paix, célébrons avec lui le plaisir qui peut être tiré de la multiplicité de l’Europe, de ses nations, de ses folklores, de ses langues, de ses milieux politiques et de ses villes, ainsi que des attractions réciproques qui se déploient entre ses peuples tout à fait distincts.

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