Notes
-
[1]
Cf. notamment les travaux d’É. Balibar, de J.-L. Coleman et S. K. Harding, de W. Kersting, de C. Galli.
-
[2]
Cf. le livre de M. Hardt et A. Negri, Empire, trad. fr., Paris, Exils, 2000.
-
[3]
A. Dal Lago, Non-persone. L’esclusione dei migranti in una società globale, Milan, Feltrinelli, 1999.
-
[4]
Cf. E. Beck-Gernsheim, Juden, Deutsche und andere Erinnerungslandschaften [Les Juifs, les Allemands, et autres paysages du souvenir], Frankfurt am Main, Suhrkamp, 1999.
-
[5]
Z. Bauman, Le Coût humain de la mondialisation, trad. fr., Paris, Hachette Littérature, 1999.
-
[6]
F. Barth, Process and Form in Social Life. Selected Essays, London, Routledge and Kegan Paul, 1981.
-
[7]
S. Mezzadra, Diritto di fuga. Migrazioni, cittadinanza, globalizzazione, Verona, Ombre Corte, 2001.
-
[8]
Y. Moulier-Boutang, De l’esclavage du salariat. Économie historique du salariat bridé, Paris, PUF, 1998.
-
[9]
Cf. en particulier ses derniers travaux, Nous, citoyens d’Europe ? Paris, La Découverte, 2001 ; Droit de cité, Paris, PUF, 2002 ; L’Europe, l’Amérique, la guerre : réflexions sur la médiation européenne, Paris, La Découverte, 2003.
-
[10]
N. Thomas, Colonialism’s Culture. Anthropology, Travel and Government, Princeton (NJ), Princeton University Press, 1994.
-
[11]
E. Saïd, L’Orientalisme : l’Orient créé par l’Occident, trad. fr., Paris, Le Seuil, 1996.
-
[12]
A. Dal Lago, Polizia globale. Note sulle trasformazioni della guerra in Occidente, in S. Mezzadra et A. Petrillo, I Confini della globalizzazione, Roma, Manifesto libri, 2000.
-
[13]
H. Dietrich, in S. Mezzadra et A. Petrillo, I Confini della globalizzazione, op. cit.
-
[14]
P. Cole, Philosophies of Exclusion. Liberal Political Theory and Immigration, Edimbourg, Edinburgh University Press, 2000.
-
[15]
Cf. S. Zizek, Ein Plädoyer für die Intoleranz [Plaidoyer pour l’intolérance], Vienne, Passagen Verlag, 1998.
-
[16]
D. Chakrabarty, Provincializing Europe, Postcolonial Thought and Historical Difference, Princeton, Oxford, Princeton University Press, 2000.
-
[17]
J. Derrida, L’Autre cap, suivi de La démocratie ajournée, Paris, Minuit, 1991 ; M. Cacciari, Geo-filosofia dell’Europa, Milan, Adelphi, 1994.
-
[18]
N. Papastergiadis, The Turbolence of Migration, Cambridge, Polity Press, 2000.
-
[19]
S. Zizek, The Ticklish Subject. The Absent Centre of Political Ontology, Londres, Verso, 2000.
1Au cours de ces dernières années, nous avons assisté à une intensification du débat philosophico-politique sur le concept de frontières, qui a donné lieu à une réflexion sur la relation entre universalisme et particularisme dans la démocratie et dans le contexte des processus contemporains de mondialisation [1]. Ce regain d’intérêt est indubitablement constitutif de l’ensemble des processus qui ont pris à contrepied toute configuration stable des frontières, notamment ces vingt dernières années. Ces processus trouvent un point de départ manifeste dans la crise des frontières, par excellence planétaires, imposées à Yalta par les puissances victorieuses de la Seconde Guerre mondiale : celles entre le monde capitaliste et le monde socialiste. L’implosion du système socialiste international a ébranlé à nouveau les frontières orientales de l’Europe, créant tout d’abord une ceinture ou une situation frontalière instable et jetant ensuite les prémisses d’une redéfinition globale des frontières de l’Europe de l’Est. Or le processus d’explosion des frontières doit être considéré comme bien plus lourd de conséquences que ce qu’il semble dans la seule optique du bipolarisme. En effet, si le sens du mot Europe est devenu bien plus vaste, il a aussi dérivé vers une nouvelle acception, par certains côtés encore vague, des termes de « Nord » ou « Occident » développé du monde.
2Nous ne faisons pas tant référence ici aux enjeux géopolitiques internes à l’assise de l’Empire [2], qu’à l’ensemble des relations que le monde développé entretient avec des mondes « autres ». De fait, si la mondialisation économique a multiplié les interactions du marché de « l’Occident » avec la moindre partie du monde, elle a aussi parsemé la Terre de nouveaux conflits. L’affrontement pour le contrôle des ressources naturelles et énergétiques, mais aussi pour imposer le modèle économique occidental, est une caractéristique stable du monde issu de la Seconde Guerre mondiale. Mais il prend aujourd’hui l’aspect d’un conflit total : les procès économiques et financiers, les luttes pour le contrôle des ressources et les dynamiques démographiques transnationales constituent un écheveau difficile à démêler. Il suffit de penser aux relations que l’on peut observer de manière empirique entre « stabilité » économique des pays développés, stratégie de contrôle des ressources naturelles et problèmes « humanitaires » dans la guerre entamée en octobre 2001 entre « Occident » et Afghanistan.
3Mais il ne s’agit là que de l’exemple le plus voyant. Ce que l’on a appelé les guerres balkaniques montrent une intégration analogue des micro et macro-dimensions des conflits internationaux. Le protectorat occidental en Bosnie-Herzégovine, au Kosovo et en Macédoine n’est qu’en apparence un dispositif de contrôle sur place de conflits nationaux ou infra-nationaux : c’est aussi et surtout une tentative d’hégémonie « mondiale » sur le marché des denrées et sur celui du travail transnational dans une zone de frontières. Dans ce sens, on ne devrait pas seulement parler de multiplication mais aussi de différenciation des frontières. Les frontières territoriales ne sont que le cœur d’un dispositif frontalier complexe qui fait place à d’autres types de séparation, mobiles et élastiques, entre monde développé et autres mondes. Si la frontière politique sud-orientale de l’Europe passe par l’Adriatique, les frontières militaire et économique passent par les Balkans. Et c’est dans l’espace mobile entre ces deux types de frontières que se jouent aujourd’hui les conflits sociaux les plus marquants. En constituant la dimension où hommes et choses peuvent ou ne peuvent pas circuler, peuvent ou ne peuvent pas exister [3], cet espace définit en effet de nouvelles formes de hiérarchisation.
4On peut donc affirmer en préliminaire que les frontières de l’Europe se sont simultanément multipliées et diversifiées. Mais par conséquent, le concept politique d’Europe a lui aussi subi un éparpillement significatif. On pourrait dire aujourd’hui qu’il y a autant d’Europes que de fonctions assumées par cette nébuleuse continentale sur la scène internationale. Cette multiplication ne parvient pourtant pas à cacher un écart total entre les prétentions plus ou moins idéologiques ou utopiques à une autodétermination homogène et la stricte nécessité que revêt la dépendance stratégique à l’égard du cœur de l’empire occidental, à savoir des États-Unis.
Mondialisation et ambivalence
5Que l’on prenne le terme de frontière dans son aspect « géopolitique », ou que, sur les traces de Georg Simmel, on mette l’accent sur sa valeur cognitive, nous avons assisté à un processus de déplacement total des frontières particulièrement virulent après 1989. Il en résulte, d’une part, la délocalisation de l’expérience de la frontière, qui est devenue quotidienne et s’est insinuée au cœur des métropoles européennes – en particulier sous l’effet des processus migratoires – et, de l’autre, la tendance réactive à marquer le caractère sacré de ces frontières dans la mesure où leur caractère fortuit apparaît ostensiblement. Encore une fois, cette tendance ne se limite pas aux frontières géographiques, mais investit puissamment les frontières identitaires [4].
6Il est de ce fait nécessaire de s’entendre sur le concept d’identité. Dans le cas des identités liées à la transformation des frontières, on pourrait parler d’une « prophétie auto-réalisée ». La réorganisation des zones d’influence économique et politique de l’Europe après 1989 a comporté l’apparition de diverses projections imaginaires de « moi » collectifs qui ne pouvaient plus être ceux de l’époque de la guerre froide. Alors qu’une « identité » européenne basée sur un quelconque substrat commun ne parvenait pas à prendre corps, au cœur même des métropoles occidentales montait une définition négative du « reste » du monde, des exclus, notamment ceux de l’intérieur, représentés par les migrants. Au cours des années 1990, on a assisté à une mobilisation croissante de l’opinion publique contre les migrants, en tant qu’expression d’une « diversité » inacceptable et non intégrable. Cette mobilisation a trouvé dans les mouvements xénophobes en Autriche, en Allemagne, en Italie et au Danemark ses avant-gardes les plus voyantes, mais elle s’exprime surtout dans l’idée de plus en plus répandue de « l’insécurité » comme principal danger pour la stabilité sociale [5].
7La pluralité et la différenciation des frontières extérieures se sont ainsi réfractées en une multiplication des frontières intérieures. Le mythe de l’insécurité ou, si l’on préfère, l’objectif d’une « sécurité sur le pas de la porte », a en effet impliqué un contrôle de plus en plus étroit des « étrangers » à qui la mondialisation permet, en fin de compte, de pénétrer dans l’espace européen. La lutte contre les « clandestins » est devenue dans les années 1990 l’un des principaux mots d’ordre de politique intérieure en Europe. Le caractère politique de cette « inimitié venue d’en haut » et de ces mobilisations prouve amplement la vacuité de toute reconstruction des processus identitaires sur le plan purement culturel. Comme Barth [6] l’avait déjà pressenti, l’identité constitue la ressource principale d’une évolution où l’autre est assigné à un espace défini et circonscrit, tout d’abord imaginaire, puis socialement concret. Cette définition de l’immigré en tant qu’hôte ou autre potentiellement dangereux se situe, d’autre part, au faîte des processus par lesquels les différents États européens ont géré l’immigration d’après-guerre – de la marginalisation territoriale et urbaine caractéristique du modèle français à celle, plus spécifiquement ethnico-sociale, du modèle anglais, en passant par l’exclusion politique en Allemagne et la pure et simple occultation chez les Espagnols et les Italiens. Il résulte de l’ensemble de ces processus une relégation des migrants à la catégorie inférieure et contrôlée de non-citoyens, qui est en relation directe avec leur emploi dans les marges inférieures du marché du travail ou dans les secteurs les plus reculés de l’économie informelle ou illégale.
8Sur le plan concret, du reste, les processus de mondialisation sont caractérisés par une singulière ambivalence : la tendance à abattre les barrières de circulation des marchandises et des capitaux – ainsi que des personnes, à l’intérieur de certaines zones déterminées et pour des catégories sociales précises – s’accompagne d’une tendance à la prolifération des frontières et à leur remilitarisation contre les réfugiés et migrants, contre des hommes et des femmes qui revendiquent matériellement leur droit de fuir la misère, la guerre et les tyrans politiques et sociaux [7]. Il s’agit d’une tendance réellement mondiale, dont les effets se déploient des « frontières extérieures » de l’Union européenne à celle entre les États-Unis et le Mexique, en passant par les nouvelles barrières contre la mobilité du travail surgies tout autour de Hong Kong, du Sud de la Chine, des pays du Sud-Est asiatique victimes de la crise de 1997 ainsi que des quelques régions de « développement » présentes en Afrique.
9On verra peut-être dans cette ambivalence la représentation d’un processus qui caractérise toute l’histoire du capitalisme, à savoir l’inscription du travail dans le rapport salarial, donc le déchaînement et la célébration de sa « mobilité », sa délivrance des chaînes féodales, corporatives et « locales », a toujours été de pair avec l’instauration de nouveaux systèmes de « bridage » et de limitation de la libre circulation du travail [8]. L’effet des politiques de contrôle des frontières contre les réfugiés et migrants n’est alors plus d’empêcher leur accès au « Nord » de la planète, mais plutôt de poser les conditions pour une hiérarchisation de la force de travail et de la citoyenneté.
L’Europe et le post-colonialisme
10Nous en venons ainsi à un autre sens de l’expression « frontières de l’Europe » qu’il ne faut, à notre avis, pas oublier. Étienne Balibar [9], entre autres, a rappelé récemment que « l’Europe est le point d’où sont parties et ont été tracées partout dans le monde les lignes de frontière, parce qu’elle est la terre natale du concept même de frontière » et que, par conséquent, le problème des frontières de l’Europe a toujours correspondu à celui de l’organisation politique de l’espace mondial. La forme historique moderne où cette correspondance a pris corps a été la domination coloniale dont il faut souligner non seulement l’importance matérielle, mais aussi la contribution fondamentale qu’elle a apportée à la définition des frontières de l’identité européenne.
11La domination coloniale a signifié la construction d’un système de ségrégation spatiale et temporelle [10] : les espaces colonisés (ou potentiellement colonisables) étaient autres que les espaces européens et séparés d’eux par des frontières de nature différente de celles qui divisaient les territoires ainsi que les nations à l’intérieur de l’Europe. Mais l’époque des sociétés colonisées, confinées dans une sorte de « salle d’attente de l’histoire », était elle aussi différente. C’est du reste l’anthropologie politique implicite dans le discours européen moderne sur la citoyenneté qui se fonde sur des frontières précises ; et ces frontières ont été déclinées en termes de propriété et de genre, et en outre en termes de « civilisation » et de « race [11] ».
12Si la fin du colonialisme traditionnel et direct avait donné à certains l’illusion du déclin de cette différenciation géopolitique, dont le sens profond est l’infériorisation des « hommes différents », les nouveaux conflits mondiaux, dans leurs versions tant internationale qu’interne à l’Europe, se sont chargés de la leur ôter. Entre autres aspects relativement nouveaux, les guerres « mondiales » des années 1990 ont démontré l’existence d’une asymétrie fondamentale entre les conceptions occidentale et non occidentale de la vie. La pratique de la « guerre à coût humain [occidental] zéro », lancée dans le Golfe et perfectionnée au Kosovo, suppose en effet une différence incommensurable entre le prix humain payé par les Occidentaux durant la guerre et les pertes subies par les autres, notamment les civils [12]. Mais il n’est pas nécessaire de se propulser sur le théâtre de la guerre pour découvrir une anthropologie politique de base qui attribue à ceux qui ne sont pas Européens (ou Occidentaux, ou citoyens d’un pays développé) une valeur nulle, lorsqu’ils interfèrent avec les définitions juridiques européennes ou occidentales. Le statut d’immigré irrégulier ou clandestin est en fait assimilé, désormais explicitement, à celui de personne non légale et donc juridiquement inexistante.
13Dans un tel contexte, une réflexion sur les « frontières de l’Europe » doit donc admettre au moins deux aspects fondamentaux de cette expression qui, tout en n’étant pas exempts de conséquences sur les débats qui ont lieu à propos de « l’élargissement » de la Communauté européenne, les dépassent pourtant structurellement. Le premier aspect est celui imposé par les considérations développées dans les paragraphes précédents : dans la perspective d’une pensée qui se définit comme critique, la contestation du nouveau régime de contrôle des « frontières extérieures » de l’Union européenne qui a été ratifié à Schengen, Dublin et Tampere et qui s’est traduit en pratique par la coopération entre les polices européennes [13], ne peut qu’être centrale. Il s’agit de prendre conscience qu’une guerre, qui a laissé des milliers de cadavres sur les fonds de la Méditerranée et de l’Oder, est en train de se dérouler depuis des années aux confins de l’Europe. Et que toutes les théories sur le « trafic d’êtres humains » et sur les « mafias » qui le gèrent risquent de n’être qu’une arme dans cette guerre, alors qu’il faut que la pensée critique mette au centre de sa réflexion sur la « nécessité et la possibilité d’une Europe politique » les exigences subjectives dont sont porteurs les migrants, la critique pratique qu’ils exercent de la nouvelle division mondiale du travail et des richesses.
14Le second aspect des « frontières de l’Europe » auquel il faut prêter attention est celui qui ressort de la relation historique complexe qu’elles entretiennent, comme il est dit plus haut, avec le problème de l’organisation politique de l’espace mondial. Or c’est un champ qui amène à réfléchir sur les racines de la mondialisation contemporaine. En effet, si la domination coloniale a représenté un formidable vecteur d’unification matérielle de la planète, il faut ajouter que ce sont les luttes anticolonialistes qui ont victorieusement bravé l’idée d’un hiatus que rien n’était susceptible de combler entre les deux mondes – et entre les deux époques historiques – de la métropole et des colonies, de la civilisation bourgeoise et du « fardeau » représenté par les populations « autres » qu’il s’agissait idéologiquement d’acheminer vers le développement et, concrètement, de dépouiller de ressources matérielles et symboliques.
15Cette singulière « dialectique » de domination coloniale et de révoltes anticoloniales a joué un rôle essentiel dans la généalogie du monde planétaire dans lequel nous vivons. Au sommet de cette dialectique, pour aussi ostentatoires que soient les éléments de continuité avec le passé, la ségrégation spatio-temporelle qui était résultée du projet colonial européen semble inacceptable comme plan d’ensemble de l’organisation des rapports de domination et d’exploitation à l’intérieur d’un monde qui est désormais matériellement un. Il ne s’agit pas ici de concéder quoi que ce soit à l’apologie « néo-libérale » de la mondialisation. Les frontières, comme on l’a vu, ne sont pas du tout des endroits linéairement hors jeu des processus de mondialisation ; mais ils deviennent structurellement instables, ils se décomposent et se recomposent à l’intérieur même d’espaces politiquement homogènes. Loin d’être de simples résidus du passé, les rapports de domination et d’exploitation continuent d’organiser tant les relations sociales que celles entre les différentes régions géographiques. Même lorsqu’ils se présentent sous des formes susceptibles de correspondre à la définition de néocoloniaux, ils sont sous tous les aspects post-coloniaux, puisqu’ils se déroulent à l’intérieur d’un monde qui est désormais un, alors que ces mêmes rapports entre centre et périphérie, bien que rigides dans leurs caractères formels, se prêtent à être continuellement redéfinis par d’imprévisibles mouvements de déplacement.
16Ces études qualifiées de post-coloniales représentent une formidable mine où puiser pour décrire les mouvements de déplacement qui font que l’exotique, si l’on peut dire, ressurgit dans le « jardin de sa maison ». Sous cet angle aussi, les mouvements migratoires jouent un rôle essentiel. Dans « l’asymétrie » entre les « principes intérieurs » de la théorie politique libérale et ses « principes extérieurs » appliqués au traitement des « non citoyens », le philosophe anglais Philip Cole a du reste proposé récemment de considérer la retombée « post-coloniale » des logiques de domination « spatiale » qui ont historiquement accompagné la construction du libéralisme en tant que système de pensée hégémonique de la modernité [14]. Si l’on ne fait pas une apologie indistincte et esthétisante des concepts de « métissage » et « d’hybridation » qui sont au centre d’un courant déterminé des études postcoloniales, ceux-ci s’avèrent d’une grande utilité pour définir les dimensions spécifiques de l’expérience mondiale contemporaine et pour contrecarrer la dérive « essentialiste » de nombreuses variantes du « multiculturalisme [15] ».
17Mais les implications qui ressortent de certains développements des études post-coloniales nous semblent autrement plus importants pour une nécessaire réflexion sur l’universalisme. La question ne porte pas ici sur la revendication du droit aux « différences » contre le « faux » universalisme occidental ; et ce avant tout parce que, comme l’affirme Dipesh Chakrabarty dans un livre au titre significatif (Provincializing Europe [16]), une fois que les « universaux » de la pensée européenne, avec leurs caractères de « totalités », se sont faits monde, il est un « besoin politique » incontournable de penser en des termes que ces universaux imposent, si l’on n’entend pas payer le prix d’une marginalité permanente. Néanmoins, si l’on veut soustraire l’universalisme au sort de se réduire à une simple tonalité d’accompagnement du déferlement de « l’objectivité spectrale » de la marchandise et de l’argent à l’échelle planétaire, sur le terrain défini par ce déferlement, il est nécessaire de faire place à l’irruption de façons de vivre et d’imaginer la modernité différentes de celles qui ont été définies et canonisées par l’histoire européenne. Le rapport entre universel et particulier ne peut donc être politiquement rouvert, même en Europe, qu’en partant de la critique des frontières qui ont structuré l’image moderne de l’individu en tant que citoyen.
Modernités imprévues
18L’Europe politique qui est nécessaire aujourd’hui est une Europe capable d’intégrer à sa constitution le mouvement d’ouverture continue et de critique constante de ses frontières, dans les deux aspects que nous avons évoqués. Sur le plan philosophique, il n’a pas manqué d’auteurs, ces dernières années, à avoir fait les premiers pas dans cette direction [17]. Nous ne faisons naturellement pas allusion à la constitution formelle, qui, selon la manière de la concevoir, paraît soit un mythe plus ou moins irréalisable, soit le fruit d’incessantes médiations entre les aspects multiples et contradictoires du « continent » Europe. Nous nous référons plutôt à la dimension matérielle d’une constitution in progress, entendue notamment en tant qu’expression des conflits. Ici, matériel recouvre une dimension politique qui contient, en substance, les conditions de son propre dépassement.
19Une réflexion sur la dialectique interne à la constitution européenne ne peut faire abstraction des déclinaisons actuelles du concept de modernité. Les années 1990 ont montré comment les visions d’une modernité « accomplie » ou « fermée », exprimées dans le slogan de la « fin de l’histoire », n’avaient aucun fondement. Loin de s’être décrispée dans une rassurante dimension de quiétude, qui exprimait en matière de synthèse l’utopie d’un immuable destin capitaliste, l’histoire a connu des accélérations imprévues. Aux yeux de beaucoup de gens, celles-ci ont pris les formes d’un retour du refoulé, de l’irruption de cultures politiques « archaïques », suivant un diagnostic hâtif qui voyait dans le chamboulement intemporel des catégories politico-culturelles un nouvel effet du postmodernisme. Mais il est au contraire très vite apparu que ces cultures étaient les expressions contingentes des conflits inextricables auxquels le développement de la modernisation capitaliste a conduit. Ces tendances à la re-territorialisation des conflits, sur lesquelles nombre d’analyses mettaient l’accent, ne prenaient tout leur sens que sur la toile de fond d’un mouvement opposé de dé-territorialisation, manifeste non seulement dans les circuits mondiaux des marchandises et des capitaux, mais aussi dans la dynamique moderne des processus migratoires.
20Le nouvel aspect des mouvements migratoires de ces vingt dernières années consiste dans le fait qu’ils se présentent comme le résultat de ce que nous avons qualifié d’« aspiration à la fuite » dont les causes sont hétérogènes, mais qui est susceptible en tout cas d’aboutir à la contestation objective des nouvelles frontières et, surtout, du partage international du travail. En exerçant leur prétention à vivre là où la richesse est consommée, les migrants contestent en fait cette asymétrie fondamentale qui les voudrait exclusivement producteurs chez eux. Dans ce sens, ils violent la signification même du « racisme » occidental, entendu en tant qu’expression politico-culturelle de la suprématie matérielle des pays les plus développés. En d’autres termes, même si c’est avec des modalités politiques encore embryonnaires ou inexprimées, les « nouveaux » migrants sont porteurs d’un universalisme fondamental ; ou plutôt, leurs mouvements sont le laboratoire où se forge matériellement une nouvelle représentation de l’universel [18], qui contient en germe une exigence critique permanente vis-à-vis des formes politiques occidentales. Ce n’est que par cette potentialité de contestation politique que l’on peut expliquer la violence inouïe avec laquelle les migrants sont repoussés lorsque leur présence n’est pas envisagée comme inévitable et soumise au marché du travail occidental. Cette violence se manifeste diversement, que ce soit dans les guerres navales et terrestres contre les « clandestins », ou dans les protectorats que l’Occident, et en particulier l’Europe, exerce dans les zones de conflits internationaux.
21L’universalisme dont les migrants sont porteurs, alors, plus que d’« accomplir », de « perfectionner », voire à la limite de « compliquer » le projet politique moderne, en exprime le côté conflictuel. La condition que les migrants préfigurent n’est certainement pas le multiculturalisme, mais bien le dépassement politique des inégalités traduites en projections culturelles. En d’autres termes, ils aspirent, encore virtuellement, à l’égalité et non à la différence. D’autre part, une tension analogue est apparue dans le mouvement que l’on a improprement qualifié de no-global. Ce mouvement, interne aux pays développés, mais avec des résonances significatives sur toute la scène mondiale, a vite redimensionné ses aspects locaux – de réaction de défense contre la mondialisation capitaliste – pour prendre ceux bien plus révélateurs d’une mondialisation par le bas [19]. Dans ces deux processus, migrations modernes et nouveaux mouvements sociaux transnationaux, nous voyons donc à l’œuvre des aspirations profondément contraires à la re-localisation des conflits.
22Un espace alternatif au projet dominant de modernisation semble ainsi s’ouvrir sur la scène contemporaine et, par suite, en Europe. Lorsque nous faisons référence à la « constitution » européenne en tant que processus capable d’inclure les conflits dans son programme, nous nous référons en somme à la dimension constituante et universelle qui transparaît dans les nouveaux mouvements mondiaux d’en bas et de l’extérieur de l’Europe. Nous retenons en particulier que seule la dimension conflictuelle peut constituer une garantie contre l’idéologie d’un État européen vu comme un dépassement des nationalismes sur leur propre terrain, une super-nation européenne éventuellement capable, comme dans le rêve gaulliste de toujours, de faire obstacle à l’hégémonie américaine.
23Naturellement, le 11 septembre 2001 marque un bouleversement, par certains abords imprévus, dans les trajectoires prédominantes de la modernité. On ne dirait pas seulement qu’il nous précipite dans un affrontement planétaire entre « civilisations », « religions » et « cultures » qui ressemble plus, en réalité, à la réalisation d’une récente prophétie politique qu’à une donnée historiquement inévitable ou « nécessaire ». Mais il semble surtout, d’ores et déjà, permettre de redéfinir et de contenir les aspirations alternatives à l’universalisme, en le subordonnant aux logiques de sécurité nationale ou d’appartenance religieuse : en rétablissant des frontières infranchissables là où s’étaient manifestées des dynamiques matérielles d’unification. Pourtant, comme toujours dans les formes détournées de l’idéologie, le conflit qui a éclaté avec la chute des Twin Towers indique un degré ultérieur d’accélération de la modernité. Au-delà de la guerre qui se joue pour l’hégémonie militaire et économique de la planète – et qui tend à prendre la forme d’un affrontement entre des fondamentalismes opposés et néanmoins convergents –, le donné élémentaire et constitutif de la lutte pour l’appropriation de la richesse produite par l’humanité fait appel à des scénarios bien plus complexes.
24Dans la dépression économique aggravée par la crise internationale qui a suivi le 11 septembre et dans la vague de réaction anti-occidentale que, souvent mais pas exclusivement par le biais du langage de l’intégrisme religieux, nous voyons monter des nombreux « Sud » du monde, nous ne distinguons pas qu’une régression vers le passé. C’est le sort même de « l’Occident » qui est en jeu aujourd’hui : fortement traversé par des processus de décentralisation et de « provincialisation » qui disloquent la topographie sociale de ses métropoles et remettent de plus en plus en question les partitions géopolitiques consolidées, « l’Occident » recourt à la puissance militaire pour réaffirmer sa prétendue pureté, déclinée en termes « humanitaires », comme matrice d’un nouveau projet de domination.
25Dans un tel contexte, être européen a perdu du même coup toute valeur néo-nationaliste ou néo-fédéraliste. En d’autres termes, les frontières de l’Europe semblent elles aussi avoir sombré dans le gouffre de Manhattan. Et non seulement parce que l’Europe est impliquée, même si c’est pour l’instant avec un rôle secondaire, dans les conflits militaires et économiques récents. Mais aussi, et surtout, parce qu’il semble que l’illusion que l’Europe constitue une alternative à la mondialisation américaine se soit évanouie. Aujourd’hui, la nébuleuse politique européenne est revenue dans l’orbite de l’Empire, à l’intérieur duquel se jouent des parties décisives pour la définition d’une nouvelle assise de domination à l’échelle planétaire.
Notes
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[1]
Cf. notamment les travaux d’É. Balibar, de J.-L. Coleman et S. K. Harding, de W. Kersting, de C. Galli.
-
[2]
Cf. le livre de M. Hardt et A. Negri, Empire, trad. fr., Paris, Exils, 2000.
-
[3]
A. Dal Lago, Non-persone. L’esclusione dei migranti in una società globale, Milan, Feltrinelli, 1999.
-
[4]
Cf. E. Beck-Gernsheim, Juden, Deutsche und andere Erinnerungslandschaften [Les Juifs, les Allemands, et autres paysages du souvenir], Frankfurt am Main, Suhrkamp, 1999.
-
[5]
Z. Bauman, Le Coût humain de la mondialisation, trad. fr., Paris, Hachette Littérature, 1999.
-
[6]
F. Barth, Process and Form in Social Life. Selected Essays, London, Routledge and Kegan Paul, 1981.
-
[7]
S. Mezzadra, Diritto di fuga. Migrazioni, cittadinanza, globalizzazione, Verona, Ombre Corte, 2001.
-
[8]
Y. Moulier-Boutang, De l’esclavage du salariat. Économie historique du salariat bridé, Paris, PUF, 1998.
-
[9]
Cf. en particulier ses derniers travaux, Nous, citoyens d’Europe ? Paris, La Découverte, 2001 ; Droit de cité, Paris, PUF, 2002 ; L’Europe, l’Amérique, la guerre : réflexions sur la médiation européenne, Paris, La Découverte, 2003.
-
[10]
N. Thomas, Colonialism’s Culture. Anthropology, Travel and Government, Princeton (NJ), Princeton University Press, 1994.
-
[11]
E. Saïd, L’Orientalisme : l’Orient créé par l’Occident, trad. fr., Paris, Le Seuil, 1996.
-
[12]
A. Dal Lago, Polizia globale. Note sulle trasformazioni della guerra in Occidente, in S. Mezzadra et A. Petrillo, I Confini della globalizzazione, Roma, Manifesto libri, 2000.
-
[13]
H. Dietrich, in S. Mezzadra et A. Petrillo, I Confini della globalizzazione, op. cit.
-
[14]
P. Cole, Philosophies of Exclusion. Liberal Political Theory and Immigration, Edimbourg, Edinburgh University Press, 2000.
-
[15]
Cf. S. Zizek, Ein Plädoyer für die Intoleranz [Plaidoyer pour l’intolérance], Vienne, Passagen Verlag, 1998.
-
[16]
D. Chakrabarty, Provincializing Europe, Postcolonial Thought and Historical Difference, Princeton, Oxford, Princeton University Press, 2000.
-
[17]
J. Derrida, L’Autre cap, suivi de La démocratie ajournée, Paris, Minuit, 1991 ; M. Cacciari, Geo-filosofia dell’Europa, Milan, Adelphi, 1994.
-
[18]
N. Papastergiadis, The Turbolence of Migration, Cambridge, Polity Press, 2000.
-
[19]
S. Zizek, The Ticklish Subject. The Absent Centre of Political Ontology, Londres, Verso, 2000.