Notes
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[1]
C’est pourquoi d’ailleurs le même Kant, dans son Projet de paix perpétuelle, prend soin de distinguer le politique pratique du politique théorique.
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[2]
Emmanuel Kant, Critique de la raison pure, Paris, éditions Tremesaygues et Pacaud, P.U.F., 1984, p. 429.
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[3]
Henri Bergson, La pensée et le mouvant, Le possible et le réel, Paris, P.U.F., 1941, p. 115.
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[4]
Ibid.
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[5]
Pour Spinoza, désir et action sont synonymes : c’est le sens du conatus : « L’effort par lequel chaque chose s’efforce de persévérer dans son être n’est rien en dehors de l’essence actuelle de cette chose ». Éthique, III, 7.
-
[6]
Bergson, dans le texte cité, définit ainsi la fonction du temps : « Ce qui ne fait rien n’est rien. Pourtant, me disais-je, le temps est quelque chose. Donc il agit. Que peut-il bien faire ? Le simple bon sens répondrait : le temps est ce qui empêche que tout soit donné d’un seul coup. Il retarde, ou plutôt il est retardement. Il doit donc être élaboration » (p. 102).
-
[7]
Cf. Carl Schmitt, La Notion de politique, Paris, Flammarion, 1992.
-
[8]
Ibid.
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[9]
Henri Bergson, op. cit., p. 99.
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[10]
Friedrich Nietzsche, Seconde considération inactuelle, Edition de la Pléiade.
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[11]
Peter Sloterdijk, L’heure du crime et le temps de l’ œuvre d’art, Paris, Calmann-Lévy, 2000.
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[12]
Ernst Jünger, Traité du rebelle, ou le recours aux forêts, Paris, Seuil, 1981, p.54.
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[13]
Waldgänger, celui qui a « recours aux forêts », a été traduit en français par rebelle, dans la traduction qu’a donnée Henri Plard dans son édition du texte de Jünger chez Christian Bourgois en 1981.
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[14]
Gilles Deleuze & Félix Guattari, Mille plateaux, Paris, Les Éditions de Minuit, 1980, p. 490.
-
[15]
Friedrich Nietzsche, Aurore, traduction Julien Hervier, édition Colli & Montinari, Paris, Gallimard, 1970, § 206, « L’impossible classe », pp. 216-217
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[16]
Ernst Jünger, op. cit. pp. 43 et 17.
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[17]
Gilles Deleuze & Félix Guattari, Kafka, pour une littérature mineure, Paris, Éditions de Minuit, 1975, p. 15.
« Et nous ne voulons pas affronter, nous refusons absolument d’affronter le monde tel que nous l’avons fait, et nos âmes telles que nous les trouvons, et d’en prendre la responsabilité.
Nous n’arriverons jamais à rien, jusqu’à ce que nous ayons le courage de combattre et d’affronter toutes choses et de briser les vieilles formes, sans jamais laisser briser notre orgueil et notre courage à vivre. »
1Gravitent autour de la politique deux notions qui ne s’attirent jamais vraiment, ni ne se repoussent tout à fait. Ces notions nous sont aussi familières qu’elles demeurent, pour la philosophie, problématiques. Le possible exprime le concept d’un objet, le réel « l’objet et sa position en lui-même ». On reconnaîtra ici la manière dont Kant devait, dans la Critique de la raison pure, distinguer ces deux notions, dont les définitions claires furent si essentielles à la réfutation de l’idéalisme cartésien et à la destruction de la fameuse « preuve ontologique » de l’existence de Dieu. À toute réalité correspond un concept : cela signifie non seulement que tout ce qui est réel est pensable, c’est-à-dire possible comme objet pour la pensée, mais aussi que seul le réel peut faire l’objet d’un concept (possible). Cela indique encore que ce qui est impensable n’existe pas, ou n’a pas existé. La réalité politique n’échappe pas à la règle : quel que soit le jugement de valeur qu’on puisse porter sur elle, et quelle que soit d’ailleurs sa valeur objective, elle est pensable autant qu’elle est agie ou réalisée – quand bien même action politique et pensée politique relèveraient de deux sphères d’activités distinctes [1] – et elle seule, en tant que réalité, peut être objet pour la pensée. Cependant, l’opinion publique, par nature hostile à tout mode de pensée réaliste, de même que certains courants philosophiques héritiers d’utopies millénaristes qui empruntent toujours au thème chrétien de la rédemption ont intérêt à maintenir séparé un couple conceptuel qui ne se conçoit, de toute évidence, qu’en miroir. Il y aurait une politique possible et une autre réelle, comme on croyait naguère qu’un autre socialisme que celui qui se proclama « réel » fût possible. Sans doute faut-il, de toute nécessité, que ceux qu’habite le désir de changer l’ordre du monde puissent croire, comme on l’affirme si souvent aujourd’hui, qu’un autre monde est possible.
2L’ordre du désir est-il à ce point étranger à l’ordre du monde, c’est-à-dire à sa réalité tangible ? Étranger au monde, comment le désir pourrait-il prétendre le transformer ? Il faut dire plutôt que le désir est « du monde », qu’il n’est rien d’autre que le monde en train de se faire, et que, d’une certaine manière, il est le processus du monde, mais procès sans fin et sans intention, procès sans loi ni cohérence interne, non-dialectique donc. Il n’y a pas deux ordres, celui, subjectif, des affects, et celui, objectif, de la réalité extérieure. Il n’y a pas le désir, que la conscience rationnelle éclairerait pour le transfigurer et l’amener jusqu’à la région de la plus haute Valeur et, au loin, à distance raisonnable, la matière inerte du monde qui ne prendrait forme que sous l’action décidée et libre de la volonté. Il n’y a même pas la lutte obscure et chaque matin recommencée du ça et des puissances qui prétendent l’asservir. Dire le monde, c’est dire le désir. Il y a seulement passage continuel de l’un à l’autre, du désir qui se fait monde au monde qui se fait désir. Le monde n’est rien d’autre que ce qui est désiré, et ce qui est désiré, la somme non calculable des désirs non commensurables, c’est ce que nous appelons le monde. Si la troisième maxime de la morale provisoire de Descartes n’a aucune validité, ce n’est pas tant parce qu’elle exprimerait le triomphe de la conscience bourgeoise repliée sur la sphère privée de l’ego, que parce qu’il n’y a pas séparation du désir et du monde, parce que « changer ses désirs », c’est changer l’ordre du monde. Il n’y a pas un monde désenchanté qui attendrait de la décision d’une conscience souveraine, instruite par deux siècles de praxis, qu’elle lui insuffle l’air frais et libérateur qui pourrait le sauver. Il faut entendre ou réentendre la vielle leçon du fondateur de la philosophie critique : « Le réel ne contient rien de plus que le simple possible [2] ». C’est-à-dire : la réalité n’ajoute rien au concept, qui n’en serait pas sinon le concept adéquat. Mais si la réalité ne contient rien de plus que son concept, elle ne contient rien de moins non plus. Il n’y a pas excès du possible sur le réel, mais pour parler comme Bergson, « surabondance du réel ». Il n’y a pas une infinité de possibles – les « mondes possibles » de Leibniz – et un réel qui serait la réalisation de l’un d’entre eux. Il n’y a pas « une préexistence idéale du possible au réel [3] » ; cette hypothèse, longtemps tenue en philosophie, voudrait tenir le réel pour « calculable et prévisible ». De là, on le sait, toutes les horreurs de l’histoire. Bergson écrit : « Il faut en prendre son parti : c’est le réel qui se fait possible, et non pas le possible qui devient réel [4] ». Il ne s’agit aucunement d’un appauvrissement de la notion de possible et de celle, concomitante, de liberté. Car le monde selon Bergson n’est rien d’autre que de l’inattendu. Convenons donc que le monde réel est aussi le seul monde possible, qu’il n’était d’autre monde possible que celui que nous avons sous les yeux et dans lequel nous vivons.
3On ne part pas du possible – d’un concept ou d’un « idéal » – pour aller vers le réel, on s’installe et on campe dans le réel, c’est-à-dire dans un bloc de durée et d’extension, pour dire de quoi ce réel est porteur, ou comment ce réel devient possible. On s’intéresse aux conditions de possibilité d’une réalité non donnée mais construite, mais ces conditions appartiennent encore au réel et entrent aussi bien dans son concept. Même le concept est réel, puisqu’il est tiré d’une réalité dont on a l’expérience. Il en est le dérivé. Mais il est réel aussi dans le sens où, non-réel ou irréel, il ne serait pas pensable. Il serait alors impossible comme concept. Il faut dire que le possible est réel, et que le réel est le seul possible. Partout il n’y a que de la réalité, de la réalité de pensée ou de la réalité d’action. De l’arrangement de ces réalités et du « hasard créateur » naissent des possibilités toujours reconduites qui dessinent les cadres de nouvelles pensées et de nouvelles actions. Il n’y a pas de réserve de pensée ou d’action qui exprimerait – mais qui en aurait connaissance ? un dieu peut-être ? – une possibilité transcendante qui attendrait son heure. Pour parler encore comme Bergson, il n’y a pas « d’armoire aux possibles » et, si jamais il s’en pût concevoir une, nous devrions bien avouer que nous n’en posséderions pas la clef. Rapportées à notre préoccupation, la politique, ces considérations indiquent que nous devons nous méfier de l’illusion transcendantale d’un concept a priori de la politique. En effet, notre rapport à l’existence est fondé par l’expérience. C’est dire que la politique n’est pas du genre savoir, mais qu’elle relève elle aussi d’une expérience. On croit savoir comment il faudrait agir, ou ce qu’il faudrait faire du monde, comment il faudrait le transformer. On croit qu’il y a des valeurs qui préexistent à l’action, modèles éternels déposés au ciel des Idées, qu’il appartiendrait à la philosophie de révéler. Mais il n’y a pas plus de valeurs qu’il n’y a d’Idées, il n’y a que du désir, du désir trafiqué, arrangé, lamentablement grimé, dénaturé en fictions dans un souci pédagogico-humaniste, et c’est ce que nous appelons l’univers des valeurs. Il n’y a que du désir, cela veut dire : il n’y a que de l’action, des actions qui se combinent entre elles, actions de désirs ou désirs d’actions, c’est-à-dire de la création continuée de monde [5]. C’est cette création qui fonde la réalité du réel, à partir de laquelle tout devient possible, c’est-à-dire, en un sens vulgaire, non-impossible. En ce sens seulement où la possibilité désigne aussi la non-impossibilité, il faut admettre qu’un autre monde est possible ; mais la négative serait plus adéquate : mieux vaudrait dire qu’un autre monde n’est pas impossible. D’ailleurs, cette non-impossibilité est une nécessité. Car au monde appartient cet absolu devenir-autre. Parce que « le monde est tout ce qui arrive » (Wittgenstein), il n’est jamais le même. La permanence du monde n’implique pas son identité. Il n’y a pas d’identité du monde, c’est-à-dire qu’il n’y a pas d’essence du monde, ni de monde tel qu’il devrait être. Parce que le monde est toujours, par une nécessité qui est impliquée par la structure du temps [6], autre que lui-même, donc inattendu, il est aussi imprévisible.
4Quand on renonce à l’illusion d’un monde idéal, conforme à ses « valeurs » ou à ce que l’on croit savoir, quand la pensée se fait effort d’interrogation du « présent », on remarque ceci : dans l’inattendu du monde, la politique a fondé son empire et s’est proclamée le nomos de la terre. Aujourd’hui, c’est elle qui gouverne le monde, lui donne sa loi, le prévoit et le calcule au moyen d’une structure qui a nom l’État. La politique étatique veut prévoir l’imprévisible, calculer l’incalculable, déjouer les pièges de l’aléatoire. Elle veut faire obstacle à la nature du temps, au réel comme siège de l’élaboration et de la liberté. Elle ne connaît qu’un strict principe de réalité qui consiste, en contrôlant les désirs, à retarder ou empêcher l’action. Elle veut conjurer l’événement, entendu comme rupture dans le cours ordonné et prévu du monde. Interroger le présent de la politique, c’est interroger ce qui l’a rendue possible, l’ensemble des conditions réelles, matérielles et non-matérielles, qui font qu’on en est là, et que l’on est ce que l’on est là où l’on est. Mais c’est aussi poser une autre question, celle qui consiste à savoir de quoi la politique réelle est le possible, c’est-à-dire de quoi elle est capable. À cette question, il n’est qu’une réponse, à la fois insatisfaisante et terrifiante : par la politique tout devient possible, y compris ce dont la pensée n’avait pas le concept et dont elle fut instruite par l’expérience. Le xxe siècle donne une preuve patente de la nature du réel politique et de ce qu’il contient de virtualités inédites. L’expérience atteste que c’est dans la pure négativité que la politique s’est réalisée, en reniant son ancien dessein libérateur et en se transformant elle-même, au grand dam des philosophes, en appareil du meurtre. On le sait maintenant depuis longtemps : la politique est l’autre nom de la guerre. Là où elle règne, c’est-à-dire dans tous les recoins du monde, elle a souillé la chair de la terre et transformé le monde en monde de la guerre. Dans ces conditions, il est peut-être urgent de se demander si ressortit encore à la philosophie la tâche de penser le possible de la politique ou si, au contraire, il ne lui revient pas de clamer haut et fort, d’une manière tout intempestive, que la politique est devenue impossible.
5La politique a une double fonction : elle est puissance de rassemblement, mais aussi puissance de séparation. L’État est l’instrument des opérations de rassemblement et de séparation, d’inclusion ou d’exclusion. À l’échelle du monde, cela veut dire qu’il n’y a pas de communauté humaine – car le monde a pris la forme de l’interétatique – mais une pluralité de communautés, en droit antagonistes. Le système des États a fait entrer le critère de la guerre dans la définition de la politique, à un point tel que, contrairement aux philosophes classiques de la politique (Hobbes, Pufendorf, Grotius), il ne nous est plus possible aujourd’hui de penser l’exclusion mutuelle de la guerre et de la politique. C’est dire que la politique n’est rien d’autre qu’une réserve de guerre. Pour la politique, l’extinction de la possibilité souveraine, c’est-à-dire de la possibilité de faire la guerre, signifierait sa propre disparition, non la disparition de l’humanité mais celle des peuples (i.e. des États). Il n’y a pas d’humanité, au « sens politique » de la politique, car le concept d’humanité n’est pas un concept politique. Seul le concept de peuple est politique. Car un peuple se définit par opposition à un autre peuple. L’existence des peuples maintient donc la possibilité de la politique, et constitue un obstacle à toutes les tentatives de « neutralisation » de la politique [7], qui toutes convergent vers l’idéal d’une « paix universelle », c’est-à-dire d’un monde sans ennemis. Ainsi, le caractère spécifique de la politique entraîne-t-il un pluralisme des États. Le monde n’est donc pas un universum, mais « si l’on peut dire, un pluriversum [8] ». Dans ce pluriversum, seule la force agit. C’est elle qui décide de la paix et de la guerre, de l’entente et de la discorde, de la vie et de la mort. Elle en décide avec d’autant plus d’efficace que les progrès des complexes militaro-industriels permettent aux États de décider, s’il le faut, sur la guerre totale, en faisant valoir d’une manière absolument pure le principe de leur souveraineté.
6Nous avons dit : le possible ne contient pas le réel, mais c’est le réel qui contient le possible. Le réel est « création continue d’imprévisible nouveauté [9] ». Mais le passé pèse de tout son poids mort sur le présent. Alors que le temps est indétermination essentielle, nos sociétés ont héroïsé le passé qui finit par s’imposer à la conscience des hommes comme déterminisme absolu. Tout semble alors déjà donné, joué par d’autres que nous en d’autres époques. Tout le réel semble enchaîné à des conditions inconscientes sur lesquelles nous n’avons pas à délibérer. Le monde joue alors sa partie sans nous, et c’est à peine si nous nous reconnaissons encore comme sujets possibles de la liberté. Le « progrès des études historiques », pour parler comme Nietzsche, mutile toujours davantage la conscience réifiée. On se sent, chaque jour un peu plus, des « héritiers », descendants malheureux de civilisations malheureuses. Nous sommes des « tard-venus [10] », dont la mémoire exacerbée n’est bonne qu’à juger des crimes du passé et à nous en sentir les complices. Nous vivons à l’heure du crime dit Sloterdijk, et nous sommes sans alibi, car nous voulons croire que nous étions présents sur les lieux du crime, à l’heure où il fut perpétré [11]. C’est pourquoi nous ne savons plus agir ; mais aussi, nous ne savons plus vouloir. Nous n’avons pas d’avenir, parce que nous ne croyons pas au présent. Nous n’avons plus qu’un passé dont nous sommes bien incapables de faire table rase. Et pourtant ce réel ne nous est pas donné, pas plus qu’il nous est imposé. Il est la création de notre liberté, et partant, l’objet de notre désir. Ce monde que nous ne voulons pas, c’est pourtant le monde que nous avons voulu. Nous n’avons pas cessé de vouloir, nous n’avons pas cessé de désirer. Nous croyons être désenchantés, mais nous ne le sommes nullement. Là est la tragédie. Car il suffirait que nous le fussions réellement pour que le monde se réenchante comme par magie.
7Mais on ne réenchante pas le monde avec des formes anciennes. La politique est cette forme dont on ne peut croire qu’il suffirait d’en repenser le concept pour qu’elle soit tout à coup plus belle et plus pure. Il est des héritages auxquels il vaudrait peut-être mieux renoncer. Mais le langage nous abuse toujours, et nous croyons qu’il suffit de dire le mot pour que le sens plein auquel ce mot renvoie ressuscite soudainement. Les mots de la politique, et le mot politique lui-même, sont usés jusqu’à la corde ; leur sens ancien, qui avait toute la grandeur des sociétés qui l’inventèrent, a cessé de nous parler. On le sait depuis Machiavel au moins : la politique est devenue pouvoir du souverain qui gouverne au moyen « des bonnes lois et des bonnes troupes ». Il faut être strictement nominaliste et dire que la politique n’est qu’un nom, celui qui désigne les procédures par lesquelles le pouvoir maintient coûte que coûte sa souveraineté. Pouvoir du peuple, ou pouvoir d’une classe, d’un parti, ou d’un seul, c’est tout comme : le possible de la politique ne s’exprime qu’à travers les formes de la tyrannie, qui trouvent toujours les ressources de leur rénovation. Nous désirons un autre pouvoir et une autre politique ? Mais c’est toujours du pouvoir, c’est toujours de la politique, de la tyrannie reconstituée et transfigurée, justifiée par l’idéologie, la philosophie, et généralement tout ce qui se proclame « humaniste ». Et puis : qui est ce nous ? Est-ce le nom de l’humanité, celui du peuple, celui des pauvres, donc du nombre ? Mais alors, s’il y a un nous, il y a aussi un eux. Eux, les autres, les adversaires, les ennemis. Eux, qu’il faudra dominer, et, s’il le faut, exterminer. On ne se donne un nom commun que pour s’assurer de sa puissance : alors la guerre s’annonce en lettres de sang dans la proximité de l’horizon, et c’est le meurtre qui vient jusque dans la maison des hommes.
8Dans sa forme moderne du moins, la politique maintient l’homme sous le joug du passé. Et comme elle s’adresse toujours à ses « amis », elle parle aux seuls vainqueurs. Mais les ennemis ne s’avouent pas vaincus pour autant. Et parce que leur passé scintille de la gloire de leur résistance, ils se savent promis à un destin meilleur. Mais la liberté compte peu : seule la victoire est en jeu. Ce que l’on fera de cette victoire, nul ne s’en soucie. On sait à présent ce que peut la politique. Reste à savoir ce que peut la pensée. Elle n’ignore pas en tout cas que « le lieu de la liberté est bien différent de la simple opposition » et que « ce n’est pas non plus l’un de ceux que l’on atteint par la fuite [12] ». Est-il un lieu que la politique n’atteint pas, qu’elle ne codifie pas selon les exigences de sa langue guerrière ? Ce lieu, Jünger l’appelle forêt, songeant à une ancienne coutume scandinave qui permettait au proscrit qui avait recours aux forêts de s’y réfugier et d’y vivre librement, avec le risque, cependant, d’être abattu par quiconque le rencontrerait. Un tel recours est-il aujourd’hui possible, quand la police mondiale, qui a quadrillé la terre et l’espace, en contrôle chaque parcelle ? Rien n’est moins sûr. Mais le Waldgänger est d’abord un rebelle en pensée [13]. À lui la tâche de ruser avec la ruse, de déjouer les jeux et, si l’on ose dire, de « dépiéger » les pièges. Le rebelle n’entre pas dans le jeu, dont il sait que la règle est toujours inéquitable. La politique, même entendue comme « institution de la lutte des classes » (Rancière), n’est pas davantage son affaire ; car le pouvoir, quel qu’il soit, abhorre les rebelles. La politique aménage l’espace et le strie pour s’en assurer le contrôle : c’est pourquoi toute politique est conquête. Au rebelle la tâche d’inventer d’autres espaces qui soient hors contrôle. Et pourtant les conquêtes détruisent les forêts et lissent les espaces qu’elles surchargent de canaux, de routes, de voies de communications qui tous convergent vers la frontière. La frontière est la marque de la souveraineté et l’opérateur politique le plus efficace. C’est pourquoi le rebelle méconnaît la frontière. Sa pensée n’est pas le lieu clos et figé du concept, mais le lieu du passage et de la pensée nomade. Le nomade est par excellence la figure pluriséculaire du rebelle. Dès lors, il n’y a pas à s’étonner que, partout où l’État a posé des frontières et délimité un territoire comme espace de souveraineté, les hommes nomades aient toujours été persécutés.
9Il y a des pensées nomades comme il y a des pensées de la politique et de l’État. Mais ce dont la pensée a aujourd’hui besoin, c’est moins d’une philosophie, entendue en un sens traditionnel, que d’une « nomadologie ». Une telle pensée reste sans doute à inventer, mais les jalons en ont été posés. Dans Mille plateaux, Deleuze et Guattari, les auteurs de ce néologisme si réjouissant, écrivent : « C’est vrai que les nomades n’ont pas d’histoire, ils n’ont qu’une géographie. Et la défaite des nomades a été telle, tellement complète, que l’histoire n’a fait qu’un avec le triomphe des États [14] ». Ainsi, le rebelle cherche une nouvelle écriture de la terre, une nouvelle appropriation du monde. Il se réjouit donc du présent qui porte en lui tout le possible. Il renie son historicité, et en ce sens il devient un animal authentiquement politique, habitant d’une polis à l’échelle du monde, c’est-à-dire à la vraie mesure de l’homme. Il renie son passé et il renie l’histoire, cela veut dire : il habite le monde dans l’ignorance des frontières qui ne sont nullement géographiques, mais de pures productions historiques. C’est pourquoi il lui arrive de se réjouir de ce que la plupart de ses contemporains tiennent pour une mauvaise nouvelle. Que le monde devienne monde, que la mondialisation qui s’annonce mette à mal la puissance des États, que par elle le nomadisme reprenne ses droits et conquière tous les chemins de la terre, voici peut-être cette bonne nouvelle qu’on attendait. Il y a plus d’un siècle, Nietzsche appelait déjà les ouvriers européens à mondialiser le monde, à perturber autant le capital, l’État, que le parti révolutionnaire. Il les exhortait, sans que nul ne l’entendît, à déjouer le piège de la fausse alternative politique de son temps, celle qui les rendrait soit esclaves de l’État, soit esclaves de la révolution, mais toujours esclaves. Il s’inquiétait non sans raison de la domination que ne manqueraient pas d’exercer sur eux ceux qu’il appelait les « attrapeurs de rats socialistes ». À l’enrégimentement capitaliste ou révolutionnaire, à la production d’une existence sociale collective comme classe, Nietzsche entendait substituer la création permanente de la vie comme « œuvre d’art ». Voilà pourquoi, en 1880, il pouvait écrire : « Voilà l’état d’esprit qu’il conviendrait d’avoir : les ouvriers, en Europe, devraient déclarer désormais qu’ils sont une impossibilité humaine en tant que classe, au lieu de se déclarer seulement, comme il arrive d’habitude, les victimes d’un système dur et mal organisé ; ils devraient susciter dans la ruche européenne un âge de grand essaimage, tel qu’on n’en a encore jamais vu, et protester par cet acte de nomadisme de grand style contre la machine, le capital et l’alternative qui les menace aujourd’hui : devoir choisir entre être esclave de l’État ou esclave d’un parti révolutionnaire [15] ». Dans la réalité contemporaine, le possible s’énonce dans l’alternative suivante : la politique ou le nomadisme. Le rebelle ne veut plus rien savoir de la « possibilité politique », car il est convaincu que, à tous les sens du terme, la politique est devenue une impossibilité. Il luttait déjà pour nomadiser sa pensée ; à lui d’agir pour nomadiser le monde. Il lui faut alors quitter la cellule privée (son foyer, son usine, sa patrie) où l’État l’assigne à demeure et, oubliant sa condition d’animal domestique, il lui faut recouvrer sa politicité perdue. Le risque, il le sait, est grand : car en un monde dans lequel « la condition d’animal domestique entraîne celle de bête de boucherie », en un monde « où Dieu seul tient compte des victimes [16] », et où la forêt est de tous les endroits de la terre le plus libre mais aussi le plus périlleux, sa lutte est probablement sans espoir. Sans espoir de victoire, il reste pourtant celui de se sentir libre. Mais au fond, le problème est peut-être tout autre ; comme le disent Deleuze et Guattari, dans leur Kafka : « Pas du tout être libre, mais trouver une issue [17] ».
Notes
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[1]
C’est pourquoi d’ailleurs le même Kant, dans son Projet de paix perpétuelle, prend soin de distinguer le politique pratique du politique théorique.
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[2]
Emmanuel Kant, Critique de la raison pure, Paris, éditions Tremesaygues et Pacaud, P.U.F., 1984, p. 429.
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[3]
Henri Bergson, La pensée et le mouvant, Le possible et le réel, Paris, P.U.F., 1941, p. 115.
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[4]
Ibid.
-
[5]
Pour Spinoza, désir et action sont synonymes : c’est le sens du conatus : « L’effort par lequel chaque chose s’efforce de persévérer dans son être n’est rien en dehors de l’essence actuelle de cette chose ». Éthique, III, 7.
-
[6]
Bergson, dans le texte cité, définit ainsi la fonction du temps : « Ce qui ne fait rien n’est rien. Pourtant, me disais-je, le temps est quelque chose. Donc il agit. Que peut-il bien faire ? Le simple bon sens répondrait : le temps est ce qui empêche que tout soit donné d’un seul coup. Il retarde, ou plutôt il est retardement. Il doit donc être élaboration » (p. 102).
-
[7]
Cf. Carl Schmitt, La Notion de politique, Paris, Flammarion, 1992.
-
[8]
Ibid.
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[9]
Henri Bergson, op. cit., p. 99.
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[10]
Friedrich Nietzsche, Seconde considération inactuelle, Edition de la Pléiade.
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[11]
Peter Sloterdijk, L’heure du crime et le temps de l’ œuvre d’art, Paris, Calmann-Lévy, 2000.
-
[12]
Ernst Jünger, Traité du rebelle, ou le recours aux forêts, Paris, Seuil, 1981, p.54.
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[13]
Waldgänger, celui qui a « recours aux forêts », a été traduit en français par rebelle, dans la traduction qu’a donnée Henri Plard dans son édition du texte de Jünger chez Christian Bourgois en 1981.
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[14]
Gilles Deleuze & Félix Guattari, Mille plateaux, Paris, Les Éditions de Minuit, 1980, p. 490.
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[15]
Friedrich Nietzsche, Aurore, traduction Julien Hervier, édition Colli & Montinari, Paris, Gallimard, 1970, § 206, « L’impossible classe », pp. 216-217
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[16]
Ernst Jünger, op. cit. pp. 43 et 17.
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[17]
Gilles Deleuze & Félix Guattari, Kafka, pour une littérature mineure, Paris, Éditions de Minuit, 1975, p. 15.