1S’il est une bonne façon de comprendre le projet inscrit dans Ainsi parlait Zarathoustra, c’est sans doute de le situer par rapport à La Naissance de la tragédie, le premier ouvrage de Nietzsche.
2On décèle deux objectifs principaux dans La Naissance de la tragédie : la critique de la rationalité conceptuelle instaurée par Socrate et Platon, et la présentation de l’art de la tragédie, expression des pulsions artistiques dionysiaque et apollinienne, comme alternatives à la rationalité. Antinomie entre art tragique et métaphysique rationnelle qui signifie deux choses : l’une suivant laquelle le « socratisme esthétique » a subordonné le poète au théoricien, au penseur rationnel, et a considéré la tragédie comme irrationnelle, comme un compromis de causes sans effet et d’effets sans cause ; l’autre suivant laquelle l’art tragique, avec sa musique et son mythe propres, peut ouvrir la voie à des questions fondamentales de l’existence et peut, en la transfigurant, aller jusqu’à justifier le « pire des mondes ».
3Mais cette analyse de la naissance et de la mort de la tragédie est effectuée tout entière en fonction de l’actualité. En ce sens, La Naissance de la tragédie a un troisième objectif, sans lequel ce livre ne peut être pleinement compris : celui de dénoncer le monde moderne en tant que civilisation socratique et de mettre au jour la conception tragique du monde présente dans certaines manifestations culturelles de la modernité.
4Où Nietzsche trouve-t-il des présages du « réveil progressif de l’esprit dionysiaque »? Dans la musique et dans la philosophie. D’une part, dans la musique de Bach, Beethoven et Wagner – surtout celle de Wagner, le grand inspirateur de ses analyses. D’autre part, dans les écrits de Kant et de Schopenhauer – qui auraient jailli des mêmes sources dionysiaques que la musique et qui auraient anéanti le socratisme en mettant le doigt sur ses limites.
5Quinze ans plus tard, en août 1886, Nietzsche écrit un important « Essai d’autocritique » en préface à La Naissance de la tragédie. Par cette autocritique, il entend relever l’importance et la nouveauté du problème central abordé dans l’ouvrage : pour la première fois, une analyse réalisée dans l’optique de l’art tragique tient la rationalité scientifico-philosophique pour suspecte. Cependant il considère La Naissance de la tragédie comme « étrange », « difficile », « problématique » et même « impossible ». Pourquoi ? Pour deux raisons complémentaires. L’une porte sur le contenu ; l’autre, sur le style, la forme d’expression.
6La critique faite au contenu porte principalement sur les deux grands inspirateurs de la première philosophie de Nietzsche: Wagner et Schopenhauer. Ainsi Nietzsche se plaint-il d’avoir compromis l’analyse du problème grec en le liant au moins grec de tous les mouvements artistiques, celui de Wagner, musicien maintenant réputé comme romantique, c’est-à-dire comme l’opposé d’un dionysiaque. Et dénonce-t-il, de la même façon, les formules kantiennes et schopenhaueriennes utilisées dans cette analyse pour exprimer la nouvelle interprétation qu’il proposait.
7La critique faite au style a trait à l’incompatibilité existante entre le contenu de la dénonciation – la mort de la tragédie par le savoir rationnel – et l’expression de la dénonciation – le langage dans lequel celle-ci est formulée. C’est que « cette âme nouvelle », qui était déjà la sienne à ce moment-là, n’aurait pas dû se servir d’un langage systématique et conceptuel pour faire, au détriment de la rationalité, l’apologie de l’art tragique : « elle aurait dû chanter ». « Quel dommage que je n’aie pas osé dire en poète ce que j’avais alors à dire : j’en aurais peut-être été capable! » Si la tragédie naît du chœur tragique et meurt parce qu’elle perd l’esprit de la musique dès qu’elle est subordonnée au concept, un livre comme La Naissance de la tragédie, qui compte faire la démonstration de ces deux thèses de façon conceptuelle, ne serait-il pas, du point de vue de la forme de l’expression, plus proche du rationalisme socratique que de la poésie tragique, même s’il a l’intention de se ranger aux côtés de cette dernière ?
8En se posant cette question dans sa préface de 1886, Nietzsche – alors dans la dernière période de sa création philosophique – relève une fois de plus l’antagonisme entre discours rationnel et art tragique. Mais en même temps et surtout, il met le doigt sur une difficulté à laquelle se heurte toute philosophie qui, comme la sienne, revendique une perspective tragique, et a donc besoin de s’exprimer dans un langage approprié à une telle vision du monde : un langage artistique et non pas scientifique, figuré et non pas conceptuel.
9Mais, si cette difficulté ne lui semble plus insurmontable, cela doit principalement à Ainsi parlait Zarathoustra, achevé un an auparavant et dont il parle, au début du chapitre « Par-delà Bien et Mal » du Ecce Homo, comme de l’aspect de sa philosophie qui dit oui. N’est-il pas symptomatique que l’« Essai d’autocritique » se termine sur un extrait de ce premier livre parlant de la joie tragique, juste après que Zarathoustra s’est fait traité de « démon dionysiaque »? Je pars de l’hypothèse que Ainsi parlait Zarathoustra est le chant que, en 1886, Nietzsche regrettait de n’avoir pas chanté dès son premier ouvrage, et qu’y transperce sa tentative la plus radicale d’éviter que la lutte contre la raison se fasse par le truchement d’une forme de pensée soumise à la raison.
10Quant au contenu, Zarathoustra occupe une position singulière dans l’œuvre de Nietzsche, au sens où c’est là qu’apparaissent les thèmes les plus originaux de sa philosophie : « nihilisme », « surhomme », « volonté de puissance », « éternel retour »… Mais la position singulière du Zarathoustra réside surtout dans la volonté de réaliser l’adéquation entre contenu et expression, volonté qui fait de ce livre à la fois un livre de philosophie et une œuvre de l’art, en quoi il est permis de le considérer comme le point culminant de la philosophie tragique de Nietzsche.
11Cette singularité stylistique du Zarathoustra se manifeste surtout de deux façons : 1. par le glissement d’un langage conceptuel vers un langage poétique ; 2. par le déplacement d’un langage systématique vers un langage construit sous une forme narrative et dramatique.
12Ainsi parlait Zarathoustra est l’œuvre d’un philosophe, et même la plus importante de ses œuvres. Mais une œuvre dont la dichotomie art-philosophie, que l’on trouve dénoncée dans La Naissance de la tragédie – avec la critique du socratisme –, ainsi que dans l’« Essai d’autocritique » – avec la critique du style conceptuel auquel obéit encore La Naissance de la tragédie – est neutralisée par le projet de faire de la poésie le moyen de présentation d’une pensée philosophique non conceptuelle et non démonstrative. Ainsi parlait Zarathoustra est à celui et pour celui qui, là où il peut deviner, déteste déduire ; à celui et pour celui qui n’accorde que peu de valeur à ce qui doit être prouvé.
13Considérer Zarathoustra comme un chant revient à dire qu’en lui le mot chante de par sa musicalité propre. Si Zarathoustra est musique, c’est que ce livre marque la renaissance de l’art d’écouter, l’éloquence redevenue musique par le retour du langage à la nature de l’image. Ne serait-ce pas cela qu’indique Ecce Homo ? Et cette idée ne serait-elle pas en continuité avec les affirmations contenues dans Crépuscule des idoles et Le Gai savoir, où il est dit qu’écrire, c’est danser avec la plume, que le plus grand souhait d’un philosophe est d’être un bon danseur ?
14La structure de l’œuvre est l’autre aspect de la singularité stylistique du Zarathoustra. « Nous nous méfions de tous les hommes à systèmes, nous les évitons avec soin – la volonté de système est, du moins pour nous, penseurs, quelque chose qui compromet, une forme d’immoralité ». Nietzsche a toujours fait preuve d’une étonnante cohérence avec ce fragment écrit lors de sa dernière année de lucidité. Mais Ainsi parlait Zarathoustra veut échapper à l’idée de système d’une façon particulière : en usant de la narration et du drame, formes qui, en consonance avec la thématique de l’apollinien et du dionysiaque, rapprochent le livre de l’épopée autant que de la tragédie. Zarathoustra est une narration dramatique qui vise d’abord à présenter l’expérience du personnage central.
15Quel type d’expérience ? Cette expérience porte un nom dans le langage de Nietzsche. Quand, au § 342 du Gai savoir, il présente le début de la trajectoire du personnage du livre suivant comme un déclin, Nietzsche intitule de manière significative cet aphorisme: Incipit tragœdia, la tragédie commence. Voilà le mot essentiel : Ainsi parlait Zarathoustra – qui commence précisément par la reprise de ce dernier aphorisme de la première édition du Gai Savoir – est une tragédie et Zarathoustra est un héros tragique. Incipit tragœdia, c’est incipit Zarathoustra. Évidemment pas une tragédie dans le sens précis et exclusif d’un genre artistique déterminé. Dans ce sens : de par sa composition hybride, Ainsi parlait Zarathoustra est le résultat de l’indépendance relative du tragique par rapport à la tragédie, qui a lieu à la fin du xviiie siècle quand la question de l’essence du tragique n’est plus nécessairement liée à une forme esthétique déterminée. De sorte que l’aspect fondamental de la conception nietzschéenne de la tragédie continue à être l’équation entre l’apollinien et le dionysiaque.
16Je pars donc ici de deux idées sur le style de Nietzsche : 1. en écrivant Ainsi parlait Zarathoustra, Nietzsche n’est pas à proprement parler intéressé à renouveler ou modifier les concepts de la philosophie ; ce qu’il entend, du point de vue de la forme d’expression, c’est de libérer le mot du concept – toujours considéré par lui comme l’expression de la rationalité – en construisant une pensée philosophique tragique au moyen d’une parole poétique ; 2. Ainsi parlait Zarathoustra prétend échapper à l’idée de système d’une façon particulière : en formant une narration dramatique qui vise à présenter les expériences vécues par Zarathoustra jusqu’à ce qu’il devienne un penseur tragique. Voyons comment cela arrive.
17La trajectoire dramatique que présente l’apprentissage de Zarathoustra se fait en deux étapes bien distinctes. Au début, Zarathoustra est en état de plénitude. Dix ans de solitude l’ont guéri du nihilisme ou de la vision platonico-chrétienne du monde considéré comme imperfection, qui l’avait déjà induit à projeter son illusion au-delà de l’homme, en visionnaire de l’au-delà. Pour lui, « Dieu est mort » et, une fois métamorphosé, passé de cendres à feu, Zarathoustra est maintenant un personnage solitaire.
18Mais être solitaire, ce n’est pas s’isoler, s’évader de l’histoire, et Zarathoustra descend des hauteurs où il est pour aller à la rencontre des hommes. Comme le soleil, il décline pour éclairer un monde sombre, nocturne, pour combattre le nihilisme du monde moderne, le nihilisme réactif de la mort de Dieu, en apprenant à l’homme à devenir surhomme. Et, dès lors, Zarathoustra est placé face au périlleux défi d’avoir à vivre parmi les hommes sans faiblir, sans se vider, alors que, dans la solitude, il se sentait fort, plein, débordant, apollinien.
19Le Zarathoustra « maître du surhomme » vit deux expériences pédagogiques thématiquement et dramatiquement différentes. En premier lieu, partant du nihilisme de la « mort de Dieu » – du fait que le Dieu chrétien n’est plus le fondement des valeurs de l’homme moderne –, et craignant que cela conduise au nihilisme du « dernier homme » – le nihilisme passif de l’homme qui ne sait déjà plus ce que sont amour, désir, création –, Zarathoustra enseigne à l’homme de la place du marché ce qu’est le surhomme, celui qui surmonte l’illusion d’un monde de l’au-delà et donne valeur à la terre. D’où cet impératif : « Que le surhomme soit le sens de la terre ! » Ce qui signifie que le surhomme se présente au début de Ainsi parlait Zarathoustra comme une exigence et non comme une réalité. Plus précisément comme le bout d’un chemin, comme une destination possible qui dépend de la volonté des hommes eux-mêmes. Zarathoustra fait le constat de la mort de Dieu, de la non-croyance en l’au-delà. Et qu’offre-t-il en échange ? Non plus un au-delà, mais un après, un temps postérieur : « un certain jour ». Ce que dit Zarathoustra c’est : les hommes n’ont plus de Dieu, mais ils peuvent bien avoir un avenir. Ce qui le mène, dans la première partie du livre, à évaluer toute action, toute pensée à partir de l’avènement du surhomme, pris comme une perfection future.
20Mais – et c’est ici la seconde expérience du Zarathoustra maître du surhomme –, après l’échec de son discours fait au peuple qui dit préférer le dernier homme au surhomme, Zarathoustra se résout à s’adresser non pas à tous mais à quelques uns, et d’en faire des disciples. C’est alors qu’il approfondit la critique du nihilisme, indiquant ses origines – l’invention du Dieu métaphysico-chrétien et de la promesse d’une rédemption en-dehors du temps –, et qu’il oppose à cela la volonté créatrice de l’homme comme la façon de justifier le passage du temps, le devenir, par la création du surhomme.
21L’on peut donc observer que durant toute la première étape de son apprentissage, Zarathoustra présente encore le surhomme dans une perspective dualiste : comme un des chemins, une des possibilités d’avenir qui s’offrent à l’homme avec la mort de Dieu et la perte des valeurs suprêmes. C’est en tant que bon espoir que le surhomme est l’antidote au grand danger du nihilisme passif qui menace l’homme moderne. Ce qui est grave si l’on songe que, dans le § 2 de Par-delà Bien et Mal, Nietzsche définit la métaphysique comme étant la croyance aux oppositions des valeurs. Et l’on peut également observer que le thème d’un processus finalisé ou d’un progrès de l’homme vers le surhomme – qui donne à l’homme moderne un rôle crucial dans le projet de création du futur surhomme – exige un Zarathoustra enseignant. Un Zarathoustra qui s’adresse d’abord au peuple, à tous, mais qui, lorsqu’il découvre que s’adresser à tous équivaut à ne s’adresser à personne – car « c’est loin du marché et de la renommée que se passe tout ce qui est grand » –, se tourne vers des disciples, créateurs de leurs propres valeurs, compagnons « qui inscrivent de nouvelles valeurs sur de nouvelles tables », afin de le dépasser sur le chemin menant au surhomme.
22Soudain, on assiste à un changement de direction radical dans la trajectoire de l’apprentissage de Zarathoustra. Changement semblable, à mon avis, à celui que La Naissance de la tragédie détecte chez les Grecs, au moment où la culture apollinienne s’est trouvée menacée par la pulsion dionysiaque. Comme on peut le voir, par exemple, dans Les Bacchantes d’Euripide où Dionysos est présenté comme un dieu terrible qui, arrivé du dehors, pousse les femmes à quitter leur foyer et à vivre dans les bois, à s’adonner à des orgies sacrées, à entrer en extase, à être hors d’elles-mêmes, à chanter des dithyrambes en son honneur. On connaît l’antidote que, selon Nietzsche, les Grecs avaient trouvé pour contrer ce danger destructeur: l’invention de la tragédie qui unit pulsions apolliniennes et pulsions dionysiaques.
23C’est le même genre de solution, semble-t-il, que Nietzsche expose dans Ainsi parlait Zarathoustra. Zarathoustra, jusqu’alors personnage solaire, héros apollinien, se met maintenant et pour la première fois à chanter. Il chante à ce moment-là trois « dithyrambes dionysiaques » – « Le chant de nuit », « Le chant de danse », « Le chant des tombes » – qui montrent : a) son attirance pour le côté sombre de la vie, inaccessible à ce qui est lumière ; b) l’insuffisance de sa sagesse léonine, à qui la vie paraît impénétrable, alors que celle-ci lui dit qu’elle n’est que changeante, sauvage, femme, et point vertueuse, même si les hommes continuent à lui rendre hommage avec leurs vertus, c’est-à-dire avec leur valeurs de bien et de mal ; c) et finalement, le troisième chant met en évidence le désir de dépasser les oppositions de valeurs constitutives de la métaphysique, contre laquelle il sent n’avoir pas été entièrement immunisé, se différenciant par là encore bien peu des philosophes et artistes modernes, surtout de ceux sur qui s’est basée la réflexion du premier Nietzsche. Comme s’il commençait à comprendre qu’Apollon ne pourrait vivre sans Dionysos, ou que, sans Dionysos, Socrate s’approprierait Apollon.
24On voit pointer alors dans la trajectoire de Zarathoustra les deux thèmes les plus importants du livre, et également de la philosophie de Nietzsche. À savoir, d’une part, la volonté de puissance conçue comme principe par lequel la vie se surmonte elle-même à l’infini, et comme unique critère d’évaluation. Ce qui permettra à Zarathoustra de donner une nouvelle dimension au thème de la volonté humaine et de commencer à prendre ses distances de la conception anthropologique de l’homme pensé comme sens et mesure de toute chose, conception qui était encore la sienne dans la première partie de son apprentissage. Il devient maintenant évident pour Zarathoustra que dépasser le nihilisme, c’est établir une alliance entre l’homme et la vie, ce qui n’est possible que si l’homme abandonne la perspective anthropocentrique en se plaçant par-delà bien et mal. Zarathoustra rejoint ainsi, à ce moment-là, la position du Nietzsche de la maturité, selon laquelle l’unique critère d’évaluation est la vie elle-même, selon laquelle « la vie elle-même nous force à établir des valeurs », comme il est dit dans Le Crépuscule des idoles. En ce sens, le chapitre « De la maîtrise de soi » du Zarathoustra, marque bien la différence thématique entre la première et la seconde étape de la trajectoire du personnage, balisées par « Le chant nocturne », du fait qu’il y est effectué le passage du projet du surhomme, grand leitmotiv de la première étape, vers le principe de la vie entendue comme volonté de puissance.
25D’autre part, à partir de ce moment crucial où il n’est plus à proprement parler « l’annonciateur du surhomme » et où il comprend qu’il faut « devenir enfant », Zarathoustra perd l’espoir mis en ces disciples, les abandonne et c’est en apprenti qu’il commence à arpenter le chemin du dépassement de la croyance en l’opposition des valeurs, le chemin tragique de l’éternel retour.
26À peine a-t-il entamé ce chemin que la vision de sa pensée abyssale lui vient déjà. La vision – que Zarathoustra narre durant un voyage en haute mer, loin de tout port sûr, à de courageux matelots qui « entreprennent des voyages au loin et ne sauraient vivre sans péril » est celle-ci : Zarathoustra se trouve seul au milieu de rochers sauvages, sous le plus blême des clairs de lune. Il aperçoit alors, couché à terre, un jeune pâtre se contorsionner, suffoquer, en proie à des convulsions, le visage défait sous l’emprise de la nausée et de l’horreur, car un serpent noir et pesant lui pend de la bouche. Zarathoustra essaie d’extraire le serpent, mais ne parvient pas à l’arracher de la gorge du pâtre. Il crie alors à celui-ci de mordre et de trancher la tête du reptile. Le pâtre suit son conseil, mord, crache bien loin la tête du serpent et se lève d’un bond. Zarathoustra tire comme suit les conclusions de sa vision énigmatique : « Non plus un pâtre, non plus un homme – un être transformé, transfiguré, un être qui riait ! Jamais encore sur terre n’a ri personne comme il riait ! ».
27Pour interpréter cette vision, il faut saisir le sens de ses deux composantes majeures: il faut savoir qui est le jeune pâtre et ce qu’est le serpent noir et pesant. Deux extraits de « Le convalescent » nous permettent d’élucider ces questions. Le premier dit explicitement que le jeune pâtre dans la gorge duquel s’est glissé le serpent noir et pesant n’est autre que Zarathoustra lui-même. Zarathoustra conte donc aux matelots une vision qu’il a eue de lui-même. Et qu’est alors le serpent noir et pesant ? « Le convalescent » répond : « Le grand dégoût que j’ai de l’homme – voilà ce qui m’étouffait après s’être glissé dans ma gorge ; et cette parole du devin : “Tout est pareil, rien ne vaut la peine, le savoir nous étouffe” ». Il y a dans cette référence au dégoût à l’égard de l’homme une indication importante laissant entrevoir que le serpent noir et pesant symbolise le nihilisme qui suffoque Zarathoustra. Non pas à proprement parler le nihilisme considéré comme dévaluation de la vie au nom des valeurs supérieures. Pas non plus vraiment le nihilisme entendu comme dévaluation des valeurs supérieures en elles-mêmes : le nihilisme moderne de la mort de Dieu, réaction aux valeurs supérieures instaurées par l’invention du Dieu chrétien. Le serpent noir et pesant symbolise le nihilisme passif dû à l’impossibilité de supporter l’idée qu’il n’y aura pas de perfectionnement de l’homme allant dans le sens d’un progrès de l’humanité ; autrement dit l’homme petit, faible, malade, existera toujours. Le nihiliste passif est quelqu’un qui ne met aucun espoir en Dieu, mais qui ne croit pas non plus au progrès humain : il considère l’homme comme un ratage, et s’en trouve attristé.
28C’est sans doute pour rendre possible une perspective tragique qui vaccine contre la nausée, le dégoût, la lassitude et l’étouffement caractéristiques du nihilisme passif, que Nietzsche a conçu l’idée de l’éternel retour, notion la plus importante, la plus difficile et la plus énigmatique de sa philosophie.
29Quand on se penche sur la pensée nietzschéenne de l’éternel retour, on y décèle deux aspects. En premier lieu, celui d’une doctrine physique ou cosmologique qui soutient la circularité du temps ainsi que le mouvement circulaire et répétitif de toute chose dans le temps. Cette doctrine consiste initialement à nier, contrairement au platonisme et au christianisme, que le temps ait un instant initial, c’est-à-dire qu’il existe un état d’être avant celui du devenir, et que le temps ait un instant final, c’est-à-dire qu’il existe un état d’être après le devenir ; le temps est infini, il n’a ni début ni fin. Outre cela, cette doctrine consiste à affirmer que, si le temps est infini et si les forces qui composent un monde fini sont finies, le cours du temps ne peut être une variation continue d’états nouveaux: c’est un éternel retour du même.
30En second lieu, l’éternel retour est, dirais-je en utilisant la terminologie de Deleuze, une doctrine éthique – et non vraiment morale. En ce sens que, alors que la morale se fonde sur des valeurs universelles, transcendantes ou transcendantales, l’éthique juge les conduites en prenant pour référence « des normes de vie », « des modes d’existence » singuliers et immanents qui concernent non pas le bien ou le devoir, mais la force, la puissance, l’intensité. Vu sous cet angle, l’éternel retour est une pensée sur la volonté humaine et non sur le monde, et que Nietzsche énonce, dans un fragment de 1881, comme suit : « Si, dans tout ce que tu veux faire, tu commences par te demander : “Est-il sûr que je veuille le faire un nombre infini de fois ?”, ce sera pour toi le centre de gravité le plus solide. »
31Selon toutes apparences, entre les deux aspects de l’éternel retour, la pensée éthique prend le pas de façon marquante sur la pensée cosmologique. Pourquoi ? D’abord parce que, s’il est vrai que Nietzsche a écrit certains fragments avec l’intention de démontrer l’éternel retour cosmologique ou avec l’idée que tout revient réellement, jamais il n’a publié ceux-ci tels qu’ils furent écrits. Quand l’idée apparaît dans ses livres, c’est davantage sur le ton d’un questionnement que sur celui d’une réponse, ou alors sur celui du test, du défi, tel qu’on peut le voir dans le très beau § 341 du Gai savoir.
32Ensuite parce que ce qui est décisif pour Nietzsche, c’est que la volonté de puissance de l’homme ne se libère du nihilisme que dans la mesure où elle est capable de vouloir l’éternel retour de tout comme façon de faire justice aux choses terrestres, même si, de fait, elles ne reviennent pas ; sur ce point, le philosophe ne doit pas se prononcer. Ce qui lui importe, c’est de vivre comme si chaque instant de la vie devait éternellement revenir. Vouloir l’éternisation de l’instant vécu par l’affirmation de son éternel retour, c’est aimer la vie avec un maximum d’intensité, l’intensité de l’amor fati. Voilà pourquoi il y a lieu de considérer l’éternel retour cosmologique comme une hypothèse, une supposition, une fiction, un noble mensonge poétique qui met en scène un défi éthique. Affirmer éthiquement l’éternel retour, c’est avoir le courage de dire : « Cela fut ! Ainsi je l’ai voulu ! » « Était-ce cela, la vie ? Soit! Recommençons ».
33Quelle est alors la différence entre le tragique et le nihilisme passif ? Une différence de perspective. Le fait que la volonté humaine soit affirmative ou négative face à la réalité ou face à la vie telle qu’elle est. Le fait que, devant la même réalité, l’homme sans Dieu ou sans idoles, autrement dit sans espérances extra-terrestres ou futures, peut se sentir étouffé ou joyeux, qu’il peut considérer que rien, dans la vie, n’a de valeur ou que « rien n’a de valeur dans la vie, si ce n’est le degré de puissance », qu’il peut être un pessimiste romantique, ou un pessimiste classique, dionysiaque, un nihiliste passif, ou un nihiliste « actif », dont la volonté atteint le maximum de puissance par l’affirmation de l’éternel retour.
34De la sorte, la question : « Tout ce qui existe doit-il éternellement revenir ? » – question qui peut-être interprétée éthiquement comme : « referais-tu ta vie telle qu’elle a été ? » – peut entraîner deux réponses pratiques, deux types de comportements, deux attitudes existentielles : l’horreur et la nausée du nihilisme passif ou alors la joie et le rire provoqués par le souhait de l’éternel retour. S’il n’est pas chéri, souhaité, l’éternel retour – l’hypothèse que tout revient – peut devenir la pensée la plus noire et la plus pesante ; elle peut devenir une pensée nihiliste, nauséabonde et oppressante. Mais pour qui aura le courage d’assumer cette pensée abyssale, la vie se transformera, donnant lieu à la légèreté surhumaine du rire. Tout comme c’est arrivé au jeune pâtre, au moment où il a mordu le serpent et lui a tranché la tête.
35Mais Zarathoustra n’a pas encore affirmé l’éternel retour. Il est seulement en train de faire le récit d’une vision qu’il a eue au début de la plus solitaire de ses pérégrinations. Au bout de ce chemin surgit, cependant, l’indication que sa descente, son déclin touche à sa fin. C’est alors qu’il fait appel à sa pensée abyssale et que celle-ci lui parle et fait de lui le dépositaire du secret de la vie. Zarathoustra sent monter la nausée, tombe à terre comme mort, et reste dans cet état pendant sept jours au bout desquels il se dresse sur sa couche et entre en convalescence. L’explicitation de cette expérience tragique culminante, qui me paraît être la réalisation de l’ante-vision énigmatique de l’épisode du pâtre et du serpent, vient immédiatement après, quand il chante trois dithyrambes qui sont comme des réponses à ceux qu’il avait chantés lors de sa tentation dionysiaque.
36Les dithyrambes dionysiaques de la fin de la troisième partie de Ainsi parlait Zarathoustra – qu’au moment de les écrire Nietzsche pensait être la dernière partie du livre – expriment un assentiment inconditionnel à la vie par l’adoption d’un comportement qui abolit les dichotomies. Au cours du deuxième de ces dithyrambes, « Le deuxième chant de danse », après que Zarathoustra a chanté à l’intention de la vie : « Je te suis en dansant, je suis ta moindre trace », la vie lui répond : « Par-delà bien et mal nous avons trouvé notre île et notre verte prairie – nous deux seuls ! ». Et quand la vie lui reproche de ne lui être pas assez fidèle puisque, un jour, il la quittera et qu’en réponse il lui chuchote quelque chose à l’oreille – parle-t-il de l’éternel retour ? –, la vie s’étonne : « Tu sais cela, Zarathoustra ? Ce que personne ne sait… ? » Dans le troisième et dernier dithyrambe, « Les sept sceaux (ou : le chant du oui et de l’amen) », Zarathoustra scelle finalement son union avec la vie grâce au « nuptial anneau des anneaux – l’anneau du retour ».
37Le Zarathoustra chanteur et danseur qui déclare dans sa ronde que son monde a atteint la perfection, que minuit est aussi midi, que la nuit est aussi un soleil, le Zarathoustra qui devient philosophe tragique, est celui qui a la plus terrible perception de la réalité tout en ne voyant là aucune objection à l’éternel retour de la vie. Si, à la fin du livre, alors qu’il abandonne sa caverne « ardent et fort comme le soleil matinal qui se dégage des sombres montagnes », il est différent de celui qui allait trouver les hommes de la place du marché ou embrigader des disciples, c’est que, maintenant, la force lui est donnée par cette pensée abyssale.