Lignes 2001/3 n° 6

Couverture de LIGNES1_006

Article de revue

Disparition et information

Pages 305 à 316

Notes

  • [*]
    Cette intervention de Jochen Gerz a eu lieu lors du colloque « L’époque de la disparition », organisé par Alain Brossat et Jean-Louis Déotte (de l’université Paris VIII), à la Maison de l’Amérique latine, Paris, mai 2001. Elle a été retranscrite et retravaillée par Ivan Lapeyroux, étudiant-chercheur à l’université Paris VIII.

1Le thème de ce colloque est en quelque sorte un anathème par rapport au travail de l’artiste, la disparition a tendance à ne pas se résoudre facilement, plastiquement. Si on l’examine bien, on ne peut pas la remplacer par une stèle, ni par autre chose. Si cette disparition, comme on la voit depuis l’origine des religions, est vraiment profonde, elle a tendance à se poursuivre. Une disparition est une disparition, il y a une certaine forme de laconisme qui est premier là-dedans. Est-ce que mon art est ou peut être une ouverture à la disparition ? Non. Ai-je une action envers la disparition qui est une ouverture ou une réponse ? Non. Donc tout ça ne constitue que des substituts, des ersatz, comme les œuvres, et il ne faut pas prendre les ersatz pour des solutions. En tant qu’artiste, je suis toujours de nouveau devant la même situation à laquelle j’essaie de répondre par des esquives, mais je ne peux pas faire disparaître la disparition pour ceux qui me passent commande. Malgré cela, je ne cherche pas à éterniser la cause perdue, j’évolue. Je n’ai pas le choix. Il y a des moments où quelque chose m’est plus proche qu’à d’autres, parce qu’il n’y a pas encore de solution. Souvent, la solution est plus proche de la conscience, conscience qui s’invite elle-même comme la plus-value s’invite au capital, tandis que l’art est plus proche de la question. J’ai des fidélités et des infidélités, que je dois avoir parce que je vis. Depuis le temps que j’entends parler de disparition, je ne peux m’empêcher de l’associer à un jargon. Le jargon élargit l’assise sociale d’un phénomène, il aide à ce qu’il nomme les cercles des « happy few » pour se placer à l’intérieur du dispositif démocratique. Il y a aujourd’hui plus de phénomènes qui restent encore l’apanage d’une avant-garde. Et les avant-gardes elles-mêmes, scientifiques, culturelles ou artistiques, intègrent comme un cortège applaudi, le dispositif démocratique. Bien sûr nous sommes tous un peu nostalgiques, nous qui avons vécu le dérisoire combat, l’échec de l’avant-garde. Aussi, je ne peux pas rester neutre ou indépendant face à la distribution commerciale qui est au cœur du dispositif démocratique, sinon je deviens un mauvais artiste. Mes approches à l’encontre de la question de la disparition sont donc des infidélités sans fin bien que je ne sois pas reconnaissable par une approche spécifique.

2Je voudrais examiner une certaine forme de disparition liée à la conscience. Nous ici, en tant que civilisation post-coloniale, post-guerre mondiale, post-Shoah, post-industrielle, nous vivons dans une société qui crée aujourd’hui de la conscience. Nous sommes une humanité qui s’est nourrie de violence et de cruauté tout au long de son histoire et, si nous faisons trop état de nos nouveaux états d’âme, nous deviendrons un peu mièvres. On ne dirait pas dans la Bible qu’« il est interdit de tuer ton frère » si l’on n’avait pas besoin de le dire. Une société paisible peut faire l’économie de beaucoup de lois, les nôtres sont relativement impressionnantes. Il y en a de plus en plus. On va à la paix comme on est allé à la guerre. Je pense que, pour bien voir, il faut garder les yeux ouverts surtout sur soi-même, sur ses rêves, ses motifs, ses mobiles, ses idées et ses façons d’imaginer et de vouloir faire. Nous ne sommes pas à un moment de l’histoire où nous pouvons nous identifier excessivement à notre propre cas, c’est-à-dire à nos consciences.

3Notre conscience est bien commode : en principe, j’ouvre le journal le matin, je lis toutes les atrocités souhaitables, je suis alors déjà fatigué en ayant fait acte de conscience. Cela pourrait être un bon investissement pour nos futurs travaux de loisirs, on pourrait passer la journée à s’attendrir sur le reste du monde. Nous devrions, au contraire, cultiver une vision du monde dont nous-mêmes faisons partie. La violence, c’est ce que nous avons abandonné. Il faut s’empêcher de vouloir peupler les gradins et de déserter le terrain. Je ne travaille pas pour rendre justice aux victimes, elles sont déjà condamnées, c’est trop tard. Faire de l’art veut dire autre chose que d’arriver après le « trop tard ». Je ne peux donc rien faire sauf les nommer. Ceux qui m’intéressent sont ceux qui font, et pas seulement dans un sens criminel. Ce qui se passe au xxe siècle est une façon de déserter le milieu : à gauche les victimes, à droite les responsables ; en Allemagne ce qui s’est produit a eu lieu parce que le peuple allemand avait disparu. Il est nécessaire de retrouver le goût de faire car on ne peut pas le laisser complètement « cannibalisé ». Il faut que je puisse dire, même comme un menteur que je risque d’être parce que j’ai vécu si longtemps, que je revendique l’espace du milieu, les centres. Dans le communisme, on disait : « Ne crois personne au-dessus de quarante ans » ; je pense que c’est encore assez vrai aujourd’hui. Ce sont les tableaux qui doivent être au mur et nous au milieu. Ils ont été faits pour nous, à cause de nous et malgré nous, ce n’est pas notre culture qui peut nous relayer ou nous remplacer. Ce ne sont pas les barbaries qui sont dangereuses pour la société mais toutes les revendications culturelles qui invitent à une vie très parallèle à la vie. Une existence dans la conscience, vouée à la perfection de l’information, du savoir, de la connaissance. À l’omniprésence de l’immobile, la conscience aspire à la supériorité du regard sur le réel, son sujet. C’est ce regard qui demande l’arrêt du temps, pas le réel. Le fascisme est une revendication culturelle, le communisme aussi, nous le savons bien. Nous devrions retrouver le goût de la faute et du risque, il ne faut pas vouloir du réel et compter les balles – la conscience est belle, mais elle se trompe toujours. D’une certaine manière, je fais le plaidoyer de la « stupidité » du reste des êtres, on ne peut pas seulement devenir intelligent et impuissant. Il faut être là à temps. Intervenir, différencier son espace de ce qui ne l’est pas, faire le partage entre l’événement et l’information, communiquer et dire son temps, créer son époque, être responsable, même si cela veut dire ignorer la fin.

4– Le projet de Dachau, Exit (installation), 1974 ; le Monument contre le fascisme, Hambourg, 1986-1993.

5Le projet de Dachau a été réalisé en 1972, à un moment où l’on parlait si peu de ces choses-là, de ce qu’on appelle depuis « le passé », qu’on ne peut plus s’imaginer une absence de conscience pareille. J’ai pris des photographies représentatives de l’organisation et du fonctionnement du musée qu’on retrouve dans n’importe quel autre musée. À Dachau, la signalétique est la même que partout ailleurs : « Entrée », « Sortie », « Interdiction de toucher les objets », « Interdiction de fumer », etc. Dachau n’est pas à côté du monde, il en fait partie. On comprend alors que tous les mots de ce musée, qui nous orientent, nous dirigent, nous informent et nous règlent, sont au fond multifonctionnels – ce qui est assez inquiétant.

6Avec le Monument contre le fascisme, on entre dans une nouvelle situation, ce n’est pas un monument pour quelque chose (par exemple à la mémoire du Soldat inconnu), mais contre quelque chose. La ville de Hambourg me réclame ce projet, organise une réunion entre le monde de l’art et le monde politique : les artistes, les Verts, les sociaux-démocrates et les techniciens. C’était la première fois que je me trouvais dans une telle compétition, parce qu’habituellement je ne fais pas de sculptures. À Hambourg, les gens me disaient : « Mais attention ! ce qu’on ne veut pas, c’est une histoire lénifiante. On veut que ce soit difficile, quelque chose qui nous pose problème, qui nous occupe, etc. » Le monument est vraiment le seul genre de l’art moderne qui n’ait pas été recyclé et il n’y a rien de moins attirant qu’un monument classique : un socle et une colonne, tous deux bien proportionnés. Tout ce qui a été fait dans l’art moderne n’a pas été fait là. Musil disait à ce propos : « Ce qui est remarquable avec les monuments, c’est que personne ne les voit » ; c’est vrai. Un monument est énorme et sans détails, parfaitement invisible. Parce que nous sommes capables de ne pas le voir lorsqu’il est là, un grand monument est totalement inefficace. Aujourd’hui il y a une plus grande information par rapport au thème de la disparition ; personne ne peut le regretter, même si cela pose aussi un certain nombre de problèmes. S’il y a trop d’intermédiaires entre vous et votre travail, vous ne parvenez plus à faire ce que vous voulez, tout le monde est tellement compétent que même « l’acte de passer à l’acte » devient difficile. Une exposition regroupant les propositions de tous les intervenants devrait être organisée pour se rendre compte à quel point il s’avère nécessaire de concevoir quelque chose. Au moins à ma connaissance, le Monument de Hambourg émerge au tout début de la commémoration. Parce qu’un travail ne peut pas se réaliser comme cela, il faut que la commande soit là et si possible excellente : c’était le cas à Hambourg. Le processus de la commande a l’intérêt de mettre en lumière celui qui le désire. Cela ne peut pas être vous dans ce cas-là, vous ne pouvez pas aller dans votre atelier et dire : « Je veux ». Dans le cas extrême d’une commande passée à soi-même, il s’agit d’une ruse qui met en évidence ce processus. Elle donne une partie de la responsabilité, du vouloir et de la créativité à l’Autre, ce qui est excellent pour la démocratie. Une commande ne pourrait pas fonctionner dans une dictature, tout simplement parce que l’Autre en a disparu.

7Le projet consistait à ériger une stèle de douze mètres de haut, recouverte d’une fine couche de plomb. À côté, on avait placé des stylos en métal avec un manuel et un mode d’emploi. On invitait les gens à joindre leur signature à la nôtre, en sept langues. Le fait que les gens passaient, partageant leur propre signature avec celle de l’artiste (en signant contre le fascisme), était un geste symbolique. Une fois que cet espace accessible par le sol était rempli, la stèle descendait, libérant un autre espace qui, à son tour, devenait le lieu de nouvelles inscriptions. Tous les ans, la colonne s’est enfoncée progressivement de 1,40 m dans le sol et il y a eu près de soixante-dix mille signatures. De 1986 à 1997, la stèle était apparente, chaque année elle avait une autre forme, elle devenait plus petite ou plus trapue. Au début elle était très fragile, très haute, comme une sculpture qui se contredit, qui n’est pas fidèle, se transforme parce qu’elle veut nous faire évoluer. Les gens ne venaient pas signer comme s’ils étaient à l’école, bien sagement les uns après les autres, c’était plus violent que cela : il n’y a pas une signature sur cette pièce qui n’ait pas été rayée. Tout cela a dérangé les gens. Pour eux, un monument contre le fascisme ne doit pas être rayé, il doit avoir un beau socle et une écriture dorée, suffisamment haut pour qu’on ne puisse pas intervenir. À Hambourg, on réalise un monument dans un contexte relativement propre et il devient un lieu de manifestation, on y colle des affiches, on y appose des graffitis – c’est un lieu de palimpseste. Une banalité criante qui est pourtant reçue comme un crime. Alors, le journal au plus gros tirage écrit : « Le monument est violé » et comme si ce n’était pas encore assez : « Les artistes sont déçus ». Cependant, précisons un point essentiel : lorsqu’on a un concept, il est assez intéressant de penser qu’on a tout prévu alors qu’il n’en est rien, car un concept est une chose mais la réalité en est une autre. Il y eut un certain nombre de déchirements dans cette ville. L’autorité se comportait en tant que manifestant, pendant que le peuple, lui, se manifestait en tant qu’autorité. Le peuple réclamait l’ordre et le maire suscitait l’indiscipline. Il a même fini par écrire dans le journal local : « Nous n’avons pas fait cela pour avoir de l’ordre, au contraire, ce que nous voulons, c’est quelque chose qui nous fasse réagir. » Comme il y avait beaucoup de courrier, nous invitions les gens à venir s’exprimer, mais personne ne s’est jamais déplacé.

8Là où je vais, je suis toujours très bien reçu parce que je parle de choses qui ont eu lieu ailleurs. Alors qu’ici, à Paris, l’été dernier, j’ai été assez critiqué lorsque j’ai réalisé un travail avec des personnes sans domicile fixe. Je suis sûr qu’il aurait eu un certain succès s’il avait été réalisé dans une autre ville.

9– L’installation : Les mots de Paris, parvis de Notre-Dame, été 2000.

10De ce travail surgit une autre forme de disparition qui n’est pas celle des victimes de l’Holocauste. Sur le parvis de Notre-Dame de Paris, les gens qui ont disparu sont encore là, quelque part. Je désirais simplement dire : « Pas si vite avec le deuil et la revendication d’une justice, ne devrions-nous pas, d’abord, penser à l’égalité de tous ? » Ce qui est problématique, c’est cette rapidité que nous avons à vouloir déclarer une cause, avant d’avoir pu régler les problèmes de proximité. À ce moment-là, quelqu’un m’a dit : « Mais Monsieur, l’exposition parisienne, l’exposition des sans domicile fixe, c’est un scandale ! ». De ce fait, pour la première fois depuis des années, le travail de l’artiste devient scandaleux. On ne se pose pas de questions sur l’art en tant que tel, mais sur l’exposition, la mise en scène. Tout le travail de théâtre devient lui-même douteux et le vernissage, le comble de la perfidie. Il est assez intéressant de voir la façon dont nos concepts culturels, lorsqu’ils sont appliqués concrètement, ne deviennent plus si évidents que cela. Le xxe siècle nous aura surtout appris la production des objets et des images qui nous donnent un pouvoir inimaginable.

11Les systèmes politiques que nous déplorons et que nous combattons sont des systèmes qui incluent, plus que d’autres, les êtres humains dans leur démarche. Nous n’en faisons pas assez, car la démocratie n’a pas encore été suffisamment employée et c’est la même chose en ce qui concerne la culture. C’est l’Autre qui me semble primordial car on ne peut rien faire si on ne rend pas la parole à celui qui regarde, au spectateur. Je pense que toutes les formes de spectateurs doivent être réinvesties et toutes les formes d’auteurs « revues à la baisse ». Plus que la culture, la technologie nous montre le chemin de la nécessité d’une réciprocité. Même si cette réciprocité est parfois d’une extraordinaire banalité, il est plus utile de s’apparenter à elle comme à une « modestie » plutôt que de vouloir s’identifier à des hauteurs culturelles. Les spectateurs qui s’identifient à la grandeur culturelle sont dangereux.

12– Projet d’un mémorial aux victimes juives de la Shoah.

13Mon projet était conçu pour aller sur une très grande place de Berlin, au moins aussi grande que le jardin des Tuileries à Paris. Il était composé de trois espaces, dans une maison réalisée par l’architecte Nasrine Seraji. L’histoire de la réception de la Shoah fut peu prise en compte en Europe ; les Allemands, par exemple, pensent que ce qui se passe se produit avant tout en Allemagne ; dans l’ensemble ils ont certainement raison. Ce qui constitue l’histoire de la réception allemande est parfaitement inconnu en France et aux États-Unis ; de la même manière que l’histoire de la réception française est parfaitement inconnue en Allemagne et en grande partie aux États-Unis. C’est assez étrange : il y a différentes histoires de la réception de la Shoah, chacune avec son vocabulaire et ses citations, mais finalement très peu de choses traversent les frontières. À Berlin, je voulais réaliser une oreille, une maison dont la première salle aurait été celle de Steven Spielberg, la seconde réservée aux scientifiques issus de toutes les régions du monde. Nous aurions demandé aux visiteurs de répondre à la question suivante : « Pourquoi cela s’est-il passé ? » Cette question est centrale à la fois pour les gens éduqués, pour les « non éduqués », pour les victimes, etc. Toutes ces réponses auraient ensuite été placées dans une bibliothèque, remplissant lentement les murs de cette maison de verre. À l’entrée du projet, tout était vide sauf une petite place pour un ordinateur, un robot qui, durant soixante à quatre-vingts ans, inscrirait les réponses des gens, dans leur propre langue, sur le sol, dans le béton. Ce que je voulais réaliser était en quelque sorte un chantier. Pour éviter un certain nombre de polémiques autour du projet, le Chancelier de l’époque n’a pas souhaité qu’un Allemand réalise le projet. Ils ont trouvé une réponse convaincante (sur le plan typologique) à travers une solution beaucoup plus sculpturale : un champ de stèles sera finalement installé par l’architecte américain Peter Eisenmann. Par la suite, cette proposition a quelque peu été modifiée. Et parce que rien en Allemagne n’échappe à la discussion, on lui a imposé un certain nombre d’éléments provenant de ma proposition, exceptée l’idée portant sur la durée. Il s’agissait d’écrire le plus grand texte du monde, que les gens auraient pu lire seulement de l’intérieur, une phrase futile voire fausse, puis, deux jours après, inexistante. Créer absolument une trace, faire quelque chose – être là.


Date de mise en ligne : 20/03/2014

https://doi.org/10.3917/lignes1.006.0305

Notes

  • [*]
    Cette intervention de Jochen Gerz a eu lieu lors du colloque « L’époque de la disparition », organisé par Alain Brossat et Jean-Louis Déotte (de l’université Paris VIII), à la Maison de l’Amérique latine, Paris, mai 2001. Elle a été retranscrite et retravaillée par Ivan Lapeyroux, étudiant-chercheur à l’université Paris VIII.

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