1Le désir de révolution ? La question est presque indécente à une époque où le rêve le plus audacieux de la gauche gouvernementale est celui de permettre aux salariés d’être rémunérés en stock-options. Il faut l’anachronisme fécond d’une revue comme Lignes pour la poser. Ce désir, je crois l’avoir rencontré, en avoir fait l’expérience. La question m’oblige à commencer par un petit exercice d’ego-histoire. Je me suis formé, intellectuellement et politiquement, dans l’atmosphère survoltée de l’Italie des années soixante-dix. Je lisais régulièrement un quotidien, Il Manifesto, qui avait forgé une idée dans laquelle nous étions nombreux à nous reconnaître : le « besoin de communisme ». La révolution était désirée consciemment par une génération et conçue inconsciemment, spontanément, dans les actes, par beaucoup de monde comme à portée de la main, sans rien de chimérique. Elle apparaissait comme une perspective concrète, pour laquelle il valait la peine de se battre. Il y avait une tension « électrique » qui imprégnait l’air qu’on respirait et qui nous donnait le sentiment que rien ne pouvait rester dans l’état, que tout devait changer radicalement. Le désir de révolution était le ciment d’une contre-société bigarrée et éclectique, jeune pour l’essentiel, dans laquelle coexistaient les bolcheviks les plus austères et les libertaires les plus épicuriens. Il y avait certes une partie considérable d’illusion, mais aussi une grande générosité et, j’en reste convaincu, un réalisme plus noble que celui qui animait, à la même époque, une gauche paniquée devant un mouvement qui rejetait ses appareils. Après tout, la révolution n’était pas le syndrome romantique d’une génération mais une donnée incontournable du contexte international : c’étaient bien des révolutions qui avaient eu lieu ou étaient en train de se dérouler en Tchécoslovaquie, en Bolivie, au Chili, au Vietnam et, tout près de nous, au Portugal. Le défi adressé au pouvoir, la contestation des hiérarchies et des rapports sociaux dominants, les pratiques « subversives » traversaient en profondeur la société dans son ensemble. Le souvenir qui me reste des cortèges ouvriers qui sillonnaient les rues de Turin, la ville de la Fiat, en 1973-1974, ne correspond guère à ce qu’on définirait aujourd’hui comme une « initiative citoyenne », il me fait plutôt penser à ce que Blanqui appelait les « instructions pour une prise d’armes ». C’est alors que je me suis forgé la conviction que ce monde n’est pas le seul possible et que ses barrières sociales, politiques, institutionnelles, ses contraintes psychiques ne sont ni naturelles, ni inéluctables, ni infranchissables. Bref, s’il m’est difficile de définir le désir de révolution, je n’ai pas de doute qu’il ait façonné mon existence.
2Puis le contexte a changé, ces révolutions ont été défaites ou ont mal tourné, et le désir qui les avait portées et qui s’était diffusé, par grandes vagues, sur une large partie de cette planète, s’est largement évaporé. Vue d’Europe occidentale, la révolution apparaissait désormais comme quelque chose de lointain ; j’en ai eu la sensation très nette, presque physique, un jour de juillet 1979, à Berlin, lorsque j’ai lu dans la presse que les sandinistes avaient pris le pouvoir à Managua. Cette nouvelle m’avait mis dans un état extraordinaire d’excitation que personne ne partageait autour de moi ; ce n’était plus, en Europe, qu’un fait divers, presque un non-événement. Le désir de révolution était désormais à contre-courant : la révolution n’avait rien d’imaginaire, sauf qu’elle avait lieu ailleurs. Ceux qui continuaient à la désirer vivaient, de façon surréaliste, une réalité profondément contaminée par le rêve, dans une condition existentielle qui rappelait la « non-contemporanéité » d’Ernst Bloch. Mais c’était aussi un garde-fou nécessaire pour ne pas sombrer dans la vision dominante de la révolution comme synonyme d’obscurantisme religieux (l’Iran) ou de génocide (le Cambodge). Le temps n’était plus au mouvement mais à la réflexion : la critique des armes devait faire place aux armes de la critique. Et ce travail n’est pas terminé. C’est alors que j’ai vraiment appris que ce siècle de guerres et de révolutions a été aussi le siècle de la barbarie, et que si le désir est indispensable, il ne suffit ni à faire une révolution ni à la sauver. Je reformulerai le problème à l’aide de deux catégories de Reinhart Koselleck : si on considère la révolution comme un processus, le désir en est l’« horizon d’attente » ; si on la considère comme un événement, il en est l’acmé et se confond avec son « champ d’expérience ». L’horizon est une ligne qui sépare la terre du ciel et qui s’éloigne au fur et à mesure qu’on essaie de s’en approcher ; la révolution est une quête permanente, toujours recommencée. Le désir participe de sa mémoire qui fait revivre, à chaque révolution, celles du passé. En tant qu’événement, la révolution est une « furie », nous dit Arno J. Mayer, que rien ne peut arrêter ; le processus qui la précède est fait de préparation méthodique, de mémoire souterraine, de réflexion critique, d’engagement désintéressé.
3Depuis une bonne vingtaine d’années, ce désir semble avoir disparu en Europe occidentale. Dans un monde qui a pris la forme d’un univers marchand tentaculaire, il a été chloroformé, anesthésié, réifié, vidé de substance. Le creux de la vague a été atteint lors du bicentenaire de 1789, lorsque tout était devenu « révolutionnaire », des nouveaux modèles de voitures aux chaînes hi-fi et aux réfrigérateurs, et où les révolutions, les vraies, étaient sommées, pour être reconnues comme telles, d’inscrire le marché et le capitalisme au cœur de leurs revendications. La réification de ce « désir » – c’est une banalité de le dire – est celle du Che qui nous regarde, infiniment triste, entouré de tours Eiffel et de gondoles en miniature, dans les kiosques à souvenirs des capitales du monde entier. Mais il faut lire ce phénomène avec les lunettes de Kracauer, pas avec celles d’Adorno. Cet effort permanent de réification des images et des symboles de la révolution indique qu’elle continue d’habiter le présent, de hanter l’univers mental de nos contemporains. Le fait que la fantasmagorie marchande soit obligé d’inclure la révolution dans son arsenal d’icônes et de mythes, révèle à coup sûr qu’elle demeure un des « rêves les yeux ouverts de la société ». Quoique anesthésié et réifié, son désir n’a pas été tué. Cela ne serait possible que dans un monde orwellien, c’est-à-dire dans un monde sans conflit, sans pluralisme et sans politique, bref dans un monde non plus humain. Donc le désir de révolution n’a pas été anéanti, il a seulement quitté la scène, occulté par un décor clinquant (et presque toujours trompeur). Croire ce désir éteint, c’est considérer la révolution impossible, la cataloguer parmi les archaïsmes du xxe siècle, l’archiver comme « le passé d’une illusion » au nom d’une véritable illusion et d’une supercherie, celles d’une humanité réconciliée dans la société marchande et résignée aux joies du libéralisme « réellement existant », avec ses inégalités, ses hiérarchies, ses exclusions, son arrogance.
4Or une caractéristique des révolutions est précisément celle de surprendre, d’éclater quand on ne les attend pas. Tout le monde sait que, en avril 1968, la France « s’ennuyait ». Les révolutions se surprennent elles-mêmes, c’est souvent cette surprise qui leur donne un air insouciant, léger, moqueur, qui leur donne le goût d’un bonheur inattendu. Le « désir » qui les accompagne témoigne de cet étonnement, de cet instant éphémère où l’ancien ordre vacille, où tout paraît possible, où refaire le monde ne semble pas une entreprise titanesque mais la chose la plus naturelle qui soit, comme un acte créateur auquel chacun est appelé à participer, comme si la pesanteur des contraintes et des formes de dominations qui paraissait jusqu’à hier inattaquable pouvait maintenant être d’un seul coup balayée. Le désir de révolution est un désir de libération et de bonheur : voilà ce que Hannah Arendt n’a pas compris dans son malheureux Essai sur la révolution, mais qui relève de l’évidence pour tous ceux qui font les révolutions. Les révolutions ne se font jamais seulement pour le pain mais aussi « pour les roses », comme nous le rappelle Ken Loach dans un beau film consacré à la lutte de classe.
5La révolution assouvit aussi un désir de mémoire. L’historien Isaac Deutscher en a donné une définition dans laquelle il est possible, me semble-t-il, d’inscrire son « désir » : « La Révolution, écrit-il, est ce moment, bref mais chargé de sens, où les humbles et les opprimés ont enfin leur mot à dire, et ce moment rachète des siècles d’oppression. » Walter Benjamin a écrit, à propos des révolutions du xixe siècle, qu’elles étaient porteuses d’« images de désir » (Wunschbilder) renvoyant à un passé ancestral : « Dans le rêve où chaque époque se représente en images l’époque suivante, celle-ci apparaît mélangée d’éléments venus de l’histoire primitive, c’est-à-dire d’une société sans classes. » C’est précisément dans ce sens qu’elles sont, selon les mots de Deutscher, des ruptures de l’Histoire qui « rachètent des siècles d’oppression ». Ce désir d’émancipation et de justice, de rachat de la mémoire des vaincus – on pourrait même dire de « rédemption », en termes de théologie politique – se décline dans une étonnante variété de formes. Les barricades de 1848, qui avaient suscité le respect et l’admiration hostile d’un ennemi comme Tocqueville, lui faisant comprendre que les classes laborieuses savaient se battre. La dignité des opprimés qui se forge dans la lutte, illustrée par les images de toutes les révolutions, de la Commune de Paris au soulèvement zapatiste dans le Mexique de nos jours. La fraternité jouissive d’une communauté d’égaux découverte par Orwell à Barcelone, en 1936, où toutes les hiérarchies sociales avaient été supprimées, où personne ne disait plus « Señor » ni « Don », où le vouvoiement avait été banni et où tout le monde s’appelait « Camarade ». Le plaisir de la révolte, de la subversion, de l’humour qui traversait les cortèges de Mai 68. Et aussi la mélancolie, pourrait-on ajouter avec Daniel Bensaïd, des révolutions qui portent le fardeau des défaites subies et le pressentiment du danger qui les guette, une mélancolie qui a laissé des traces dans certains portraits d’Emiliano Zapata, de Rosa Luxemburg, de Che Guevara, et qui a trouvé une forme littéraire dans l’autobiographie de Victor Serge ou dans les derniers écrits de Walter Benjamin.
6Dans un magnifique ouvrage intitulé Le Spleen contre l’oubli, Dolf Oehler a montré jusqu’à quel point la culture française du second Empire fut hantée par la mémoire de Juin 1848, dans une société qui avait essayé d’exorciser par tous les moyens le souvenir de cette révolte, où elle était devenue presque innommable. Nous assistons aujourd’hui à quelque chose d’analogue. Non pas que la révolution soit frappée par la censure ou le silence, mais elle est criminalisée dans toutes ses manifestations, automatiquement ramenées à la catégorie du « communisme » et ainsi archivées au chapitre totalitaire de l’histoire du xxe siècle. La révolution est assimilée à la Terreur et la Terreur réduite à l’accomplissement cohérent d’une idéologie criminelle. Cette opération ne manque pas d’efficacité, ce qui explique la nécessité de la combattre, mais je ne la crois ni réalisée ni durable. Pas plus, en tout cas, que les tentatives d’écraser les révolutions (et les sociétés qui en ont accouché) en les érigeant en doctrine d’État. Toute révolution authentique est indissociable du désir de liberté, et toute l’histoire du xxe siècle prouve, de Petrograd à La Havane, que c’est en étouffant leur dimension libertaire que les révolutions meurent ou se pervertissent. Voilà le grand défi du siècle qui s’ouvre : comment préserver ce désir de liberté par, dans et après la révolution.