Lignes 2000/1 n° 1

Couverture de LIGNES1_001

Article de revue

Un dialogue inaccompli

Pages 47 à 59

1Bataille-Sartre : il semblerait que dans le siècle, durant leur vie mais aussi dans la nôtre, ils occupent deux espaces, deux langages, deux mondes étrangers l’un à l’autre.

2Tous deux philosophes – chacun à sa manière, l’une doctorale et emportée, l’autre provocatrice et « paradoxale » – tous deux écrivains, mais donnant à l’acte d’écrire un sens à la fois proche – il s’agit de « liberté » – et exactement opposé – la « politique de la prose », la poésie comme sacrifice –, tous deux critiques, et comme intimement chargés, l’un et l’autre, d’une âpre mission de déchiffrement et de parole (ils fondent, après la Deuxième Guerre mondiale, à quelques mois de distance, deux revues qui leur survivent, les Temps Modernes, Critique. Ni eux, entre eux, ni ces revues entre elles ne semblent avoir construit un échange qui ait laissé des traces – historiques, littéraires, philosophiques –, comme en ont laissé, par ailleurs, leurs rapports d’amitié (et d’amour aussi bien) : Camus, Merleau-Ponty, Simone de Beauvoir d’un côté ; Caillois, Blanchot, Laure de l’autre (et Michel Leiris à ajouter aux deux listes). Ils se rencontrent parfois, fugitivement, sont sur le point de s’allier puis s’écartent… Ils sont de fait si profondément séparés que se trouvent, aujourd’hui encore, séparés même les regards critiques qui les ont pris pour objets. Batailliens et sartriens sont sujets différents, qui le plus souvent s’ignorent.

3Il faut reconnaître ceci, que le monde où ils ont vécu, et qu’ils scrutaient tous deux avec une curiosité, avec une intensité équivalentes, a changé si considérablement de visage depuis qu’ils ont disparu qu’on en vient à se demander aujourd’hui quelle aurait été leur analyse devant les nouveaux tournants historiques – la chute du mur de Berlin, par exemple, si directement liée à ce qu’étaient pour l’un et l’autre l’univers du politique et l’expérience concrète du politique. Posant cette question évidemment sans réponse, on est du même coup amené à se souvenir, ou plutôt, peut-être, à saisir pour la première fois, qu’en face de quelques événements décisifs du siècle ils ont été les premiers à percevoir leur gravité radicale, irréversible (Hiroshima, Auschwitz).

4Il serait hasardeux d’affirmer que sur le nom de Berlin ils auraient concordé en 1989, comme ils ont alors concordé, on le perçoit à présent, sur les deux autres noms de ville. Certes, une masse gigantesque de problèmes, de solutions, de positions qui les divisait alors s’est depuis écartée, comme dissoute. Que se diraient aujourd’hui Bataille et Sartre en face de cet écartement, de cette dissolution ?

5Peut-être le fait même que la question de leur dialogue – inaccompli, certes, mais dialogue – est aujourd’hui posée indique que de l’horizon une certaine ombre s’est enfin levée. L’horizon n’est sans doute pas beaucoup plus prometteur, mais il nous apparaît un peu moins compartimenté, moins déchiré d’interdictions et d’impossibilités qu’il ne l’était au temps de ces deux hommes de la totalité – « Tout passe par Sartre, non seulement parce que, philosophe, il avait le génie de la totalisation, mais parce qu’il savait inventer le nouveau », écrivait Deleuze en 1964 ; et Bataille, dont l’ambition constante était d’« aller jusqu’au bout des choses », eut pour dernier projet celui d’une Histoire universelle. Le monde où ils vivaient (« Ce monde où nous mourons », écrivait Bataille en 1957, à propos du Dernier homme de Maurice Blanchot) était si fragmenté qu’ils ne pouvaient pas, ou à peine, se rencontrer. Leur dialogue est du reste « inaccompli », non pas « inachevé ». L’inachevé suppose qu’un commencement a eu lieu. Mais le dialogue entre Sartre et Bataille a-t-il jamais commencé ?

6À cette époque, à l’époque où ce dialogue aurait pu s’établir – les années quarante – Sartre occupait à lui seul toute la scène. Bataille n’était pas loin, mais dans l’obscurité. Il y a aujourd’hui comme un changement d’éclairage : les lampes sont légèrement déplacées, ce qui, comme l’écrivait Proust dans son mémorable essai sur Flaubert, suffit dans une pièce à changer et déconcerter tout l’espace. Il ne s’agit pas, bien évidemment, d’opposer par exemple aux « erreurs » de Sartre la « lucidité » de Bataille, à la désuétude de l’« engagement » la modernité de la « dépense » etc. Quelque chose de plus intérieur, de plus radical, de plus énigmatique aussi, se dessine à propos de la distance pratiquement infranchissable, pour elles, entre ces deux pensées, qui avaient choisi des champs et des objets si voisins : la nécessité du politique (l’engagement, avec toutes ses variantes et aussi son contraire), la littérature et le mal (la notion d’enfantillage, par exemple, avec ses deux éclairages, négatif chez Baudelaire pour Sartre, positif chez Kafka – et Baudelaire – pour Bataille), la dépense et le projet (économiques, littéraires, existentiels, avec leurs implications : révolte, souveraineté, ordre, excès), enfin les rôles de la philosophie et de l’écriture, dans leur exclusion réciproque, dans leur proximité, dans leur contestation, touchant peu à peu l’espace de l’énigme et de l’impossible. Quel point vital était-il en jeu dans ce dialogue-non dialogue ? Où nous trouvons-nous par rapport à ces voix, par rapport à leur rencontre au fond muette ?

7Quelques aspects sont à décrire dans ce dialogue inaccompli : quelques dates, quelques scènes.

81943 : en pleine guerre, Sartre publie L’Etre et le Néant, Bataille L’Expérience intérieure. Dans trois numéros des Cahiers du Sud, d’octobre à décembre, Sartre attaque le livre de « M. Bataille » : « Ce livre est un “essai-martyr”, dont l’auteur se dénude »… « Il se dénude, il se montre, il n’est pas de bonne compagnie ». Mais, ajoute Sartre, « il se dénude pour prouver : à peine nous a-til fait entrevoir sa nudité misérable que déjà il s’est couvert, et nous voilà partis à raisonner avec lui sur le système de Hegel ou le cogito de Descartes ». Le ton de l’article est ironique, d’une ironie doctorale et glacée qui n’exclut pas, pourtant, l’admiration (Pascal, Dostoievski Nietzsche et Montaigne y sont nommés comme les plus proches de ce « nouveau style d’essai » par rapport auquel le type de critique que lui Sartre utilise appartient à un « genre périmé » : « Je n’ignore pas, en écrivant ces lignes, que j’utilise un instrument périmé, que la tradition universitaire a consercé jusqu’à nous ». – Mais la tradition universitaire ne dispose peut-être pas d’une semblable agilité. Tout l’article de Sartre, du début à la fin, procède par retournements brusques, glissements inattendus, là même où il décrit les phrases de Bataille, « la magie évocatoire des phrases glissantes, où tout est à louer ».

9Tout, certes, sauf le contenu philosophique, jugé sévèrement par le professeur Sartre : Bataille est un survivant : pour lui, « Dieu est mort, mais l’homme n’est pas pour autant devenu athée ». D’où une expérience particulière de l’absurde : « Dieu se tait, il n’en saurait démordre, tout en lui exige Dieu, il ne saurait l’oublier ».

10Bataille a fréquenté de près l’existentialisme, il a lu Heidegger, mais il ne le comprend pas : « M. Bataille n’aime pas la philosophie. Son but est de nous relater une certaine expérience. Il s’agit de vie ou de mort, de souffrances et de ravissement, non pas de contemplation tranquille. » Et – il est clair que c’est pour Sartre la rançon de ce mode de réflexion – « dès qu’on cherche à la saisir, la pensée fond comme de la neige ».

11Voilà la distance posée. La divergence, le malentendu – mais il ne s’agit pas de malentendu, il s’agit peut-être d’inaccomplissable. Bataille, selon, Sartre, voulant écrire un « Discours de la méthode mystique », « nous a tout simplement préparé une bonne petite extase panthéistique » – « Le système de Spinoza est un panthéisme blanc ; celui de M. Bataille un panthéisme noir ».

121945 : Bataille répond, il répond par un texte aussi court que celui de Sartre est long (contre 45 pages, dans trois numéros de revue, 5 pages, et cachées dans un livre – dans les dernières pages du Sur Nietzsche, sous le titre Réponse à Jean-Paul Sartre, Défense de l’Expérience intérieure. Texte ironique lui aussi, ou plutôt amusé, non polémique ni public, considérations faites pour soi-même, à mi-voix, formulant de façon paisible une incompatibilité radicale, celle qui oppose sa propre « mobilité » de pensée à la « lenteur » de Sartre : « Exprimée sans détour, une mobilité trop grande des concepts et des sentiments (des états d’esprit) ne laisse pas au lecteur plus lent la possibilité de saisir (de fixer)… »

13Quelques lignes plus bas, il s’arrête, et contemple : « Mais je suis content de m’apercevoir sous ce jour accusant de la pensée lente ». L’accusation, explique-t-il, ne fait rien d’autre, en définitive, que relancer, de façon plus risquée encore, le mouvement, le vertige : « Ce qu’on peut attendre de nous est d’aller le plus loin possible et non d’aboutir ». « Je n’aboutis jamais. C’est pourquoi la critique de ma pensée est si difficile ».

14Ici se trouve posée, sans doute, pour la première fois aussi clairement, en termes quasi enfantins, une différence qui ne se réabsorbera pas, qui ne cessera plus de travailler les rapports – les rapports entre Sartre et Bataille dans les années suivantes – et la question de la pensée jusqu’à nous.

151945 : en automne, c’est la conférence de Sartre L’Existentialisme est-il un humanisme ? au succès prodigieux, surprenant ; c’est aussi la sortie des Temps Modernes avec l’aussitôt célèbre présentation de Sartre sur l’engagement. « Nous sommes embarqués ». Bataille, quant à lui, prépare la sortie de Critique, dont le titre reprend, sans adjectif, celui de La Critique sociale de Boris Souvarine, à laquelle il collaborait douze ans plus tôt, et marque, intentionnellement sans aucun doute, sa distance par rapport à l’actuel dont se réclament, par le détour il est vrai de Chaplin, Les Temps Modernes.

161947 : Proximité, puis rupture. Bataille rend compte dans sa revue des Réflexions sur la question juive de Sartre, écrites en 1944, et qui viennent de paraître. L’article, court et très dense, part de la révélation qu’entraîne l’existence des camps : « Comme les Pyramides ou l’Acropole, Auschwitz est le fait, est le signe de l’homme. L’image de l’homme est inséparable, désormais, d’une chambre à gaz ». Le point de vue de Sartre – portrait de l’antisémitisme – est une « leçon utile », mais le reproche d’excès de rationnalité et d’universalisme chez les intellectuels et les penseurs juits, formulé par Sartre dans ces pages, méconnaît la valeur révolutionnaire de la pensée juive. « Il y a une fuite à la base de l’universel, mais il y a uneépopée de la raisondont les Juifs ont écrit des pages authentiques ». Les rôles se sont renversés : c’est Bataille qui défend la rationnalité contre une position vitaliste de Sartre.

17En juin Merleau-Ponty demande au directeur de Critique d’intervenir dans Les Temps Modernes pour y défendre Nietzsche contre les attaques « en porte à faux » qui se multiplient. Bataille est en effet celui qui, depuis 1937 – (Réparation à Nietzsche dans Acéphale), défend Nietzsche chaque fois qu’il a à être défendu. Il l’avait fait en particulier dans Combat en 1944 sous le titre « Nietzsche est-il fasciste ? » : « La position de Nietzsche est précise. l’Allemagne était, de son vivant, travaillée par une tendance préhitlérienne, pangermaniste, antisémite. C’est la seule contre lquelle il se soit violemment dressé »… « Nietzsche est le moins patriote des Allemands, le moins Allemand des Allemands pour tout dire ».

18Mais, cette fois, au dernier moment, il retire son article, expliquant dans une lettre à Merleau-Ponty, que publie Combat justement, que les attaques de Sartre contre le surréalisme publiées dans le dernier numéro des Temps Modernes – attaques non moins à « en porte à faux » que celles dont Nietzsche est victime, l’empêchent de donner suite au projet. Divergence sur l’« engagement », certes – Sartre reproche au surréalisme de ne pas agir, aggravant de la sorte, selon Bataille, « l’inévitable malentendu » qui oppose ceux qui agissent à ce qu’il appelle l’« intérêt dernier » celui que le surréalisme représente.

19L’article de Sartre était en effet très violent : il accusait les surréalistes de vouloir « sauter hors de la condition humaine », ironisait sur leur attirance pour l’« Impossible » (référence implicite à Bataille, notion centrale chez lui depuis l’Expérience intérieure). Les prises de position politiques des surréalistes y sont réduites à des « impulsions dans l’immédiat », la révolte contre la guerre au « refus des contraintes extérieures » (« la guerre qui vient de finir, avc sa censure, le service militaire, l’impôt, la chambre bleu horizon, le bourrage des crânes »). Ces jeunes bourgeois, « généreusement écœilurés par le colonialisme et la guerre du Maroc », « veulent surtout anéantir leur famille ».

20On comprend que Bataille, qui a été le premier sans doute à critiquer (dans un texte de 1931 publié de façon postume, dans Tel Quel en 1968, La vieille taupe et le suffixe sur dans les mots surhomme et surréaliste), l’idéalisme de Breton, ce qu’il appelle son idéalisme « icarien », ne puisse retenir sa colère devant la réduction aussi injuste d’une pensée et d’une pratique plus lucides, sans doute, que la plupart des pensées et des pratiques politiques de l’époque (il suffit pour s’en convaincre de lire la contribution de Breton au Congrès des écrivains en 1935), et devant la méconnaissance d’un engagement bien précédent à celui du chef des existentialistes, qui ne découvrait le sens d’une telle notion qu’en rédigeant, prisonnier, ses Carnets de la drôle de guerre.

21Mais, plus profondément encore que d’engagement, il s’agit dans la lettre à Merleau-Ponty, de pensée et, précisément, de philosophie. Sartre, par des textes comme cet article de 1947, cesse pour Bataille de représenter « le philosophe » (c’est ainsi qu’il l’avait désigné plusieurs fois dans les années précédentes). En face de ces « jugements rapides, que commande un mépris superficiel » (il ne s’agit plus ici, comme au temps de l’Expérience intérieure, de « pensée lente », mais c’est peut-être le propre de la « pensée lente », celle qui refuse les courts-circuits, les accélérations imprévisibles, d’engendrer à l’occasion des « jugements rapides », un « mépris superficiel ». Bataille désormais recourt à un autre philosophe, plus profondément existentialiste que Sartre ; à Heidegger, à ce qu’écrivait Heidegger : « La philosophie, intervenant dans ces problèmes ouvrirait les yeux jusqu’à la souffrance ».

221949 : Un rapprochement fugitif a lieu autour du « Rassemblement démocratique révolutionnaire » de David Rousset auquel Sartre adhère depuis sa fondation, en 1947. C’est Sartre qui dissuade alors Bataille de donner son adhésion, à cause des implications philo-américaines de ce mouvement, qui leur sont à tous deux suspectes.

231950 : Sartre relit Marx. Bataille publie dans Critique un compterendu enthousiaste du Saint Genet, et un article sur l’existentialisme, dont il rappelle qu’il a été connu en France en 1930 par la traduction de Henry Corbin de Qu’est-ce que la Métaphysique ? : « Enfin l’homme angoissé était substitué à l’être atone de la philosophie scolaire ». Bataille évoque ensuite Kierkegaard, Jaspers, puis Sartre : « Le cas de Jean-Paul Sartre est un peu différent. D’une génération plus jeune que les philosophes allemands, il rencontra la philosophie de l’existence à l’état professoral ». On ne saurait dire toutefois, admet Bataille, qu’il a repris le chemin de la philosophie classique. La philosophie sartrienne procède évidemment du sensible, mais elle en procède par évasion. « L’existence se révèle à lui dans la nausée »… En fait, et Sartre, ajoute Bataille, le dit lui-même, sa philosophie est, au plus haut degré, pure intellectualité : « Il y peu d’exemples de facultés intellectuelles mieux développées (au point qu’il en abuse parfois, et s’adonne sans trop de prudence à des jeux de virtuose). Mais le résultat est le plus bizarre du monde : une philosophie de l’existence devenue au bout du compte un jeu intellectuel éperdu, où la passion est réduite à la position intelligible du choix ; qui bien entendu n’a pas lieu entre l’existence (le pur sensible, la poésie, la vie s’exaspérant) et l’intelligence, mais entre une conduite amorphe et une autre créatrice de principes moraux qui sont, par hasard, rationnels.

24« Sans nul doute la philosophie de Sartre est pleine d’intérêt, mais il est peut-être dommage qu’elle empêche, par la place qu’elle a prise, l’attention de se porter vers une possibilité de la pensée plus vaste et, en fait, plus proche de la vie. »

25Sartre écrit des préfaces. Bataille publie en novembre, dans Botteghe Oscure, l’extraordinaire revue internationale dirigée par Marguerite Caetani, à Rome, une « Lettre à René Char sur les incompatibilités de l’écrivain ». Texte inspiré, flamboyant, dirigé contre « ceux qui confondent l’action et la vie », « car l’action, de tous les opiums, procure le sommeil le plus lourd ». C’est bien évidemment l’engagement sartrien qui est visé : « On ne saisit pas encore assez clairement que, dans le temps présent, c’est, bien qu’en apparence il ait fait long feu, le débat sur la littérature et l’engagement qui est décisif ». Décisif parce que, continue la Lettre, « l’incompatibilité de la littérature et de l’engagement, qui oblige, est précisément celle de contraires »

26Adressée à René Char, cette lettre de Bataille dialogue avec le texte de Maurice Blanchot, « La littérature et le droit à la mort », qui théorise en 1949, évidemment contre Sartre, le refus de toute subordination de la littérature à l’action. La littérature est souveraine : « Non serviam » est sa devise, écrit Bataille, elle ne peut être pliée à un souci local, et « s’il y a quelque raison d’agir, il faut la dire le moins littérairement qu’il se peut. »

271952 : Une querelle les divise, cette fois de façon plus violente. En décembre, sous le titre « L’Affaire de l’Homme révolté », Bataille intervient sur la controverse Sartre-Camus. Bien qu’il perçoive très distinctement les limites de la perspective qui est celle de Camus, Bataille prend son parti contre Sartre, contre sa « rhétorique pleine de maîtrise, et tout juste au niveau de loyauté de la polémique moyenne »… « Il est clair qu’Albert Camus a résumé l’inquiétude de notre temps, comme on ne l’avait pas fait avant lui, comme il était souhaitable qu’on le fasse, indépendamment de l’analyse des infrastructures » (ici Bataille fait allusion à la lecture orthodoxe que fait Sartre des écrits de Marx). Le refus de l’histoire est « intenable », certes, mais comment refuser la révolte ?

28D’autre dates pourraient être encore signalées dans les dix années suivantes, jusqu’à la mort de Bataille. Mais les rôles sont désormais fixés et, revenant dans ses dernières années sur la figure intellectuelle de Sartre, Bataille écrira que ce qui lui manque, de façon radicale, est l’aptitude aux « instants de ravissement »…

29Mais il faut encore évoquer au moins deux scènes, qui éclairent un peu la difficile rencontre. La première est muette, l’autre est de discours, mais tout se passe, paradoxalement, comme si elle était elle aussi muette. Toutes deux se situent au printemps de 1944. C’est le temps de fin de la guerre, l’année des batailles de rues ; dans les rues où tous deux habitent au Quartier Latin, ce sont des luttes dangereuses pour les passants eux-mêmes, entre les Résistants et l’armée d’occupation. Et c’est à ce moment qu’ont lieu, dans le milieu intellectuel de Saint Germain des Prés, une série de fiestas nocturnes, dont la plus célèbre est celle qui se passe chez Michel Leiris, en l’honneur du texte théâtral de Picasso, Le Désir attrapé par la queue. Une autre a lieu chez Bataille (qui habite provisoirement un atelier de Balthus). Simone de Beauvoir raconte : « Nous y étions toute une foire, avec ses histrions, ses charlatans, ses pitres, ses parades… Dora Marr mimait une course de taureaux ; Sartre au fond d’un placard dirigeait un orchestre ; Limbour découpait un jambon avec des airs de cannibale ; Queneau et Bataille se battaient en duel avec des bouteilles en guise d’épé ; Camus, Lemarchand joueaient des marches militaires sur des casseroles ; ceux qui savaient chanter chantaient et ausi ceux qui ne savaient pas ». C’est dans cette fiesta ou dans une autre, mais dans le même lieu que prend place, excécutée par Sartre et Bataille, « l’espèce de danse » qu’évoque Leiris en 1980 ; « Dans une de ces fiestas du printemps 1944 dont parle Simone de Beauvoir, […] il me semble que Sartre et Bataille ont exécuté ensemble une espèce de danse, un peu comme on fait aujourd’hui, en 1980, debout face à face »… L’impression qu’en gardait Leiris était celle d’un défi silencieux… Mais Bataille, dans le Sur Nietzche, décrit lui-même cette scène : « Heureux de me rappeler la nuit où j’ai bu et dansé – dansé seul, comme un paysan, comme un faune, au milieu des couples. Seul ? A vrai dire nous dansions face à face, en un potlatch d’absurdité, le philosophe – Sartre – et moi. Je me rappelle avoir dansé en tournoyant. En sautant, en frappant les planches des pieds. Dans un sentiment de défi, de folie comique. Cette danse – devant Sartre – s’accroche en moi-même au souvenir d’un tableau (les Demoiselles d’Avignon de Picasso). »

30Le souvenir présente tout d’abord une danse solitaire, la rectifie en danse à deux, qui est en fait « danse devant » et se multiplie en « demoiselles », les Demoiselles exposées du tableau. Le nous de la danse fugitive à deux suggère une expression pour ainsi dire « équanime » – où les deux composants du nous sont représentés à égalité : un mot sartrien – absurdité –, un mot bataillien (par Mauss) – potlatch –.

31À la suite de cette évocation, Bataille note, avec une sorte de suprise à l’égard de lui-même : « Quelle bizzarerie de m’associer à Sartre et à Camus (de parler d’école) ». La brève et approximative communauté de la danse lourde est ainsi aussitôt reniée. Sartre – et Camus avec lui – Camus n’était pas nommé dans ce passage, mais Bataille, les associant ainsi, et les associant au mot « école », exprime le doute qui est le sien sur la capacité de solitude de Sartre, sur sa capacité à la fois de solitude et de jeu – l’école ici désignée n’est pas le groupe intellectuel, littéraire ou philosophique, c’est plutôt la petite école, celle de l’instruction obligatoire, celle que regarde du dehors le mauvais élève, celui qui fait l’école buissonnière, celui qui sait, à la différence de ses camarades, danser seul.

32L’édition posthume de Sur Nietzsche (volume VI des Œuvres Complètes) comporte à ce point une note supplémentaire, qui est la suivante : « En fait, Sartre et moi, nous n’avons guère en commun que l’âpreté de nos préoccupations morales et le goût de certaines réjouissances innocentes, il est vrai, mais endiablées ».

33Sorte de portrait inattendu et qui manifeste une sympathie réelle, mais qui reste muette, non dicible. Bataille la confie à sa note, il ne la publie pas, et l’exprime en quelques mots rapides…

34La deuxième scène a lieu au cours d’une autre rencontre collective, celle-là tout à fait sérieuse ; une scène diurne, en somme, en opposition à la scène nocturne des fiestas et de la danse. Elle a lieu chez Marcel Moré, le 5 mars 1944. Bataille y tient une conférence sur le péché, où il développe ce qui forme le noyau du Sur Nietzsche – la partie qui dans le livre s’intitule « Le Sommet et le déclin », où les notions de bien et de mal, à travers une série de glissements, laissent la place à celles de sommet et de déclin, sans que s’établisse à aucun moment une équivalence entre ces deux notions et les notions de bien et de mal prises séparément. Bataille notera par la suite que dans la discussion qui suivit Jean Hyppolite avait eu raison d’observer que le terme de péché ne facilitait pas les choses. Et c’est précisément autour de cette notion de péché que Bataille avait été pris violemment à partie par plusieurs des philosophes qui étaient là – dans la liste des présents figurent la plupart des philosophes de l’époque : Adamov, Blanchot, Beauvoir, Bruno, Burgelin, Camus, Daniélou, Gandillac, Hyppolite, Klossowski, Leiris, Lescure, Madaule, Gabriel Marcel, Massignon, Merleau-Ponty, Moré, Paulhan, Prévost, Sartre.

35Or il apparaît assez clairement que l’interlocuteur privilégié, même s’il intervient moins longuement que le Père Daniélou par exemple, c’est en fait Sartre. Dans la discussion, Bataille se trouve aux prises avec une double contestation : celle des chrétiens (Daniélou, Gabriel Marcel) et celle des philosophes professionnels, si l’on peut dire (Sartre, Hyppolite). Ce qui se passe dans la première partie de la discussion est une sorte d’examen très sévère. Bataille se défend, semble pris en faute, ou plutôt pris de court. Sartre insiste : Bataille est un philosophe insuffisant, il commet des fautes logiques, il use d’une terminologie imparfaite – c’est en tout cas ce qu’il suggère. Bataille semble céder, laisser le terrain. Mais, dans la deuxième partie, tout change : l’accusé se défend, devient lui aussi affirmatif, vis à vis des chrétiens surtout. Peu à peu, il attaque. Au moment où Daniélou amorce une conciliation, suggérant que Bataille, lui aussi, sent ce qu’est la notion d’amitié, Bataille répond : « En tout cas pas d’amitié avec le christianisme. Mes rapports avec le christianisme ne peuvent être des rapports d’amitié, ce sont de purs et simples rapports d’hostilité ».

36Sartre, qui avait défini Bataille quelques mois plutôt comme un éternel nostalgique de Dieu, est ébranlé ; on perçoit l’ébranlement de Sartre dans la suite de la discussion, qui se termine par un renversement complet, à partir de l’interprétation inversée que donne Bataille du « Suave mari magno » de Lucrèce (« Il est doux, quand la vaste mer est soulevée par les vents, d’assister du rivage à la détresse d’autrui »). Aux philosophes qui l’écoutent, après une dernière intervention du père Daniélou, Bataille parle : « Je me sens placé vis-à-vis de vous comme le contraire de celui qui regarde tranquillement depuis le rivage les vaisseaux qui sont dématés. Je suis sûr que le vaisseau est dématé. Et je dois insister là-dessus. Je m’amuse bien et je regarde les gens du rivage en riant, je crois ; beaucoup plus qu’on ne peut regardant du rivage le vaisseau dématé ; parce qu’en effet, malgré tout, je ne vois pas quelqu’un de si cruel qui, du rivage, pourrait apercevoir le dématé avec un rire très libre. En sombrant, c’est autre chose, on peut s’en donner à cœilur joie ».

37Hyppolite commente alors : « C’est le rire de Zarathoustra ».

38Bataille : « Si vous voulez. Un rire en tous cas dont je m’étonne beaucoup qu’on le voie si amer ».

39Hyppolite : « Pas amer »

40Bataille, à ce point : « A vrai dire, je suis malheureux à mon tour »

41C’est ici que frappe l’extraordinaire liberté, et vérité, de la parole de Bataille (ce que ses interlocuteurs ont appelé, litotiquement, sa « justesse de ton ». Et tout s’achève par cette sorte de scène suspendue, où Sartre ne parle plus – c’est Hyppolite seul qui répond – ; mais je crois que c’est à Sartre que le discours de Bataille s’adresse ; c’est dans ce silence qu’ils sont passés le plus près l’un de l’autre, dans cette scène où l’on voit cette masse des philosophes sur le rivage et Bataille dans son bateau qui coule, dans son bateau brisé, qui regarde avec douceur, avec ironie et sympathie aussi, ceux qui sont là, sans espoir de navigation, sans espoir de naufrage, sur la rive.


Date de mise en ligne : 20/03/2014

https://doi.org/10.3917/lignes1.001.0047

Domaines

Sciences Humaines et Sociales

Sciences, techniques et médecine

Droit et Administration

bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Retrouvez Cairn.info sur

Avec le soutien de

18.97.9.174

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions