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Article de revue

Avant-gardes russes : 100 ans après la révolution

Pages 25 à 31

Notes

  • [1]
    Vladimir Maïakovski, Écoutez si on allume les étoiles, Le Temps des Cerises, 2005, p. 71.
  • [2]
    L’exposition au Kunstmuseum de Bern, avec son titre décalé The revolution is dead, long live the revolution !, est entièrement dédiée à ce qui est communément désigné comme art révolutionnaire, tout comme celle du Museum of Modern art de New York intitulée Impulsion révolutionnaire : l’ascension de l’avant-garde russe.
  • [3]
    L’exposition de Berlin Art Without Death : Russischer Kosmismus (dont Boris Groys est le curateur) est à mentionner comme une des rares tentatives cette année d’exposer l’avant-garde sous sa dimension cosmique et métaphysique comme quête de l’immortalité. L’exposition fait dialoguer des œuvres tirées de la Collection Costakis avec des œuvres de jeunes artistes russes contemporains (Arseny Zhilaev notamment).
    http://www.hkw.de/de/programm/projekte/2017/art_without_death_russian_cosmism/start.php
  • [4]
    Jean Claude Marcadé, L’avant-garde russe 1907-1927, Flammarion, Paris, 1995.
  • [5]
    Jean Claude Marcadé, « Une esthétique de l’abîme (Préface) » in Kazimir Malévitch, De Cézanne au suprématisme, L’Âge d’Homme (coll. Slavica), Lausanne, 1974. Emmanuel Martineau, Malévitch et la philosophie : la question de la peinture abstraite, L’Age d’Homme, Lausanne, 1977.
  • [6]
    Alexander R. Galloway, Les nouveaux réalistes, Léo Scheer, Paris, 2012, p. 103.
  • [7]
    Voir infra.
  • [8]
    Voir infra.
  • [9]
    Voir infra.
  • [10]
    Voir infra.
  • [11]
    Igor Golomstock, « La méga-machine de l’art officiel » in L’art au pays des soviets, Les Cahiers du musée national d’art moderne, n° 26, Hiver 1988, pp. 48-60. Sur le développement et l’histoire de l’art non-officiel, voir Viktor Tupitsyn, « “Nonidentitiy within identity : Moscow communal modernism 1950s-1980s” » in Alla Rosenfeld, Norton Dodge (éds.), Nonconformist art : the soviet experience (1956-1986), Thames and Hudson, Zimmerli Art Museum, New Brunswick, p. 64-101.
  • [12]
    L’histoire de la collection Costakis (mais aussi de Nikolaï Khardjiev) et son influence importante sur l’art non-officiel sert de relais décisif, et constitue certainement un des épisodes les plus passionnants de la survivance clandestine de l’avant-garde. On peut consulter à ce propos le catalogue très fourni de l’exposition ayant eu lieu à Athènes en 1995. Anna Kafetsi (éd.), Russian avant-garde 1910-1930 : The G. Kostakis Collection, Pergamos, Athènes, 1995.
  • [13]
    Les artistes s’inspirent ici de Larionov redécouvert à l’occasion d’une grande exposition dans les années 80.

1« Dans la chaleur des hauts-fourneaux chauffer le métal incandescent c’est un énorme travail ! Mais qui pourrait nous traiter de fainéants ? Avec la râpe de la langue, nous polissons les cerveaux. » [1]. En réponse à ses détracteurs qui ne voient dans la poésie et dans l’art qu’une activité de dilettante et dans l’artiste un oisif (bezdelié), Maïakovski rédige en 1918 le poème Le poète est un ouvrier (Poet rabotchiï). Véritable coup de fouet, ce texte rappelle comment à la fois l’art et la littérature ne sont pas appelés à jouer les seconds rôles dans une Révolution en marche. L’heure est à l’enthousiasme : places et rues accueillent la célébration des noces de l’art et de la vie concrète. C’est sur cette déclaration, suivie et précédée par bien d’autres, que l’avant-garde s’est avancée au premier plan d’un des plus grands bouleversements politiques du siècle, nous laissant aujourd’hui un héritage contrasté, contradictoire, mais toujours fascinant, dont le réexamen attentif s’impose.

2Voilà déjà cent ans que la Révolution d’Octobre a eu lieu et l’événement semble par bien des aspects indissolublement lié au destin des arts. L’année 2017 voit déferler une longue série d’événements et d’expositions en Europe, consacrées à la fois aux avant-gardes et à la Révolution, laissant penser que le politique et l’artistique sont indissociables comme suturés l’un à l’autre, faisant oublier l’immense effort spéculatif nécessaire pour établir les grands « systèmes artistiques » que nous connaissons encore trop superficiellement aujourd’hui. A ce titre, l’intitulé de l’excellente exposition à la Royal academy of Arts à Londres ne laisse subsister aucun doute, Revolution : Russian art 1917-1932[2]. Il est nécessaire de prendre le risque de froisser la légende ou l’étiquette d’une avant-garde réduite à sa sémantique militaire ou politique, ou d’une avant-garde présentée comme un front révolutionnaire homogène. Derrière cette confusion, se déploient toutes les subtilités et les variations qui ont distingué les parcours artistique et théorique de ces artistes faite de débats d’idées, de controverses, violentes. Les artistes de cette époque présentent des visions contradictoires de l’esprit révolutionnaire : de l’esprit cosmiste (attention accordée à l’Univers comme espace métaphysique), du retour à la tradition à la culture des matériaux en passant par le constructivisme jusqu’au productivisme, le panorama est difficile à circonscrire [3]. C’est cette histoire de l’avant-garde russe qui nous intéressera dans le cadre de ce numéro, saisie au prisme de ses enjeux philosophiques, à travers l’analyse des concepts qu’ont fournis ces artistes devenus parfois des théoriciens géniaux (K. Malévitch, M. Matiouchine, A. Rodtchenko, V. Stepanova, El Lissitzky…). Eclairant différemment le paysage artistique, cette histoire conceptuelle de l’avant-garde russe révèle un front plutôt hétérogène justement, où le tragique n’est jamais loin. Ainsi en va-t-il des notions fondamentales pour l’avant-garde – qui seront traitées dans les contributions de ce numéro– que sont dans le désordre : les formes de vie, l’espace, le réel, la révolution, l’espace d’exposition, l’abstraction.

3C’est par ailleurs des controverses intellectuelles que ce numéro tire sa dynamique. Sans pour autant renoncer complètement à l’histoire de l’art proprement dite, il accorde une large place à l’histoire conceptuelle et aux changements de paradigme au sein de l’histoire de l’avant-garde. Plurielle, cette histoire des avant-gardes russes, ne peut se comprendre qu’à partir de la question de son développement interne et du cercle élargi du réseau d’artistes, où s’échangent les théories et les concepts parfois contraires. L’esprit de système qui règne alors, la volonté d’échafauder une approche systématique, ontologique et scientifique de l’art ne peut faire l’impasse sur une approche philosophique à même de reconstruire les tensions dialectiques à l’œuvre.

4La première partie du numéro s’ouvre sur une controverse fameuse justement, qu’on ne saurait trop vite associer à la querelle des Anciens et des Modernes, et qui touche aux divergences radicales, souvent philosophiques qui opposent constructivisme et suprématisme. Jean-Claude Marcadé, dont la prise de position inaugurale donne la couleur et le ton à un dossier qui essaie de démêler les malentendus et de révéler les positions antagonistes (souvent inconciliables) entre les artistes et les courants, montre à quel point le suprématisme et le constructivisme sont tributaires d’idées empruntées à des époques très différentes, impliquant une Weltanschauung ainsi que des étapes de développement distincts (J-C. Marcadé distingue notamment dans son ouvrage le stade pré-constructiviste de celui constructiviste proprement dit [4]). Nombreux sont les constructivistes qui ont été les élèves de Malévitch (Rodtchenko, Stepanova), nombreux sont aussi les constructivistes qui ont entretenu un rapport conflictuel voire ambigu avec les -ismes (on pense ici à Tatline), occultant souvent par la suite ce qu’ils doivent au suprématisme. Mais si le constructivisme trouve une partie de ses sources dans le suprématisme, il n’y a pas lieu de les assimiler comme l’ont fait certaines expositions ces dernières années. Jean-Claude Marcadé rappelle en effet la défiance de Malévitch par rapport à la culture du matériau et aux tendances productionnistes. Le constructivisme comme marque déposée, comme étiquette très en vogue aujourd’hui, masque l’ensemble des développements artistiques antérieurs qui ont permis son émergence.

5Quoiqu’il en soit, l’importance du suprématisme devait être rappelée et trois contributions dans ce dossier proposent une approche philosophique du phénomène pour mieux en éprouver la rigueur. Natalia Smolianskaïa analyse comment la notion d’espace s’est retrouvée au centre des systèmes artistiques de Malévitch et Nikritine. Le concept d’espace devient central dans les avant-gardes russes notamment par la réception dans les milieux artistiques des géométries non-euclidiennes de Poincaré et ésotériques, ainsi que par le texte de Gleizes et Metzinger sur le Cubisme. Articulant ces différentes dimensions, l’auteur montre comment l’espace constitue à la fois pour l’artiste un élément permettant de lier les dimensions micro et macrocosmiques inscrivant l’artiste dans l’Univers. La relation entre relations spatiales et monde sensoriel est également prise en compte. Tous ces éléments élargissent ainsi les possibilités de représentation, se réalisant de façon particulièrement exemplaire dans le travail graphique des ces mêmes artistes.

6L’article de Ioulia Podoroga fait le point sur la question de l’abstraction et de son rapport à la querelle iconoclaste en s’appuyant sur les théories de Marie-José Mondzain. Si la représentation à l’œuvre dans l’icône repose sur une absence fondamentale, celle de Dieu, toute l’abstraction se présente non pas comme un abandon définitif de l’image au profit du langage mais au contraire comme une restauration de ses pouvoirs, à savoir chez Malévitch celui d’une « pure manifestation ». La comparaison croisée entre Kandinski et Malévitch présente toute la richesse de ce qu’un iconoclasme, compris comme méfiance envers certains types d’images peut offrir. Quittant la philosophie de l’image, la contribution de Samuel Dubosson propose un dialogue entre la philosophie malévitchienne et la philosophique contemporaine, en particulier le courant dit du « réalisme spéculatif ». Cette analyse rend hommage d’une part à la radicalité philosophique du système malévitchien et à sa teneur métaphysique, sur la voie ouverte par les travaux de Martineau ou de Jean-Claude Marcadé [5]. L’auteur retrace la proximité entre l’hypothèse d’un monde hors-sciences établie par Quentin Meillassoux et l’imaginaire malévitchien d’un monde sans-objet. L’auteur prend au sérieux l’hypothèse d’un monde sans-objet en en montrant la consistance au regard de la question de la nécessité de la contingence posée par le réalisme spéculatif, c’est-à-dire la contingence radicale du monde affirmées contre toutes les philosophies de la nécessité. Offrant ainsi un nouvel accès à un Grand Dehors, contre la philosophie kantienne notamment, la philosophie de Malévitch s’inscrit dans les pas du réalisme spéculatif, des pas réalisés « en vue de réconcilier la pensée avec l’absolu » [6].

7En contrepoint des problèmes métaphysiques abordés par le suprématisme, les articles suivants offrent trois approches contrastées du constructivisme. S’il est à nouveau question d’espace dans l’article de Claire Thouvenot, le propos se développe sous l’angle de l’architecture et de l’espace domestique tel que projeté dans les années 20 par El Lissitzky. Au cosmos, au monde sans-objet succède un espace « matériel et vécu » [7]. Si l’espace possède les mêmes propriétés sensibles en somme que celles évoquées dans l’article de Natalia Smolianskaïa, sa couleur politique est plus marquée, puisque le projet plastique d’espace domestique marque le rôle social et politique de l’artiste, tour à tour travailleur, ingénieur, architecte, producteur. L’espace reflète ainsi le nouvel ordre social, dont l’artiste est devenu le constructeur en chef. Déployé dans toute sa richesse, le projet de Lissitzky révèle un espace en mouvement qui sort du moule dictant les conduites du sujet. L’article d’Emanuel Landolt aborde la question des formes de vie et de styles dans le constructivisme par un biais philosophique, éthique, immanent, afin de sortir le mouvement de l’ornière strictement politique et productiviste dans lequel les théoriciens l’ont enlisé. C’est dans le constructivisme de Rodtchenko que se développe une riche réflexion sur les formes de vie, conjuguant à la fois un étonnement, une jubilation constante devant les transformations du paysage quotidien et une participation co-créatrice à cet élan. Si les formes de vie sont multiples et l’affirmation de cette pluralité est le garant de l’expérimentation artistique, le motif de la ligne chez Rodtchenko offre un échantillon particulièrement pertinent pour aborder l’éthique défendue par l’artiste. L’occasion est ici donnée d’approcher philosophiquement un pan méconnu de l’histoire de l’avant-garde, nommément du caractère éthique que la question des formes de vie implique.

8Poursuivant la discussion sur le constructivisme, Grigory Kovalenko se penche sur le cas d’Alexandra Exter, constructiviste ukrainienne et ses travaux réalisés pour le théâtre à Moscou en 1921. 1921 est une année cruciale tant pour la créativité de l’artiste que pour le développement des arts du théâtre. L’article examine le passage manifeste et passionnant d’un cubisme « baroque », « poussé jusqu’à ses limites » [8], éprouvé dans les décors de la mise en scène de Roméo et Juliette dans le théâtre Kamerny d’Alexandre Taïrov à Moscou à un théâtre constructiviste, dont elle pose les jalons qui en feront la renommée. Jouant un rôle aussi important que celui de Lioubov Popova dans l’établissement d’un constructivisme théâtral, Alexandra Exter appelée à réaliser un décor pour Le Ballet satanique de Scriabine, fait disparaître l’expressivité colorée de ses travaux précédents au profit d’un travail sur la notion d’espace justement et des rapports étroits qui les lient. Quel que soient les attributs plastiques qui donnent forme à cette espace, nous dit l’auteur, celui-ci est toujours plus grand que celui que la scène suggère.

9Si les artistes de l’avant-garde russe se sont toujours intéressés à la philosophie, leur rencontre avec la phénoménologie constitue une part discrète et indirecte de leur histoire (qui passe par le biais de Jakobson, très tôt influencé par Husserl et proche des futuristes). La discussion avec la phénoménologie mérite pourtant d’être posée, eu égard en tout cas, affirme Patrick Flack, aux convergences que révèle leur orientation croisée et à ce qu’elles s’enseignent l’une à l’autre. Les limites de la phénoménologie, notamment son attachement à l’objectivité, apparaissent à la lumière de sa difficulté à intégrer l’art moderne. L’avant-garde peut servir ainsi de piste pour le renouvellement critique de la phénoménologie. La réflexion plus large des avant-garde russes sur les formes du sensible, notamment dans le zaoum ainsi que dans la théorie formaliste du vers suggèrent de nouvelles ouvertures pour la phénoménologie esthétique, celles prises notamment plus tard par Chpet, Heidegger ou encore Merleau-Ponty.

10Sur la voie d’une philosophie générale, Vladimir Feshchenko se propose de retracer dans un large éventail, presque deux siècles de conceptualisation de la notion de révolution dans les avant-gardes artistiques. De l’art moderne aux dernières avant-gardes (situationnisme), le tableau pointe le grand écart entre Russie et Europe, montrant comment la notion de révolution, non pas simple terminologie descriptive mais concept, a pris des formes et des usages différents. L’auteur insiste surtout sur le champ sémantique particulier du terme révolution qui synthétise à la fois l’éclatement et le retour à l’état initial. Il le synthétise ainsi : « rupture avec la tradition au nom du retour aux sources des phénomènes » [9]. Le concept permet sur plus d’un siècle d’articuler ce lien fascinant entre langage et action dans les arts, révélant ainsi par cette voie l’importance du concept de révolution dans le renouvellement des pratiques artistiques. L’originalité de cette contribution, entre autre chose, est de montrer le rôle actif qu’ont joué les symbolistes russes Biély, Blok et Ivanov-Rezoumnik, par la création d’images fortes, dans le développement du concept de révolution dans l’avant-garde russe.

11L’article de Pavel Arseniev argumente en faveur d’une relecture de l’émergence de « la littérature du fait », un mouvement radical issu du constructivisme, en particulier sous l’impulsion d’Ossip Brik, mouvement qui se propose de renoncer à toute expressivité poétique ou littéraire pour ne s’en tenir qu’aux faits. L’auteur montre que ce courant se rapproche tout d’abord du positivisme logique de Russell et de son penchant à fixer le langage sur la réalité. Toutefois ce premier scientisme littéraire occulte une autre dimension, inaperçue, qui rapproche la littérature du fait de certaines tendances en esthétique contemporaine (dont Jean-Pierre Cometti en France a été le fidèle introducteur), à savoir le pragmatisme. L’auteur va même jusqu’à dire qu’il l’a anticipé. Le pragmatisme en effet invite à un tournant réflexif qui dirige davantage le signe vers un acte concret, vers la réalité que vers un contenu logique, en accord ainsi avec le souci productiviste d’implication plus concrète de l’artiste dans l’effort constructif, réel.

12La première partie de ce numéro se termine sur deux contributions. Le propos d’Odile Belkeddar offre d’abord un remarquable tableau d’ensemble de l’essor du livre pour enfants après la révolution de 17. A la fois outil pédagogique et idéologique, le livre pour enfants joue un rôle essentiel dans la nouvelle rhétorique révolutionnaire puisqu’il se propose de former l’homme de demain. Si l’avènement du réalisme socialiste en scelle définitivement les contours, c’est tout d’abord à un festival de créativité impressionnant que nous assistons. De grands artistes (notamment Lissitzki et Rodtchenko) créent et illustrent des livres pour enfants. C’est d’abord à la liberté et à l’irrévérence que s’adressent certains livres originaux et drôles, comme ceux de Korneï Tchoukovski notamment. Toutefois, après la vague révolutionnaire, le ton se fera plus directif et moral, frappant l’esprit d’irrévérence d’une morale de bon ton. Serge Margel, quant à lui, examine le passage chez Eisenstein du théâtre au cinéma, tournant dont il saisit les implications théoriques, déjà en rupture avec les codes du théâtre. C’est la théorie du montage des attractions qui en constitue le nœud dynamique en faisant notamment du conflit, des éléments contrapuntiques, de l’intrusion de l’événement sur scène de nouveaux procédés, dont le cinéma s’avère le vecteur le plus sûr. Cette redécouverte du cinéma par Eisenstein, constitue ce que Margel appelle « un modèle de l’avant-garde » [10].

13L’histoire a été abondamment racontée, les avant-gardes s’éteignent tragiquement à partir de la fin des années 20, les glorieux pionniers d’hier sont devenus les parias honnis d’aujourd’hui. Commence alors un long silence jusqu’au Dégel. Avec la mort de Staline, s’ouvre un nouvel horizon artistique et les artistes auront tôt fait de s’y engouffrer. Émerge alors une génération d’artistes en quête de vérité et d’authenticité marqués du fer rouge de la trahison et du mensonge du réalisme socialiste [11]. Ceux que les journalistes ont pompeusement appelés les « artistes non-officiels » ou « non-conformistes », ont été les héros d’un renouveau artistique bigarré et hybride, dont l’exposition Kollektsia cette année à Paris a montré certaines œuvres importantes. La deuxième partie de ce numéro se penche ici sur l’histoire plus tardive des artistes non-officiel, portant son attention sur deux villes, qui sont à elles seules deux continents, deux sœurs ennemies, Leningrad et Moscou. La réception de l’avant-garde à l’époque soviétique, post-stalinienne dirons-nous ici, est un dossier complexe qui ne sera pas véritablement exhumé ici [12], en revanche, le dialogue philosophique et esthétique, le détournement, la comparaison des gestes et des concepts dans une perspective transversale sont ici largement mobilisés.

14En ouverture de cette partie, les deux articles de Mireille Besnard évoquent le destin du courant dit des Nouveaux Artistes (Novye Khoudjniki) à Leningrad, donnant ainsi l’occasion de redécouvrir à travers un parcours richement illustré le destin de la scène underground. L’auteur retrace le parcours explosif de ces jeunes artistes, provocateurs, potaches, proto-punk, encore méconnus en France. Renouant avec un néo-expressionisme, mais aussi avec les racines artistiques de leur ville (Matiouchine a été particulièrement important pour eux), les artistes de Leningrad se sont créés une communauté à part entière, squattant souvent clandestinement, où ils ont jeté les bases d’une vie bohème qui se poursuivra encore après la Perestroïka. Souvent irrévérencieux, parfois violents, ces jeunes artistes, se sont servis, dans une technique appropriationniste, de tout ce qu’ils ont trouvé sur leur chemin, s’appropriant même le rectangle vide d’un cadre, sorte de « fenêtre intérieure » pour inaugurer leur mouvement sur un geste soustractif. Ce procédé nulliste sera le prélude à son contraire, le toutisme[13], un déferlement démocratique communiant dans le culte du nouveau. Le mouvement se scindera par la suite, son leader, Timur Novikov prenant une orientation politique et esthétique plus radicale et conservatrice ; laissant l’ambiguïté quant à savoir s’il s’agit d’un énième pied de nez à l’ordre établi. La partie sur Leningrad se clôt sur un texte, sous forme d’abécédaire, dans lequel l’artiste de Saint-Pétersbourg, Oleg Kotelnikov, participant actif de cette époque, puisant à la source de l’avant-garde pour créer une prose libre. L’auteur explique à sa manière, laconique, anecdotique, comment les lois de l’univers et celles de l’art, s’étirent pour se rapprocher indéfiniment.

15Autre période, autre lieu, Moscou, années 70-80. Ici, le culte du trash et de la provocation prend un tournant plus analytique, plus introverti avec le conceptualisme moscovite, mouvement artistique inspiré de l’art conceptuel. Le premier article s’interroge sur la question de l’objet artistique en montrant l’importance de la détermination des contours de l’objet comme enjeu esthétique. La comparaison avec le constructivisme sert de fil conducteur pour montrer l’évolution de la manière dont s’est posée cette question de l’objet artistique. Celui-ci est tout d’abord l’enjeu de la nouvelle politique industrielle à laquelle le constructivisme naissant cherche à sa greffer, créant ainsi des secteurs au sein des institutions artistiques pour mieux promouvoir leurs projets d’objets manufacturés destinés à refléter et transformer les formes de vie. D’objet triomphant aux contours lisses, au matériau analysé et travaillé, on passe à un objet pauvre avec le conceptualisme. Pauvre dans sa facture, il est riche en perspectives intérieures et en perspectives réflexives, conceptuelles, devenant le support éphémère de quelque chose de plus dramatique, de plus existentiel. L’article révèle cette dialectique à l’œuvre dans l’objet, entre concrétude et réflexion spéculative, l’objet devenant davantage le prétexte à la production de nouvelles attitudes ou de nouveaux éthos qu’un élément aux limites définies. Si l’œuvre est pensée dans ses moindres détails, son exhibition, son accrochage nourrit une riche réflexion déjà chez les artistes d’avant-garde. Les pratiques d’exposition font ainsi l’objet d’une contribution stimulante de Natalia Prikhodko, qui compare les pratiques d’exposition dans les pratiques d’avant-garde et dans le conceptualisme en en montrant les convergences et les échos au travers de rapprochements féconds (comme celui entre Lissitzki et le groupe de performers Actions Collectives dont les premières actions datent de 1976). Insistant sur la perception du spectateur et sur les effets que le dispositif d’exposition produit sur lui, Lissitzki inaugure une approche que le groupe va faire sienne dans ses actions organisées en marge des grands centres urbains. Le régime de perception uni à l’espace redéfini plastiquement favorise le passage des formes figées d’exposition à un espace de démonstration qui transforme le sujet en spectateur actif.

16Si l’héritage de l’avant-garde est souvent indirectement voire inconsciemment revendiqué par les conceptualistes, un rapport de filiation plus directe est palpable chez les deux artistes « non-officiels » hors normes que sont Francisco Infante et Édik Steinberg. Jean-Claude Marcadé montre à quel point ces deux artistes au profil différent, de peintre pour l’un et de sculpteur pour l’autre remontent à la même source vive de l’avant-garde russe (surtout le suprématisme mais pas uniquement). J-C Marcadé montre à quel point leur attachement aux éléments intemporels, voire cosmiques ou religieux, les rapproche des préoccupations métaphysiques du suprématisme, chacun lui ayant donné une expression idiosyncrasique et spatiale forte. D’un côté Infante « sculpte » son espace à partir des éléments naturels et de l’autre, Steinberg construit un espace spirituel (qui « tient de l’hésychasme » nous dit l’auteur).

17L’héritage de l’avant-garde se fait de plus en plus éloigné pour la dernière génération des conceptualistes. Cet éloignement marque un décalage, une rupture avec les enjeux qu’ont pu incarner les projets utopiques. Pour un artiste comme Pavel Pepperstein, né en 1966 à Moscou, la rhétorique et les éléments suprématistes deviennent, comme le montre Elena Kusovac, des outils ou des éléments de langage à s’approprier pour analyser, diagnostiquer le temps présent. Ainsi le Carré Noir devient-il un gigantesque Cube noir, bâtiment emblématique d’une Ville Russie utopique dans laquelle le Carré est devenu un signe, comme le dit l’artiste, de l’anti-futur, de l’apocalypse qui vient. Le dialogue avec le suprématisme et ses formes se poursuit sous des approches différentes comme autant de dialogues avec l’avant-garde destinés à une investigation de l’inconscient archaïque de la Russie contemporaine ou d’une critique du monde capitaliste contemporain.

18Si la confrontation avec l’avant-garde prend une tournure politique comme on l’a vu avec Pepperstein, l’esthétique a pu constituer un enjeu politique de premier ordre pendant la période soviétique, notamment dans les années 50. On connaît la réaction outrée et injurieuse de Khroutchev au moment de visiter l’exposition du Manège en 1962, exposition présentant de nombreux peintres non-officiels, mais on connaît moins le discours de la critique d’art soviétique concernant la peinture moderne et l’abstraction. Juliette Milbach analyse avec perspicacité le discours virulent contre l’abstraction à l’occasion de la Biennale de Venise en 1956 où celui-ci est présenté en termes idéologiques comme individualiste et corrompu par sa valeur marchande. L’auteur montre qu’en miroir, la critique occidentale contre l’ignorance des courants contemporains que manifestent les peintres de l’URSS, révèle plus un dialogue qu’un monologue, dialectique entre réalisme et abstraction qui se joue au moment de ces grandes manifestations artistiques en Occident où ont participé les peintres soviétiques.

19Établir un bilan et une formule définitive sur ce qu’a été l’avant-garde russe est une recherche qui ne cesse de s’affiner avec le temps. Le travail effectué ici part de l’importance de la théorie et de l’effort de cohérence et de systématisation que lui ont donné les artistes de l’avant-garde russe et leurs successeurs qui s’en sont directement ou indirectement inspirés. Le rôle de la théorie (parfois appelée « idéologie » ou « système ») se découvre à l’issue de cette traversée comme aussi important que les œuvres sur lesquelles elle s’appuie, constituant la langue naturelle des artistes. L’avant-garde russe n’aurait peut-être pas connu une postérité et une reconnaissance aussi exceptionnelle si elle n’avait pas été soutenue par une pensée au sens le plus rigoureux que l’on puisse donner à ce terme, s’efforçant d’en conduire jusqu’au bout l’effort, dans une confrontation et un dialogue permanent avec son temps. Le saut temporel dans les périodes plus tardives de l’histoire de l’art russe (1970-1990) révèle à quel point cet héritage radical est vivant et complexe et combien il n’aura pas été possible sans les différents passages de frontières (parfois symboliques) qui en ont nourri la richesse plastique et conceptuelle.

Nous tenons à exprimer tout particulièrement notre gratitude à la Fondation Jan Michalski pour le soutien apporté à la traduction de certains articles et à la publication de ce numéro de Ligeia, dossiers sur l’art consacré aux avant-gardes russes.

Date de mise en ligne : 05/01/2018

https://doi.org/10.3917/lige.157.0025

Notes

  • [1]
    Vladimir Maïakovski, Écoutez si on allume les étoiles, Le Temps des Cerises, 2005, p. 71.
  • [2]
    L’exposition au Kunstmuseum de Bern, avec son titre décalé The revolution is dead, long live the revolution !, est entièrement dédiée à ce qui est communément désigné comme art révolutionnaire, tout comme celle du Museum of Modern art de New York intitulée Impulsion révolutionnaire : l’ascension de l’avant-garde russe.
  • [3]
    L’exposition de Berlin Art Without Death : Russischer Kosmismus (dont Boris Groys est le curateur) est à mentionner comme une des rares tentatives cette année d’exposer l’avant-garde sous sa dimension cosmique et métaphysique comme quête de l’immortalité. L’exposition fait dialoguer des œuvres tirées de la Collection Costakis avec des œuvres de jeunes artistes russes contemporains (Arseny Zhilaev notamment).
    http://www.hkw.de/de/programm/projekte/2017/art_without_death_russian_cosmism/start.php
  • [4]
    Jean Claude Marcadé, L’avant-garde russe 1907-1927, Flammarion, Paris, 1995.
  • [5]
    Jean Claude Marcadé, « Une esthétique de l’abîme (Préface) » in Kazimir Malévitch, De Cézanne au suprématisme, L’Âge d’Homme (coll. Slavica), Lausanne, 1974. Emmanuel Martineau, Malévitch et la philosophie : la question de la peinture abstraite, L’Age d’Homme, Lausanne, 1977.
  • [6]
    Alexander R. Galloway, Les nouveaux réalistes, Léo Scheer, Paris, 2012, p. 103.
  • [7]
    Voir infra.
  • [8]
    Voir infra.
  • [9]
    Voir infra.
  • [10]
    Voir infra.
  • [11]
    Igor Golomstock, « La méga-machine de l’art officiel » in L’art au pays des soviets, Les Cahiers du musée national d’art moderne, n° 26, Hiver 1988, pp. 48-60. Sur le développement et l’histoire de l’art non-officiel, voir Viktor Tupitsyn, « “Nonidentitiy within identity : Moscow communal modernism 1950s-1980s” » in Alla Rosenfeld, Norton Dodge (éds.), Nonconformist art : the soviet experience (1956-1986), Thames and Hudson, Zimmerli Art Museum, New Brunswick, p. 64-101.
  • [12]
    L’histoire de la collection Costakis (mais aussi de Nikolaï Khardjiev) et son influence importante sur l’art non-officiel sert de relais décisif, et constitue certainement un des épisodes les plus passionnants de la survivance clandestine de l’avant-garde. On peut consulter à ce propos le catalogue très fourni de l’exposition ayant eu lieu à Athènes en 1995. Anna Kafetsi (éd.), Russian avant-garde 1910-1930 : The G. Kostakis Collection, Pergamos, Athènes, 1995.
  • [13]
    Les artistes s’inspirent ici de Larionov redécouvert à l’occasion d’une grande exposition dans les années 80.

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