Lorsqu’on s’intéresse à l’abécédaire, impossible de faire l’impasse sur l’œuvre d’un fou du genre : l’artiste américain Edward Gorey (1925-2000), figure iconique dont les créations sont continûment traversées par la structure alphabétique élevée en forme universelle et clef centrale de lecture. Il doit à l’abécédaire ses premiers succès et lui reste fidèle, produisant en tout une petite vingtaine d’abécédaires, regroupant ses œuvres en anthologies citant l’abécédaire en couverture : Amphigorey (1972), Amphigorey, Too (1975), Amphigorey, Also (1983) et Amphigorey, Again (2004). Avec sa patte caractéristique, alliant dessins en noir et blanc et dactyles rimés, un mélange de bizarrerie sombre et de fantaisie, Gorey a su montrer la plasticité narrative, formelle, émotionnelle de cette structure fixe. Il en exploite les potentialités jusqu’à l’obsession, pratiquant des inventaires fantasques ou une forme d’écriture sous contrainte dans ses Thoughtful Alphabets (inventer une histoire en 26 mots).
L’enjeu de composition des recueils est essentiel : il en détermine la forme et en guide la réception, le mode de lecture, dans des abécédaires narrativisés qui demandent à être lus de manière linéaire, sans picorer ni sauter. Contrairement à la lecture attendue de dictionnaires ou d’inventaires, ces textes requièrent une lecture séquentielle, tout en répondant au plaisir particulier de la lecture du texte « moderne » telle que la définissait Barthes, qui est aussi le plaisir de la vitesse, des bribes, de l’extrême concision…