1En cette période de début d’année, l’événement le plus en vue de la scène parisienne a sans doute été l’exposition « 24h Museum » présentée le 25 janvier par Francesco Vezzoli, avec la collaboration du Studio AMO de Rem Koolhaas et le mécénat de Prada, au Palais d’Iéna, bâtiment conçu et réalisé par Auguste Perret. L’événement se voulait surprenant et il a effectivement surpris. Encore peu connue en France, la recherche de Vezzoli avait été montrée en octobre 2009 au Jeu de Paume dans le cadre d’une exposition-hommage à Federico Fellini. On sait que ce dernier aimait s’attarder sur le phénomène tout à fait moderne de l’obsession des images. Ses films comportaient des scènes mouvementées avec les célébrités du cinéma littéralement poursuivies et assiégées par les paparazzi romains. Suivant une démarche semblable et différente à la fois, Vezzoli s’interroge aujourd’hui sur l’omniprésence de la starisation dans les rituels sociaux, commerciaux, culturels, politiques, artistiques, communicationnels de la société occidentale. Il considère que cette hégémonie des images transforme notre monde en un dédale de miroirs où la réalité devient fiction et illusion. Il déconstruit ainsi une véritable mythologie des apparences : il la démystifie comme nouvelle dimension anthropologique de la culture contemporaine, mais il la relie en même temps aux pratiques de l’art de l’époque classique, qu’il revisite de façon ironique. Il n’hésite pas non plus à exposer des versions corrigées des tableaux de Dali ou à imiter Pasolini en filmant sa propre mère dans le rôle de la Vierge Marie.
2Au Jeu de Paume, Vezzoli avait présenté une séquence filmée avec Eva Mendès dans le rôle qui avait été celui d’Anita Ekberg dans La dolce vita de Fellini. La séquence tournait en boucle en se répétant indéfiniment de façon à rappeler plutôt l’onirisme obsédant et répétitif de L’année dernière à Marienbad d’Alain Resnais où le souvenir restait suspendu entre cauchemar et illusion. Au-delà de Fellini et Resnais, Vezzoli s’approprie aussi De Chirico, le maître de l’art métaphysique qui cultivait le pouvoir de fascination des images comme signes indéchiffrables, ou Luchino Visconti, le seul metteur en scène capable de métamorphoser les stucs de Cinecittà en un monde précieux et raffiné au goût antiquaire, ou encore Pirandello, un auteur qui, dans son théâtre, a su exprimer de façon vertigineuse l’instabilité de toute certitude, le vide ontologique de toute vérité qui serait basée sur l’expérience concrète du sensible et du vécu. En transposant ces idées, Vezzoli les fait communiquer avec le monde contemporain des discothèques, de la mode, de l’actualité people des hebdomadaires illustrés, des divas au style glamour dont il force le trait en le poussant vers le kitch. Autrement dit, Vezzoli élabore un art qui affiche la brillance des bijoux en toc. Il fait de la prestidigitation, il montre des images séduisantes tout en dévoilant leur artificialité, leur côté fictif et factice à la fois.
3Centrée sur l’idée de musée et ses typologies culturelles et esthétiques, l’exposition « 24h Museum » était une grande installation s’articulant sur trois espaces qui métamorphosaient ceux du Palais d’Iéna. Le premier, métaphore concrète d’un musée d’art moderne, était situé dans la majestueuse salle hypostyle aux piliers tronconiques de Perret : la salle se présentait redoublée par une cage de grillage métallique traversée de minces tubes de néon couleur rose bonbon acidulée, une incroyable « couleur de parfumerie » qui rendait l’espace lumineux, immatériel et flottant, créant une sorte de version dérisoire de la nef de la Sainte Chapelle. Les alvéoles latéraux résultants de la disposition des piliers étaient traités en chapelles, chacune occupée par un socle dimensionné à l’égal de ceux du Louvre sur lequel se dressait la photographie en couleur d’une statue classique grandeur nature. Soigneusement découpées selon les contours du corps de la statue, les photographies étaient éclairées d’une lumière rose brunie de l’intérieur, devenant translucides et opalescentes. Les corps féminins, ainsi magnifiés, étaient complétés par des visages glamour d’actrices de cinéma aux lèvres rehaussées de couleur et aux yeux agrandis en noir et blanc selon la technique des photomontages dadaïstes et futuristes de Raoul Hausmann, Hanna Höch et Tato. Le fond de la salle était occupé par la statue d’une madone auréolée d’un tube au néon, tenant sur ces genoux le divin enfant. Abolissant les frontières entre les médias traditionnels, Vezzoli désacralisait le répertoire des statues les plus célèbres de l’art classique, telles la Vénus callipyge ou la Vénus pudique, mais aussi des œuvres plus modernes, comme la Vénus Italique de Canova ou la statue allégorique Florence victorieuse sur Pise de Giambologna.
4À l’opposé de cette salle flashy qui exaltait paradoxalement le féminin à travers les modèles de la femme séductrice, guerrière, exhibitionniste, nourricière, une autre galerie des vanités, cette fois de signe totalement négatif, présentait dans une atmosphère de boîte de nuit une série de photographies découpées de statues viriles de personnages célèbres, allant d’Antinoüs à Jules César, dont la tête était systématiquement celle de Francesco Vezzoli lui-même. Ces photographies, parfois dédoublées, étaient montées sur du carton opaque. Plongée dans une pénombre interrompue par les reflets lumineux d’une boule disco, la salle était qualifiée de « salon des refusés » et affichait des couleurs vert bronze et vert voilé de gris. Le hall avec le grand escalier aérien de Perret était en revanche traité comme un espace de raccord ou de transition : en haut de l’escalier, des grands rideaux en vinyle rouge carmin encadraient l’image triomphante d’une statue féminine à laquelle Vezzoli avait apposé des ailes, sans doute pour rappeler la Victoire de Samothrace trônant sur l’escalier du Louvre. Enfin dans l’hémicycle du Palais d’Iéna était projeté en continu le film Violence et passion de Luchino Visconti.
5L’art de Vezzoli s’apparente vaguement au détournement de l’imagerie saint-sulpicienne de Pierre et Gilles, c’est-à-dire à la recherche d’un kitch ironiquement embelli et idéalisé, mais sa démarche est entièrement greffée à la fois sur l’art classique et sur la culture urbaine américaine aux artifices visibles entre pacotille et scintillement de lumières. Ses modèles sont les grands panneaux d’affichage du célèbre Strip de Las Vegas ou du Sunset Boulevard de Los Angeles, ou encore l’univers du faux made in USA si magistralement étudié par Umberto Eco. L’exposition du Palais d’Iéna mettait ainsi en scène l’attirance de l’artefact et l’artificialité du monde de l’image, attribuant le sourire artificiel des Pin-up aux statues classiques ou immergeant celles-ci dans un rose fluorescent faussement érotique. Le propos revenait à jouer sur le second degré d’un monde fabriqué, saturé et électrisé, entre l’ostentation d’un mauvais goût très clinquant et la multiplication des jeux de miroir, entre le trompe l’œil dévoilé en tant que tel et le court-circuit mixant les époques, les langages et les styles. On ressentait pourtant une pratique de l’excès qui finissait par neutraliser l’efficacité de cette théâtralisation des images en tant qu’univers obsessionnel du monde contemporain. En fait, toute déconstruction a besoin d’une dialectique bien définie destinée à la préserver de l’outrance gratuite et à lui éviter de tomber dans un jeu qui deviendrait une fin en soi.
6Les Latins accordaient crédit à la formule de Plaute Nomen atque omen que l’on peut traduire par « le nom est aussi un présage », ce qui signifie qu’une certaine logique finit toujours par relier la personnalité d’un individu à son nom. Le nom de l’artiste : Vezzoli contient le mot italien vezzo qui se retrouve dans les expressions fare il vezzoso, vezzeggiare traduisibles par « minauder, choyer » mais également « être maniéré » ou « trop affecté ». Ce sont sans doute là les limites de l’art de Vezzoli.