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Article de revue

Les origines de l’art métaphysique

Pages 3 à 4

Notes

  • [1]
    Ouvrage collectif, Origini e sviluppi dell’arte metafisica, Scalpendi Editore, Milan, 2011.
  • [2]
    Il s’agit d’un vécu évoqué en termes d’identité, cf. Giovanni Lista, “Giorgio De Chirico et le kunstwollen identitaire de l’art moderne italien”, in De Chirico et la peinture italienne de l’entre-deux guerres, Musée de Lodève-Hôtel du Cardinal de Fleury, 4 juillet-26 octobre 2003, Lodève - Silvana Editoriale, Milan.
  • [3]
    Cf. Giovanni Lista, « Gli anni dieci : il dinamismo plastico », in Futurismo 1909-2009 : arte, velocità, azione, a cura di Giovanni Lista e Ada Masoero, Skira, Milan, 2009, p. 99.
  • [4]
    Cf. Giovanni Lista, De Chirico, Hazan, Paris, 1991. Parmi les nouveaux thèmes d’analyse que je proposais dans ce livre il y avait les photographies d’Atget comme source iconographique de la peinture de De Chirico. Ceux qui refusent ce rapprochement n’ont pas compris qu’Atget photographiait le vieux Paris, le Paris d’antan. En 1912 Marinetti louait la publicité lumineuse sur les grands boulevards, cette publicité au néon dont il parle également dans le manifeste Le Music-hall l’année suivante. De Chirico peint en 1914 les vieilles enseignes de la fin du XIXe siècle.

1Il est des publications qui marquent une étape décisive dans les recherches sur un thème, un artiste ou un courant de l’histoire de l’art. C’est le cas d’un recueil qui vient de paraître à Milan sur les débuts des frères De Chirico. Le recueil, qui réunit les interventions du colloque tenu à Palazzo Greppi, à Milan, en octobre 2010, apporte une contribution fondamentale à la connaissance des origines et des sources de l’art métaphysique, ce courant de l’art italien qui allait féconder tout un pan de l’art européen du XXe siècle, du Surréalisme français à la Neue Sachlichkeit allemande [1]. L’intention du colloque était d’étudier la gestation même des idées des frères De Chirico, au moment où ils s’appliquaient à élaborer leur poétique de l’art en pensant tous deux à la peinture, au théâtre et à la musique. C’est comme si d’emblée ils considéraient les arts équivalents les uns aux autres et qu’il fallait leur trouver une poétique commune, une idée créatrice transdisciplinaire. Ils exploraient ainsi leurs propres intuitions sans véritablement se spécialiser dans une discipline.

2Ce sont notamment les recherches très fouillées de Paolo Baldacci et Gerd Roos qui permettent à présent de dater de 1909 la genèse de l’art métaphysique, qui a vu le jour à Milan, alors que l’on a toujours pensé qu’elle n’avait eu lieu que l’année suivante, à Florence. C’est en effet à Milan que les frères De Chirico ont entamé leurs premières expériences sur ce qui provoque le sentiment d’une « révélation », autrement dit « la stupeur » comme élément premier de la poésie.

3Néanmoins, en simplifiant beaucoup le propos, on peut relever que les deux frères ne faisaient rien d’autre que de poursuivre lucidement la mise au point d’une méthode qui a été maintes fois théorisée par l’art d’avant-garde et qui a été à la base de toute la culture de la modernité, de l’art à la littérature, de la musique au théâtre : la mise en œuvre d’un processus d’étrangéïfication visant à racheter la vision plus ou moins automatique et utilitaire que nous avons des objets et des apparences phénoménales du monde. Dans La pensée et le mouvant Bergson affirmait que, chez les artistes, « la nature a oublié d’attacher leur faculté de percevoir à leur faculté d’agir » puisque l’art repose précisément sur la capacité d’acquérir une perception pure, non instrumentale, face aux mots et aux choses du réel.

4Depuis l’ostranenie de Viktor Chklovski jusqu’au verfremdungselffekt de Bertolt Brecht, ce processus, qui a été aussi défini comme défamiliarisation, destruction de l’illusion référentielle, distanciation, extranéisation, rupture de la logique séquentielle du langage, décontextualisation, altérisation, etc., a été différemment finalisé selon les résultats à atteindre. Ainsi, le fameux « effet V » de Brecht devait servir à se prévaloir d’un regard critique sur le monde. Toute la culture d’avant-garde a voulu mettre en œuvre ce processus afin de permettre un accès plus profond au réel au nom d’un rôle progressiste de l’art. La décomposition cubiste de l’objet, restituant le réel en termes de connaissance, autant que la défiguration futuriste de l’objet, traduisant le monde en termes d’énergie, cherchaient à dévoiler une vérité cachée et à rendre plus compréhensibles et pour ainsi dire plus transparents les objets qui nous entourent. Chez les deux frères, c’est exactement du contraire qu’il s’agit. S’inscrivant en faux contre l’art d’avant-garde, l’art métaphysique vise plutôt à opacifier encore plus le monde, à rendre perceptible sa substantielle inaccessibilité.

5L’art métaphysique utilise à contre-courant les procédés de l’art d’avant-garde. Pour les frères De Chirico l’effet de « surprise » qui permet de redécouvrir le réel doit ouvrir sur le mystère. Ce qui focalise leur approche est la volonté d’atteindre une nouvelle épaisseur des signes en se rendant disponible à un « sentiment de la préhistoire » qui s’exprime en contrepoint de la fatalité du monde moderne dont parle Boccioni. Les deux frères conçoivent chacun de leurs gestes comme répétions d’un vécu [2] alors que toute la modernité s’inscrit au contraire sous le signe du nouveau. L’étrangéïfication métaphysique des choses doit surgir d’un regard archaïsant qui évoque la mythologie d’un passé légendaire. La suspension du temps ne peut que conférer une apparence spectrales aux choses. La Stimmung de l’art métaphysique est dominée par la mélancolie et par un sentiment de dépossession de soi et du monde.

6Les recherches de Paola Italia, quant à elles, font à présent connaître les livres empruntés par les frères De Chirico lors de leurs séjours à Milan et à Florence entre 1907 et 1910. Ce sont des ouvrages qui vont de la mythographie à la philosophie, de la poésie à l’histoire (Apollonius Rhodius, Leopardi, Tacite, Voltaire, Anatole France, Rostand, Pulci, Hegel, Hésiode, Anatole France, Vico, Maeterlinck, Salomon Reinach, entre autres). Les mots tombés hors d’usage qu’y recherche Savinio, mots devenus étranges et peu compréhensibles malgré leur résonnance étymologique, correspondent aux vieux objets des devantures publicitaires de Paris, aux vieilles enseignes des quartiers populaires que De Chirico insère dans ses tableaux. Comme les vieux mots choisis par Savinio, ces objets désuets apparaissent chargés de poésie et de mystère à cause de la patine du temps, du poids de la mémoire. Ils peuvent ainsi véhiculer la réalité intérieure de la conscience, évoquer un état d’âme, restituer une dimension psychique de l’expérience sensible.

7En étudiant les premiers pas des frères De Chirico dans le domaine de la musique, Gregorio Nardi apporte d’autres découvertes, permettant en particulier de souligner la consonance qui lie les recherches des deux frères à la culture de l’époque. Ainsi leur identification aux Pélasges, dont parle Hérodote comme de la première ethnie qui a habité la Grèce avant d’émigrer dans la terre qui est aujourd’hui la Toscane, rappelle l’intérêt qu’à la même époque le poète symboliste Gian Pietro Lucini, lui aussi grand lecteur de Vico, avait pour cette mythologie des Pélasges comme ancêtres des Tyrrhéniens qui ont peuplé l’Italie centrale. Un morceau de musique de Savinio porte le titre Le retour de ceux qui restent, semblable à celui d’un tableau de Boccioni. La source commune en est sans doute la sonate Les Adieux de Beethoven, alors éditée à Milan par Ricordi, divisée en trois morceaux « Les adieux, l’absence, le retour » [3].

8S’interrogeant sur le thème de la ville chez De Chirico, Maria Grazia Messina évoque la scène urbaine déserte du « vieux Paris » photographié par Atget [4]. Le rapprochement, qui a été proposé par les surréalistes, rend encore plus explicite cette poésie du désuet au sein même de la modernité qui nourrit la vision de l’art métaphysique.

9La connaissance que cet ouvrage apporte sur les débuts de l’art métaphysique revêt une très grande importance. Il n’en reste pas moins que l’on ne pourra jamais réduire l’art métaphysique à une recette qui, scrupuleusement appliquée, aurait donné de façon linéaire les résultats que l’on connaît. Pourquoi donc la peinture de Savinio, le plus intellectuel des deux frères, apparaît dépourvue de la puissance expressive de celle de son frère ainé ?

Notes

  • [1]
    Ouvrage collectif, Origini e sviluppi dell’arte metafisica, Scalpendi Editore, Milan, 2011.
  • [2]
    Il s’agit d’un vécu évoqué en termes d’identité, cf. Giovanni Lista, “Giorgio De Chirico et le kunstwollen identitaire de l’art moderne italien”, in De Chirico et la peinture italienne de l’entre-deux guerres, Musée de Lodève-Hôtel du Cardinal de Fleury, 4 juillet-26 octobre 2003, Lodève - Silvana Editoriale, Milan.
  • [3]
    Cf. Giovanni Lista, « Gli anni dieci : il dinamismo plastico », in Futurismo 1909-2009 : arte, velocità, azione, a cura di Giovanni Lista e Ada Masoero, Skira, Milan, 2009, p. 99.
  • [4]
    Cf. Giovanni Lista, De Chirico, Hazan, Paris, 1991. Parmi les nouveaux thèmes d’analyse que je proposais dans ce livre il y avait les photographies d’Atget comme source iconographique de la peinture de De Chirico. Ceux qui refusent ce rapprochement n’ont pas compris qu’Atget photographiait le vieux Paris, le Paris d’antan. En 1912 Marinetti louait la publicité lumineuse sur les grands boulevards, cette publicité au néon dont il parle également dans le manifeste Le Music-hall l’année suivante. De Chirico peint en 1914 les vieilles enseignes de la fin du XIXe siècle.
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