1“Tel qu’en lui-même enfin l’époque le change”, j’avais ainsi envie de paraphraser Mallarmé en sortant des salles du Grand Palais après avoir vu la rétrospective consacrée à Gustave Courbet. C’est un peintre que j’ai toujours aimé. Sa solidité simple, son attachement à une sorte d’évidence première du monde, sa capacité à peindre le réel sans faire du “réalisme” m’ont toujours fasciné. La force de Courbet est dans son rapport frontal mais serein, dépourvu d’ambiguïtés et d’idéologie, avec les “choses” qui accompagnent l’existence humaine. J’ai toujours regardé avec plaisir ses toiles. On y respire le climat de bonne santé et de vigueur propre à une confrontation directe avec la réalité, une approche si immédiate de l’expérience du monde qui ne peut qu’entraîner l’assentiment de l’esprit. Courbet nous propose un mode d’être qui est une éthique de vie : un regard lucide, une forme mesurée, un réalisme sans fard ni concession qui témoigne du simple amour de la vie.
2Cette fois, une perception nouvelle est venue pourtant s’ajouter à mon enthousiasme habituel. Une sorte d’interférence découlant peut-être de mon état d’âme ou des choix scénographiques qui ont été opérés par le commissaire de l’exposition. J’ai d’abord remarqué que L’Enterrement à Ornan était accroché plus bas que son installation au musée d’Orsay. Il s’agissait sans doute d’une variante d’à peine quelques dizaines de centimètres, mais cela a suffi pour que, face à cette scène peinte grandeur nature, le visiteur ait la sensation nette, véritablement physique, de se trouver sur la bordure situé en hors champ de la fosse mortuaire : il était donc littéralement au bord du trou. Tout a déjà été écrit à propos de cette fosse, de sa nature laïque, du fait qu’il s’agit d’un trou sans retour, d’une fosse qui n’implique nullement l’idée de la réversibilité de la mort, comme pour les sépulcres ouverts des tableaux de la Renaissance sur la résurrection du Christ. Ce qui était débat autour d’un thème iconographique devenait tout à coup une expérience physique. La sensation nouvelle résultant de cette accroche en contrebas ne m’a pas quitté.
3Ainsi, j’ai été très sensible à l’installation de L’Origine du monde qui, pour une fois, au lieu de se présenter avec sa franchise directe, première, était elle aussi l’objet d’une mise en scène reprenant le double cache de Lacan, soit Le Château de Blonay, toujours de Courbet, et une œuvre d’André Masson. Évidemment, Lacan voulait placer ce tableau dans une situation de révélation qui avait à faire avec la psychanalyse, l’interdit, le tabou sexuel ou encore l’effroi, mais du coup il m’est apparu que le dévoilement fonctionnait plutôt par rapport à cette célébration du réel qui a toujours incarné à mes yeux la peinture de Courbet. Autrement dit, au cœur même de cette interrogation ontologique sur ce qui constitue la matière même du monde, Courbet a instauré deux béances, celle des origines et celle de la fin.
4Nietzsche a dit que l’homme a inventé l’art pour oublier qu’il est mortel. En réalité, l’art a toujours eu le pouvoir de conjurer la mort tout en nous rappelant que nous sommes mortels. L’excès de réalisme des “vanités”, visant une sorte de perfection formelle à la fois de la peinture et du sujet représenté, ne fait que témoigner de la finitude de l’être humain. Courbet s’y prend de manière plus directe, sans allusions, mais en nous mettant littéralement face à la vérité la plus crue. Ainsi, ses deux œuvres puissamment réalistes : L’Origine du monde et L’Enterrement à Ornan pointent en fait deux béances : entre elles il y a le mouvement de la vie et son lot d’énigmes. Si le spectateur est saisi et médusé devant ces deux toiles, c’est par cette double affirmation du peintre : vous êtes vivant, vous serez mort. Deux vérités fondamentales entre lesquelles il faut construire sa vie, et trouver au monde un sens.
5Je ne sais pas jusqu’où cette relecture de Courbet a été réellement voulue par le commissaire de l’exposition. Mais elle se trouve pleinement fondée par le fait qu’à notre époque le réel perd de plus en plus sa matérialité. Les formes et les textures des objets sont comme rongés par les images dématérialisées des moniteurs sous toutes leurs formes (ordinateurs, télévision, écrans publicitaires, console de jeux, etc.) avec lesquelles ils sont en rivalité. En fait, nous sommes arrivés à un tournant : ce n’est pas tant la cadence du temps existentiel qui s’est accélérée, en modifiant profondément l’approche que nous avons de l’art, c’est plutôt la perception même du réel qui a profondément changé, nous entraînant vers l’impossibilité de nous représenter le monde.
6Cette impossibilité de se représenter notre monde contemporain résulte peut-être de la forme même d’un monde qui serait devenu tout entier béance, absence, perte de sens. L’art incarne sans doute le seul recours possible face à cette perte de repères. Faire de l’art - et pour Courbet faire du réalisme-apparaît de fait comme quelque chose de terriblement fondamental. Ce n’est pas tant le monde qui est béance que la manière dont le sens de ce monde, ses signes, viennent à manquer aux hommes : insaisissable, il devient morbide. L’art apparaît alors comme le seul moyen de ressaisir une réalité fuyante, mouvante, mystérieuse et, parfois, angoissante. Dans une société qui prône une immédiateté fictive et mensongère, tournée vers le tout de suite et maintenant de la consommation, l’art est l’instrument le plus puissant pour ressaisir la complexité du monde. Si le réel demeure une énigme, l’art est le moyen de formuler efficacement cette énigme, et du coup d’indiquer une forme possible de réponse. Aujourd’hui, tenter de créer un sens revient à investir l’art comme dernière faculté de ré appréhender le monde.