Notes
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[1]
Au sein du vaste corpus critique consacré aux formes et aux pratiques de la diffusion du discours scientifique au XVIIIe siècle, on se reportera notamment à M. Blay et R. Halleux, La Science classique (XVIe-XVIIIe siècle). Dictionnaire critique, Paris, Flammarion, 1998 ; D. Raichvarg et J. Jacques, Savants et ignorants. Une histoire de la vulgarisation des sciences, Paris, Seuil, 1991 ; J. Roger, Les Sciences de la vie dans la pensée française du XVIIIe siècle, Paris, A. Michel, 1993 ; C. Le Lay, Les Livres de vulgarisation de l’astronomie (1686-1880), thèse de doctorat en histoire des sciences et des techniques, Centre Fr. Viète, Nantes, 2002.
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[2]
Sur les aspects culturels et sociaux de la pratique de l’inoculation en France, voir C. Seth, Les Rois aussi en mouraient. Les Lumières en lutte contre la petite vérole, Paris, Desjonquères, 2008. Sur l’inscription des savoirs philosophiques et scientifiques dans la poésie classique, voir Ph. Chométy, « Philosopher en langage des dieux ». La poésie d’idées en France au siècle de Louis XIV, Paris, Champion, 2006.
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[3]
Voir les études rassemblées par I. Moreau dans Les Lumières en mouvement : la circulation des idées au XVIIIe siècle, Paris, ENS éditions, 2009.
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[4]
S. Shapin et S. Schaffer sont les auteurs de l’ouvrage de référence qui décrit ce phénomène pour l’Angleterre du XVIIe siècle (Leviathan and the Air-Pump : Hobbes, Boyle, and the Experimental Life, Princeton, Princeton University Press, 1985). C. Licoppe a ajouté à leurs conclusions une perspective française et plus tardive dans La Formation de la pratique scientifique. Le discours de l’expérience en France et en Angleterre (1630-1820), Paris, La Découverte, 1996.
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[5]
Voir notamment : M. Delon, « La marquise et le philosophe », Revue des sciences humaines, n° 182, 1981, p. 65-78 ; F. Chassot, Le Dialogue scientifique au XVIIIe siècle. Postérité de Fontenelle et vulgarisation des sciences, Paris, Classiques Garnier, 2011.
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[6]
« Beaucoup de dialogues prennent l’apparence d’une instruction scientifique à destination d’un large public, mais s’éloignent en réalité de la définition de la vulgarisation entendue comme adaptation d’un texte reconnu comme scientifique. Ils exposent en effet des théories singulières, personnelles au dialoguiste et que ne reconnaît pas l’Académie des sciences. » (F. Chassot, op. cit., p. 27).
-
[7]
Voltaire, Micromégas, Londres, s.n. [Paris, Lambert], 1752, p. 13-14.
-
[8]
Dans Contes de la Lune. Essai sur la fiction et la science modernes (Paris, Gallimard, 2011), Fr. Aït-Touati a magnifiquement mis en lumière ces rapports entre hypothèse et fiction dans le cas du discours astronomique au XVIIe siècle.
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[9]
Outre le chapitre que lui consacre Fr. Aït-Touati dans son ouvrage, le Somnium seu opus posthumum de Astronomica Lunari de Kepler a fait l’objet de plusieurs études soulignant le rôle de l’imagination dans le travail scientifique. Notons particulièrement celles de G. Holton, The Scientific Imagination, Cambridge / New York, Cambridge University Press, 1978 ; G. Simon, Kepler astronome, astrologue, Paris, Gallimard, 1979 ; et F. Hallyn, La Structure poétique du monde : Copernic, Kepler, Paris, Seuil, 1987.
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[10]
Telliamed, ou Entretiens d’un philosophe indien avec un missionnaire françois […] par M. de Maillet, La Haye, Gosse, 1755, t. I, p. ii. L’étude la plus complète sur cet ouvrage est sans contredit celle de C. Cohen, Le Transformisme de Telliamed. Science, clandestinité et libertinage à l’aube des Lumières, Paris, Puf, 2011.
-
[11]
D. Diderot, Le Rêve de d’Alembert, Œuvres philosophiques, éd. M. Delon et B. de Negroni, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2010, p. 362.
-
[12]
Pour une étude détaillée de ce roman, voir Ch.-Fr. Tiphaigne de La Roche, Amilec ou la graine d’hommes, éd. Ph. Vincent, Mont-Saint-Aignan, PURH, 2012.
-
[13]
L.-S. Mercier, L’An deux mille quatre cent quarante, rêve s’il en fut jamais, Nouvelle édition avec figures, s.l.n.n., 1786, t. II, p. 305.
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[14]
La vulgarisation scientifique en tant que pratique discursive a inspiré de nombreux travaux. Outre ceux que déjà cités, notons tout particulièrement : Y. Jeanneret, Écrire la science. Formes et enjeux de la vulgarisation, Paris, Puf, 1994 ; D. Jacobi, La Communication scientifique : discours, figures, modèles, Grenoble, Presses Universitaires de Grenoble, 1999.
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[15]
Voir C. Larrère, « L’Encyclopédie méthodique : une économie très politique », dans Cl. Blanckaert et M. Porret (éd.), L’Encyclopédie méthodique (1782-1832). Des Lumières au positivisme, Genève, Droz, 2006, p. 215-239 ; F. Brandli, « Entre utopie et réforme, les “projets chimériques” dans l’Économie politique et diplomatique », ibid., p. 265-297.
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[16]
F. Brandli, art. cit., p. 293.
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[17]
G. Grivel, L’Isle inconnue ou Mémoires du chevalier Des Gastines, Paris, Moutard, 1787, t. V, p. 101.
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[18]
H. Bernardin de Saint-Pierre, « Préambule », Paul et Virginie, Paris, Didot, 1806, p. i-ii.
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[19]
C. Duflo consacre quelques belles pages pour éclairer les ambitions philosophiques de ce roman dans Les Aventures de Sophie. La philosophie dans le roman au XVIIIe siècle, Paris, CNRS, 2013. Sur le rôle des préfaces dans la conquête de reconnaissance scientifique de Bernardin de Saint-Pierre, je me permets de renvoyer à mon article « Le sort de Galilée : Paul et Virginie et la théorie des marées de Bernardin de Saint-Pierre », Eighteenth-Century Fiction, vol. 20, n° 2, hiver 2007-2008, p. 177-196.
-
[20]
L.-G. de La Folie, Le Philosophe sans prétention ou l’Homme rare, Paris, Clousier, 1775, p. 5-8.
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[21]
Id., Le Chimiste et l’Agronome, Archives de l’académie des sciences, belles-lettres et arts de Rouen, série C6, manuscrit, f. 3r°-v°.
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[22]
D. Roche cite l’exemple de ce médecin de Nevers qui, afin de rendre la lecture d’une dissertation plus agréable aux savants de l’académie de Bordeaux, décida de lui donner la forme d’« un jeu, un rêve, une fiction » (Le Siècle des Lumières en province. Académies et académiciens provinciaux (1680-1789), Paris, Mouton, 1978, t. I, p. 380).
1Parmi les nombreuses pratiques discursives qui ont contribué à la mise en circulation des connaissances scientifiques dans la France du XVIIIe siècle, la fiction n’est sans doute pas celle à laquelle on reconnaît d’emblée le premier rôle. À l’exception de la forme dialoguée qui s’est, à juste titre, mérité une grande attention de la part des historiens et de la critique littéraire, on a le plus souvent choisi d’étudier les phénomènes de dissémination des savoirs scientifiques à travers les textes qui en assumaient explicitement la fonction [1]. Aux côtés des formes privilégiées du discours savant – mémoires académiques, traités, dissertations, comptes rendus d’expériences, etc. – on n’a pas manqué de souligner le rôle primordial de l’Encyclopédie, mais aussi des dictionnaires, abrégés, manuels et journaux dans la diffusion élargie de ces savoirs auprès des amateurs. Parallèlement, on a mis en lumière la place occupée par la littérature de circonstance, en vers ou en prose, au sein des débats qui ont accompagné la promotion ou la critique de certaines théories controversées : pensons, par exemple, aux résistances d’abord rencontrées par la pratique de l’inoculation ou encore aux premiers affrontements entre partisans de Newton et défenseurs du système cartésien [2]. Dans la plupart des cas, la recherche s’est surtout appliquée à montrer que l’étude de la circulation des idées scientifiques devait être abordée à partir de modèles plus complexes que ceux de la répétition passive et du simple transfert de connaissances entre un milieu savant et un public à éclairer [3]. Ce que nous proposons de désigner par l’expression dissémination des savoirs recouvre en fait des processus d’appropriation multiples qui supposent souvent un travail de réécriture, d’emprunts plus ou moins explicites, de transpositions et de remise en forme. Qui veut comprendre la manière dont une idée scientifique a pu circuler dans la culture écrite du XVIIIe siècle se doit de tenir compte des adaptations, voire des détournements, dont cette idée a pu faire l’objet au gré des textes, ainsi que des réfractions infligées par les formes a priori non savantes qui s’en firent les relais.
2Dans une perspective visant à rappeler la fausse évidence à vouloir séparer trop vite les pratiques des hommes de lettres et celles des hommes de sciences à une époque où les savoirs étaient encore tenus de respecter les normes et usages du bien dire, la critique s’est intéressée aux stratégies rhétoriques et aux procédés employés pour soumettre le langage formel et technique de la science aux règles de l’éloquence et du « beau style ». La langue dans laquelle s’écrit la science à l’âge classique témoigne en effet des relations complexes qui existent alors entre la sphère savante et la sphère mondaine, et signale le rôle essentiel de cette dernière dans les processus de validation et de légitimation des connaissances [4]. Fontenelle demeure sans conteste la figure qui incarne le mieux la quête d’un double langage destiné à faire de la science l’objet d’un discours susceptible d’être entendu au-delà du cercle restreint des institutions savantes. Les écrits qu’il produit en qualité de secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences contribuent à faire connaître les travaux de ses collègues et à expliquer les enjeux de leurs découvertes dans un style qui se veut accessible aux « honnêtes gens ». Ses Entretiens sur la pluralité des mondes, publiés une première fois en 1686 et maintes fois réédités par la suite, sont vite érigés en référence – à imiter ou à proscrire – d’un discours scientifique cherchant à se rendre aimable par les grâces de l’imagination [5].
3L’héritage de Fontenelle pèse lourd dans l’histoire de la diffusion des sciences au XVIIIe siècle. Les auteurs qui prendront la plume après lui dans le but d’éclaircir un point de science ou un phénomène naturel seront nombreux à s’en réclamer plus ou moins explicitement. D’autres, au contraire, chercheront à s’en distinguer en décriant son badinage, sa mise en scène mondaine et le caractère farfelu de son hypothèse sur la pluralité des mondes. Épigones et détracteurs contribueront ensemble à en faire une référence incontournable. La place centrale occupée par le modèle fontenellien est toutefois à l’origine d’une tendance pernicieuse dans les travaux portant sur la dissémination des connaissances scientifiques à l’époque des Lumières. D’une part, ce modèle a fini par imposer dans nombre de ces travaux la vulgarisation et le transfert de connaissances comme paradigmes principaux pour envisager les formes dites « littéraires » (marquées par des préoccupations esthétiques évidentes) ayant pris la science pour objet. Or, comme le remarque Fabrice Chassot, le genre mis à l’honneur par Fontenelle et abondamment pratiqué après lui n’a pas toujours eu pour objectif ultime d’offrir en partage une connaissance établie ne demandant qu’à être « traduite » pour l’instruction des lecteurs. La mise en scène d’un échange didactique et l’usage d’un lexique spécialisé ne sont nullement garants de la légitimité des savoirs présentés dans ces dialogues : en témoignent les théories non accréditées ou encore carrément fantaisistes qu’on retrouve dans nombre d’entre eux [6]. D’autre part, s’ils constituent une référence importante pour illustrer l’appropriation littéraire d’un discours scientifique, les Entretiens de Fontenelle jettent aussi un peu d’ombre sur les autres formes fictionnelles qui, parallèlement au dialogue, n’ont pas moins activement participé à la dissémination de la science et de ses emblèmes dans la culture écrite. En acceptant de considérer la littérature de fiction dans sa définition la plus ouverte (fondée avant tout sur le pacte de lecture tacite identifiant comme tel un récit ou un échange imaginé, en totalité ou en partie, par un auteur), il apparaît assez clairement que d’autres modèles sont nécessaires pour appréhender la diversité des enjeux nés de la rencontre entre science et fiction au XVIIIe siècle ainsi que les configurations multiples et complexes auxquelles celle-ci a donné lieu.
4Nous voudrions proposer ici une esquisse très générale des différentes manières d’envisager cette rencontre en nous appuyant sur les diverses fonctions qui ont pu être exercées par la fiction dans la dissémination de la science, de ses potentialités ou des objets censés l’incarner. Nous avons choisi de désigner ces fonctions par une série de verbes regroupant quatre types d’usages, tantôt distincts, tantôt complémentaires, du dispositif fictionnel à l’intérieur duquel se manifeste un thème ou un discours assimilable à l’univers de la science. Sans prétendre à la rigidité d’une typologie stricte et définitive, ces quatre catégories visent moins à assigner des étiquettes formelles ou génériques à ces textes qu’à suggérer des approches et des modes de lecture pour aborder la matière scientifique qu’ils ont contribué à diffuser.
Décrire, représenter, rapporter
5La première de ces approches est celle qui invite à aborder les représentations fictionnelles de la science en admettant d’emblée leurs dimensions référentielle et interdiscursive. Sans nier le caractère problématique de toute représentation littéraire, il s’agit ici de reconnaître à la fiction la capacité de décrire l’univers de la science à travers des objets, des pratiques, des lieux et des discours reconnaissables au-delà du texte. Selon cette perspective, la science apparait comme un répertoire textuel et thématique à l’intérieur duquel un écrivain se trouve libre de puiser, au même titre que l’histoire, la mythologie ou que tout autre domaine constitutif de la sphère sociale (beaux-arts, philosophie, politique, etc.). La fiction se donne ici pour but de décrire, de représenter ou de rapporter un état passé ou présent du savoir scientifique, tel qu’il a été reçu et discuté dans les cercles savants et par les amateurs. Le mode de lecture institué est celui d’une reconnaissance potentielle (puisque pas toujours réalisée) de rapports de similitudes entre l’univers du lecteur et celui de la fiction. Découvertes, théories et inventions représentées au détour d’un chapitre ou comme élément structurant d’une intrigue romanesque rendent compte des avancées ou des errances de la science en marche. Cette reconnaissance peut s’appuyer sur la présence dans un texte de référents connus (institutions, écoles théoriques, savants, inventeurs, etc.), sur l’usage d’un vocabulaire spécialisé (celui de la chimie, de la physique, de l’astronomie, etc.) ou encore sur des descriptions d’objets, d’instruments et de lieux emblématiques (télescope, microscope, machine électrostatique, laboratoire, cabinet, etc.). Dans certains cas, la fiction se fait ventriloque en intégrant des discours, des théories ou des arguments qu’elle fait parler à travers elle par l’entremise de son narrateur ou de ses personnages.
6La dimension référentielle des fictions traitant de matières scientifiques suscitera le même type de questions que celles que l’on adresserait à un roman que l’on se proposerait d’étudier à l’aune de son réalisme et de sa fidélité à l’égard des faits ou des discours rapportés. Derrière l’apparente banalité de cette approche, il ne faut pas oublier que l’univers de la fiction d’Ancien Régime s’appuie généralement sur un ensemble relativement stable de topiques narratives. Cet univers, érigé sur le principe de la reprise et de la variation, soumis à des impératifs de moralité, de vraisemblance et au poids d’une tradition qui impose ses décors et ses intrigues, est de conquête lente et difficile pour les nouveaux thèmes. Dans la masse des romans et des contes qui voient le jour tout au long du XVIIIe siècle, les œuvres qui consentent à donner à la science un rôle central et structurant représentent des exceptions, la plupart se contentant plutôt de mentions ponctuelles dont la fonction narrative est souvent limitée.
7Certaines de ces exceptions sont bien connues. Micromégas de Voltaire fournit l’exemple d’un récit truffé de références à l’actualité scientifique contemporaine. Par-delà le caractère fantaisiste et invraisemblable du voyage intersidéral du personnage, le conte invite le lecteur à se frotter à quelques idées sérieuses et à des questions astronomiques qui étaient à l’ordre du jour au moment de sa rédaction. Les considérations philosophiques sur l’ordre, la taille et le mouvement des planètes composent un ensemble de connaissances qui pouvaient être appréciées à l’aune des débats scientifiques accompagnant la diffusion en France des lois newtoniennes de la gravitation universelle. On y trouve de plus quelques clins d’œil adressés à des personnalités importantes des milieux scientifiques du temps. Le lecteur informé pouvait sans trop de mal reconnaître Fontenelle derrière le portrait mondain du « secrétaire de l’Académie de Saturne, homme de beaucoup d’esprit, qui n’avait à la vérité rien inventé, mais qui rendait un fort bon compte des inventions des autres [7] ». De même, la mention d’une « volée de philosophes » revenant d’un voyage au cercle polaire devait être lu comme une référence évidente à l’expédition en Laponie menée quelques années auparavant par Maupertuis pour mesurer un degré du méridien et établir scientifiquement l’aplatissement de la terre aux pôles. Rédigé dans la foulée des Éléments de la philosophie de Newton que Voltaire fit paraître en 1738, Micromégas donnait à voir un état du discours savant en même temps qu’il cherchait à en confirmer le statut légitime aux yeux d’un public qui lui avait longtemps préféré les hypothèses de la cosmologie cartésienne.
8Des ballons aérostatiques aux expériences sur le magnétisme et sur l’électricité, en passant par l’astronomie et les différentes théories sur la génération des êtres vivants, les découvertes et les discours scientifiques qui sont parvenus à pénétrer la fiction du XVIIIe siècle nous parlent surtout des aspects de la science qui étaient alors les plus susceptibles d’être entendus et de féconder l’imaginaire. S’il fallait ne donner qu’un exemple, on dirait que la postérité littéraire du discours alchimique a certainement été plus grande que celle des méthodes expérimentales rigoureuses mises en place par Lavoisier dans son laboratoire de l’Arsenal. Pour rester dans le même domaine, on pourrait aussi noter que les premières envolées en aérostat ont inspirés davantage de romanciers que plusieurs découvertes pourtant aussi déterminantes, bien que moins spectaculaires, sur les propriétés des gaz. Cette présence au premier degré de la science dans la fiction pouvait donc venir conforter ou contester des images déjà en circulation dans le corps social, voire leur insuffler une dimension symbolique ; elle n’est évidemment jamais entièrement neutre ni immunisée contre les déformations induites par le travail littéraire. Il convient d’interroger la matière scientifique représentée au même titre que l’on interroge la peinture des couvents que fait Diderot dans La Religieuse ou encore la caricature qu’offre Candide de la philosophie de Leibniz. Ainsi, les portraits de savants et les dispositifs expérimentaux inquiétants que l’on retrouve chez Sade ou dans un roman comme Pauliska ou la Perversité moderne de Révéroni Saint-Cyr demandent à être lus moins comme témoignages de pratiques attestées, ou comme reflets exacts d’une catégorie sociale, que comme des cristallisations symboliques révélant bien davantage les questionnements d’une époque face aux pouvoirs octroyés par les nouveaux savoirs. Partagées entre la glorification, le doute et la satire, ces représentations répercutent au fond l’éventail d’attitudes qui pouvaient naître à l’annonce des nouvelles découvertes. On pouvait s’interroger sur leur valeur sociale ou morale, s’inquiéter ou se réjouir de ce qu’elles rendaient désormais possible, mais on pouvait aussi y voir une invitation à explorer de nouveaux territoires pour l’imaginaire.
Rêver, spéculer, explorer
9Représenter la science en marche n’a jamais astreint la littérature à suivre exactement son pas. Bon nombre de fictions font de leur mariage avec le discours scientifique une association plus libre que contrainte, préférant la voie de l’invention à celle de l’imitation ou de la stricte relation des faits. Sous la forme de visions, de rêveries, de songes philosophiques ou de récits d’anticipation, la fiction s’est quelques fois plu à procéder par hypothèse, dépassant par conjectures les limites des phénomènes observables, extrapolant des conséquences possibles ou probables à ce que la science n’était pas (ou pas encore) en mesure de réaliser ou d’établir [8]. Selon cette autre manière d’envisager les liens entre la science et la fiction, cette dernière se présente comme un espace d’expérimentation donnant libre cours à un discours conjectural ou prospectif. Si ce discours peut éventuellement poursuivre une visée démonstrative, il ne se trouve pas lié à l’obligation de se voir confirmé par une preuve scientifique. Les vertus heuristiques du modèle discursif de « l’expérience de pensée » sont bien connues et appréciées des philosophes des Lumières : pensons aux réflexions que tire Condillac de la statue qu’il dote progressivement des cinq sens dans son Traité des sensations, à l’éveil du tout premier homme décrit par Buffon dans son Histoire naturelle ou encore à l’hypothétique état de nature imaginé par Rousseau dans son Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité. Dans le domaine de l’astronomie, le modèle du genre est sans contredit la fable lunaire que donne à lire Kepler dans le Somnium [9].
10Un même postulat (« imaginons ce qu’il adviendrait si… ») se devine à des degrés divers derrière plusieurs fictions qui ont voulu faire d’une théorie ou d’une découverte particulière l’élément déclencheur d’un épisode narratif, voire la base d’un système élaboré en marge des savoirs attestés. C’est le cas du Telliamed qui commence à circuler de manière clandestine vers 1748, peu après la mort de son auteur. L’ouvrage, qui met en scène le dialogue fictif entre un philosophe indien et un missionnaire français, propose une histoire de l’évolution de la vie sur terre fondée sur la théorie d’une diminution de la mer. Le cadre narratif qui sert de prétexte à l’énonciation de ces thèses audacieuses, loin d’être occulté, est au contraire mis de l’avant : une dédicace à « l’illustre Cyrano de Bergerac, Auteur des Voyages Imaginaires dans le Soleil et dans la Lune », rappelle que le mariage entre fiction et savoir, quoi qu’on en dise, a parfois donné lieu à d’heureux résultats : « Extravaguer pour extravaguer, on peut extravaguer dans la Mer comme dans le Soleil ou dans la Lune. Je n’en veux pour témoins que tous les philosophes qui nous ont suivis ou précédés [10] ». Le système de Telliamed se déploie dans l’univers du possible plutôt que dans celui de la certitude ou de la preuve, mais cherche à mettre en place un autre récit que celui de la Genèse pour expliquer les origines des espèces vivantes.
11On peut placer dans cette même catégorie les idées matérialistes exposées par Diderot dans Le Rêve de d’Alembert. La mise en scène d’un discours énoncé dans le contexte ambigu d’un délire onirique, loin d’en désamorcer la portée, lui confère au contraire un espace pour s’affranchir des savoirs normés. Parce qu’il se présente comme une sorte de fabulation légitime, le rêve sert de paravent à la formulation d’un matérialisme biologique radical selon lequel la sensibilité serait une propriété essentielle de la matière. La visée ultime du texte est moins la démonstration scientifique de cette thèse que l’exploration de ses conséquences philosophiques. La présence du médecin Théophile de Bordeu parmi les personnages peut d’ailleurs être interprétée comme une sorte de caution apportée aux constructions spéculatives du rêveur et une invitation lancée à la science à ne rien refuser à la nature dont l’impossibilité n’ait au préalable été expérimentalement démontrée. « Il n’y a aucune différence entre un médecin qui veille et un philosophe qui rêve [11] », s’exclame Mlle de Lespinasse dans le second dialogue. Derrière le ton provocateur et volontiers amusant du Rêve de d’Alembert se devine le désir de raisonner en toute liberté et de faire de la fiction le lieu d’expression d’une pensée en mouvement plutôt que d’une vérité arrêtée. Cette pensée prétend s’inspirer en partie des données de la science positive de son temps ; elle s’en détache cependant pour mettre à l’épreuve un type de connaissances qui outrepasse les limites de la méthode expérimentale.
12La rêverie et le songe justifient les audaces, autorisent les croisements entre science et imaginaire. Ils invitent par-dessus tout à ne pas toujours prendre au sérieux les savoirs contenus dans un texte. On les retrouve sans surprise comme prétexte narratif à plusieurs récits parmi les plus originaux et les plus curieux de l’époque. Amilec ou la Graine d’hommes, que le médecin Charles-François Tiphaigne de La Roche fait paraître anonymement en 1753, mérite sans conteste de figurer sur cette liste [12]. Réédité plusieurs fois sous diverses adresses fictives (on le trouve tantôt « à Somnipolis, chez Morphée », tantôt « aux dépens de Ch. Hugen, à l’enseigne de Fontenelle »), ce roman se plaît à marier les registres merveilleux et scientifique. Son caractère ludique est mis au service d’une ingénieuse satire sociale à travers laquelle on découvre des réflexions à la fois fantaisistes et sérieuses sur les théories de la génération et sur la pluralité des mondes habitables. Les connaissances médicales dont fait montre l’auteur lui permettent de rendre compte des débats qui agitent alors le monde savant sur la question des origines et de la formation des êtres vivants. Ni sa description des habitants de la Lune ni celle des génies qui répandent, cultivent et récoltent les « graines d’hommes » assurant la reproduction de l’espèce ne prétendent au statut de savoirs scientifiques sérieux ; on devine plutôt derrières elles une critique adressée aux savants qui, avec autorité, affirmaient pouvoir expliquer les mystères de la reproduction et les règles de l’organisation sociale.
13Cette revendication assumée d’une part d’imaginaire mêlée aux discours scientifiques qui lui servent de tremplin est ce qui rassemble les fictions que l’on pourrait ranger dans cette seconde catégorie. La postérité aime parfois à reconnaître chez leurs auteurs des qualités de prophète ou de visionnaire. Force est pourtant d’admettre que ces fictions spéculatives, à l’occasion ancrée à un projet philosophique bien défini, n’aspirent souvent à rien d’autre qu’à la mise à l’épreuve ludique ou critique d’une idée scientifique, voire à l’anticipation de ce qu’elle pourrait éventuellement rendre possible. Lorsque Louis-Sébastien Mercier, dans son roman L’An 2440, se projette dans l’avenir et se plaît à imaginer le jugement réservé par ses descendants à certaines théories de son temps, lorsqu’il rêve à l’éventualité de voir un jour des aérostats relier Paris et Pékin en « sept jours et demi [13] », il se sert avant tout des connaissances que lui fournit le présent pour échafauder la vision d’un futur possible. L’exercice prospectif auquel il soumet la science de la fin du XVIIIe siècle fait bien voir la perspective critique qui est la sienne et le parti qu’il tire du cadre romanesque dans lequel il l’inscrit. La liberté de soumettre les savoirs contemporains à des développements historiques imaginaires, à s’en représenter des applications potentielles quoique encore irréalisables au moment de l’écriture, apparaît comme un des privilèges de la fiction dans la dissémination du discours scientifique.
Instruire, expliquer, traduire
14Cette liberté se voit grandement limitée à l’intérieur des fictions qui se donnent pour mandat la transmission effective de connaissances sanctionnées par des acteurs reconnus de la sphère scientifique. La manifestation d’une intention didactique dans un texte de fiction, inscrite à bien des égards sous l’impératif classique du « plaire et instruire », constitue sans contredit le phénomène le plus souvent étudié dans les travaux portant sur les rapports entre science et fiction au XVIIIe siècle. Nous avons rappelé dans notre introduction l’importance du modèle dialogique popularisé par Fontenelle avec ses Entretiens sur la pluralité des mondes. La troisième catégorie que nous proposons ici ne se réduit toutefois pas à la seule forme du dialogue, mais inclut toute mise en scène fictionnelle à l’intérieur de laquelle se profile la volonté de transmettre des connaissances scientifiques perçues comme légitimes, mais retravaillées et adaptées en vue de leur compréhension par un public qui n’en serait pas le destinataire habituel. Le dénominateur commun à ces textes réside moins dans le choix d’une forme particulière que dans la présence d’une série de phénomènes discursifs et de marqueurs caractéristiques de l’écriture dite de vulgarisation : paraphrase, reformulation, identification d’un savoir-source distinct du discours chargé de le rapporter, etc. [14]
15Les exemples sont nombreux qui illustrent cette fonction didactique mise en abyme à l’intérieur même de la fiction. À l’instar des Entretiens sur la pluralité des mondes, plusieurs fictions dialoguées mettent en scène une initiation intellectuelle entre au moins deux personnages : d’un côté, une figure de pédagogue en possession d’un savoir à transmettre ; de l’autre, un destinataire ignorant ne demandant qu’à être éclairé. La relation pédagogique prend tantôt la forme d’une conversation galante ou familière, tantôt celle d’un échange épistolaire, et exploite à divers degrés la scénographie et le dispositif narratif mis en place. Parce qu’on les représente comme l’incarnation idéale d’un esprit vierge à instruire, les femmes et les enfants apparaissent souvent comme les destinataires privilégiés du discours pédagogique. Dans certains cas, les personnages disposent d’une caractérisation psychologique suffisante pour imposer une trajectoire particulière à l’échange – c’est le cas de la marquise de Fontenelle, en qui s’incarnent valeurs mondaines et rhétorique galante – mais les exemples abondent où les interlocuteurs se voient réduits à leur seul prénom ou se contentent d’interactions minimales qui donnent à la structure dialogique le statut de prétexte narratif inexploité.
16À la transmission désintéressée d’un savoir se superposent à l’occasion d’autres finalités, théologiques ou idéologiques, qui ont pour effet de rendre problématique la métaphore de la traduction qu’il nous arrive d’employer pour décrire ces discours annonciateurs de la vulgarisation scientifique. Une intention apologétique évidente transparait, par exemple, dans les Entretiens physiques d’Ariste et d’Eudoxe (1729) du P. Regnault ou encore dans Le Spectacle de la nature (1732-1750) de l’abbé Pluche. Dans leur préface, ces auteurs insistent néanmoins sur le travail de mise en forme qui fut le leur en précisant avoir d’abord voulu « mettre à la portée » de leurs lecteurs une matière réputée difficile. Par des renvois à des noms reconnus et à des travaux sanctionnés, ils distinguent très clairement leurs propres discours de celui des savants sur l’autorité desquels ils affirment s’appuyer.
17Guillemets, italiques, notes et renvois participent au dispositif signalant l’autorité d’un énoncé et révélant ses prétentions à être reçu comme un savoir transmissible et vérifiable hors du cadre de la fiction. L’Isle inconnue ou Mémoires du chevalier Des Gastines, que publie Guillaume Grivel entre 1783 et 1787, est un roman dont les marges sont parsemées de citations tirées de l’Encyclopédie méthodique qui commence à paraître au même moment. Son histoire rappelle à certains égards celle de Robinson Crusoé : le chevalier et sa compagne se retrouvent sur une île perdue au milieu de l’océan à la suite d’un naufrage. Ayant réussi à récupérer du navire échoué provisions, munitions, outils, armes et animaux, ils parviennent à assurer leur subsistance et donneront naissance à une descendance appelée à former la base d’une société nouvelle. Le récit de l’acquisition des savoirs nécessaires à la survie et de l’accroissement naturel de la population de l’île est prétexte à rejouer la fondation et le progrès d’une petite république érigée en vase clos. La présence de nombreuses références à l’encyclopédie de Panckoucke n’est sans doute pas étrangère au fait que Guillaume Grivel collabora lui-même activement à sa rédaction. De 1784 à 1788, largement inspiré par les thèses physiocratiques de Quesnay et de Le Mercier de La Rivière, il rédige plusieurs articles pour les quatre volumes de la section Économie politique et diplomatique. On a déjà analysé la relation étroite qui unit L’Isle inconnue et les principes économiques et politiques exposés simultanément par son auteur dans l’Encyclopédie méthodique [15]. La comparaison entre les articles et le roman fait en effet apparaître un véritable jeu de transfert entre le discours théorique à forte prétention scientifique et sa projection pédagogique dans le roman. Les conceptions politiques et sociales défendues par Grivel sont mises à l’épreuve sur le mode fictionnel par la société utopique qui en réalise l’application positive et idéale. La réflexion encyclopédique trouve sa démonstration à travers chacune des étapes de l’évolution de la colonie et, inversement, « chaque période du développement social trouve idéalement une entrée dans les volumes de l’Encyclopédie méthodique [16] ».
18Plusieurs exposés didactiques accompagnent en outre le récit de l’évolution de la société insulaire. Après avoir été initié à la chimie des arts militaires et à la minéralogie, avant de subir une leçon de botanique à travers la description de plusieurs plantes rares et précieuses, le lecteur est invité à assister aux diverses opérations techniques qui s’effectuent dans une fonderie. Dans chaque cas, Grivel relègue au bas des pages les aspects purement documentaires de son discours et multiplie les renvois à l’Encyclopédie méthodique : « Nous avons cru devoir mettre en note ce qui suit et qui faisait partie du texte, pour sauver aux lecteurs la peine de suivre des procédés techniques, qui pourraient paraître trop secs à quelques-uns, et inutiles à d’autres [17]. » Les renvois nombreux et explicites à un discours d’autorité, qui s’enflent parfois jusqu’à occuper sur la page plus d’espace que le récit qu’ils commentent, conditionnent le lecteur à prêter aux différents savoirs exposés une valeur documentaire et vérifiable. Les marges du roman sont le lieu où s’affichent ses prétentions à instruire et à transmettre des connaissances sérieuses. Sans être toujours aussi envahissant que dans cette œuvre, le paratexte apparaît dans plusieurs romans comme un espace investi d’une visée didactique non moins explicite que celle qui était mise en scène dans le genre du dialogue.
Débattre, convaincre, démontrer
19Le quatrième croisement possible de la science avec la fiction des Lumières s’observe au sein d’œuvres dont le statut peut nous sembler le plus problématique, car elles mettent à mal plusieurs distinctions que nous plaçons aujourd’hui entre les pratiques scientifique et littéraire. Dans ces œuvres s’exprime l’ambition d’entrer en débat, voire en concurrence, avec la science qui se fait. Le discours à prétention scientifique qu’on y trouve n’est ni le fait d’une représentation fidèle ou imaginaire d’un domaine du savoir, ni d’un désir de transmission d’une connaissance produite par un tiers légitime. La fiction cherche au contraire à se confondre avec les autres pratiques de la communication scientifique et se présente plutôt comme un outil apte à soutenir les aspirations d’un auteur au statut de producteur de savoir. Les critères de la preuve, tels que mis en scène dans le récit autoritaire de l’expérience, sont ici remplacés par des arguments esthétiques auxquels sont prêtées des vertus persuasives ou illustratives.
20Ce refus d’adopter les codes et les normes propres à la communication scientifique institutionnelle traverse l’œuvre d’un auteur comme Bernardin de Saint-Pierre. Cette attitude se manifeste particulièrement dans l’histoire éditoriale de Paul et Virginie, qui fut d’abord publié en 1788 comme supplément aux Études de la nature. Avec cette fiction pastorale, Bernardin de Saint-pierre se proposait d’éclairer un système philosophique et une vision finaliste de la nature qui, jusque-là, lui avaient surtout valu de nombreuses critiques : Paul et Virginie « n’est au fond qu’un délassement de mes Études de la nature, et l’application que j’ai faite de ses lois au bonheur de deux familles malheureuses [18] ». Dans cette préface à l’une des nombreuses éditions ultérieures de son roman, comme dans bien d’autres pièces liminaires qui allaient accompagner la destinée de l’ouvrage, Bernardin de Saint-Pierre prenait soin de préciser la fonction illustrative de son récit. Il en profitait également pour se présenter comme victime de l’incompréhension et de l’acharnement des savants, qui s’obstinaient à ne pas reconnaître « les vérités physiques » avec lesquelles il croyait avoir depuis longtemps prouvé la validité de son système philosophique – y compris celle d’une théorie de son cru grâce à laquelle il prétendait être en mesure d’expliquer mieux que l’attraction newtonienne le mouvement périodique des marées. Si le roman Paul et Virginie a connu un bien meilleur sort que les aspirations de son auteur à la reconnaissance scientifique, son succès ne doit pas faire oublier qu’il est né d’une unité revendiquée entre sa valeur esthétique et la vérité des lois naturelles qu’il était censé mettre en application [19].
21La contestation des assises institutionnelles de l’autorité scientifique s’observe dans plusieurs œuvres qui, tout au long du XVIIIe siècle, témoignent du désir de voir se perpétuer l’héritage des formes mondaines de diffusion de la science et, à travers elles, l’idéal égalitaire d’une science accessible à l’honnête homme. Ces œuvres laissent entendre un rejet explicite des mécanismes de contrôle et d’approbation propres à une communauté savante dont la professionnalisation croissante est interprétée, par certains, comme une forme de confiscation du droit au savoir. Ce type de critique n’est nulle part aussi visible que dans la carrière d’un académicien de province comme Louis-Guillaume de La Folie. Originaire de la ville de Rouen, membre de l’Académie des sciences, belles-lettres et arts de cette même ville, il fait paraître en 1775 Le Philosophe sans prétention ou l’Homme rare, un roman « dédié aux savants » dans lequel il se proposait d’exposer des idées bien à lui en matière de physique et de chimie. Les nombreux mémoires académiques et comptes rendus d’expériences qu’il avait déjà eu l’occasion de publier dans divers journaux savants indiquaient que ces domaines ne lui étaient pas étrangers. Ces publications annonçaient toutefois une résistance à l’égard de plusieurs idées qui étaient sur le point de transformer en profondeur la pratique de la chimie : les propriétés de « l’air fixe » de Joseph Priestley n’étaient pour lui que chimères, les expériences grâce auxquelles on affirmait être en mesure de « convertir l’air en eau » le laissaient incrédule. Au moment où la chimie pneumatique était en plein essor, quelques années seulement avant que Lavoisier ne réalise publiquement la synthèse de l’eau, établissant hors de tout doute que celle-ci n’était pas une substance simple mais un composé de deux gaz, les idées défendues par La Folie le plaçaient du côté d’une chimie en voie d’être dépassée. L’attitude défensive à laquelle le contraignaient, pour ainsi dire, ses positions théoriques, se fait entendre avec clarté dans l’« Épître dédicatoire aux Savants » qu’il place en tête de son roman. On y devine une certaine rancune à l’égard des pratiques autoritaires et normalisées de l’Académie des sciences de Paris qui, quelques années plus tôt, dans un rapport signé de la main de Lavoisier, avait déjà refusé de donner sa sanction à l’un de ses mémoires.
Messieurs, si dans cet ouvrage que j’ai l’honneur de vous offrir, je me suis écarté de plusieurs principes adoptés jusqu’à ce jour, si j’ai suivi hardiment mes idées, si j’ai tiré de nouvelles conséquences, et prétendu expliquer beaucoup de phénomènes, la bonne foi a guidé ma plume. Je n’ai d’autres prétentions que celles de m’instruire. Prouvez-moi des erreurs : vous n’aurez de ma part que des remerciements. Vous me blâmerez peut-être d’avoir enveloppé mes Dissertations dans des prestiges historiques. Voici mes raisons. Une belle Femme simplement vêtue, excite rarement la curiosité de ceux qui en sont éloignés ; mais cette Femme annonce-t-elle l’éclat d’une toilette intéressante, on accourt vers elle. On reconnaît ses charmes. L’on s’en occupe. Telle est la science. Combien de jolis esprits s’y seraient attachés, et auraient fait d’utiles progrès, si l’on eût excité davantage leur curiosité. Cette réflexion, Messieurs, a dirigé mon plan. Je désire que la diversité des objets puisse fixer votre attention, et ne point fatiguer l’esprit du public éclairé, dont j’ambitionne également le suffrage. [20]
23En affirmant vouloir fixer l’attention des savants et des amateurs, exciter leur curiosité en parant ses théories dans une fiction romanesque, Louis-Guillaume de La Folie inscrivait directement son œuvre dans une tradition faisant de la lourdeur du style, de l’âpreté des calculs et des théorèmes, les premières des « prétentions » à bannir de la communication scientifique.
24Cette conviction teinte d’ailleurs l’ensemble de sa production académique et savante au sein de laquelle figure une autre fiction, plus brève celle-là, intitulée Le Chimiste et l’Agronome. Construit sous la forme d’une conversation didactique à deux personnages, ce « dialogue physique », dont les archives de l’Académie de Rouen conservent aujourd’hui le manuscrit, semble n’avoir été écrit que pour le seul bénéfice des collègues présents lors de la séance où on en fit la lecture. Il offrit du moins à La Folie l’occasion de réitérer son attachement à un ordre culturel plaçant la connaissance des belles-lettres et les arts de l’éloquence au sommet des valeurs censées incarner l’esprit philosophique. « Pourquoi ne point enchaîner la science avec des fleurs ? […] Beaucoup de savants accusent les hommes d’être trop légers, ils se trompent ; c’est le ton doctoral qui est trop pesant [21] », affirme l’un des personnages de ce dialogue avec une insistance qui n’est pas sans rappeler celle qu’on retrouve dans la préface du Philosophe sans prétention.
25La présence d’un exposé scientifique en forme de dialogue au milieu des mémoires et des dissertations savantes soumises à l’Académie peut surprendre. Des cas similaires relevés par Daniel Roche tendent pourtant à suggérer que la dissémination d’un discours scientifique au moyen d’une forme fictionnelle est une pratique qui n’est pas rare dans la république provinciale des lettres et ce, longtemps après qu’on ait commencé à en dénoncer la frivolité ainsi que la non conformité avec les modes normalisés d’exposition des connaissances obtenues par voie expérimentale [22]. Si l’ombre des Entretiens sur la pluralité des mondes plane incontestablement sur de telles œuvres, celles-ci s’en distinguent toutefois radicalement par leurs destinataires. La volonté d’instruire est bien présente, mais cette finalité est subordonnée à l’ambition de voir les idées exposées mériter pour leur auteur une légitimité scientifique en défaut. À la différence de Fontenelle qui, en tant que voix officielle de l’Académie des sciences, entendait diffuser vers les milieux mondains des savoirs discutés et débattus par ses collègues, des auteurs comme Louis-Guillaume de La Folie affirmaient quant à eux être en mesure de contribuer au savoir par des idées nouvelles, susceptibles d’être discutées, débattues et ultimement validées.
26Parmi les quatre types de rencontre que nous avons voulu proposer pour envisager les rapports entre le discours scientifique et la fiction, ce dernier est celui qui subira le plus brutalement les conséquences du double mouvement de professionnalisation et de spécialisation qui, au tournant des XVIIIe et XIXe siècles, transforme en profondeur la pratique de la science et la manière de concevoir sa dissémination. À l’aube de la révolution chimique, et comme en témoigne l’oubli qui allait rapidement emporter les thèses originales de La Folie, l’éloquence se rangeait désormais derrière la vérité exprimée par la balance.
27Bien que très sommaire, cette typologie a le défaut de toutes les typologies : en voulant la suivre à la lettre, on rate les singularités ; en préférant n’y voir qu’une classification infiniment modulable, on court le risque de lui enlever toute pertinence. Loin d’avoir des frontières bien arrêtées ou d’être mutuellement exclusives, les quatre catégories qui précèdent visent avant tout à montrer la variété des modes de présence de la science au sein d’un ensemble de textes que l’on aborde trop souvent de manière isolée ou que des ressemblances thématiques nous amène à parfois à confondre dans une séduisante indistinction. Elles voudraient signaler que les points de contact entre science et fiction au XVIIIe siècle sont bien plus diversifiés que ne le laisse entendre le paradigme de la vulgarisation qui sert souvent de point de départ aux travaux consacrés à l’étude de leur rencontre. Instrument de divulgation et d’instruction, miroir des craintes et des espoirs engendrés par les nouvelles découvertes, la fiction s’est aussi parfois voulue instrument de débats, voire de combats. Reconnaître le rôle actif joué par les formes littéraires et fictionnelles dans la dissémination des savoirs rappelle enfin que la relation qui unit le discours scientifique et le grand public n’en est pas une de parfaite immédiateté et qu’elle s’accommode au contraire de divers types de médiations qui la rendent possible et l’entretiennent.
Notes
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[1]
Au sein du vaste corpus critique consacré aux formes et aux pratiques de la diffusion du discours scientifique au XVIIIe siècle, on se reportera notamment à M. Blay et R. Halleux, La Science classique (XVIe-XVIIIe siècle). Dictionnaire critique, Paris, Flammarion, 1998 ; D. Raichvarg et J. Jacques, Savants et ignorants. Une histoire de la vulgarisation des sciences, Paris, Seuil, 1991 ; J. Roger, Les Sciences de la vie dans la pensée française du XVIIIe siècle, Paris, A. Michel, 1993 ; C. Le Lay, Les Livres de vulgarisation de l’astronomie (1686-1880), thèse de doctorat en histoire des sciences et des techniques, Centre Fr. Viète, Nantes, 2002.
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[2]
Sur les aspects culturels et sociaux de la pratique de l’inoculation en France, voir C. Seth, Les Rois aussi en mouraient. Les Lumières en lutte contre la petite vérole, Paris, Desjonquères, 2008. Sur l’inscription des savoirs philosophiques et scientifiques dans la poésie classique, voir Ph. Chométy, « Philosopher en langage des dieux ». La poésie d’idées en France au siècle de Louis XIV, Paris, Champion, 2006.
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[3]
Voir les études rassemblées par I. Moreau dans Les Lumières en mouvement : la circulation des idées au XVIIIe siècle, Paris, ENS éditions, 2009.
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[4]
S. Shapin et S. Schaffer sont les auteurs de l’ouvrage de référence qui décrit ce phénomène pour l’Angleterre du XVIIe siècle (Leviathan and the Air-Pump : Hobbes, Boyle, and the Experimental Life, Princeton, Princeton University Press, 1985). C. Licoppe a ajouté à leurs conclusions une perspective française et plus tardive dans La Formation de la pratique scientifique. Le discours de l’expérience en France et en Angleterre (1630-1820), Paris, La Découverte, 1996.
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[5]
Voir notamment : M. Delon, « La marquise et le philosophe », Revue des sciences humaines, n° 182, 1981, p. 65-78 ; F. Chassot, Le Dialogue scientifique au XVIIIe siècle. Postérité de Fontenelle et vulgarisation des sciences, Paris, Classiques Garnier, 2011.
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[6]
« Beaucoup de dialogues prennent l’apparence d’une instruction scientifique à destination d’un large public, mais s’éloignent en réalité de la définition de la vulgarisation entendue comme adaptation d’un texte reconnu comme scientifique. Ils exposent en effet des théories singulières, personnelles au dialoguiste et que ne reconnaît pas l’Académie des sciences. » (F. Chassot, op. cit., p. 27).
-
[7]
Voltaire, Micromégas, Londres, s.n. [Paris, Lambert], 1752, p. 13-14.
-
[8]
Dans Contes de la Lune. Essai sur la fiction et la science modernes (Paris, Gallimard, 2011), Fr. Aït-Touati a magnifiquement mis en lumière ces rapports entre hypothèse et fiction dans le cas du discours astronomique au XVIIe siècle.
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[9]
Outre le chapitre que lui consacre Fr. Aït-Touati dans son ouvrage, le Somnium seu opus posthumum de Astronomica Lunari de Kepler a fait l’objet de plusieurs études soulignant le rôle de l’imagination dans le travail scientifique. Notons particulièrement celles de G. Holton, The Scientific Imagination, Cambridge / New York, Cambridge University Press, 1978 ; G. Simon, Kepler astronome, astrologue, Paris, Gallimard, 1979 ; et F. Hallyn, La Structure poétique du monde : Copernic, Kepler, Paris, Seuil, 1987.
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[10]
Telliamed, ou Entretiens d’un philosophe indien avec un missionnaire françois […] par M. de Maillet, La Haye, Gosse, 1755, t. I, p. ii. L’étude la plus complète sur cet ouvrage est sans contredit celle de C. Cohen, Le Transformisme de Telliamed. Science, clandestinité et libertinage à l’aube des Lumières, Paris, Puf, 2011.
-
[11]
D. Diderot, Le Rêve de d’Alembert, Œuvres philosophiques, éd. M. Delon et B. de Negroni, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2010, p. 362.
-
[12]
Pour une étude détaillée de ce roman, voir Ch.-Fr. Tiphaigne de La Roche, Amilec ou la graine d’hommes, éd. Ph. Vincent, Mont-Saint-Aignan, PURH, 2012.
-
[13]
L.-S. Mercier, L’An deux mille quatre cent quarante, rêve s’il en fut jamais, Nouvelle édition avec figures, s.l.n.n., 1786, t. II, p. 305.
-
[14]
La vulgarisation scientifique en tant que pratique discursive a inspiré de nombreux travaux. Outre ceux que déjà cités, notons tout particulièrement : Y. Jeanneret, Écrire la science. Formes et enjeux de la vulgarisation, Paris, Puf, 1994 ; D. Jacobi, La Communication scientifique : discours, figures, modèles, Grenoble, Presses Universitaires de Grenoble, 1999.
-
[15]
Voir C. Larrère, « L’Encyclopédie méthodique : une économie très politique », dans Cl. Blanckaert et M. Porret (éd.), L’Encyclopédie méthodique (1782-1832). Des Lumières au positivisme, Genève, Droz, 2006, p. 215-239 ; F. Brandli, « Entre utopie et réforme, les “projets chimériques” dans l’Économie politique et diplomatique », ibid., p. 265-297.
-
[16]
F. Brandli, art. cit., p. 293.
-
[17]
G. Grivel, L’Isle inconnue ou Mémoires du chevalier Des Gastines, Paris, Moutard, 1787, t. V, p. 101.
-
[18]
H. Bernardin de Saint-Pierre, « Préambule », Paul et Virginie, Paris, Didot, 1806, p. i-ii.
-
[19]
C. Duflo consacre quelques belles pages pour éclairer les ambitions philosophiques de ce roman dans Les Aventures de Sophie. La philosophie dans le roman au XVIIIe siècle, Paris, CNRS, 2013. Sur le rôle des préfaces dans la conquête de reconnaissance scientifique de Bernardin de Saint-Pierre, je me permets de renvoyer à mon article « Le sort de Galilée : Paul et Virginie et la théorie des marées de Bernardin de Saint-Pierre », Eighteenth-Century Fiction, vol. 20, n° 2, hiver 2007-2008, p. 177-196.
-
[20]
L.-G. de La Folie, Le Philosophe sans prétention ou l’Homme rare, Paris, Clousier, 1775, p. 5-8.
-
[21]
Id., Le Chimiste et l’Agronome, Archives de l’académie des sciences, belles-lettres et arts de Rouen, série C6, manuscrit, f. 3r°-v°.
-
[22]
D. Roche cite l’exemple de ce médecin de Nevers qui, afin de rendre la lecture d’une dissertation plus agréable aux savants de l’académie de Bordeaux, décida de lui donner la forme d’« un jeu, un rêve, une fiction » (Le Siècle des Lumières en province. Académies et académiciens provinciaux (1680-1789), Paris, Mouton, 1978, t. I, p. 380).