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Article de revue

« Sans la science, la vie est presque une image de la mort » : la place du discours scientifique dans l'esthétique verbale de Molière

Pages 155 à 170

Notes

  • [1]
    L. Dahan-Gaida, Conversations entre la littérature, les arts et les sciences, Besançon, Presses Universitaires de Franche-Comté, 2006, p. 17.
  • [2]
    E. Bury, « Littérature et philosophie, ou de la philosophie et de ses effets », Papers on French Seventeenth-Century Literature, n° 49 (« Le savoir au XVIIe siècle), 1998, p. 377.
  • [3]
    Ibid.
  • [4]
    M. Blay, La Naissance de la science classique au XVIIe siècle, Paris, Nathan, 1999. Sur ce point de l’histoire des sciences, voir également P. Rossi, Aux origines de la science moderne, Paris, Seuil, 2004 ; S. Mazauric, Histoire des sciences à l’époque moderne, Paris, A. Colin, 2009.
  • [5]
    La citation qui sert de titre à cet article est tirée du Bourgeois gentilhomme, II, 4.
  • [6]
    G. Conesa, Le Dialogue moliéresque : étude stylistique et dramaturgique, Paris, Puf, 1983.
  • [7]
    Je me permets de renvoyer à ma thèse de doctorat, L’Insertion dans le théâtre (1661-1674) : lettres, poèmes, chansons, dir. P. Ronzeaud, Université d’Aix-Marseille, 2008.
  • [8]
    P. Dandrey, La Médecine et la maladie dans le théâtre de Molière, Paris, Klinsksieck, 1998, t. I, p. 189.
  • [9]
    Molière, Le Tartuffe, éd. M.-A. Gervais Zaninger, Paris, Bordas, 2003, p. 204.
  • [10]
    Les Femmes savantes, IV, 3, v. 1281-1284, dans Molière, Œuvres complètes. II, éd. G. Couton, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1971, p. 1048. Désormais, toutes les citations seront données d’après cette édition.
  • [11]
    La Jalousie du barbouillé, I, 2, p. 15.
  • [12]
    Le Bourgeois gentilhomme, II, 4, p. 726-727.
  • [13]
    Les Femmes savantes, III, 2, v 868-873, p. 1030.
  • [14]
    Ibid., v. 893-894, p. 1031.
  • [15]
    Ph. Chométy, « Philosopher en langage des dieux » : la poésie d’idées en France au siècle de Louis XIV, Paris, Champion, 2006, p. 133.
  • [16]
    Ibid., p. 309 (je souligne).
  • [17]
    Vigneul-Marville [Bonaventure d’Argonne], Mélanges d’histoire et de littérature, Rouen, Maurry, 1699-1700, t. II, p. 60.
  • [18]
    Nous désignons ici, non les académies officielles et institutionnelles, mais ce mouvement de réunion, issu d’initiatives personnelles, lié aux nouvelles sociabilités galantes et intellectuelles que suscite le siècle, qui donne naissance à des assemblées, appelées aussi « académies ».
  • [19]
    Les Femmes savantes, III, 2, v. 862-872, p. 1029.
  • [20]
    Ibid., notice, p. 878.
  • [21]
    Les Amants magnifiques, I, 2, p. 655. Sur les fondements de la nouvelle astronomie, on songe au Mysterium cosmographicum (1596), à l’Astronomia nova (1609) et aux Harmonices mundi (1619) de Kepler, ainsi qu’au Sidereus noncius (1610) de Galilée.
  • [22]
    Sur la confrontation par exemple entre Gassendi et l’astrologue J.-B. Morin, voir O. Bloch, Molière / philosophie, Paris, A. Michel, 2000, p. 161 sq.
  • [23]
    J. Truchet (dir.), Thématique de Molière : six études suivies d’un inventaire général des thèmes de son théâtre, Paris, Sedes, 1985, p. 235-236. J. Truchet cite de multiples allusions ou références dans La Jalousie du barbouillé, Le Médecin volant, Le Médecin malgré lui, Le Mariage forcé, Les Femmes savantes et Dom Juan.
  • [24]
    Le Médecin malgré lui, II, 4, p. 245.
  • [25]
    Le Misanthrope, II, 5, v. 711-730, p. 174. Sur la relation avec le texte de Lucrèce, voir la note de G. Couton, p. 1336.
  • [26]
    M. Blay, Dieu, la Nature et l’Homme : l’originalité de l’Occident, Paris, A. Colin, 2013, p. 260. Le nom du philosophe apparaît dans cette réplique de Trissotin : « Descartes pour l’aimant donne fort dans mon sens » (III, 2, v. 882, p. 1130). Le site Molière 21, qui référence avec précision les hypotextes et allusions à d’autres auteurs dans l’œuvre de Molière, précise d’ailleurs que les femmes du temps développaient pour la philosophie de Descartes un goût prononcé : http://moliere.paris-sorbonne.fr/base.php?Descartes_pour_l%27aimant. Voir également O. Bloch, « Le Descartes de Molière », dans D. Kolesnik-Antoine (dir.), Qu’est-ce qu’être cartésien ?, Lyon, ENS éditions, 2014, p. 209-229.
  • [27]
    Sur la vision documentaire et même idéologique du monde que représente l’insertion du discours scientifique en littérature, voir L. Dahan-Gaida, op. cit., passim.
  • [28]
    Dom Juan, IV, 1, p. 67 ; V, 2, p. 80 ; V, 6, p. 85.
  • [29]
    P. Dandrey, op. cit., p. 105.
  • [30]
    Dom Juan, III, 1. Voir O. Bloch, op. cit., p. 155.
  • [31]
    Les Femmes savantes, I, 1, v. 44-48, p. 987.
  • [32]
    R. Descartes, Le Monde, ou Traité de la lumière, VI, Œuvres, éd. Ch. Adam et P. Tannery, Paris, Cerf, 1897-1913, t. XI, p. 33.
  • [33]
    Les Femmes savantes, III, 2, v. 880-882, p. 1030.
  • [34]
    Nous renvoyons à nouveau, sur ce sujet, au site Molière 21, en particulier à l’abondant travail de référencement proposé sur le concept de « petits corps » : http://moliere.paris-sorbonne.fr/=base.php?Petits_corps.
  • [35]
  • [36]
    Ibid., v. 884. Cf. R. Descartes, Principes de la philosophie, III, 26, Œuvres, éd. cit., t. IX-2, p. 113 : « nous pensons que [la terre] est en repos et qu’elle n’a point de propension au mouvement, vu que nous n’en remarquons point en elle ; mais ne croyons pas aussi que cela puis empêcher qu’elle ne soit emportée par le cours du ciel et qu’elle ne suive son mouvement, sans pourtant se mouvoir ».
  • [37]
    O. Bloch, op. cit., p. 112.
  • [38]
    O. Bloch, « Littérature, théâtre et philosophie, à propos de Molière », Papers on French Seventeenth-Century Literature, n° 49, 1998, p. 459.
  • [39]
    Le Dépit amoureux, I, 1, v. 58, p. 161. Cf. F. de La Mothe Le Vayer, Dialogues d’Orasius Tubero (1631), Francfort [i.e. Trévoux], J. Savius, 1716, t. I, p. 78-79, qui remet également en cause le principe du doute absolu : http://moliere.paris-sorbonne.fr/base.php?Ce_que_voient_mes_yeux%2C_franchement_je_m%27y_fie.
  • [40]
    H. Marchal, « Péremption savante et intégration littéraire », dans L. Dahan-Gaida, op. cit., p. 38.
  • [41]
    Le Bourgeois gentilhomme, II, 4, p. 728.
  • [42]
    O. Bloch insiste sur la fidélité du texte théâtral à l’ouvrage scientifique : « Le propos n’est pas dénaturé, ni à proprement parler caricaturé. Si le discours de Cordemoy se trouve ici transformé en élément comique, c’est en effet par le contexte et la situation » (« Littérature, théâtre et philosophie […] », art. cit., p. 454). Pour s’en convaincre, l’on pourra se reporter à l’exemple de la prononciation des voyelles dans Le Bourgeois gentilhomme et dans le Discours physique de la parole : voir http://moliere.paris-sorbonne.fr/base.php?La_voix_A_se_forme_en_ouvrant_fort_la_bouche.
  • [43]
    P. Dandrey, Dom Juan ou la critique de la raison comique, Paris, Champion, 2011, p. 95.
  • [44]
    Les Femmes savantes, III, 2, v. 873-876, p. 1030.
  • [45]
    O. Bloch, « Littérature, théâtre et philosophie […] », art. cit., p. 455.
  • [46]
    Les Amants magnifiques, III, 1, p. 679-680.
  • [47]
    Ph. Chométy, op. cit., p. 307-337.
  • [48]
    Les Femmes savantes, I, 1, v. 68-72, p. 988.
  • [49]
    Ibid., IV, 1, v. 1127-1130, p. 1043.
  • [50]
    Cette opposition provoque aussi l’inversion des rôles sexuels traditionnels dans l’institution, ainsi que dans la philosophie aristotélicienne, soulevant une remise en question – en jeu dans l’intrigue de la pièce – à la fois sociale et philosophique. Voir C. Kintzler, « Les Femmes Savantes de Molière et la question des fonctions du savoir », XVIIe siècle, n° 211, 2001, p. 248.
  • [51]
    Dom Juan, III, 1, p. 58.
  • [52]
    O. Bloch, Molière / philosophie, op. cit., p. 118.

1La littérature est « un formidable résonateur des savoirs irriguant la culture, savoirs qu’elle absorbe et met en scène dans une sorte de mise en abyme du champ de la connaissance [1] », explique Laurence Dahan-Gaida ; et le texte théâtral, comme genre de la mise en spectacle du monde, s’inscrit parfaitement dans cette perspective. Or au XVIIe siècle, qu’Emmanuel Bury présente comme un moment de « nouvelle configuration des savoirs [2] », le champ de la connaissance est en plein bouleversement ; des domaines entiers naissent et s’autonomisent – même si cette nouvelle configuration « s’opère lentement [3] », et que de nombreuses continuités se présentent avec les siècles précédents. Au moment où naît la science classique, où il s’agit de donner au nouveau système du monde mis au jour par Copernic une véritable assise scientifique, où « un nouveau monde est à construire qui doit remplacer celui d’Aristote et de la scolastique, c’est-à-dire renouveler de fond en comble le lieu où les hommes avaient l’habitude de vivre, le lieu bien dessiné et circonscrit par les ontologies hiérarchisées du cosmos aristotélicien [4] », la création théâtrale contemporaine peut ainsi se faire écho de l’interrogation sur le monde et sur la place de l’homme.

2Les savoirs, et leurs relations entre eux, se trouvent alors portés par la parole théâtrale ; ils constituent chez Molière un corpus méritant d’être considéré pour ses fonctions et ses modes de traitement, en particulier dans les trois pièces sur lesquelles se fonde principalement cette étude : Dom Juan, Le Bourgeois gentilhomme et Les Femmes savantes[5]. Ainsi, Molière explore et convertit dans son théâtre les différents langages et les préoccupations sociales de son temps ; et le dialogue moliéresque, comme l’a montré Gabriel Conesa, procède d’une recréation d’un discours social contemporain, reconfiguré par des effets de grossissement et de mise en relief qui en constituent toute la force scénique et la puissance comique [6]. Celui-ci se plie et se modèle, en fonction non seulement des personnages qui interviennent, mais aussi des spécificités des discours disciplinaires en jeu.

3Du même coup, Molière parvient à saisir dans le texte de théâtre le moment où la réflexion sur la nature humaine déborde le champ spirituel pour donner naissance au champ scientifique. De quelle manière le discours scientifique s’inscrit-il alors dans l’échange dramatique ? Quelle représentation de la science et quelles questions scientifiques peut-on identifier ? Comment le discours scientifique peut-il devenir objet de théâtralité ? Sans rentrer dans les concepts scientifiques en jeu, on montrera que ces questions traversent le théâtre, complétant le regard éthique et la critique sociale sur les vices et les vertus. Le discours scientifique au théâtre donne à voir comment la discipline acquiert un statut, une existence dans les discours sociaux : entre philosophie et morale, entre discours spirituel et médical, elle semble émerger en cherchant un espace épistémique et un langage spécifiques.

L’émergence du discours savant dans la société et sur le théâtre

4Molière choisit, pour mettre en scène les différents discours, des dispositifs dramatiques et scéniques bien différents : si, dans son théâtre, s’associent plusieurs langages, du plus spécialisé au plus commun, du plus précieux au plus grossier, ceux-ci s’incarnent dans des structures langagières spécifiques : ainsi les textes littéraires galants, poèmes et lettres, se trouvent isolés du reste de l’échange par le procédé de l’insertion, qui permet de les mettre en relief à des fins de décalage de tonalités ou d’effets scéniques [7]. D’autres discours spécialisés abondent dans le texte moliéresque et soulignent souvent les thèmes centraux sur lesquels porte sa critique : le discours médical est l’objet de véritables créations verbales, carnavalesques, dont l’extravagance, les inventions et les néologismes sont le signe d’un discours disqualifié, disqualifiant du même coup les pratiques qui lui sont liées. Ainsi, la critique des médecins, constante depuis Le Médecin volant, se développe en relation avec la création d’un langage, de l’exposé latinisé du Médecin malgré lui aux formules incantatoires du Malade imaginaire, les médecins professant « une doctrine caricaturée ou franchement fantaisiste dans une langue écorchée ou semée de vocables contrefaits, voire imaginaires [8] ». Le discours religieux constitue également un trait caractéristique de l’écriture moliéresque. Les procédés qui le caractérisent ne sont pas grossiers comme ceux de la création verbale (si l’on ose dire) délirante qui préside à la constitution du discours médical. C’est bien plutôt l’usage abusif du langage qui est mis en avant, par exemple, chez Tartuffe : le personnage, faisant montre de sa virtuosité verbale, se démarque des autres personnages par sa parole, et se sert des mots comme de masques. Son discours, tournant à vide autour de formules creuses et hyperboliques, devient le discours de l’imposture : « l’hypocrite est précisément celui qui use du langage comme d’un masque [9] ».

5C’est entre ces divers champs et disciplines qu’émerge le discours scientifique au théâtre, dont la présence est attestée par l’emploi même du terme de science, dans la diversité de ses acceptions. Dans Les Femmes savantes, où cela est particulièrement remarquable, on le retrouve dans de nombreuses scènes, ou encore, concentré, comme enjeu du débat, dans la scène 3 de l’acte IV, qui oppose Clitandre à Trissotin :

6

Clitandre.
Je m’explique, Madame, et je hais seulement
La science et l’esprit qui gâtent les personnes. […]
Trissotin.
Pour moi, je ne tiens pas, quelque effet qu’on suppose,
Que la science soit pour gâter quelque chose.
Clitandre.
Et c’est mon sentiment, qu’en faits, comme en propos,
La science est sujette à faire de grands sots. [10]

7Cet effet stylistique de redondance, qui se prolonge dans les répliques suivantes et soulève de manière ironique la relation entre trois termes anaphoriques, science, savant et sot, reflète surtout un intérêt nouveau pour la science.

8On voit par là que le discours sur la science existe bien dans le théâtre moliéresque, et qu’en se distinguant des modalités d’insertion plus marquées, il ne constitue pas un discours séparé du reste de l’échange. Il se fait dès lors en même temps reflet de l’émergence de la science comme discipline autonome, et d’une typologie des savoirs souvent peu stables. Ainsi, dans La Jalousie du barbouillé, le docteur définit les quatre parties de la philosophie en « logique, morale, physique et métaphysique [11] » – manifestement une référence à la division traditionnelle adoptée par la scolastique. Plus tard, dans Le Bourgeois gentilhomme, le maître de philosophie range dans les « sciences » la logique, la morale, la physique et même l’orthographe [12]. Enfin, dans Les Femmes savantes, le projet d’académie des savantes est présenté, par Philaminte, en ces termes :

9

Qu’on peut faire comme eux de doctes assemblées, […]
Qu’on veut y réunir ce qu’on sépare ailleurs,
Mêler le beau langage et les hautes sciences. [13]

10Plus loin, Armande précise les disciplines qui intéressent l’académie :

11

Nous approfondirons, ainsi que la physique,
Grammaire, histoire, vers, morale et politique. [14]

12Comme on le voit, la séparation des sciences et des belles-lettres n’est pas nette – elle l’est d’autant moins qu’à l’époque, la césure (qui existe) dans la pratique même de ces activités est récente ; et les domaines physiques restent largement associés aux champs moral et métaphysique, suivant les anciennes catégories de savoirs adoptées par les écoles du Moyen Âge, héritées de l’Antiquité. Le texte théâtral manifeste ainsi une réalité sans doute encore étrangère à nos consciences contemporaines : la porosité essentielle des disciplines ; il met en évidence une difficulté à se dégager d’une position ancillaire par rapport au domaine religieux et, dans le même mouvement, une émancipation complexe, voire conflictuelle de ce que l’on entend par « science ».

13En même temps, si la distinction entre science et littérature s’accentue, comme le montre la réplique de Philaminte, un débat sur le langage le plus apte à porter le discours philosophique est en question. C’est ce qu’ont montré les travaux de Philippe Chométy, puisque d’une part, « toutes les sciences méritent d’être louées par le poète [15] », et que d’autre part le poète, par la mise en vers, éclaire les idées, « garantit leur diffusion, augmente leur portée. Par le poème, il rend les idées capables de produire un effet[16] ». L’espace théâtral met alors en évidence ces tensions et questionnements ; et la place peu démarquée qu’il accorde au discours scientifique, diffus, intégré dans l’échange, nous semble constituer un véritable signe de cette émergence complexe.

La représentation de la science dans le théâtre moliéresque

14La société de Molière est faite de valets et de servantes, de bourgeois, de provinciaux, d’artistes, de médecins mais également d’hommes de savoir, dont les connaissances peuvent être valorisées ou au contraire ridiculisées. Ainsi, l’on retrouve dans son œuvre une population de savants et savantes, tout à la fois passionnés de poésie et de science, de littérature et de philosophie, formant le socle d’une idéale République des Lettres, telle que la présente, en 1700, le polygraphe Vigneul-Marville :

15

Elle s’étend par toute la Terre ; et elle est composée de gens de toute nation, de toute condition, de tout âge et de tout sexe ; les femmes non plus que les enfants n’en étant point exclus. On y parle toute sorte de langues vivantes et mortes. Les arts y sont joints aux lettres, et les mécaniques y tiennent leur rang, mais la religion n’y est pas uniforme, et les mœurs, comme dans toutes les autres républiques y sont mélangées de bien et de mal. [17]

16Leurs débats, leur mode de réunion, la naissance d’une sociabilité intellectuelle est alors représentée. Dans Les Femmes savantes, Philaminte se montre ainsi fort soucieuse de la création de son académie [18] qui réunirait les femmes lettrées qui l’entourent, et dans laquelle elle souhaite l’association des savoirs de différentes disciplines :

17

Mais nous voulons montrer à de certains esprits […]
Que de sciences aussi les femmes sont meublées ;
Qu’on peut faire comme eux de doctes assemblées, […]
Qu’on veut y réunir ce qu’on sépare ailleurs. [19]

18Comme le précise Georges Couton, Molière cherche à présenter, à travers le personnage de Philaminte, l’émergence d’une catégorie de femmes instruites et éprises de science ; il en pointe ici, sans attaque personnelle, un trait mondain, que le théâtre, par ses effets de grossissement, accentue : « il sera sans doute plus opportun de dire qu’une dame inconnue, plusieurs dames peut-être, ont posé pour Philaminte : le goût pour l’astronomie, à quoi conduisait si normalement l’astrologie judiciaire, devait être largement répandu [20] ». Dans Le Bourgeois gentilhomme, le maître de philosophie incarne également un savant et fait face à M. Jourdain, riche bourgeois, intéressé par toutes les formes de savoir, curieux des arts et du monde. Dans ce paysage sociologique, se présentent également des faux savants et hommes de sciences, tel l’astrologue Anaxarque des Amants magnifiques, qui défend une fausse scientificité, fondée sur la superstition, et dont les influences résistent, au moment même où l’astronomie pose, notamment avec Kepler et Galilée, ses fondements : « Ne savez-vous pas bien que l’astrologie est une affaire d’État, et qu’il ne faut point toucher à cette corde-là [21] ? » Ainsi, dans ses présentations de différentes figures de savants et contemporains épris de sciences, Molière saisit sur le vif, au-delà de la dimension comique ou satirique que peuvent présenter ces différents personnages, une société qui s’interroge [22].

19Il convoque en outre de véritables savants et scientifiques, faisant autorité, qui sont souvent cités en référence, au premier rang desquels se place Aristote : père de la philosophie, de la science, de la médecine, de la poétique, ses concepts constituent sans doute la pierre de touche des savoirs classiques. Sa référence fonctionne alors quasiment comme un idiome langagier, servant, de manière ironique, d’argument d’autorité à peu de frais. De nombreuses références de tels emplois sont notamment étudiées par Jacques Truchet [23], comme dans cet extrait du Médecin malgré lui :

20

Sganarelle. Aristote, là-dessus, dit… de fort belles choses.
Geronte. Je le crois.
Sganarelle. Ah ! c’était un grand homme ! [24]

21Ajoutons encore, plusieurs références et allusions à Platon, Pyrrhon, Épicure ou Sénèque et le stoïcisme, ou encore Lucrèce, dont le De natura rerum constitue l’hypotexte de la tirade prononcée par Éliante, au sujet des goûts amoureux dans Le Misanthrope[25]. Enfin, dans Les Femmes savantes, Trissotin cite le nom de Descartes, celui dont la pensée « donne naissance, contre le cosmos aristotélicien, à un nouveau monde [26] ».

22Au delà du projet de peinture de son temps, le discours scientifique sert également de présentation d’« une vision du monde matérialiste [27] ». En effet, Molière diffuse, à travers son théâtre, des savoirs et des démarches proprement scientifiques : l’attitude de Dom Juan face à l’animation de la statue du commandeur relève, d’une certaine façon, de celle du scientifique qui, jusqu’au bout, met en doute ses perceptions sensibles et fonde ses certitudes sur l’expérimentation. Ainsi, tout au long des deux derniers actes, en plusieurs répliques disséminées, Molière présente une démarche scientifique en acte, étape par étape :

23

Quoi qu’il en soit, laissons cela : c’est une bagatelle ; et nous pouvons avoir été trompés par un faux jour, ou surpris de quelque vapeur qui nous ait troublé la vue.
Il y a bien quelque chose là-dedans que je ne comprends pas ; mais quoi que ce puisse être, ce n’est pas capable ni de convaincre mon esprit, ni d’ébranler mon âme.
Non, non, et rien n’est capable de m’imprimer de la terreur, et je veux éprouver avec mon épée si c’est un corps ou un esprit. [28]

24Le personnage pose comme premier principe le doute, la remise en cause de ses sens, puis il énonce le fait que seule une compréhension rationnelle du phénomène lui permettrait de se forger une certitude. Enfin, il cherche à progresser dans sa connaissance par l’expérimentation. Comme le souligne Patrick Dandrey, « la grandeur de l’homme selon Dom Juan n’est pas grandeur spirituelle mais grandeur d’esprit, un esprit en éveil qui traque les faux semblants jusqu’à sa dernière heure, […] et qui refuse de se laisser abuser par les chimères de la religion qui se proclame la seule véritable [29] ».

25De plus, par la voix de personnages savants ou le jeu de références illustres, Molière convoque des questions scientifiques contemporaines et soulève, accentue, rend saillants les débats. Il questionne notamment le sujet des relations de l’esprit et du corps à propos duquel Descartes, défenseur d’une stricte séparation entre l’âme et le corps, s’oppose à Gassendi et Cordemoy, qui considèrent que le rapport entre la pensée et les mouvements du corps est lié à la providence de Dieu. Le sujet apparaît notamment dans Dom Juan, dans lequel il se situe au cœur de l’échange entre Sganarelle et son maître, au début de l’acte III. Le valet présente à son maître une théorie occasionnaliste, transposée sur un plan burlesque, dont Olivier Bloch souligne les échos avec des passages du Discernement du corps et de l’âme en six discours pour servir à l’éclaircissement de la physique de Cordemoy :

26

Cela n’est-il pas merveilleux que me voilà ici, et que j’aie cent choses dans la tête qui pense cent choses différentes en un moment, et fait de mon corps tout ce qu’elle veut ? Je peux frapper des mains, hausser le bras, lever les yeux au ciel, baisser la tête, remuer les pieds, aller à droit, à gauche, en avant, en arrière, tourner […]. [30]

27D’autres questions scientifiques sont soulevées : celle de la création du monde, qui fait l’objet du début de la tirade de Sganarelle – « et je comprends fort bien que ce monde que nous voyons n’est pas un champignon, qui soit venu tout seul en une nuit » – et présente une vision finaliste du monde ; celle de la spécificité de la nature humaine, dans Les Femmes savantes par exemple, où le langage et la raison sont présentés comme les moyens de distinguer l’homme de l’animal, et qui sollicite comme hypotexte la cinquième partie du Discours de la méthode :

28

Mariez-vous, ma sœur, à la philosophie,
Qui nous monte au-dessus de tout le genre humain,
Et donne à la raison l’empire souverain,
Soumettant à ses lois la partie animale,
Dont l’appétit grossier aux bêtes nous ravale. [31]

29Sont également évoqués, par des références tout à la fois ponctuelles et précises, les théories cartésiennes de la matière et du corps, ou celle des tourbillons. Ainsi, pour Descartes, tous les corps, ou atomes, sont faits d’une même matière, et les intervalles qui les séparent sont remplis, la matière se définissant « comme un vrai corps parfaitement solide qui remplit également toutes les longueurs, largeurs et profondeurs de ce grand espace au milieu duquel nous avons arrêté notre pensée [32] ». C’est sur ce sujet que se prononce Bélise en ces termes :

30

Je m’accommode assez pour moi des petits corps
Mais le vide à souffrir me semble difficile,
Et je goûte fort mieux la matière subtile. [33]

31La réplique de la savante met en opposition la position de Démocrite, concepteur des « petits corps » et celle de Descartes, qui conteste l’existence du vide et s’oppose lui-même, dans les Principes de la philosophie, à la thèse de Démocrite [34]. À nouveau, en deux vers, un débat de physique important est soulevé et proposé à la réflexion, tandis que la fin de la réplique se conclut « en plaisanterie grivoise [35] ».

32De même, les références suivantes empruntant à la cosmologie cartésienne, qui se fonde sur les mouvements des planètes autour du Soleil, appuyée sur l’hypothèse d’un phénomène de tourbillons :

33

Armande.
J’aime ses tourbillons.
Philaminte.
Moi, ses mondes tombants. [36]

34Les connaissances scientifiques se diffusent ainsi, de manière ponctuelle, souvent brève, affleurant à la surface du texte de théâtre, discernables pour un public averti, venant enrichir le texte et lui apporter un « fond scientifique et philosophique », qui reste toujours au second plan, mais infiltre l’échange par petites touches. Elles s’y fondent de manière plus ou moins ténue, portées, comme le précise Olivier Bloch, par « une forme ou des formes clandestines d’expression, avec les procédés qui les caractérisent [37] », parmi lesquels, l’allusion, la référence, le pastiche ou l’effet d’écho. Ainsi, mentionnant les effets d’écho qui se produisent entre la tirade du tabac, première réplique de Dom Juan, et la philosophie matérialiste, Olivier Bloch considère que le texte dessine une « équation entre vertu, honneur et tabac » qui ne peut manquer d’évoquer « la tradition d’argumentation matérialiste tirée des psychotropes qui court de Lucrèce à La Mettrie [38] ».

35Dans d’autres cas, une réplique, relativement isolée, fait référence à un concept scientifique, comme cette réflexion de Gros-René dans Le Dépit amoureux, qui fait directement allusion au scepticisme : « Pour moi, je ne sais point tant de philosophie ; / Ce que voient mes yeux, franchement, je m’y fie [39] ». Dans d’autres cas encore, c’est une tirade assez courte, formant un tout, centrée sur un sujet précis, qui remplit un rôle informatif, et fonctionne en quelque sorte comme une « ekphrasis scientifique [40] ». Il en est notamment ainsi des échanges entre Sganarelle et son maître dans Dom Juan, à l’acte III scène 1, dans lesquels l’opposition entre croyance et explication scientifique est développée par séquences de discours de trois à dix phrases environ, sur des sujets tels que l’origine du monde, la nature de l’homme ou les relations du corps et de l’esprit.

36Par ces différents moyens, Molière semble viser un double projet. D’une part, il s’appuie sur des répliques pour présenter des savoirs émergents ou discutés au cœur de son époque, dans une langue accessible voire frappante. Ainsi, le maître de philosophie, enseignant l’orthographe, diffuse un savoir phonétique et phonologique spécifique :

37

Et là-dessus j’ai à vous dire que les lettres sont divisées en voyelles, ainsi dites voyelles parce qu’elles expriment les voix ; et en consonnes, ainsi appelées consonnes parce qu’elles sonnent avec les voyelles, et ne font que marquer les diverses articulations des voix. [41]

38Le dramaturge s’inspire très nettement du Discours physique de la parole de Cordemoy, dont il cite des passages, ou résume d’autres parties, de manière très fidèle [42]. D’autre part, Molière cherche à exposer des débats, à mettre face à face des positions, à soulever des questions scientifiques problématiques. Ainsi, Dom Juan ne donne pas lieu à un parti-pris moralisateur de la part du dramaturge, et la condamnation finale du personnage, si empreinte de merveilleux, ne peut être considérée comme un rejet des positions scientifiques en jeu dans la pièce. Patrick Dandrey justifie en ces termes ce refus de jugement :

39

Molière, en paraissant se résoudre benoîtement à assurer le triomphe d’un dogme sur l’autre, le triomphe de la foi sans états d’âme sur l’athéisme sans nuances, réussit à maintenir l’incertitude en faisant la part égale aux deux « religions », celle de Dom Juan, qui croit tout au plus que « deux et deux sont quatre » – foi de mécanicien et de machiniste ; et celles des bons chrétiens qui croient de pleine foi assister à un miracle. [43]

40Sur ces sujets complexes et donnant lieu à débat, Molière cherche d’ailleurs davantage à provoquer la discussion qu’à s’engager pour une thèse, ou une démonstration, comme le souligne le conseil de Philaminte :

41

Découvrir la nature en mille expériences,
Et sur les questions qu’on pourra proposer
Faire entrer chaque secte, et n’en point épouser. [44]

42Donner à voir différentes positions, soulever leurs enjeux scientifiques et philosophiques sans s’engager dans la défense d’une doctrine et d’une pensée unique, tel semble bien constituer le propos défendu par Philaminte, rejoint sans doute, ici, par le dramaturge. Les deux visées moliéresques, celle de présentation et celle de problématisation des questions scientifiques, se développent dans des échanges où le discours de la science ne se trouve pas démarqué de manière ostensible de l’avancée dramatique du dialogue. Cependant ce choix relève bien également, selon nous, d’une recherche poétique consistant à faire du discours scientifique un objet de théâtralité.

La théâtralisation des savoirs scientifiques

43En effet, la modalité spécifique que Molière adopte pour diffuser le discours scientifique nous parait relever d’un véritable projet d’écriture. Plus précisément, il nous semble que Molière retient dans l’écriture de la science ce qui peut rencontrer l’écriture théâtrale, associant et démultipliant alors leurs effets réciproques. Comme le souligne Olivier Bloch, « Molière récupère et amplifie considérablement les éléments de théâtralité philosophique [45] », et nous ajoutons : de théâtralité scientifique. Trois procédés semblent ainsi relever de ressources propres aux deux discours. Tout d’abord la forme même du texte théâtral, le dialogue, est parent du dialogue philosophique, de sa tradition socratique et de la démarche scientifique. En effet, le principe de cette structure textuelle est de mettre en question les croyances et opinions premières, par le questionnement rationnel, pour conduire progressivement à la vérité. Tel est le cas dans le texte moliéresque, dans lequel l’intégration aux échanges des pensées scientifiques permet de restituer ce dialogisme. Ainsi, l’échange entre Sostrate et Iphicrate, dans les Amants magnifiques, conduit à opposer la croyance en l’astrologie et les sciences occultes à celle de la raison et de l’expérience :

44

Iphicrate. Si vous ne comprenez pas les choses, au moins les pouvez-vous croire, sur ce que l’on voit tous les jours.
Sostrate. Comme mon sens est si grossier qu’il n’a pu rien comprendre, mes yeux aussi sont si malheureux qu’ils n’ont jamais rien vu. […]
Iphicrate. Mais enfin la Princesse croit à l’astrologie, et il me semble qu’on y peut bien croire après elle. Est-ce que Madame, Sostrate, n’a pas de l’esprit et du sens ?
Sostrate. Seigneur, la question est un peu violente. L’esprit de la Princesse n’est pas une règle pour le mien, et son intelligence peut l’élever à des lumières où mon sens ne peut pas atteindre. [46]

45De la sorte, la confrontation des idées se trouve mise en scène, les points de vue bien distingués, du fait même qu’ils sont incarnés, parfois caricaturés, par des personnages. Les préjugés trouvent leur limite – ceux de la doxa d’une part, ceux liés à l’influence d’un personnage qui fait autorité d’autre part –, les idées se développent par étapes, progressent, permettant au public de les découvrir peu à peu sans que le discours philosophique ne se diffuse massivement et brutalement.

46Un autre procédé que partagent théâtre et science est celui de la métaphore. Philippe Chométy a largement étudié, dans la poésie d’idées, le fonctionnement de cette figure et ses enjeux, et montré comment elle participait de la démarche scientifique [47]. De même, au théâtre, la présence des métaphores permet le développement de la poéticité du discours qui ravit un public galant, amateur de riches images. Tandis que l’image scientifique permet de mieux représenter, de faire percevoir une analogie, l’image littéraire provoque l’étonnement, réactive une topique, touche et saisit. Saisissement intellectuel et sensible se rejoignent alors, chez Molière, dans l’exploration d’une poétique scientifique, que l’on peut notamment observer dans Les Femmes savantes. Ainsi, tout au long de la pièce, fonctionne et fait variation la métaphore de la séparation de l’esprit et du corps, développée ensuite en opposition entre raison et passion. D’abord présentée par Henriette et Armande, par des métaphores sur la bassesse et la hauteur – où les « élévations » d’Armande s’opposent au « terre à terre » d’Henriette – elle est peu à peu incarnée par les personnages eux-mêmes, ce qui donne à voir de manière non seulement imagée, mais bel et bien figurée, le concept de séparation :

47

Ainsi, dans nos desseins l’une à l’autre contraire,
Nous saurons toute deux imiter notre mère :
Vous, du côté de l’âme et des nobles désirs,
Moi, du côté des sens et des grossiers plaisirs ;
Vous aux productions d’esprit et de lumière,
Moi, dans celles, ma sœur, qui sont de la matière. [48]

48Plus loin, c’est une nouvelle variation du même concept qui se développe et trouve incarnation dans le couple principal de la comédie. Ainsi, dans cette réplique de Philaminte, l’opposition entre le corps et l’âme est reprise, mais renouvelée notamment à travers la figure de l’opposition entre père et mère, qui se trouve concrètement en jeu sur scène :

49

Je lui montrerai bien aux lois de qui des deux
Les droits de la raison soumettent tous ses vœux.
Et qui doit gouverner, ou sa mère ou son père
Ou l’esprit ou le corps, la forme ou la matière. [49]

50À nouveau donc, l’opposition entre corps et esprit se trouve métaphorisée, et renforcée par les conflits et oppositions de l’intrigue théâtrale elle-même [50]. Action théâtrale, métaphore et concepts philosophiques semblent ainsi se nourrir les uns les autres et se développer de manière conjuguée. Molière parvient, de plus, à saisir l’écriture métaphorique d’auteurs scientifiques : le discours cartésien, lui-même largement métaphorique, est inséré dans les répliques des savantes, et assure ainsi la continuité d’une scène dont le sujet portait d’abord sur la poéticité des images et expressions du sonnet de Trissotin. L’usage de la métaphore dans la poétique scientifique moliéresque permet donc à la fois la compréhension d’un concept scientifique abordé de manière frappante et le développement d’une densité poétique du texte.

51Enfin, un dernier procédé concerne l’écriture scénographique et la dramaturgie du texte. En effet, plusieurs tirades scientifiques débouchent sur un effet scénique manifeste, provoquant la surprise ou le rire du spectateur. L’exemple le plus flagrant est celui de la chute de Sganarelle, dans Dom Juan :

52

Sganarelle. Mon raisonnement est qu’il y a quelque chose d’admirable dans l’homme, quoi que vous puissiez dire, que tous les savants ne sauraient expliquer. […]. Je veux frapper des mains, hausser le bras, lever les yeux au ciel, baisser la tête, remuer les pieds, aller à droit, à gauche, en avant, en arrière, tourner…
Il se laisse tomber en tournant.
Dom juan. Bon ! Voilà ton raisonnement qui a le nez cassé. [51]

53La logorrhée de Sganarelle sur la toute puissance de Dieu dans les relations entre corps et esprit se conclut par une excitation extrême, fondée sur le procédé de l’accumulation, associée sans doute à une scénographie présentant le personnage comme un automate emporté par sa propre mécanique, puis finalement par une chute spectaculaire. Molière fonde la scène sur un mouvement aux effets dramaturgiques ascendants : le développement scientifique se développe en crescendo, en parallèle avec l’accélération d’une gestuelle qui conduit à une véritable pantomime, puis l’effet retombe brusquement, dans une chute finale fonctionnant comme une pointe rhétorique, et signifiant, du même coup, la vacuité du raisonnement précédent. La chute constitue, sur la scène du théâtre, la preuve de l’échec de la thèse scientifique, l’effet scénique soutenant alors la force d’une démonstration par l’absurde.

54Comme l’explique Olivier Bloch à propos des philosophèmes – en supposant que les concepts scientifiques fonctionnent de même : « les philosophèmes en littérature et au théâtre servent à autre chose qu’à faire de la philosophie ». Les idées scientifiques nourrissent le texte, sa textualité et sa dramaturgie, tandis qu’en même temps, par un effet retour, « la représentation théâtrale et la tournure comique peuvent produire à leur tour des effets [52] » sur les savoirs scientifiques, grâce aux pouvoirs de l’imagination et, corrélativement, du dessillement que suscite l’œuvre théâtrale.

55L’œuvre de Molière constitue bien un lieu de résonance de l’émergence de la science, de ses concepts, de ses acteurs et de ses débats au XVIIe siècle. Molière cite des savants, diffuse leurs théories ou soumet à l’examen actif du spectateur des questions dont il ne donne pas la clé. Le choix d’inscrire le discours scientifique, sans démarcation ni procédés caricaturaux, dans la continuité des échanges paraît à la fois révélateur de la naissance d’un champ disciplinaire qui s’autonomise, se cherchant un langage et un espace propres, et d’un projet de dramaturge, soucieux d’explorer les ressources d’une écriture scientifique au théâtre. Molière parvient ainsi à exploiter des procédés qui viennent enrichir son écriture théâtrale tout en rendant saillant le questionnement philosophico-scientifique : les échanges éclairent le débat scientifique tandis qu’ils renforcent la force du dialogue, la métaphore soutient à la fois l’imagination scientifique et le saisissement poétique, et les effets scéniques renforcent l’efficacité dramaturgique en même temps qu’ils servent l’argumentation frappante.

Notes

  • [1]
    L. Dahan-Gaida, Conversations entre la littérature, les arts et les sciences, Besançon, Presses Universitaires de Franche-Comté, 2006, p. 17.
  • [2]
    E. Bury, « Littérature et philosophie, ou de la philosophie et de ses effets », Papers on French Seventeenth-Century Literature, n° 49 (« Le savoir au XVIIe siècle), 1998, p. 377.
  • [3]
    Ibid.
  • [4]
    M. Blay, La Naissance de la science classique au XVIIe siècle, Paris, Nathan, 1999. Sur ce point de l’histoire des sciences, voir également P. Rossi, Aux origines de la science moderne, Paris, Seuil, 2004 ; S. Mazauric, Histoire des sciences à l’époque moderne, Paris, A. Colin, 2009.
  • [5]
    La citation qui sert de titre à cet article est tirée du Bourgeois gentilhomme, II, 4.
  • [6]
    G. Conesa, Le Dialogue moliéresque : étude stylistique et dramaturgique, Paris, Puf, 1983.
  • [7]
    Je me permets de renvoyer à ma thèse de doctorat, L’Insertion dans le théâtre (1661-1674) : lettres, poèmes, chansons, dir. P. Ronzeaud, Université d’Aix-Marseille, 2008.
  • [8]
    P. Dandrey, La Médecine et la maladie dans le théâtre de Molière, Paris, Klinsksieck, 1998, t. I, p. 189.
  • [9]
    Molière, Le Tartuffe, éd. M.-A. Gervais Zaninger, Paris, Bordas, 2003, p. 204.
  • [10]
    Les Femmes savantes, IV, 3, v. 1281-1284, dans Molière, Œuvres complètes. II, éd. G. Couton, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1971, p. 1048. Désormais, toutes les citations seront données d’après cette édition.
  • [11]
    La Jalousie du barbouillé, I, 2, p. 15.
  • [12]
    Le Bourgeois gentilhomme, II, 4, p. 726-727.
  • [13]
    Les Femmes savantes, III, 2, v 868-873, p. 1030.
  • [14]
    Ibid., v. 893-894, p. 1031.
  • [15]
    Ph. Chométy, « Philosopher en langage des dieux » : la poésie d’idées en France au siècle de Louis XIV, Paris, Champion, 2006, p. 133.
  • [16]
    Ibid., p. 309 (je souligne).
  • [17]
    Vigneul-Marville [Bonaventure d’Argonne], Mélanges d’histoire et de littérature, Rouen, Maurry, 1699-1700, t. II, p. 60.
  • [18]
    Nous désignons ici, non les académies officielles et institutionnelles, mais ce mouvement de réunion, issu d’initiatives personnelles, lié aux nouvelles sociabilités galantes et intellectuelles que suscite le siècle, qui donne naissance à des assemblées, appelées aussi « académies ».
  • [19]
    Les Femmes savantes, III, 2, v. 862-872, p. 1029.
  • [20]
    Ibid., notice, p. 878.
  • [21]
    Les Amants magnifiques, I, 2, p. 655. Sur les fondements de la nouvelle astronomie, on songe au Mysterium cosmographicum (1596), à l’Astronomia nova (1609) et aux Harmonices mundi (1619) de Kepler, ainsi qu’au Sidereus noncius (1610) de Galilée.
  • [22]
    Sur la confrontation par exemple entre Gassendi et l’astrologue J.-B. Morin, voir O. Bloch, Molière / philosophie, Paris, A. Michel, 2000, p. 161 sq.
  • [23]
    J. Truchet (dir.), Thématique de Molière : six études suivies d’un inventaire général des thèmes de son théâtre, Paris, Sedes, 1985, p. 235-236. J. Truchet cite de multiples allusions ou références dans La Jalousie du barbouillé, Le Médecin volant, Le Médecin malgré lui, Le Mariage forcé, Les Femmes savantes et Dom Juan.
  • [24]
    Le Médecin malgré lui, II, 4, p. 245.
  • [25]
    Le Misanthrope, II, 5, v. 711-730, p. 174. Sur la relation avec le texte de Lucrèce, voir la note de G. Couton, p. 1336.
  • [26]
    M. Blay, Dieu, la Nature et l’Homme : l’originalité de l’Occident, Paris, A. Colin, 2013, p. 260. Le nom du philosophe apparaît dans cette réplique de Trissotin : « Descartes pour l’aimant donne fort dans mon sens » (III, 2, v. 882, p. 1130). Le site Molière 21, qui référence avec précision les hypotextes et allusions à d’autres auteurs dans l’œuvre de Molière, précise d’ailleurs que les femmes du temps développaient pour la philosophie de Descartes un goût prononcé : http://moliere.paris-sorbonne.fr/base.php?Descartes_pour_l%27aimant. Voir également O. Bloch, « Le Descartes de Molière », dans D. Kolesnik-Antoine (dir.), Qu’est-ce qu’être cartésien ?, Lyon, ENS éditions, 2014, p. 209-229.
  • [27]
    Sur la vision documentaire et même idéologique du monde que représente l’insertion du discours scientifique en littérature, voir L. Dahan-Gaida, op. cit., passim.
  • [28]
    Dom Juan, IV, 1, p. 67 ; V, 2, p. 80 ; V, 6, p. 85.
  • [29]
    P. Dandrey, op. cit., p. 105.
  • [30]
    Dom Juan, III, 1. Voir O. Bloch, op. cit., p. 155.
  • [31]
    Les Femmes savantes, I, 1, v. 44-48, p. 987.
  • [32]
    R. Descartes, Le Monde, ou Traité de la lumière, VI, Œuvres, éd. Ch. Adam et P. Tannery, Paris, Cerf, 1897-1913, t. XI, p. 33.
  • [33]
    Les Femmes savantes, III, 2, v. 880-882, p. 1030.
  • [34]
    Nous renvoyons à nouveau, sur ce sujet, au site Molière 21, en particulier à l’abondant travail de référencement proposé sur le concept de « petits corps » : http://moliere.paris-sorbonne.fr/=base.php?Petits_corps.
  • [35]
  • [36]
    Ibid., v. 884. Cf. R. Descartes, Principes de la philosophie, III, 26, Œuvres, éd. cit., t. IX-2, p. 113 : « nous pensons que [la terre] est en repos et qu’elle n’a point de propension au mouvement, vu que nous n’en remarquons point en elle ; mais ne croyons pas aussi que cela puis empêcher qu’elle ne soit emportée par le cours du ciel et qu’elle ne suive son mouvement, sans pourtant se mouvoir ».
  • [37]
    O. Bloch, op. cit., p. 112.
  • [38]
    O. Bloch, « Littérature, théâtre et philosophie, à propos de Molière », Papers on French Seventeenth-Century Literature, n° 49, 1998, p. 459.
  • [39]
    Le Dépit amoureux, I, 1, v. 58, p. 161. Cf. F. de La Mothe Le Vayer, Dialogues d’Orasius Tubero (1631), Francfort [i.e. Trévoux], J. Savius, 1716, t. I, p. 78-79, qui remet également en cause le principe du doute absolu : http://moliere.paris-sorbonne.fr/base.php?Ce_que_voient_mes_yeux%2C_franchement_je_m%27y_fie.
  • [40]
    H. Marchal, « Péremption savante et intégration littéraire », dans L. Dahan-Gaida, op. cit., p. 38.
  • [41]
    Le Bourgeois gentilhomme, II, 4, p. 728.
  • [42]
    O. Bloch insiste sur la fidélité du texte théâtral à l’ouvrage scientifique : « Le propos n’est pas dénaturé, ni à proprement parler caricaturé. Si le discours de Cordemoy se trouve ici transformé en élément comique, c’est en effet par le contexte et la situation » (« Littérature, théâtre et philosophie […] », art. cit., p. 454). Pour s’en convaincre, l’on pourra se reporter à l’exemple de la prononciation des voyelles dans Le Bourgeois gentilhomme et dans le Discours physique de la parole : voir http://moliere.paris-sorbonne.fr/base.php?La_voix_A_se_forme_en_ouvrant_fort_la_bouche.
  • [43]
    P. Dandrey, Dom Juan ou la critique de la raison comique, Paris, Champion, 2011, p. 95.
  • [44]
    Les Femmes savantes, III, 2, v. 873-876, p. 1030.
  • [45]
    O. Bloch, « Littérature, théâtre et philosophie […] », art. cit., p. 455.
  • [46]
    Les Amants magnifiques, III, 1, p. 679-680.
  • [47]
    Ph. Chométy, op. cit., p. 307-337.
  • [48]
    Les Femmes savantes, I, 1, v. 68-72, p. 988.
  • [49]
    Ibid., IV, 1, v. 1127-1130, p. 1043.
  • [50]
    Cette opposition provoque aussi l’inversion des rôles sexuels traditionnels dans l’institution, ainsi que dans la philosophie aristotélicienne, soulevant une remise en question – en jeu dans l’intrigue de la pièce – à la fois sociale et philosophique. Voir C. Kintzler, « Les Femmes Savantes de Molière et la question des fonctions du savoir », XVIIe siècle, n° 211, 2001, p. 248.
  • [51]
    Dom Juan, III, 1, p. 58.
  • [52]
    O. Bloch, Molière / philosophie, op. cit., p. 118.
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