Couverture de LICLA_080

Article de revue

Livres alchimiques en quête d'auteurs

Pages 207 à 224

Notes

  • [1]
    Nous ne tenons en effet aucun compte dans cet article de cette partie de l’alchimie où certains chercheurs actuels voient une forme de pré-chimie. Notre attention va dans cette étude à tous les alchimistes qui, comme H. Khunrath ou le pseudo-Flamel, se réclament d’une tradition secrète multiséculaire et disent vouloir écrire sur la fabrication de la pierre philosophale.
  • [2]
    A.-J. Festugière, La Révélation d’Hermès Trismégiste. I : L’Astrologie et les sciences occultes, Paris, J. Gabalda & Cie, 1950, p. 309-354.
  • [3]
    Sur La Table d’émeraude, voir J. Ruska, Tabula Smaragdina. Ein Beitrag zur Geschichte der hermetischen Literatur, Heidelberg, Winter, 1926 ; Hermès Trismégiste, La Table d’Émeraude, éd. D. Kahn, Paris, Les Belles Lettres, 1994 ; A. Faivre (dir.), Présence d’Hermès Trismégiste, Paris, Albin Michel, « Cahiers de l’Hermétisme », 1988.
  • [4]
    Voir infra fig. 1. Senior Zadith, c’est-à-dire l’alchimiste arabe Ibn Umail.
  • [5]
    Azoth ou le moyen de faire l’Or caché des Philosophes. Traduction françoise, Paris, J. et Chr. Périer, 1624, p. 185. La première version, allemande, est parue en 1613 dans un recueil intitulé Occulta philosophia.
  • [6]
    Conspectus scriptorum illustrorum, libellus posthumus, Copenhague, S. Garmann, 1697, p. 30.
  • [7]
    Le Filet d’Ariadne pour entrer avec seureté dans le Labirinthe de la Philosophie Hermetique, Paris, L. d’Houry, 1695.
  • [8]
    [J. Harprecht], L’Enfant hermaphrodite du Soleil et de la Lune [1752], trad. fr. Y. Lauthe, Paris, J.-C. Bailly, 1985, Avant-propos, p. 23.
  • [9]
    P. A. Riffard, L’Ésotérisme. Qu’est-ce que l’ésotérisme ? Anthologie de l’ésotérisme occidental, Paris, R. Laffont, « Bouquins », 1990, p. 314.
  • [10]
    Il est notamment l’auteur des Douze Clefs de la Philosophie (1600) et d’un traité intitulé Azoth (1624).
  • [11]
    N. Flamel, Écrits alchimiques, Paris, Les Belles Lettres, 1993, p. 102.
  • [12]
    R. Halleux, « Le mythe de Nicolas Flamel », Archives internationales de l’histoire des sciences, n° 33, 1983, p. 249. L’auteur remarque notamment que Le Livre des figures hiéroglyphiques comporte une citation du De Lapide philosophico de Lambsprinck (1599).
  • [13]
    N. Flamel, op. cit., p. 16.
  • [14]
    Ibid., p. 24.
  • [15]
    Ibid., p. 28.
  • [16]
    De la République des Turcs […] par Guillaume Postel, cosmopolite, Poitiers, E. de Marnef, 1560.
  • [17]
    Das Fundament der Lehre vom Stein der Weisen, oder des Urältesten Philosophie Hermetis Trimegisti Tabula Smaragdina […], Hambourg, C. König / E. Hoch-Edl, 1736.
  • [18]
    Dictionnaire de philosophie alchimique, Argentière, Charlet, 1961.
  • [19]
    G. Starkey, L’Entrée ouverte au Palais fermé du Roi, trad. M. Préaud, Paris, Denoël, « Bibliotheca Hermetica », 1970, p. 15.
  • [20]
    J.-Ch. Thilorier, Mémoire pour le Comte de Cagliostro, 1786, p. 13 ; cité dans P. A. Riffard, op. cit., p. 797.
  • [21]
    Ce sont les termes qui figurent par exemple sur la page de titre du traité allemand Hermaphroditisches Sonn und Monds […], Mayence, F. Krebs, 1752 ; trad. fr. : Paris, J.-C. Bailly, 1985.
  • [22]
    Sur la page de titre de L’Existence de la Pierre merveilleuse des Philosophes […], En France [sic], 1765. Voir infra fig. 2.
  • [23]
    Sur la page de titre du Dictionnaire hermétique, Paris, L. d’Houry, 1695.
  • [24]
    La Sainte Bible selon la Vulgate, Psaume XCI, 7 : « L’homme stupide ne les connaîtra pas [les pensées de Dieu], et l’insensé ne les comprendra pas ».
  • [25]
    Voir infra fig. 2.
  • [26]
    R. Halleux, Les Textes alchimiques, Turnhout, Brepols, 1979, p. 98.
  • [27]
    Voir J. Tritheim, Cathalogus illustrium virorum Germaniae […], Mayence, 1495 ; C. Gessner, Bibliotheca universalis, sive catalogus omnium scriptorum, Zurich, 1545 ; J. Bale, Illustrium Maioris Britanniae Scriptorum, Ipswich, 1548.
  • [28]
    Abregé des secrets chymiques, Paris, P. Billaine, 1636, p. 5.
  • [29]
    Ibid., p. 7.
  • [30]
    Ibid., p. 1-2.
  • [31]
    J. Mangin de Richebourg, Bibliothèque des Philosophes Chimiques [Paris, Cailleau, 1741-1754], Grez-Doiceau, Beya, t. I, 2003, p. 64.
  • [32]
    Au début de L’Ouverture de L’Escolle de Philosophie transmutatoire metallique, Paris, Ch. Sevestre, 1633 : voir infra fig. 3.
  • [33]
    Au début de L’Amphitheatrum Sapientiae [1595], Hanau, G. Antonius, 1609.
  • [34]
    L’Ouverture de L’Escolle de Philosophie transmutatoire metallique, Préface, n.p.
  • [35]
    Sans doute Louis Grassot, qui fut docteur en médecine de l’Université de Montpellier, comme cela est indiqué sur la page de titre d’un autre de ses livres, La Philosophie Céleste, Bordeaux, Fernel & Cie, 1803.
  • [36]
    Des Englischen Grafens von S*** experimentirte Kunst-Stücke oder Sammlung einiger rarer, curieuser und geheimer Chymischer Processe und andere höchstnützliche Arcana in welchen die Kunst […], Brunswick [Braunschweig], 1731.
  • [37]
    Il édite l’Ordinal dans le Theatrum Chemicum Britannicum, 1652, p. 1-106. Voir ses notes sur ce poème, p. 437-455.
  • [38]
    Voir L. Lalanne, Curiosités littéraires, Paris, Paulin, 1845, p. 9. Sur les anagrammes, voir aussi A. Canel, Recherches sur les jeux d’esprit, Evreux, A. Hérissey, 1867, p. 70-135 ; C. Ossola, « Les devins de la lettre et les masques du double : la diffusion de l’anagrammatisme à la Renaissance », dans M.-T. Jones Davies (éd.), Devins et charlatans au temps de la Renaissance, Paris, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 1979, p. 127-157.
  • [39]
    Tractatus de Sulphure […], Cologne, apud J. Crithium, 1596.
  • [40]
    L. Moreri, Grand Dictionnaire historique, Utrecht / Leyde / Amsterdam, 1692, t. II, p. 273. Voir aussi P. Borel, Bibliotheca chimica, Heidelberg, S. Broun, 1656, p. 74.
  • [41]
    Enchiridion Physicae Restitutae [Paris, 1608], trad. fr. J. Bachou : La Philosophie naturelle restablie en sa pureté, Paris, E. Pepingué, 1651. Notons que l’auteur signe aussi par une autre devise : « Penes Nos Unda Tagi » sur la page de titre de l’Arcanum Hermeticae Philosophiae Opus, Paris, 1638.
  • [42]
    Voir par exemple le cas intéressant de l’auteur mystérieux du Mutus Liber (1677) qui se cache sous le pseudonyme d’Altus, probable anagramme de Sulat : voir J. Van Lennep, Alchimie, [Bruxelles], Crédit communal de Belgique, 1985, p. 230-231. Signalons encore la question de la paternité du Livre des Figures hiérolyphiques attribué à Béroalde de Verville par Claude Gagnon sur la base d’une anagramme (« Découverte de l’identité de l’auteur réel du Livre des Figures hiéroglyphiques », Anagrom, n° 7-8, 1976, p. 106-107).
  • [43]
    Lettre d’un Philosophe, sur le Secret du Grand Œuvre, Paris, L. d’Houry, 1688.
  • [44]
    Voir par exemple G. Dubois, Fulcanelli dévoilé, Paris, Dervy, 1992 ; Fr. Courjeaud, Fulcanelli. Une identité révélé, Paris, Cl. Vigne, 1996 ; A. Brücker, Fulcanelli et le mystère de la croix d’Hendaye, Paris, Séguier, 2005.
  • [45]
    R. Amadou, Le Feu du Soleil. Entretien sur l’alchimie avec Eugène Canseliet, Paris, Pauvert, 1978, p. 65.

1Dans sa partie la plus mystique, celle qui gravite tout entière autour du secret de la pierre philosophale et qui seule nous retiendra ici [1], la littérature alchimique est manifestement hantée par l’anonymat. Sa philosophie implicite semble en effet contrarier le geste de revendication par lequel l’écrivain peut se désigner comme l’auteur et le garant de son œuvre. Certes, de nombreux traités de Lapide philosophico – ceux par exemple, au XVIIe siècle, des Français Pierre-Jean Fabre ou David de Planis Campy – portent bien des signatures clairement identifiables ; mais il apparaît aussi, quand on travaille dans la durée longue et sur un grand nombre d’ouvrages, que les textes invitant le lecteur à entrer dans les arcanes du grand œuvre brouillent régulièrement les pistes de leur origine ; mieux, que le brouillage des repères auctoriaux obéit à un ensemble d’images, de formes et de contraintes relativement stables dans le temps. C’est d’abord vers la mise en lumière de ce faisceau de traits caractéristiques d’une littérature de révélation que conduira notre étude. Mais il s’agira aussi de nuancer cette approche en l’historicisant. La tradition alchimique forme en effet un art et un courant de pensée complexes engagés dans le flux d’un devenir qui, évidemment, provoque en elle des remaniements, des transformations, parfois des contradictions agissant sur la représentation de ses auteurs.

La légende du livre alchimique

2La littérature alchimique a sa légende mythique et historique par laquelle il est nécessaire de commencer cette enquête sur l’anonymat, tant il est vrai que la légende ne doit pas être envisagée ici séparément de la réalité des livres ni de celle de leurs auteurs. Elle forme en effet l’illustration et le socle d’une idéologie définissant le sens, la valeur, les enjeux du savoir alchimique, et agissant aussi par voie de conséquence sur la manière d’envisager les rôles de tous ceux qui contribuent à sa communication. Il faut pour saisir cette légende à sa source se rappeler d’abord que l’alchimie, sans pour autant se confondre pleinement avec ce courant de pensée, fut en partie produite par le développement de l’hermétisme, une philosophie gréco-égyptienne élaborée à Alexandrie à partir de la fin du Ier siècle. Ainsi la plupart des alchimistes occidentaux s’accordent à voir dans Hermès Trismégiste l’inventeur de leur art et science.

3Suivant une interprétation évhémériste, Hermès a longtemps été tenu pour un personnage historique contemporain de Moïse et d’Abraham, mais ses diverses représentations dans les textes et les gravures en font surtout un intercesseur privilégié entre la sapience divine et l’humanité, voire l’incarnation d’une raison transcendante. Il est donné ainsi pour l’auteur d’un ensemble d’écrits hétéroclites portant sur l’alchimie, mais aussi sur la médecine, l’astrologie, la magie. Le P. Festugière, savant traducteur de ce corpus hermeticum, parle de « logos de révélation » pour caractériser sa relation à une vérité originelle. Il montre d’ailleurs que ce logos se combine dans plusieurs textes avec une mise en scène soigneusement réglée faisant du message hermétique le produit d’un songe, d’une extase, d’une conversation avec un dieu, à moins qu’il ne soit gravé sur des tablettes ou des stèles d’origine divine et faisant l’objet d’une découverte miraculeuse, ou encore qu’il ne soit transmis par les paroles ou les écrits d’un initié [2]. Quelques-uns de ces motifs sont étroitement associés à l’histoire légendaire de la célèbre Tabula smaragdina, texte arabe introduit en occident et traduit en latin au XIIe siècle [3], qui serait la transcription de l’enseignement d’Hermès Trismégiste, d’abord gravé par celui-ci sur une tablette d’émeraude. Les explications jointes aux diverses versions de ce texte prestigieux évoquent sa découverte dans une caverne ou un lieu souterrain servant de tombeau à Hermès ; celui-ci est représenté par une statue ou un cadavre momifié tenant entre ses mains son message énigmatique. La scène est reproduite sur l’une des images de l’Aurora consurgens (milieu du XVe siècle) ou dans le De Chemia senioris antiquissimi philosophi, libellus attribué à Senior Zadith [4] (vers 1560). On retrouve d’ailleurs des éléments de ce scénario exemplaire dans plusieurs autres textes : dans ses Remontrances de Nature à l’alchimiste errant (1516), Jean Perréal raconte comment il parvint par hasard dans un château du Dauphiné gardé par un vieillard qui lui remit un manuscrit alchimique ; Adolphe, le personnage de l’alchimiste figurant dans un livre attribué à Basile Valentin, Azoth ou le moyen de faire l’Or caché des Philosophes (1624), dit comment au fond d’une caverne un être fantastique lui remit un livre où se trouvait dessinée « la figure parabolique du vieil Adam [5] » ; l’origine des écrits du pseudo Basile Valentin est d’ailleurs évoquée sur le mode légendaire par un savant danois, Olaus Borrichius, rapportant qu’il furent providentiellement découverts le jour où la foudre frappa et éventra une colonne creuse où ils avaient été longtemps cachés [6] ; les Echos du très louable ordre de la Rose-Croix (1614) décrivent la découverte du tombeau de Christian Rose-Croix et de ses écrits sur le modèle de celui d’Hermès ; le mystérieux Livre des figures hiéroglyphiques (1612) qui aurait été remis providentiellement à Nicolas Flamel fait penser infailliblement à celui d’Hermès tel qu’il est dessiné sur plusieurs gravures.

4Ces quelques exemples, auxquels on pourrait d’ailleurs ajouter, montrent la prégnance dans la littérature alchimique du mythe hermétique du livre révélé. Observons d’abord que ce livre est relié de manière très lâche à la présence d’un auteur. Celui-ci n’est pas présent dans ces différentes histoires – soit il est réduit à un simple nom prestigieux, soit il est relégué dans le domaine des morts et l’on visite son tombeau. Toute l’attention du découvreur se porte donc sur le message qu’un hasard heureux fait tomber entre ses mains. Celui-ci est généralement écrit dans une langue hiéroglyphique. Le fait n’est pas anodin, car les hiéroglyphes, à la différence des signes conventionnels composant les diverses langues humaines, forment une langue originelle, accordée à la nature des choses. Peut-être faut-il voir dans ce langage imagé le signe que le message révélé correspond bien au dévoilement d’une vérité première dont la source serait divine ou supra-humaine.

5Pour compléter ce premier aperçu, il faut évoquer un autre mythe, celui de la tradition occulte, qui plonge ses racines dans l’Antiquité néo-platonicienne et s’épanouit dans l’occident moderne au cours de la Renaissance. Plusieurs alchimistes imaginent alors qu’une chaîne ininterrompue d’initiés sert de véhicule secret au savoir primordial révélé au premier d’entre eux à l’origine des temps. Suivant l’auteur du Filet d’Ariadne pour entrer avec seureté dans le Labirinthe de la Philosophie Hermetique (1695) :

6

[la] science [d’Hermès] a passé de main en main jusqu’à nous, & en tous les siècles il s’est trouvé des personnes qui ont eu cette sublime Science, & qui nous en ont laissé des connoissances particulieres dans leurs ouvrages, mais tousjours voilées de quelques énigmes, types & analogies, pour les raisons qu’ils nous deduisent dans leurs écrits, dont l’une des principales est le desordre que cela causeroit par tout le Monde, si cette Science étoit publique comme les autres, & que chacun pût faire de l’or & de l’argent à sa volonté […]. [7]

7On peut se représenter cette tradition comme un développement historique du « logos de révélation » et être tenté à cet égard de la rapprocher de la tradition chrétienne ; en fait leur ressemblance est trompeuse, et le parallèle a surtout le mérite de faire ressortir leur profonde différence. La tradition chrétienne s’inscrit dans le mouvement créatif d’un éclaircissement et d’une adaptation du message testamentaire à de nouveaux contextes historiques alors que la tradition dont se réclament les alchimistes est presque toujours représentée comme un effort de restitution nécessairement imparfait : d’abord parce que le message alchimique, engagé dans un long processus de transmission, serait inévitablement altéré par ses transcriptions et traductions approximatives ou infidèles ; ensuite parce que les acteurs de cette transmission disent souvent s’exprimer dans un langage obscur ou faussement clair. À la différence des Pères et des docteurs de l’Église glosant les Écritures pour en faciliter l’accès aux fidèles, les auteurs des traités alchimiques apparaissent comme les gardiens d’une connaissance élitiste ; nombre d’entre eux se présentent d’ailleurs comme des figures évanescentes ou légendaires, des archétypes de l’initié plus près de ressembler à Hermès Trismégiste qu’à des personnages historiques clairement identifiables.

Une littérature impersonnelle

8Quand on considère la question de leur provenance, il apparaît que les traités sur la pierre philosophale ou la médecine universelle se ressentent manifestement de l’influence de cette mythologie plaçant l’accent sur un savoir révélé et une tradition. De fait, parlant de leurs livres, de nombreux alchimistes mettent en avant la règle éthique de l’humilité qui leur commande de s’effacer derrière leur message, message offert par leur inspiration ou par la générosité d’un adepte, grâce à « un fatum chymicum, une destinée extraordinaire », selon les expressions révélatrices de l’un d’entre eux [8]. Cette relation particulière de l’écrivain à son œuvre n’est pas sans évoquer un concept forgé naguère par Pierre A. Riffard, « l’impersonnalité de l’auteur », où il voit l’un des invariants de l’ésotérisme :

9

L’ésotérisme est non-humain. Les doctrines secrètes, les enseignements initiatiques, les pratiques hiérurgiques, les symboles hiératiques ne viennent pas de l’homme. La négation du moi comme auteur d’ésotérisme c’est, profondément, la négation de l’homme comme auteur d’ésotérisme. Dans la révélation théologique, c’est une divinité qui parle ; dans la révélation cosmologique, c’est le livre du monde qui est lu ; dans la révélation anthropologique, de Maître en Maître, on finit par remonter jusqu’à la parole d’une divinité ou jusqu’aux signes de la nature. [9]

10Ajoutons à cela que, dans le cas de la littérature alchimique, l’impersonnalité peut prendre des formes variées : celles d’abord que lui impose la pseudépigraphie. On sait que le terme désigne l’attribution mensongère d’un livre à un auteur qui n’en aurait pas réellement la paternité. De nombreux textes alchimiques sont ainsi attribués à des figures légendaires comme Hermès, Arislée [Arisleus], Merlin ou Zoroastre, ou bien à des personnages historiques comme Albert le Grand, saint Thomas d’Aquin, Roger Bacon, Raymond Lulle, Arnauld de Villeneuve. Il est intéressant de noter à propos de ces derniers qu’ils ont tous écrit au moins ponctuellement sur l’alchimie. Dans leurs cas précis la pseudépigraphie s’établit d’autant plus naturellement qu’elle est entée sur un noyau de textes authentiques et qu’elle joue sur la réputation d’adeptes de ces auteurs prestigieux. Enfin les fausses identités se conjuguent parfois avec la manipulation de la vérité historique et l’affabulation, comme dans les cas de Basile Valentin et de Nicolas Flamel. Le premier fut présenté par ses éditeurs comme un moine bénédictin du XVe siècle alors que ses œuvres supposées [10] furent écrites à la fin du XVIe et au début du XVIIe siècle par l’allemand Johann Thölde, un disciple de Paracelse qui fut inspecteur des mines de Cronach.

11Eu égard à sa réputation romanesque, Nicolas Flamel mérite sans doute un peu mieux qu’une évocation rapide. Le personnage qui passe encore aujourd’hui pour une figure emblématique de l’adepte fut en vérité un paisible bourgeois contemporain du XIVe siècle, dont la grande fortune pourrait provenir simplement de ses activités d’écrivain public et de libraire. Sa légende alchimique se constitua en fait à partir de la fin du XVe siècle, longtemps après sa mort, et sans doute en raison de sa réputation d’homme prodigieusement riche, « lorsqu’une adaptation française du Flos florum (traité d’alchimie latin du XIVe siècle attribué à Arnaud de Villeneuve) se vit éditée sous le simple titre : Le Livre Flamel[11] ». Mais l’ouvrage le plus célèbre parmi ceux qui lui sont attribués paraît en 1612, il s’agit du Livre des figures hiéroglyphiques qui, comme l’a montré Robert Halleux, « ne peut remonter plus haut que la fin du XVIe siècle » en raison de certaines références au contexte scientifique et culturel de cette époque [12]. L’anachronisme révèle évidemment l’imposture de l’auteur anonyme. Au reste, il est remarquable de constater que le Livre des figures hiéroglyphiques s’ouvre par un récit à la première personne de Nicolas Flamel, celui-ci expliquant lui-même à ses lecteurs comment il obtint d’un inconnu « pour la somme de deux florins, un livre doré fort vieux [13] » et comment au terme d’une longue quête et grâce à l’aide d’un médecin juif rencontré à León en Espagne, il put déchiffrer cet ouvrage et « accompli[r] aisément le magistère [14] ». L’autobiographie fictive fonctionne ici comme une justification a posteriori du corpus flamélien, un habile prolongement du geste pseudépigraphique qui ne s’impose plus comme un simple trait d’union entre un auteur et des œuvres supposées siennes. La relation d’appartenance trouve désormais à se fonder sur une histoire aux allures de témoignage historique offrant en outre au lecteur l’image d’un alchimiste typique, guidé par une divine inspiration, tenant ses secrets d’une tradition occulte et ouvrant très largement sa bourse aux pauvres, « infirmes femmes veuves, et délaissés orphelins [15] ».

12Évidemment, comme les autres auteurs, les alchimistes peuvent aussi se dissimuler sous le masque d’un pseudonyme. Ainsi Jacques Gohory publie son Theophrasti Paracelsi […] Compendium (1567) sous le nom de Leo Suavius ; l’auteur du Miroir des alchimistes (1609) se présente comme « le Chevalier Impérial » ; le Morave Michel Sendivogius, comme son maître Alexandre Seton et à la suite de Guillaume Postel [16], signe ses écrits du nom de Cosmopolite ; l’Anglais George Starkey utilise celui d’Eirenaeus Philalethes ; un commentateur allemand de La Table d’Émeraude, Detlef Klefeker, prend celui de Pyrophilus [17]. Les mêmes usages persistent à travers les siècles et jusqu’à nos jours, puisque Jean-Jacques Bourcart, industriel et docteur en médecine, publie à Zurich en 1896 une Esquisse hermétique du Tout universel en prenant le nom de Jacob ; en 1961 paraît un Dictionnaire de philosophie alchimique par Kamala-Jnana [18], dont le nom sanskrit cache le Français Jean Deleuvre.

13Il est remarquable que ces différents pseudonymes ont une forte valeur sémantique facilitant presque toujours l’identification des auteurs à la figure mythique de l’adepte. Ils peuvent fonctionner ainsi comme des hiéronymes faits pour souligner l’appartenance de l’alchimiste à un univers religieux : le lion auquel s’identifie symboliquement Gohory est une image du Christ-Juge et du Christ-Docteur, mais aussi de l’Évangéliste saint Marc ; Jacob le patriarche est aussi le prophète inspiré et pris étymologiquement désigne le protégé de Dieu. Ils peuvent aussi placer l’accent sur une vocation, comme Pyrophilus (« celui qui aime le feu »), ou sur la valeur intellectuelle, la compétence : Philalèthe, c’est littéralement « l’ami de la vérité ». L’Entrée ouverte au Palais fermé du Roi (1669) commence d’ailleurs par cette déclaration semblant presque expliciter l’usage d’un tel pseudonyme :

14

Ayant pénétré, moi, Philalèthe, Philosophe anonyme, les arcanes de la médecine, de la chimie et de la physique, j’ai décidé de rédiger ce petit traité, l’an 1645 de la Rédemption du monde, et le 33e de mon âge, afin d’acquitter ce que je dois aux fils de l’art et pour tendre la main à ceux qui sont égarés dans le labyrinthe de l’erreur. [19]

15Le pseudonyme Kamala-Jnana gravite dans la même sphère sémantique que Philalèthe, puisque les deux termes sanskrits signifient « amoureux de la connaissance ». Notons enfin que le mot Cosmopolite, qui sert d’ailleurs de titre à l’une des traductions françaises des œuvres de Sendivogius, consacre une image populaire de l’adepte, voyageur sans frontières, citoyen du monde, diffusant son savoir avec la générosité d’un apôtre. Il est intéressant de voir que quelques décennies plus tard, en une époque où le cosmopolitisme séduit maints philosophes, le mage Cagliostro brodera dans un style évangélique sur la même mythologie : « Tous les hommes sont mes frères ; tous les pays me sont chers ; je les parcours pour que, partout, l’Esprit puisse descendre et trouver un chemin vers vous [20]. » Parfois le pseudonyme se transforme en antonomase évoquant simplement un « philosophe et adepte inconnu [21] », « un Amateur de la Sagesse [22] » ou « un Amateur de la Science [23] ».

16Enfin – le cas est assez fréquent – le livre alchimique peut être purement et simplement dénué de nom d’auteur. Entrent dans cette catégorie de nombreux traités comme Le Rosaire des philosophes (1550), Le Filet d’Ariadne (1695), La Vérité sortant du puits hermétique (1753), ou encore Le Grand Œuvre dévoilé (1775). Tout bien considéré, ce sont sans doute ces diverses œuvres qui représentent le mieux la tradition alchimique idéalement déroulée comme une littérature anonyme pour mieux s’offrir comme un « don de Dieu » – c’est d’ailleurs le titre d’un manuscrit alchimique du XVe siècle – ou le produit d’une révélation. Plus que l’auteur, souvent relégué dans l’ombre, compterait en définitive le processus de transmission de ces vérités philosophales tombées du Ciel. De fait c’est la relation de lecture et, en filigrane, la figure du lecteur que mettent en exergue les pages de titre de ces quelques textes, soit sur le mode de la mise en garde et de la provocation intellectuelle, soit sur le mode du don généreux. Ainsi la page de titre du Filet d’Ariadne intègre cette citation du Psaume 91 : « Vir impius non cognoscet : & stultus non intelliget haec[24] » ; alors que les révélations du Grand Œuvre dévoilé sont faites « en faveur des enfans de la lumiere [25] ».

De l’anonymat à la mythomanie

17Si la littérature alchimique est profondément imprégnée par une idéologie exaltant l’impersonnalité et l’anonymat, elle n’ignore pas pour autant, loin s’en faut, la notion d’auteur. Ainsi de nombreux livres, en parallèle de ceux que nous venons d’évoquer, peuvent s’attribuer à des auteurs qui ne sont ni factices ni légendaires. Prise dans son acception la plus ancienne, cette notion d’auteur est synonyme d’autorité intellectuelle : elle renvoie au témoin prestigieux d’une vérité, tenue pour indiscutable dès lors qu’il lui a donné sa caution. Comme l’observe Robert Halleux, « en matière d’alchimie, probatum est est synonyme de expertum est. L’autorité qui approuve l’ouvrage garantit par le fait même l’efficacité du procédé [26]. » Au reste, la plus grande autorité est conférée aux auteurs les plus anciens, puisqu’ils ont été les premiers témoins de la validité des expériences et des recettes consignées dans les traités d’alchimie. Au cours de la Renaissance, quand la catégorie de l’auteur devient un principe reconnu pour les classements bibliographiques [27] et que l’on voit se développer d’ailleurs la mode des biographies comme celle que produisit Vasari, le lien unissant les auteurs à leurs œuvres prend une signification nouvelle. On voit s’y refléter une sensibilité accordant davantage à l’individu et à ses prérogatives.

18La littérature alchimique, même si elle demeure ancrée dans une idéologie passéiste, enregistre cette évolution ; d’autant mieux d’ailleurs que dès la fin du XVIe siècle elle entre aussi dans le temps, sinon d’une révolution, du moins d’une transformation scientifique préfigurée quelques décennies plus tôt par Paracelse : figure iconoclaste qui, en 1527, aurait brûlé publiquement les livres de Galien à l’université de Bâle afin de marquer sa rupture avec les anciennes doctrines médicales. Plusieurs alchimistes accordent désormais une valeur positive à leurs découvertes au laboratoire ; leurs références à la tradition d’un savoir originel peu à peu dégradé au fil des siècles se voit concurrencée par l’idée de progrès. Quand Pierre-Jean Fabre commence son Abregé des secrets chymiques en évoquant l’origine de l’alchimie, il ne manque pas de disserter sur une chaîne d’initiés commençant par Cham – d’où viendrait selon lui le mot d’alchimie[28] et se poursuivant par Hermès Trismégiste, Aristaeus et Geber [29] ; mais il déclare aussi que « l’alchimie […] donne assez à cognoistre » que les « sciences » et les « Arts, tant mechaniques que liberaux […] se parfont de jour en jour [30] ». Au siècle suivant Jean Maugin de Richebourg, en préface de sa monumentale Bibliothèque des Philosophes Chimiques, salue ceux qui recherchant vainement la pierre philosophale ont fait de belles découvertes utiles à la société [31]. Même si elle ne concerne pas directement leur quête d’un élixir ou d’une médecine universelle, à partir de la fin du XVIe siècle, de nombreux alchimistes – peut-être la majorité d’entre eux – se laissent apparemment gagner par la conviction qu’ils font également œuvre utile et originale et qu’ils ne sont donc pas de simples maillons dans une tradition anonyme.

19Force est de constater à partir de là que le « logos de révélation » dont parle Festugière pour l’hermétisme ne règne pas en maître incontesté sur l’alchimie des temps modernes. Celle-ci, même dans sa partie la plus mystique, intègre souvent un jeu de contradictions produit par la confrontation des deux tendances divergentes de l’affirmation de soi et de l’impersonnalité.

20Quand le premier de ces deux pôles l’emporte sur le second, les alchimistes rompent la règle de la discrétion leur imposant de cacher leur identité. Dans certains cas ils peuvent joindre leurs portraits gravés aux liminaires de leur livre comme pour rendre immédiatement visible leur relation d’appartenance à un moi singulier. Ainsi procèdent par exemple David de Planis Campy [32] et Heinrich Khunrath [33]. Généralement les pages de titres indiquent non seulement leurs noms, mais aussi leurs qualités. Pierre-Jean Fabre n’oublie pas d’ajouter son titre de « Docteur en la faculté de l’Université de Montpellier » à l’intitulé de ses divers traités ; Henri de Linthaut, David Laigneau et Planis Campy, respectivement « Docteur en Medecine », « Conseiller et Medecin ordinaire du Roy » et « Chirurgien du Roy » font de même. Ces indications ne sont pas anodines ; elles montrent que ces adeptes supposés ne se situent plus exactement dans le cadre d’une tradition réservée à quelques initiés, mais à l’intérieur d’un réseau social élargi. Mais il est frappant aussi de constater que leurs discours continuent de puiser dans une mythologie de la révélation et du secret. Tous disent tenir leur science d’un autre adepte ou de la lecture et d’un travail assidus soutenus par l’inspiration, tous parlent aux plus sages et aux plus avisés de leurs lecteurs ; tous, en se disant d’ailleurs riches d’un savoir supérieur, mettent en avant leur humilité et leur charité commandant l’effacement de soi et le partage des connaissances :

21

J’advertis icy le Lecteur Chrestien de deux choses ; l’une que tout ce que j’en diray [de l’alchimie] sera de l’humilité de mon Esprit [,] la vanité ne m’ayant jamais porté jusques à ce point de me persuader en sçavoir plus que tous ceux qui m’ont devancé ; au contraire je m’estime beaucoup plus infirme qu’eux ; aussi mon dessein n’est autre que d’esclairer ceux qui se pourraient estre esgarez dans la diversité des opinions Philosophiques contenües dans les livres que nous en avons. [34]

22Ces mêmes contradictions se retrouvent, mais à un degré moindre, chez ceux qui, tout en continuant à sacrifier en apparence à la règle de l’anonymat, fournissent à leurs lecteurs un certain nombre d’indices permettant de découvrir leur identité. Au lieu de masquer pleinement leurs noms ou de les faire disparaître, ceux là emploient parfois ce qu’on pourrait nommer des signes de discrétion. On les voit signer leurs œuvres par des initiales, et à partir du XVIIIe siècle où ces signes sont souvent employés, par des astéronymes ou des points. Ainsi La Lumiere du Cahos, ou Science Hermétique du Grand-Œuvre philosophique dévoilé (Amsterdam, 1784) est donné comme l’ouvrage du mystérieux « Mr. L. G** » [35] ; le titre du Grand Livre de la Nature, ou l’Apocalypse Philosophique et Hermetique (S.l., 1790 ?) est complété par une étrange mention : « Vû par une Société de Ph… Inc… [Philosophes Inconnus] et publié par D…. », un traité allemand publié à Brunswick en 1731 Experimentirte Kunst-Stücke est attribué à un Comte anglais « von *** » [36]. D’autres recourent à des procédés empruntés à la cryptographie. Comme l’a autrefois observé Elias Ashmole [37], l’un de ses éditeurs, l’Anglais Thomas Norton, auteur d’un poème alchimique daté de 1477, a dissimulé son nom dans un acrostiche : une fois rassemblées, les premières syllabes du proème et des six premiers chapitres de son œuvre indiquent en effet clairement Tomais Norton of Briseto (Thomas Norton de Bristol).

23Mais Norton est un cas relativement isolé à son époque et il faut attendre le XVIIe siècle pour voir se multiplier les exemples d’alchimistes s’amusant à crypter leurs noms. Fréquemment ils se servent des anagrammes dont la mode fleurit à partir de la fin du XVIe siècle [38]. On ne se contente pas alors de transposer les lettres d’un mot pour en obtenir un autre, ce que fait par exemple simplement l’allemand Symnicht se rebaptisant Mynsicht pour signer son Thesaurus (1631) ; le jeu des transpositions conduit à la fabrication de petites phrases en forme de devises, généralement dotées d’une forte valeur symbolique. Ainsi, Michael Sendivogius joint à l’intitulé de son Traité du soufre[39] cette anagramme : « Angelus doce mihi jus » (« Que l’Ange m’enseigne la Justice ») d’ailleurs précédé d’une courte prière : « Non nobis Domine non nobis, sed nomini tuo da gloriam » (« Que toute la gloire revienne à ton nom, Seigneur »). La formule, empruntée au Ps. 113, exprime évidemment la volonté toute chrétienne de s’en remettre à l’anonymat et à la grâce de Dieu pour déjouer les pièges de l’amour-propre. Le même auteur se cache d’ailleurs sous une autre anagramme placée au début du Novum Lumen Chymicum (1604) : « Divi Leschi Genus Amo », que Louis Moreri traduit par « j’aime la nation de saint Leschus » dans le Grand Dictionnaire historique, tout en précisant, « c’est-à-dire, les Polonais, dont Leschus a été le premier Roy [40] ». Il faudrait donc voir là un indice sur les origines de Sendivogius. Puisant dans une même inspiration chrétienne, au début de sa Philosophie naturelle[41] Jean d’Espagnet (Joannes Spagnetus), se dissimule sous la devise « Spes mea in agno est » (« Je place mon espoir en l’Agneau de Dieu ») qui forme d’ailleurs seulement une anagramme approximative de son nom. Pour conclure cette courte liste à laquelle on pourrait ajouter [42], évoquons encore cette Lettre d’un Philosophe, sur le Secret du Grand Œuvre de Limojon de Saint-Didier dont le titre précise : Le Nom de l’Auteur est en latin [Sanctus Desiderius] dans cet Anagramme Dives Sicut Ardens[43] [Riche comme le feu].

24À travers cette liste de noms déguisés on voit se redéfinir insensiblement le rôle de l’auteur alchimiste. Celui-ci n’est pas le simple passeur ou le messager s’effaçant derrière le livre. Loin de disparaître derrière le message hermétique, il fait désormais partie intégrante de son mystère. Ce que montre par exemple la page de titre d’un traité allemand, Cabale, Miroir de l’Art & de la Nature (1654), dont l’auteur anonyme annonce qu’il est écrit « par un inconnu pourtant connu, comme l’attestent les insignes gravés de la première planche ». On ne saurait mieux dire ! Sous cette forme ambiguë, la discrétion de l’initié est faite pour exciter la curiosité du lecteur. Le procédé a sans doute toujours été présent dans la littérature alchimique depuis ses origines ; mais il est allé, semble-t-il, en s’accentuant avec les progrès de la conscience individuelle dans l’occident moderne et l’émergence toujours plus nette de la notion d’auteur et de la propriété intellectuelle. Ainsi, parmi les auteurs des nombreux traités qui fleurissent au XVIIe et au XVIIIe siècle pour nous promettre d’extraordinaires révélations, beaucoup passent du secret et de l’humilité prêtés à l’adepte à la mise en scène quelque peu mythomane d’une mythologie initiatique. L’ésotérisme sous cette forme nouvelle ne se définit plus seulement par le secret, il coïncide avec un art du secret, d’un secret exhibé dont le prestige bénéficie à l’alchimiste, à l’invisible pourtant visible, fascinant par ses promesses de dévoilement comme par ses dérobades. Au reste, l’adepte fugitif reste une figure d’actualité, si l’on pense au succès relativement récent du Mystère des cathédrales (1926) et des Demeures philosophales (1930). L’engouement suscité par ces deux textes portant sur le symbolisme architectural inspiré de l’alchimie s’explique en effet en grande partie par l’identité énigmatique de leur auteur se cachant sous le masque de Fulcanelli. De nombreuses enquêtes [44] ont cherché vainement à identifier celui-ci en évoquant son disciple et éditeur, Eugène Canseliet, l’astronome Camille Flammarion, le chimiste François Jollivet-Castelot, l’occultiste et égyptologue René Schwaller de Lubicz, le docteur Alphonse Jobert, l’académicien Jules Violle, le romancier Rosny-Aîné, ou encore le Comte de Saint-Germain ! En attendant le dévoilement irréfutable du personnage reste la possibilité de rêver sur son étrange pseudonyme. « Fulcanelli – disait naguère Eugène Canseliet dans une interview accordée à Robert Amadou – avec un adoucissement du V, c’est Vulcain et le soleil, le Feu du Soleil [45]. »

25Il faudrait, pour conclure ce parcours conduisant des origines antiques de la quête philosophale à son développement au cours des temps modernes, revenir sur la question de l’articulation de la légende du livre alchimique et de son développement réel dans une tradition assumée par des auteurs. Le plan adopté par cette étude pourrait laisser penser à une forme de succession : il y aurait eu d’abord une ère de l’impersonnalité auctoriale, puis le temps de son déclin ; le temps où sur la littérature alchimique régnait le mythe du « logos de révélation », et celui où ce logos serait entré en crise. Ce serait là une manière assez sommaire de présenter les choses. De notre point de vue, l’opposition de la légende et de sa remise en question doit d’abord se penser de manière systémique, comme une source de tensions et de contradictions sans doute inscrite depuis toujours dans le champ de la littérature alchimique, tant il est vrai qu’il existe inévitablement du jeu, des décalages entre la représentation idéale donnée d’une littérature et son actualisation dans les textes. Il n’en demeure pas moins que cette configuration contradictoire, loin d’être définitivement figée, est également engagée dans un devenir historique et que l’on assiste à partir de la Renaissance à une intensification des divergences éloignant l’une de l’autre, et les opposant parfois, les deux logiques du logos de révélation et de l’affirmation de l’auteur. Tout en réaffirmant la nécessité de s’effacer derrière leur message, beaucoup d’alchimistes, on l’a vu, donnent alors à leurs lecteurs quelques indices permettant de les identifier, et parfois n’hésitent pas à revendiquer leurs textes, voire à se mettre en scène dans les frontispices et les préfaces placés sur leur seuil. Cette double postulation, dès lors qu’elle est manifeste, doit évidemment être prise en compte quand on essaie de caractériser le système auctorial de l’alchimie du XVIe siècle à nos jours. Il serait bon à cet égard de ne plus se référer simplement au principe de l’impersonnalité de l’auteur, mais d’évoquer aussi un régime auctorial de la discrétion et du secret. Au-delà du cas particulier de l’alchimie, il serait peut-être intéressant de se poser aussi la question de savoir si le secret dans l’ésotérisme occidental ne s’expliquerait pas, au moins en partie, par des raisons similaires à celles que nous avons découvertes ici : son voile serait aussi le masque dissimulant un auteur moins soucieux de s’effacer et de disparaître que de bénéficier auprès du lecteur du prestige de l’initié. De l’occultation comme art de la séduction.

Figure 1

De Chemia senioris antiquissimi philosophi, libellus, ut brevis, ita artem discentibus, et exercentibus, utilissimus et verè aureus, nunc primum in lucem aeditus. Ab artis fideli filio, dixit Senior Zadith Filius Hamuel, s.l.n.d. [vers 1560]

Figure 1

De Chemia senioris antiquissimi philosophi, libellus, ut brevis, ita artem discentibus, et exercentibus, utilissimus et verè aureus, nunc primum in lucem aeditus. Ab artis fideli filio, dixit Senior Zadith Filius Hamuel, s.l.n.d. [vers 1560]

Figure 2

Pages de titre de traités alchimiques anonymes

Figure 2

Pages de titre de traités alchimiques anonymes

Figure 3

Portrait gravé de David de Planis Campy placé au début de L’Ouverture de L’Escolle de Philosophie transmutatoire metallique, Paris, Ch. Sevestre, 1633

Figure 3

Portrait gravé de David de Planis Campy placé au début de L’Ouverture de L’Escolle de Philosophie transmutatoire metallique, Paris, Ch. Sevestre, 1633


Date de mise en ligne : 21/06/2013.

https://doi.org/10.3917/licla.080.0207

Notes

  • [1]
    Nous ne tenons en effet aucun compte dans cet article de cette partie de l’alchimie où certains chercheurs actuels voient une forme de pré-chimie. Notre attention va dans cette étude à tous les alchimistes qui, comme H. Khunrath ou le pseudo-Flamel, se réclament d’une tradition secrète multiséculaire et disent vouloir écrire sur la fabrication de la pierre philosophale.
  • [2]
    A.-J. Festugière, La Révélation d’Hermès Trismégiste. I : L’Astrologie et les sciences occultes, Paris, J. Gabalda & Cie, 1950, p. 309-354.
  • [3]
    Sur La Table d’émeraude, voir J. Ruska, Tabula Smaragdina. Ein Beitrag zur Geschichte der hermetischen Literatur, Heidelberg, Winter, 1926 ; Hermès Trismégiste, La Table d’Émeraude, éd. D. Kahn, Paris, Les Belles Lettres, 1994 ; A. Faivre (dir.), Présence d’Hermès Trismégiste, Paris, Albin Michel, « Cahiers de l’Hermétisme », 1988.
  • [4]
    Voir infra fig. 1. Senior Zadith, c’est-à-dire l’alchimiste arabe Ibn Umail.
  • [5]
    Azoth ou le moyen de faire l’Or caché des Philosophes. Traduction françoise, Paris, J. et Chr. Périer, 1624, p. 185. La première version, allemande, est parue en 1613 dans un recueil intitulé Occulta philosophia.
  • [6]
    Conspectus scriptorum illustrorum, libellus posthumus, Copenhague, S. Garmann, 1697, p. 30.
  • [7]
    Le Filet d’Ariadne pour entrer avec seureté dans le Labirinthe de la Philosophie Hermetique, Paris, L. d’Houry, 1695.
  • [8]
    [J. Harprecht], L’Enfant hermaphrodite du Soleil et de la Lune [1752], trad. fr. Y. Lauthe, Paris, J.-C. Bailly, 1985, Avant-propos, p. 23.
  • [9]
    P. A. Riffard, L’Ésotérisme. Qu’est-ce que l’ésotérisme ? Anthologie de l’ésotérisme occidental, Paris, R. Laffont, « Bouquins », 1990, p. 314.
  • [10]
    Il est notamment l’auteur des Douze Clefs de la Philosophie (1600) et d’un traité intitulé Azoth (1624).
  • [11]
    N. Flamel, Écrits alchimiques, Paris, Les Belles Lettres, 1993, p. 102.
  • [12]
    R. Halleux, « Le mythe de Nicolas Flamel », Archives internationales de l’histoire des sciences, n° 33, 1983, p. 249. L’auteur remarque notamment que Le Livre des figures hiéroglyphiques comporte une citation du De Lapide philosophico de Lambsprinck (1599).
  • [13]
    N. Flamel, op. cit., p. 16.
  • [14]
    Ibid., p. 24.
  • [15]
    Ibid., p. 28.
  • [16]
    De la République des Turcs […] par Guillaume Postel, cosmopolite, Poitiers, E. de Marnef, 1560.
  • [17]
    Das Fundament der Lehre vom Stein der Weisen, oder des Urältesten Philosophie Hermetis Trimegisti Tabula Smaragdina […], Hambourg, C. König / E. Hoch-Edl, 1736.
  • [18]
    Dictionnaire de philosophie alchimique, Argentière, Charlet, 1961.
  • [19]
    G. Starkey, L’Entrée ouverte au Palais fermé du Roi, trad. M. Préaud, Paris, Denoël, « Bibliotheca Hermetica », 1970, p. 15.
  • [20]
    J.-Ch. Thilorier, Mémoire pour le Comte de Cagliostro, 1786, p. 13 ; cité dans P. A. Riffard, op. cit., p. 797.
  • [21]
    Ce sont les termes qui figurent par exemple sur la page de titre du traité allemand Hermaphroditisches Sonn und Monds […], Mayence, F. Krebs, 1752 ; trad. fr. : Paris, J.-C. Bailly, 1985.
  • [22]
    Sur la page de titre de L’Existence de la Pierre merveilleuse des Philosophes […], En France [sic], 1765. Voir infra fig. 2.
  • [23]
    Sur la page de titre du Dictionnaire hermétique, Paris, L. d’Houry, 1695.
  • [24]
    La Sainte Bible selon la Vulgate, Psaume XCI, 7 : « L’homme stupide ne les connaîtra pas [les pensées de Dieu], et l’insensé ne les comprendra pas ».
  • [25]
    Voir infra fig. 2.
  • [26]
    R. Halleux, Les Textes alchimiques, Turnhout, Brepols, 1979, p. 98.
  • [27]
    Voir J. Tritheim, Cathalogus illustrium virorum Germaniae […], Mayence, 1495 ; C. Gessner, Bibliotheca universalis, sive catalogus omnium scriptorum, Zurich, 1545 ; J. Bale, Illustrium Maioris Britanniae Scriptorum, Ipswich, 1548.
  • [28]
    Abregé des secrets chymiques, Paris, P. Billaine, 1636, p. 5.
  • [29]
    Ibid., p. 7.
  • [30]
    Ibid., p. 1-2.
  • [31]
    J. Mangin de Richebourg, Bibliothèque des Philosophes Chimiques [Paris, Cailleau, 1741-1754], Grez-Doiceau, Beya, t. I, 2003, p. 64.
  • [32]
    Au début de L’Ouverture de L’Escolle de Philosophie transmutatoire metallique, Paris, Ch. Sevestre, 1633 : voir infra fig. 3.
  • [33]
    Au début de L’Amphitheatrum Sapientiae [1595], Hanau, G. Antonius, 1609.
  • [34]
    L’Ouverture de L’Escolle de Philosophie transmutatoire metallique, Préface, n.p.
  • [35]
    Sans doute Louis Grassot, qui fut docteur en médecine de l’Université de Montpellier, comme cela est indiqué sur la page de titre d’un autre de ses livres, La Philosophie Céleste, Bordeaux, Fernel & Cie, 1803.
  • [36]
    Des Englischen Grafens von S*** experimentirte Kunst-Stücke oder Sammlung einiger rarer, curieuser und geheimer Chymischer Processe und andere höchstnützliche Arcana in welchen die Kunst […], Brunswick [Braunschweig], 1731.
  • [37]
    Il édite l’Ordinal dans le Theatrum Chemicum Britannicum, 1652, p. 1-106. Voir ses notes sur ce poème, p. 437-455.
  • [38]
    Voir L. Lalanne, Curiosités littéraires, Paris, Paulin, 1845, p. 9. Sur les anagrammes, voir aussi A. Canel, Recherches sur les jeux d’esprit, Evreux, A. Hérissey, 1867, p. 70-135 ; C. Ossola, « Les devins de la lettre et les masques du double : la diffusion de l’anagrammatisme à la Renaissance », dans M.-T. Jones Davies (éd.), Devins et charlatans au temps de la Renaissance, Paris, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 1979, p. 127-157.
  • [39]
    Tractatus de Sulphure […], Cologne, apud J. Crithium, 1596.
  • [40]
    L. Moreri, Grand Dictionnaire historique, Utrecht / Leyde / Amsterdam, 1692, t. II, p. 273. Voir aussi P. Borel, Bibliotheca chimica, Heidelberg, S. Broun, 1656, p. 74.
  • [41]
    Enchiridion Physicae Restitutae [Paris, 1608], trad. fr. J. Bachou : La Philosophie naturelle restablie en sa pureté, Paris, E. Pepingué, 1651. Notons que l’auteur signe aussi par une autre devise : « Penes Nos Unda Tagi » sur la page de titre de l’Arcanum Hermeticae Philosophiae Opus, Paris, 1638.
  • [42]
    Voir par exemple le cas intéressant de l’auteur mystérieux du Mutus Liber (1677) qui se cache sous le pseudonyme d’Altus, probable anagramme de Sulat : voir J. Van Lennep, Alchimie, [Bruxelles], Crédit communal de Belgique, 1985, p. 230-231. Signalons encore la question de la paternité du Livre des Figures hiérolyphiques attribué à Béroalde de Verville par Claude Gagnon sur la base d’une anagramme (« Découverte de l’identité de l’auteur réel du Livre des Figures hiéroglyphiques », Anagrom, n° 7-8, 1976, p. 106-107).
  • [43]
    Lettre d’un Philosophe, sur le Secret du Grand Œuvre, Paris, L. d’Houry, 1688.
  • [44]
    Voir par exemple G. Dubois, Fulcanelli dévoilé, Paris, Dervy, 1992 ; Fr. Courjeaud, Fulcanelli. Une identité révélé, Paris, Cl. Vigne, 1996 ; A. Brücker, Fulcanelli et le mystère de la croix d’Hendaye, Paris, Séguier, 2005.
  • [45]
    R. Amadou, Le Feu du Soleil. Entretien sur l’alchimie avec Eugène Canseliet, Paris, Pauvert, 1978, p. 65.
bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Avec le soutien de

Retrouvez Cairn.info sur

18.97.14.86

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions