Notes
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[1]
Les sources divergent sur le calendrier exact des festivités : l’édition posthume des œuvres de Molière préparée entre autres par La Grange donne la date du 15 ; Félibien les situe le 18 ; quant à la Gazette, elle donne la date du 19.
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[2]
Du 7 au 14 mai 1664, pour présenter à la cour les embellissements réalisés à Versailles depuis le début de son règne, Louis XIV organise les Plaisirs de l’Île enchantée. S’inspirant d’un épisode du Roland furieux au cours duquel la magicienne Alcine retient prisonniers Roger et ses chevaliers dans une île où ils passent leur temps en distractions jusqu’à la rupture de l’enchantement, cette fête est déjà fondée sur une manipulation chronologique, en vertu du principe de suspension temporelle qui sous-tend l’épisode. Les fêtes de Versailles semblent reposer, de façon principielle, sur des économies spécifiques du temps.
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[3]
Nous abrégeons dans la suite de l’article ce titre sous la forme de GDRV. La fête débuta dans la soirée par une promenade au cours de laquelle le roi put faire admirer la fontaine du Dragon, le bassin de Latone et le parterre d’eau. Après une collation dans un cabinet en forme de pentagone dans le labyrinthe, la cour se dirigea vers le théâtre de verdure où furent présentées Les Fêtes de l’Amour et de Bacchus et George Dandin. Elle rejoignit ensuite un édifice octogonal surmonté d’un dôme, lieu du souper, avant de gagner le château, où fut donné le bal. Enfin, à la sortie de la salle, commencèrent les illuminations et les jeux d’eau du parc et du château.
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[4]
Nous nous appuyons, pour la recension des différentes mentions du GDRV, sur les travaux de R. Chartier (« Georges Dandin, ou le social en représentation », Annales, Histoire, Sciences Sociales, vol. 49, n° 2, mars-avril 1994, p. 277-309) ainsi que sur les recherches effectuées par Fl. Sorkine à l’occasion de ses travaux sur les fêtes de cour (Propagande et mécénat royal : les fêtes louis-quatorziennes à Versailles et leurs représentations, 1661-1682, thèse de doctorat, dir. A. Viala, Université de Paris III, 1993). Toutefois, l’angle adopté ici pour l’analyse de ces mentions, questionnant plus spécifiquement le rapport que ces récits entretiennent avec l’actualité, modifie sensiblement les conclusions de ces deux enquêtes, qui entendaient toute deux, selon des voies différentes, insister sur l’hétérogénéité des interprétations de l’événement offertes par les différents récits recensés, sur leur dimension éminemment polyphonique. D’abord, nous ne nous aventurerons pas, dans le cadre restreint de cet article, sur le terrain de l’herméneutique possible de la pièce représentée à l’occasion du GDRV, laissant ainsi de côté l’équivoque soulevée par R. Chartier quant à l’interprétation possible de George Dandin – comédie ressortissant selon l’historien à l’univers de l’illusion festive comme à celui de la peinture ressemblante, et qui orientait le recensement des différentes occurrences de la fête. Surtout, les effets d’anamorphose mis en valeur par Fl. Sorkine dans le recensement des occurrences qu’elle dresse s’estompent au profit d’une unanimité relative sur la teneur d’emblée mémorable de cet événement. Dans la perspective qui est la nôtre, remarquons que tous les récits recensés s’accordent à reconnaître à l’événement une dimension inoubliable, que les locuteurs adhèrent pleinement à cette monumentalisation en y contribuant (Félibien) ou qu’ils se contentent de pointer la volonté royale de faire date sans pour autant souscrire totalement à cette vision (Huygens).
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[5]
Voir La Gazette de Paris (par Isaac et Eusèbe Renaudot, puis par l’abbé Eusèbe Renaudot), Paris, Bureau d’Adresse aux Galeries du Louvre, de 1661 à 1682, in-4°, 21 juillet 1668.
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[6]
Ch. Robinet, Lettres en vers à Madame, du 21 juillet 1668, dans Les Continuateurs de Loret, t. III (1668-1669), éd. E. Picot, Paris, D. Morgan et C. Fatout, 1899, p. 200.
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[7]
Le Grand Divertissement royal de Versailles, Paris, R. Ballard, 1668 ; rééd. dans Molière, Œuvres complètes, éd. G. Couton, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1972, t. II, p. 451-461.
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[8]
A. Félibien, Relation de la Feste de Versailles du dix huitième Juillet mil six cens soixante huit, Paris, P. Le Petit, 1668. Ce texte, quoique non signé, est de Félibien : il constitue la première relation de cette fête, signalé comme tel par le catalogue de la BnF bien qu’il ne possède pas d’achevé d’imprimer.
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[9]
P. de la Rosa, Descripcion del esplendido banquete que Su Majestad Christiannissima el Rey Luis XIV dio a las Señoras de su corte en el real sitio de Versalla. Dedicado a la Christiannissima Reina de Francia Maria Theressa de Austria, Paris, J. D. Bertrand, 1668.
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[10]
Abbé de Montigny, Relation de la Feste du 18 juillet 1668, t. IX in-folio des papiers Conrart de la Bibliothèque de l’Arsenal (ms. 5418), p. 1118. Ce texte a été imprimé dans Recueil de diverses pièces faites par plusieurs personnages, La Haye, J. et D. Stencker, 1669, puis publié au XIXe siècle dans L’Artiste. Journal de littérature et des beaux-arts, Paris, 1835, t. IX, p. 181-191.
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[11]
Abbé de Montigny, op. cit., cité par Fl. Sorkine, op. cit., p. 93.
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[12]
Le GDRV superpose à des enjeux politiques des enjeux plus féminins. Les réjouissances sont en effet conçues comme une fête d’amour pour les femmes en présence à la fête : la reine, la duchesse de La Vallière (maîtresse en titre du roi, déjà délaissée), sa rivale presque triomphante, la marquise de Montespan, et aussi Françoise Scarron, future marquise de Maintenon.
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[13]
Mlle de Scudéry, La Promenade à Versailles, Paris, Claude Barbin, 1669. Seule l’avant-dernière partie de l’ouvrage concerne le Grand Divertissement de Versailles.
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[14]
Voir J. de La Fontaine, Les Amours de Psyché et de Cupidon [1669], Œuvres diverses, éd. P. Clarac, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1958.
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[15]
Mme de Villedieu, Description d’une Fête que le Roi a faite à Versailles, Œuvres Meslées, Paris, Vve Cl. Barbin, 1720.
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[16]
A. Félibien, op. cit., p. 31 sq.
-
[17]
Saint-Maurice, Lettres sur la Cour de Louis XIV. I : 1667-1670, éd. J. Lemoine, Paris, Calmann-Levy, 1910, lettre du 20 juillet 1668, p. 204.
-
[18]
Ibid., p. 206-207.
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[19]
Ibid., p. 207-208.
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[20]
Chr. Huygens, Lettre du 20 juillet 1668 à L. Huygens, Correspondance, n° 1652, t. 5 des Œuvres complètes, La Haye, M. Nijhoff, 1895. La lettre et la copie se trouvent à Leyde (coll. Huygens).
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[21]
« […] & si vous pouviez vous servir d’une petite lunette d’approche enchantée que je tiens, qui fait découvrir les Amours par tout où il y en a, vous verriez […] qu’on voit en plusieurs endroits / Force Cupidons insensez […]. Je ne vous apprendrai pas le secret de mes lunettes d’approches, & je me contenterai de vous assurer, qui compteroit tous ceux qui sont à la feste, y trouveroit plus d’Amours que de personnes » (Mlle de Scudéry, op. cit., p. 581-582).
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[22]
J. Sgard, « La multiplication des périodiques », dans R. Chartier et H.-J. Martin (dir.), Histoire de l’édition française. II : Le livre triomphant (1660-1830), Paris, Fayard, 1990, p. 246-255.
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[23]
La relation de la fête est en effet intégrée dans ce texte à un artifice littéraire dans lequel la narratrice fait découvrir le château et les jardins de Versailles à une « belle Étrangère » accompagnée de deux de ses parents, Glycère et Télamon. À noter que le texte de Mlle de Scudéry mentionne d’abord deux relations existantes du « Divertissement » : « je vous en promets deux relations, au lieu d’une, quand nous serons retournez à Paris : la première qui est fort agreable, a esté faite par une homme de beaucoup d’esprit, & envoiée par ordre de la reine au Marquis de la Fuente : & la seconde est d’un homme qui connoist parfaitement tous les beaux Arts, & qui vous apprendre jusques aux moindres circonstances de la feste » (op. cit., p. 566-567) ; puis elle développe une troisième version de la fête, éminemment galante, racontée par un personnage fictionnel appartenant au récit-cadre de La Promenade, l’« Amant de Sylvie », ami de la narratrice.
-
[24]
Ibid., p. 8-9.
-
[25]
A. Félibien, op. cit., p. 14.
-
[26]
A. Félibien, Relation de la feste de Versailles du 18 juillet 1668, Paris, Imprimerie royale, 1679, in-folio, 5 pl. gravées par Le Pautre. Notons en outre que le texte de 1668 avait déjà été repris sans les gravures en 1671 lors de la publication par Félibien de son Recueil de Descriptions de peintures et d’autres ouvrages faits pour le Roy, Paris, S. Marbre-Cramoisy, 1671.
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[27]
Sur les conditions de création de George Dandin et de la pastorale qui l’encadre, on consultera les analyses proposées par P. Dandrey dans l’édition du texte qu’il a établie : Molière, George Dandin par la Compagnie des Minuits, suivi de P. Dandrey, « Georges Dandin, une pastorale burlesque », Paris, Klincksieck, « Nouvelles scènes », 2007. P. Dandrey revient sur l’esthétique de l’Impromptu avant de nuancer, grâce à un travail de bibliographie matérielle, les hypothèses précédemment émises par Y. Giraud, qui défendait l’idée d’un recyclage par Molière d’airs qu’il aurait déjà composés pour une autre occasion (« Molière au travail : la vraie genèse de Georges Dandin », Francia, n°19-20, sept-déc. 1976, p. 65-81).
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[28]
A. Félibien, Relation de la Feste de Versailles […], Paris, P. Le Petit, 1668, p. 16.
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[29]
Les enjeux mêmes de la fête rendent compte de cette achronie puisqu’il s’agit d’abord de commémorer les récents succès militaires en célébrant la paix d’Aix-la-Chapelle signée le 2 mai 1668, et marquant la fin de la première conquête des Flandres. Il s’agit aussi de fixer une gloire éternelle. Ces deux dimensions (rétrospective et prospective) s’enrichissent d’une troisième distorsion temporelle venant creuser la notion d’ « actualité », puisque le roi souhaite aussi « réparer en quelque sorte ce que la cour avait perdu dans le Carnaval pendant son absence », ainsi que le précise Félibien dans sa Relation de la Feste de Versailles, éd. de 1668, p. 3-4. Le départ du roi pour la Franche-Comté avait en effet privé la cour des divertissements du carnaval. Les motivations de l’événement sont donc placées sous le signe de l’éclatement, l’actualité s’efface au profit de l’atemporalité.
-
[30]
Le Grand Divertissement royal de Versailles, op. cit.
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[31]
A. Félibien, op. cit., p. 31-32.
-
[32]
S. Du Crest, Des fêtes à Versailles : les divertissements de Louis XIV, Paris, Klincksieck, « Aux amateurs de livres », 1990.
-
[33]
Postface de J.-P. Néraudau à l’ouvrage de S. Du Crest, op. cit., p. 92 sq. (nous soulignons).
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[34]
A. Félibien, op. cit., p. 60.
-
[35]
Ch. Perrault, Courses de teste et de bague faictes par le Roy et par les princes et seigneurs de la cour, en l’année 1662, Paris, Imprimerie royale, 1670, in-folio, p. 2.
1Le règne de Louis XIV fut scandé par une série de fêtes somptueuses. Conçues dans le souci non seulement de célébrer, mais également de pérenniser la gloire du Roi en l’immortalisant, ces fêtes rythmant la vie de cour offrent, par la littérature qu’elles produisent, un biais original pour interroger les formes et les modalités de mise en récit de l’actualité à cette période, dans la mesure où la nature même de l’événement public lie ici, d’emblée, l’actualité à la pérennité, l’éphémère à l’éternel. Parmi ces fêtes, celles qui furent données à Versailles donnèrent matière à un nombre important de mises en récit, ces dernières recouvrant des pratiques d’écriture fort diverses, allant de la simple allusion dans une lettre, ou un écrit de presse, à la relation circonstanciée des festivités constituant un ouvrage à part entière.
2Ainsi en 1668, le 18 juillet [1], quatre ans après les Plaisirs de l’Île enchantée [2], le roi Louis XIV offrit à sa cour une nouvelle fête dans les jardins de Versailles : le « Grand Divertissement royal de Versailles [3] ». De nombreux textes, caractérisés par leur variété générique, rendent comptent, à des degrés divers, de cette fête. Relevant pour certains de la commande officielle, pour d’autres de l’écrit privé, ces différents récits déclinent une multiplicité de points de vue, offrant un concert de voix nécessairement divergentes. C’est du moins une première hypothèse de travail qu’il est tentant de formuler, et que l’on se propose, dans un premier temps, de questionner. Un examen plus approfondi révèle toutefois la relative minceur de ces écarts ; et s’ils existent, ils sont loin, en tout cas, d’épuiser les enjeux impliqués par une réflexion sur le traitement de l’actualité dans le cas de la fête de cour. L’un des aspects, sur lequel nous souhaiterions insister dans la suite de la réflexion, concerne les dispositifs mémoriels variés que déploient les différents textes. Ces procédures originales, appliquées à ce qui, précisément, se donne comme éphémère, conditionnent des systèmes multiples de pérennisation du souvenir.
Le Grand Divertissement royal de Versailles et ses différents traitements : un événement anamorphotique ?
3Les différents textes [4] rendant compte de la fête de 1668 sont de nature relativement variée. Certains écrits, comme les livrets et les relations, sont autonomes, et entièrement consacrés à la fête. D’autres s’inscrivent dans des cadres existant indépendamment ailleurs : la relation de fête est notamment une figure imposée pour les différents gazetiers. Enfin les correspondances publiques et particulières, les mémoires de témoins consacrent à ce type d’actualité des mentions plus ou moins détaillées. La typologie qui suit croise ainsi plusieurs critères, en panachant, selon les cas, jusqu’à trois données : un critère générique, tout d’abord ; un critère que nous dirons « informatif », ensuite, tenant compte de la quantité plus ou moins élevée d’informations délivrée par le texte à propos de cette fête ; un critère énonciatif enfin, fondé sur le degré d’autonomie plus ou moins important du locuteur par rapport au pouvoir. Il s’agira, par le truchement de cette typologie, de mettre au jour le spectre couvert par la consignation de l’éphémère.
4On peut singulariser un premier ensemble de textes traitant du GDRV, les écrits relevant du champ de la presse. À l’époque, la Gazette de Paris constitue l’organe de presse officiel du pouvoir. Si, du même coup, elle est très bien documentée sur la nature des réjouissances, elle est soumise au système du privilège et de la censure comme les autres feuilles officielles. Ainsi, dans les quelques lignes [5] qu’elle consacre au GDRV, l’exposé brut des festivités ne laisse aucune place à des révélations sur les ratages éventuels de la fête. L’inédit n’a assurément pas sa place ici. La donne pourrait être quelque peu différente chez les continuateurs de Loret, qui dès 1665 assurent la relève de l’auteur de La Muse historique, gazette burlesque en vers libres adressée à Mlle de Longueville. Ce périodique semble, de façon générale, moins inféodé au pouvoir royal et capable de plus d’autonomie que la Gazette. Toutefois, à consulter la lettre de circonstance adressée à Henriette d’Angleterre par Robinet, l’un des continuateurs de Loret, il apparaît que l’impersonnalité de l’éloge convenu prime sur la caractérisation spécifique de cette fête :
6L’éloge, se repliant en des circonvolutions galantes d’une parole purement réflexive, au risque d’en oublier le référent, semble dès lors pouvoir s’appliquer à toutes les fêtes.
7Le deuxième ensemble que l’on peut isoler parmi les textes qui rendent compte de la fête de 1668 est constitué par le livret [7] et les différentes relations. Le premier est antérieur au déroulement du spectacle, il précède et anticipe l’événement : le livret de 1668 fut distribué par le sieur Launay, intendant des Menus Plaisirs, pendant la collation au bosquet de la Montagne d’eau. Contenant le sujet de la comédie de George Dandin et du ballet, il conditionne en quelque sorte la réception de la représentation en en proposant une grille de lecture préalable. Notons que cela constitue déjà une première manipulation sur le temps, sur l’actualité ; nous reviendrons plus loin sur les modalités d’écriture du livret. Quant aux relations, qui constituent des mises en récit ultérieures de l’événement, on peut en distinguer deux catégories. Les relations à caractère officiel, directement commandées par le souverain, sont réalisées sous un étroit contrôle et ont pour but de répandre partout et durablement la magnificence du roi. C’est André Félibien, nommé historiographe des bâtiments du roi en mars 1666, qui se charge de rédiger celle du GDRV [8]. Parmi les textes de notre corpus, c’est celui qui comporte les descriptions les plus complètes ; l’auteur a eu accès à des renseignements de première main pour l’écrire. À côté de cette relation officielle, la fête de 1668 a également produit des relations rédigées par des particuliers.
8Celle de Pedro de la Rosa [9], destinée à la reine Marie-Thérèse qui éprouvait des difficultés en français, constitue en quelque sorte la version espagnole de la relation de Félibien : elle reprend presque totalement les descriptions du spectacle, et comme l’officielle elle donne par exemple la liste des dames invitées à souper avec le Roi. Quoique rédigée, semble-t-il, sur une initiative personnelle, cette relation reste ainsi fort proche du pouvoir et véhicule des images de faste et de grandeur similaires à celles que l’on peut rencontrer dans les textes officiels. Comme le suggère Florence Sorkine, il y a fort à parier que ce genre de relations suscitait des paiements et procurait des gratifications à leur auteur.
9Si elle reste sous le contrôle évident du pouvoir, la troisième relation dont nous disposons possède un statut quelque peu particulier. Il s’agit d’une description du « Divertissement » de 1668 commandée par la reine à l’abbé de Montigny [10] et destinée à être envoyée à Madrid. Elle fut ensuite publiée à La Haye en 1669 et dédiée « À Monseigneur le marquis de la Füente », ancien ambassadeur de son père, Philippe IV, ayant séjourné à Paris de février à novembre 1662. Le marquis, qui vient d’entrer dans les ordres, ne semble alors pas avoir conservé de rôle politique, mais son nom reste lié aux périodes d’entente entre France et Espagne. Or la situation d’énonciation spécifique impliquée par la dédicace modifie la grille de lecture de la fête. Le souvenir se concentre sur le motif premier de la fête, la célébration de la paix d’Aix-la-Chapelle, réconciliant très momentanément l’Espagne et la France. Se chargeant donc d’un profond sens politique, le texte se mue en un véritable message à caractère diplomatique, dans lequel la fête devient en effet ce divertissement
dont Sa Majesté semble avoir voulu régaler ses sujets pour leur faire gouster les premiers prémices de la paix qu’il vient de leur donner, et pour leur faire entendre qu’il borne désormais son ambition à asseurer le repos et à espandre la joye par toute la terre. [11]
11Autrement dit, si le contenu de la relation est, là encore, le même que celui de la relation de Félibien, si la mise en récit est similaire, le changement de la situation d’énonciation bouleverse la portée de l’actualité versaillaise en modifiant l’interprétation de l’événement ; l’enjeu politique du GDRV prend ici le pas sur toutes les motivations plus galantes de la fête [12]. La sélection de ce qui est digne de figurer au Temple de Mémoire se voit en quelque sorte bouleversée. Ici ce sont les succès politiques et militaires de Louis XIV qu’il s’agit d’immortaliser, et non plus ses réussites galantes.
12Mais les particuliers ayant proposé des relations du GDRV n’entretiennent pas nécessairement tous des liens aussi forts avec le pouvoir. Certaines de ces relations s’incluent dans un argument littéraire : Madeleine de Scudéry [13] relate le « Divertissement » de 1668 par la bouche d’un de ses personnages participant à la promenade du parc de Versailles avec d’autres « gens de qualité ». La Fontaine [14] parle très rapidement de cette même fête, dont la salle de bal dressée dans le parc sert de lieu de promenade aux quatre amis des Amours de Psyché et de Cupidon. Mme de Villedieu [15] l’évoque sans artifice littéraire, mais mêlée à d’autres fêtes, dans sa « Description d’une des Fêtes que le Roi a faites à Versailles ». Quel que soit le degré de dépendance vis-à-vis du pouvoir, un constat s’impose pour l’ensemble de ces relations : toutes sans exception contribuent à une idéalisation du souvenir.
13Une dernière catégorie de textes traitant du GDRV reste à envisager. Il s’agit des lettres et des mémoires, qui se caractérisent a priori par une certaine liberté de ton. De fait, la correspondance diplomatique de l’envoyé du duc de Savoie en France, le marquis de Saint-Maurice, offre une vision relativement neuve de l’événement. On comprend aisément que le marquis avait tout intérêt à éviter d’écraser son maître par un récit hyperbolique des grandeurs de la cour de France. Il donne ainsi, par exemple, une version très différente de celle de Félibien dans sa relation officielle de la décoration de la table du roi. Pour Félibien, cette table était « un enchantement » avec en son milieu « un grand rocher » sur lequel « était le cheval de Pégase » et plus bas était « la figure d’Apollon assise, tenant dans sa main une lyre » ; la description continue pendant plus de deux pages [16]. Saint-Maurice, quant à
14lui, commence par détailler les efforts qu’il a dû déployer pour que sa femme soit à la table du roi, tout en faisant remarquer comment, pour sa part, le monarque français « pr[end] tant de soin de faire procurer des honneurs à ses ambassadrices dans les Cours étrangères [17] ». Et de préciser qu’en définitive son épouse « pendant le souper, […] ne vit pas où était le Roi, car la table qui était ronde et de plus de quatre-vingts couverts avait au milieu un grand rocher qui empêchait de voir ceux qui étaient au-delà [18] ». En fournissant au lecteur quelques détails amusants sur les ratages du « Divertissement », le texte se rend du même coup infiniment plus crédible que les relations officielles. Le spectacle qui s’offre à Saint-Maurice juste avant la comédie mérite d’être cité :
Il n’y a jamais eu si peu d’ordre. La Reine fut plus de demi-heure avant que de pouvoir entrer à la comédie, il fallut que le Roi agît lui-même pour lui faire faire place ; les gardes du corps, qui ne sont que des soldats qui ont toujours été dans les troupes, ne connaissent personne, ne savent rien de ce qu’il faut faire en semblables occasions, ne songent qu’à faire entrer leurs parents, amis et commères. Les personnes de qualité font elles-mêmes la confusion et en ressentent les premières les fâcheries, y perdent leurs plumes, se font déchirer leurs canons et paraissent après dans le bal chiffonnées par leur peu de conduite. [19]
16Sous la plume de Saint-Maurice, la « comédie » qui est sur le point d’être donnée sur scène a déjà commencé dans la salle : les divers procédés d’exagération qui ouvrent l’extrait, comme l’hyperbole ou les tournures restrictives, préparent la vision burlesque d’un véritable charivari. C’est en effet une sorte de farce qui précède la comédie. L’écart entre le récit proposé dans cette correspondance et les relations à caractère plus officiel est évident. Notons qu’une autre mention rend compte explicitement de ce clivage entre relation officielle et réalité vécue, il s’agit de la version proposée par Christiaan Huygens dans sa correspondance :
Je revins hier matin de Versailles où il y avoit de belles choses à voir comme vous verrez par la description qui en paroistra dans peu de jours, mais la fatigue en diminuoit bien le plaisir, car outre la presse et le froid qu’il falut souffrir l’on estoit 24 heures sans dormir et plus. [20]
18Une enquête se limitant à constater un clivage entre les discours officiels et les relations privées offrant des versions inédites de l’événement se révèle pourtant très vite assez déceptive. Biaisés d’avance, les récits en rapport de dépendance directe avec le pouvoir, qu’il s’agisse des écrits relevant du champ de la presse, des relations officielles, du livret, n’offrent rien d’inédit, même si certains d’entre eux, comme le texte de Félibien, détaillent par le menu les différents moments de la fête. Les versions qu’en proposent La Fontaine ou Madeleine de Scudéry restent très allusives, elles n’apportent aucune information ; et quant à la seule version véritablement inédite proposé par le marquis de Saint-Maurice dans sa correspondance, il est clair qu’elle répond en fait à des impératifs diplomatiques. S’il reste en partie opératoire, ce clivage semble peiner, dans le cas de la littérature évoquant les fêtes de cour, à rendre efficacement compte des tensions qui animent la notion d’actualité. Il n’épuise peut-être pas tous les intérêts que recèle l’étude des mises en récit d’une fête louis-quatorzienne et du rapport tout à fait singulier que ce genre d’événement entretient avec le temps. Rendre compte d’une actualité paradoxale, enregistrer pour les générations à venir l’éphémère, engage en effet le déploiement de dispositifs mémoriels spécifiques, aptes à faire surgir, derrière le transitoire, la portée éternelle de l’événement.
De la nécessité d’une « petite lunette d’approche enchantée »
19À l’instar de l’auteur fictionnel de la relation de la fête insérée dans La Promenade de Versailles, qui déclare que cet outil optique a révélé une dimension nouvelle de la fête, sa portée galante en quelque sorte, en faisant apparaître quantité de « petits Amours [21] » virevoltants, invisibles à l’œil nu, les différents auteurs des textes de notre corpus semblent tous doter l’actualité éphémère d’une dimension temporelle venant lester l’événement d’un ancrage temporel spécifique, guidé par un souci mémoriel, archivistique.
20Gardons-nous toutefois à ce sujet de toute illusion rétrospective : concernant notamment les écrits relevant du champ de la presse, Jean Sgard a bien montré la tendance générale qu’ils présentent, à la fin du XVIIe siècle, à convertir le « registre journalier » des événements – quels qu’ils soient, que ces événements relèvent de la propagande royale ou non, – en un livre composé, tendu vers la pérennité [22]. Si l’on constate dans le cas du traitement du GDRV ce phénomène, c’est donc moins à la nature de l’événement traité qu’au genre même envisagé qu’il faut l’indexer. Cette tension entre actualité et éternité est, à la fin du XVIIe siècle, inhérente au genre même, dans le cas des périodiques.
21Reste que, une fois cette nuance effectuée à propos de ceux-ci, substituer à notre hypothèse initiale un questionnement se situant en amont, à la source, peut se révéler assez fructueux pour interroger l’enjeu que constitue la notion d’actualité dans l’ensemble des genres qui constituent notre corpus. Il s’agit de prendre pour point de départ le rapport spécifique, dans le cas de la fête louis-quatorzienne, que l’actualité entretient avec l’immortalité, pour dégager les pratiques d’écriture particulières qui en découlent. Les modalités de l’interprétation du présent que ces pratiques engendrent présentent des spécificités. Ces dernières témoignent en effet de la manière dont l’éphémère est ici au service même de l’éternel. C’est sur ce singulier rapport au temps manifesté ici par l’actualité que nous entendons donc faire porter notre réflexion, en réduisant, apparemment, le jeu offert par la multiplicité des voix (ici majoritairement concordantes), mais en ouvrant, de façon concomitante, des perspectives stimulantes sur le concept même d’actualité, pensée dans le cadre du discours politique. Les différents textes de notre corpus déclinent tous, à des degrés divers, des dispositifs mémoriels destinés à pérenniser l’éphémère, dénaturant l’actualité dans son principe même.
22Les réflexions proposées par l’un des personnages fictionnels du récit-cadre de La Promenade de Versailles [23] sont, à ce titre, tout à fait révélatrices. Le plaidoyer de Télamon destiné à convaincre Glycère du bien-fondé de la présence dans les romans des descriptions révèle l’enjeu mémoriel animant nécessairement ces textes :
il faut poser une règle générale, que l’Art embellit la Nature ; que les palais sont plus beaux que les cavernes, que les jardins bien cultivez sont plus agréables que les landes stériles. Cependant si l’on vous en croyoit, la mémoire des villes, des palais, & des jardins magnifiques périroit avec le temps, puisque l’on n’en feroit point de descriptions ; car l’architecture n’est pas immortelle, & nous ignorerions mille belles choses qui ont esté faites par de grans Princes, en matière de bastimens, si on n’en trouvoit pas de descriptions dans l’Histoire. [24]
24Par la mise en place de ce pacte de lecture, le texte de La Promenade se donne donc explicitement à lire, d’emblée, comme une archive.
25Qu’il s’agisse du théâtre de verdure, destiné à accueillir la représentation de la pastorale dans laquelle est enchâssée la comédie de George Dandin, ou encore des feux d’artifice, le « Divertissement » est constitué de prouesses éphémères qui, d’emblée, par leur consignation programmée, sont prévues pour faire date et durer. Cette dialectique engage Félibien à tendre le texte de sa Relation entre deux pôles : d’un côté les effets de surprise éternellement reconduits éprouvés par les spectateurs, de l’autre les précisions très techniques nécessitant une importante documentation. Félibien endosse tour à tour le masque du spectateur contemporain de la fête et celui de l’historiographe soucieux de la postérité du roi. Ainsi, au moment où se lève la toile qui cachait la décoration du théâtre, Félibien écrit :
Lors que leurs Majestez furent arrivées dans ce lieu dont la grandeur & la magnificence surprit toute la Cour ; & quand Elles eurent pris leurs places sur le haut Dais qui estoit au milieu du parterre, on leva la toile qui cachoit la decoration du Theatre : & alors les yeux se trouvant tout à fait trompez, l’on crut voir effectivement un jardin d’une beauté extraordinaire. [25]
27Ici tout se passe comme si l’inédit n’était pas défloré : Félibien feint de reconduire les effets produits pendant le spectacle. Et dans le même temps l’historiographe du Roi peut dresser la liste exhaustive des artisans de la fête, faisant de sa relation un texte d’hommage destiné à graver des noms dans l’éternité. Le dispositif mémoriel proposé par Félibien tire en partie sa force de cette tension entre deux postures énonciatives distinctes, installant le texte entre la monstration exacerbée de prouesses éphémères et leur inscription dans l’Histoire. De même, la monumentalisation de l’objet-livre assurant le récit de l’événement participe à l’érection d’un mémorial destiné à pérenniser l’éphémère. Après une première publication anonyme en 1668, la relation de la fête par Félibien a ainsi été réimprimée (en 1671 puis en 1679) [26]. Or le format adopté pour cette dernière édition est celui de l’in-folio, et le récit s’accompagne de cinq gravures de Lepautre. Réimpressions successives, choix de l’in-folio ainsi que mise en image sont à envisager comme autant de pratiques éditoriales qui contribuent à solenniser le récit de Félibien et relèvent la gageure de fixer pour la postérité ce qui, précisément, relève du transitoire.
28L’esthétique même de l’« impromptu » engagée dans la représentation théâtrale proposée au cours du GDRV nécessite peut-être, pour en saisir toute la portée, d’adopter cette « lunette d’approche enchantée » pour mesurer à quel point, derrière l’ostentation d’une création « sur le champ », marquée par l’urgence, se joue en arrière-plan son inscription dans le durable [27]. Sous la plume de Félibien en effet, l’imperfection du négligé devient source d’harmonie, rendant la pièce digne d’accéder au statut de chef-d’œuvre d’un genre nouveau :
Bien que la pièce qu’on representa doive estre considérée comme un Impromptu & un de ces ouvrages où la nécessité de satisfaire sur le champ aux volontez du Roy ne donne pas toujours le loisir d’y apporter la dernière main, & d’en former les derniers traits ; neanmoins, il est certain qu’elle est composée de parties si diversifiées et si agréables qu’on peut dire qu’il n’en a guère paru sur le Théâtre de plus capable de satisfaire tout ensemble l’oreille et les yeux des spectateurs. La prose dont on s’est servy est un langage très propre pour l’action qu’on représente ; & les vers qui se chantent entre les actes de la Comédie conviennent si bien au sujet & expriment si tendrement les passions dont ceux qui les récitent doivent estre émus, qu’il n’y a jamais rien eu de plus touchant. Quoy qu’il semble que ce soit deux Comédies que l’on joue en mesme temps, dont l’une soit en prose & l’autre en vers, elles sont pourtant si bien unies à un mesme sujet qu’elles ne font qu’une mesme pièce et ne représentent qu’une seule action. [28]
30Dans cette évocation de l’élaboration de la comédie et de son résultat se rejoue cette tension entre la monstration exacerbée de prouesses éphémères et leur inscription dans l’Histoire du fait de leur nouveauté. On retrouve alors ces jeux sur une temporalité distendue, malléable à plaisir, tournée, en dernière instance, vers l’éternité. C’est précisément ce qui garantit l’efficacité maximale du dispositif mémoriel mis en place. Le roi en est le premier bénéficiaire. Mais plus fondamentalement, il en constitue aussi l’origine.
Louis XIV, nouveau Chronos, ordonnateur d’une actualité achronique [29]
31Où chercher la source de ces bouleversements temporels, de ces manipulations sur le déroulement temporel des événements lisibles dans les textes ? En la personne du roi assurément. À lire attentivement le livret, on s’aperçoit que le programme ici apprêté rend compte d’une dialectique de l’oubli et de la mémoire. Louis XIV annule, en les dépassant, toutes les prouesses héroïques passées :
33Avec Louis XIV, c’est le déroulement même du temps qui est soumis à une nouvelle ordonnance. C’est ce qui peut expliquer le recours à la magie, dans certaines mises en récit, pour décrire l’actualité : elle permet de révéler une dimension nouvelle de la réalité. Reprenons la Relation de Félibien juste avant la présentation de la table surmontée de son rocher :
Si l’on fut surpris en voyant par dehors la beauté de ce lieu, on le fut encore davantage en voyant le dedans. Il estoit presque impossible de ne se pas persuader que ce ne fust un enchantement, tant il y paraissoit de choses qu’on croiroit ne se pouvoir faire que par magie. [31]
35Le prodige tient avant tout à la force des réjouissances éphémères ordonnées de façon à faire date. Surtout, comme l’a montré Jean-Pierre Néraudau dans la postface qu’il offre à l’ouvrage de Du Crest, les fêtes organisées à Versailles consacrent Louis XIV en « thaumaturge accompli [32] ». Or le domaine suprême dans lequel s’exerce ce pouvoir pourrait bien être, précisément, celui du temps. Confrontés à une multiplicité de signes aux ancrages temporels variés, les invités sont plongés dans une temporalité paradoxale :
Ne sachant plus où ils sont, tant le décor est mouvant et les espaces divers, ni à quelle époque ils appartiennent, tant les siècles se bousculent, ni qui ils sont, tant les différents spectacles font éclater leur personnalité, il ne leur reste qu’un recours, seul point fixe dans la mutabilité universelle, le Roi. Cette pédagogie fondée sur la surprise et le trouble des sens ressemble à celle qui fonde la liturgie religieuse. […] En un sens, on peut dire que ces fêtes rejoignent la célébration archaïque, la fête païenne dans son sens profond : c’est-à-dire chargée de renouveler les temps et d’inaugurer les siècles à venir. [33]
37De manière plus fondamentale encore, si l’on envisage les modalités des commentaires offerts par le locuteur sur sa mise en récit, les différentes relations se font unanimes sur un autre point. Chaque auteur – et ce, quel que soit son degré de proximité vis-à-vis du pouvoir – place son texte, de façon plus ou moins appuyée, sous le signe de l’indicible.
Quelque image que j’aie tâché de faire de cette belle fête, j’avoue qu’elle n’est que très imparfaite, et l’on ne doit pas croire que l’idée qu’on s’en formera sur ce que j’ai écrit, approche, en aucune façon, de la vérité. L’on donnera au public les figures des principales decorations, mais ny les paroles, ny les figures ne sçauroient bien representer tout ce qui servit de divertissement dans ce grand jour de rejouïssance. [34]
39Félibien n’est pas le seul à invalider ainsi d’emblée la possibilité d’une peinture fidèle de la fête. En termes d’enregistrement, le bénéfice est énorme. Cela constitue en effet le moyen le plus efficace de pérenniser le souvenir de manière inconditionnelle, absolue, interdisant par avance tout dépassement, ne donnant aucune prise possible à une éventuelle surenchère. La fête devient un événement dont on se souvient mais que l’on ne peut dire, ce qui paradoxalement, amplifie la portée de ce souvenir dans la postérité.
40Enfin, en termes de politique éditoriale, pour ainsi dire, le soin qu’a le souverain de faire rééditer les relations constitue le moyen le plus concret de prolonger, précisément, les avantages que lui procurent ces relations. L’écrit permet ainsi aux divertissements de cour de dépasser leur principal handicap, celui d’être éphémère, pour en faire leur principal atout, inscrivant ainsi dans la durée leur vocation d’être des louanges du règne.
41En somme, la littérature engendrée par la fête de cour louis-quatorzienne offre la possibilité d’étudier comment l’actualité rejoint ici d’emblée l’atemporalité pour porter, par essence, des marques d’immortalité ; comment c’est précisément le souci de mise en mémoire qui anime de telles fêtes ; comment l’éphémère est d’emblée tourné vers la postérité. Dès lors, ce qui s’opère ici engage moins la spécificité des écrits que la spécificité de l’événement lui-même : c’est ce dernier qui présente en lui-même un rapport particulier au temps, disposant et ordonnant le temps éphémère selon une liturgie fondée sur un dispositif mémoriel singulier et produisant en aval des procédures particulières de pérennisation du souvenir. Cet enregistrement de l’actualité est symptomatique de ce qui se joue en fait ici en termes de politique : le pouvoir du roi sur le temps, son pouvoir sur l’actualité. Perrault avait d’ailleurs parfaitement saisi le bénéfice potentiel de ces fêtes dans la construction du souvenir royal :
Il ne suffit pas que la Postérité sçache ses glorieux travaux & de Guerre & de Paix ; le mal qu’il fait à ses Ennemis par la force de ses Armes, & le bien qu’il fait à ses peuples par les soins assidus & sans exemple qu’il prend luy-même de leur conduite : il faut qu’elle ait encore la satisfaction de sçavoir quels étoient ses relâches dans ses occupations importantes. Il est bon qu’elle apprenne qu’il n’a pas été seulement le plus vaillant & le plus sage de tous les Princes de son Siècle, mais qu’il a été aussi le plus adroit & le plus magnifique. [35]
Notes
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[1]
Les sources divergent sur le calendrier exact des festivités : l’édition posthume des œuvres de Molière préparée entre autres par La Grange donne la date du 15 ; Félibien les situe le 18 ; quant à la Gazette, elle donne la date du 19.
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[2]
Du 7 au 14 mai 1664, pour présenter à la cour les embellissements réalisés à Versailles depuis le début de son règne, Louis XIV organise les Plaisirs de l’Île enchantée. S’inspirant d’un épisode du Roland furieux au cours duquel la magicienne Alcine retient prisonniers Roger et ses chevaliers dans une île où ils passent leur temps en distractions jusqu’à la rupture de l’enchantement, cette fête est déjà fondée sur une manipulation chronologique, en vertu du principe de suspension temporelle qui sous-tend l’épisode. Les fêtes de Versailles semblent reposer, de façon principielle, sur des économies spécifiques du temps.
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[3]
Nous abrégeons dans la suite de l’article ce titre sous la forme de GDRV. La fête débuta dans la soirée par une promenade au cours de laquelle le roi put faire admirer la fontaine du Dragon, le bassin de Latone et le parterre d’eau. Après une collation dans un cabinet en forme de pentagone dans le labyrinthe, la cour se dirigea vers le théâtre de verdure où furent présentées Les Fêtes de l’Amour et de Bacchus et George Dandin. Elle rejoignit ensuite un édifice octogonal surmonté d’un dôme, lieu du souper, avant de gagner le château, où fut donné le bal. Enfin, à la sortie de la salle, commencèrent les illuminations et les jeux d’eau du parc et du château.
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[4]
Nous nous appuyons, pour la recension des différentes mentions du GDRV, sur les travaux de R. Chartier (« Georges Dandin, ou le social en représentation », Annales, Histoire, Sciences Sociales, vol. 49, n° 2, mars-avril 1994, p. 277-309) ainsi que sur les recherches effectuées par Fl. Sorkine à l’occasion de ses travaux sur les fêtes de cour (Propagande et mécénat royal : les fêtes louis-quatorziennes à Versailles et leurs représentations, 1661-1682, thèse de doctorat, dir. A. Viala, Université de Paris III, 1993). Toutefois, l’angle adopté ici pour l’analyse de ces mentions, questionnant plus spécifiquement le rapport que ces récits entretiennent avec l’actualité, modifie sensiblement les conclusions de ces deux enquêtes, qui entendaient toute deux, selon des voies différentes, insister sur l’hétérogénéité des interprétations de l’événement offertes par les différents récits recensés, sur leur dimension éminemment polyphonique. D’abord, nous ne nous aventurerons pas, dans le cadre restreint de cet article, sur le terrain de l’herméneutique possible de la pièce représentée à l’occasion du GDRV, laissant ainsi de côté l’équivoque soulevée par R. Chartier quant à l’interprétation possible de George Dandin – comédie ressortissant selon l’historien à l’univers de l’illusion festive comme à celui de la peinture ressemblante, et qui orientait le recensement des différentes occurrences de la fête. Surtout, les effets d’anamorphose mis en valeur par Fl. Sorkine dans le recensement des occurrences qu’elle dresse s’estompent au profit d’une unanimité relative sur la teneur d’emblée mémorable de cet événement. Dans la perspective qui est la nôtre, remarquons que tous les récits recensés s’accordent à reconnaître à l’événement une dimension inoubliable, que les locuteurs adhèrent pleinement à cette monumentalisation en y contribuant (Félibien) ou qu’ils se contentent de pointer la volonté royale de faire date sans pour autant souscrire totalement à cette vision (Huygens).
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[5]
Voir La Gazette de Paris (par Isaac et Eusèbe Renaudot, puis par l’abbé Eusèbe Renaudot), Paris, Bureau d’Adresse aux Galeries du Louvre, de 1661 à 1682, in-4°, 21 juillet 1668.
-
[6]
Ch. Robinet, Lettres en vers à Madame, du 21 juillet 1668, dans Les Continuateurs de Loret, t. III (1668-1669), éd. E. Picot, Paris, D. Morgan et C. Fatout, 1899, p. 200.
-
[7]
Le Grand Divertissement royal de Versailles, Paris, R. Ballard, 1668 ; rééd. dans Molière, Œuvres complètes, éd. G. Couton, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1972, t. II, p. 451-461.
-
[8]
A. Félibien, Relation de la Feste de Versailles du dix huitième Juillet mil six cens soixante huit, Paris, P. Le Petit, 1668. Ce texte, quoique non signé, est de Félibien : il constitue la première relation de cette fête, signalé comme tel par le catalogue de la BnF bien qu’il ne possède pas d’achevé d’imprimer.
-
[9]
P. de la Rosa, Descripcion del esplendido banquete que Su Majestad Christiannissima el Rey Luis XIV dio a las Señoras de su corte en el real sitio de Versalla. Dedicado a la Christiannissima Reina de Francia Maria Theressa de Austria, Paris, J. D. Bertrand, 1668.
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[10]
Abbé de Montigny, Relation de la Feste du 18 juillet 1668, t. IX in-folio des papiers Conrart de la Bibliothèque de l’Arsenal (ms. 5418), p. 1118. Ce texte a été imprimé dans Recueil de diverses pièces faites par plusieurs personnages, La Haye, J. et D. Stencker, 1669, puis publié au XIXe siècle dans L’Artiste. Journal de littérature et des beaux-arts, Paris, 1835, t. IX, p. 181-191.
-
[11]
Abbé de Montigny, op. cit., cité par Fl. Sorkine, op. cit., p. 93.
-
[12]
Le GDRV superpose à des enjeux politiques des enjeux plus féminins. Les réjouissances sont en effet conçues comme une fête d’amour pour les femmes en présence à la fête : la reine, la duchesse de La Vallière (maîtresse en titre du roi, déjà délaissée), sa rivale presque triomphante, la marquise de Montespan, et aussi Françoise Scarron, future marquise de Maintenon.
-
[13]
Mlle de Scudéry, La Promenade à Versailles, Paris, Claude Barbin, 1669. Seule l’avant-dernière partie de l’ouvrage concerne le Grand Divertissement de Versailles.
-
[14]
Voir J. de La Fontaine, Les Amours de Psyché et de Cupidon [1669], Œuvres diverses, éd. P. Clarac, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1958.
-
[15]
Mme de Villedieu, Description d’une Fête que le Roi a faite à Versailles, Œuvres Meslées, Paris, Vve Cl. Barbin, 1720.
-
[16]
A. Félibien, op. cit., p. 31 sq.
-
[17]
Saint-Maurice, Lettres sur la Cour de Louis XIV. I : 1667-1670, éd. J. Lemoine, Paris, Calmann-Levy, 1910, lettre du 20 juillet 1668, p. 204.
-
[18]
Ibid., p. 206-207.
-
[19]
Ibid., p. 207-208.
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[20]
Chr. Huygens, Lettre du 20 juillet 1668 à L. Huygens, Correspondance, n° 1652, t. 5 des Œuvres complètes, La Haye, M. Nijhoff, 1895. La lettre et la copie se trouvent à Leyde (coll. Huygens).
-
[21]
« […] & si vous pouviez vous servir d’une petite lunette d’approche enchantée que je tiens, qui fait découvrir les Amours par tout où il y en a, vous verriez […] qu’on voit en plusieurs endroits / Force Cupidons insensez […]. Je ne vous apprendrai pas le secret de mes lunettes d’approches, & je me contenterai de vous assurer, qui compteroit tous ceux qui sont à la feste, y trouveroit plus d’Amours que de personnes » (Mlle de Scudéry, op. cit., p. 581-582).
-
[22]
J. Sgard, « La multiplication des périodiques », dans R. Chartier et H.-J. Martin (dir.), Histoire de l’édition française. II : Le livre triomphant (1660-1830), Paris, Fayard, 1990, p. 246-255.
-
[23]
La relation de la fête est en effet intégrée dans ce texte à un artifice littéraire dans lequel la narratrice fait découvrir le château et les jardins de Versailles à une « belle Étrangère » accompagnée de deux de ses parents, Glycère et Télamon. À noter que le texte de Mlle de Scudéry mentionne d’abord deux relations existantes du « Divertissement » : « je vous en promets deux relations, au lieu d’une, quand nous serons retournez à Paris : la première qui est fort agreable, a esté faite par une homme de beaucoup d’esprit, & envoiée par ordre de la reine au Marquis de la Fuente : & la seconde est d’un homme qui connoist parfaitement tous les beaux Arts, & qui vous apprendre jusques aux moindres circonstances de la feste » (op. cit., p. 566-567) ; puis elle développe une troisième version de la fête, éminemment galante, racontée par un personnage fictionnel appartenant au récit-cadre de La Promenade, l’« Amant de Sylvie », ami de la narratrice.
-
[24]
Ibid., p. 8-9.
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[25]
A. Félibien, op. cit., p. 14.
-
[26]
A. Félibien, Relation de la feste de Versailles du 18 juillet 1668, Paris, Imprimerie royale, 1679, in-folio, 5 pl. gravées par Le Pautre. Notons en outre que le texte de 1668 avait déjà été repris sans les gravures en 1671 lors de la publication par Félibien de son Recueil de Descriptions de peintures et d’autres ouvrages faits pour le Roy, Paris, S. Marbre-Cramoisy, 1671.
-
[27]
Sur les conditions de création de George Dandin et de la pastorale qui l’encadre, on consultera les analyses proposées par P. Dandrey dans l’édition du texte qu’il a établie : Molière, George Dandin par la Compagnie des Minuits, suivi de P. Dandrey, « Georges Dandin, une pastorale burlesque », Paris, Klincksieck, « Nouvelles scènes », 2007. P. Dandrey revient sur l’esthétique de l’Impromptu avant de nuancer, grâce à un travail de bibliographie matérielle, les hypothèses précédemment émises par Y. Giraud, qui défendait l’idée d’un recyclage par Molière d’airs qu’il aurait déjà composés pour une autre occasion (« Molière au travail : la vraie genèse de Georges Dandin », Francia, n°19-20, sept-déc. 1976, p. 65-81).
-
[28]
A. Félibien, Relation de la Feste de Versailles […], Paris, P. Le Petit, 1668, p. 16.
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[29]
Les enjeux mêmes de la fête rendent compte de cette achronie puisqu’il s’agit d’abord de commémorer les récents succès militaires en célébrant la paix d’Aix-la-Chapelle signée le 2 mai 1668, et marquant la fin de la première conquête des Flandres. Il s’agit aussi de fixer une gloire éternelle. Ces deux dimensions (rétrospective et prospective) s’enrichissent d’une troisième distorsion temporelle venant creuser la notion d’ « actualité », puisque le roi souhaite aussi « réparer en quelque sorte ce que la cour avait perdu dans le Carnaval pendant son absence », ainsi que le précise Félibien dans sa Relation de la Feste de Versailles, éd. de 1668, p. 3-4. Le départ du roi pour la Franche-Comté avait en effet privé la cour des divertissements du carnaval. Les motivations de l’événement sont donc placées sous le signe de l’éclatement, l’actualité s’efface au profit de l’atemporalité.
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[30]
Le Grand Divertissement royal de Versailles, op. cit.
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[31]
A. Félibien, op. cit., p. 31-32.
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[32]
S. Du Crest, Des fêtes à Versailles : les divertissements de Louis XIV, Paris, Klincksieck, « Aux amateurs de livres », 1990.
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[33]
Postface de J.-P. Néraudau à l’ouvrage de S. Du Crest, op. cit., p. 92 sq. (nous soulignons).
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[34]
A. Félibien, op. cit., p. 60.
-
[35]
Ch. Perrault, Courses de teste et de bague faictes par le Roy et par les princes et seigneurs de la cour, en l’année 1662, Paris, Imprimerie royale, 1670, in-folio, p. 2.