Notes
-
[1]
Th. Corneille, Stilicon [1660], éd. C. J. Gossip, Paris, Droz, 1974.
-
[2]
A. Viala, La France galante, Paris, Puf, 2008, p. 45.
-
[3]
Ibid., chap. 1, « Galin, Galant ».
-
[4]
D. Denis, Le Parnasse galant, Institution d’une catégorie littéraire au XVIIe siècle, Paris, Champion, 2001, Première partie (« Espaces mondains, espaces littéraires »).
-
[5]
P. Corneille, « Examen d’Œdipe » [1660], Œuvres complètes, éd. G. Couton, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1981-1987, t. III, p. 19-21.
-
[6]
Corneille fait référence aux Œdipe de Sophocle et de Sénèque.
-
[7]
P. Corneille, op. cit., p. 20.
-
[8]
À titre d’exemple, au XIXe siècle, G. Reynier (Thomas Corneille, sa vie et son théâtre, Paris, Hachette, 1892) et N. M. Bernardin (dans le chapitre qu’il compose pour l’Histoire de la langue et de la littérature française des origines jusqu’à 1900, L. Petit de Julleville éd., Paris, A. Colin, 1896-1899) considèrent Thomas Corneille, ainsi que Quinault, comme les principaux représentants de cette catégorie d’auteurs dramatiques.
-
[9]
G. Revaz, « Peut-on parler de tragédie “galante” (1656-1667) ? », XVIIe siècle, n° 216, juillet-septembre 2002, p. 469-484.
-
[10]
C. Barbafieri, Atrée et Céladon. La galanterie dans le théâtre tragique de la France classique (1634-1702), Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2006, p. 19-26. Carine Barbafieri dresse un historique de la création de cette catégorie littéraire, en concluant sur le fait que celle-ci relève bien plutôt d’un « mythe critique ».
-
[11]
Défense du Sertorius de M. de Corneille, Paris, Cl. Barbin, 1663, p. 7-9 ; cité par C. J. Gossip, dans Stilicon, éd. cit., p. XV.
-
[12]
Claudien, Poèmes politiques, éd. et trad. J.-L. Charlet, Paris, Les Belles Lettres, 2000.
-
[13]
Nous nous appuyons sur le dossier critique élaboré par C. J. Gossip, en introduction de Stilicon, éd. cit, p. XXXVIII.
-
[14]
Zosime, Histoire nouvelle, livre V, éd. et trad. F. Paschoud, Paris, Les Belles Lettres, 1986.
-
[15]
Orose, Histoires contre les païens, livre VII, éd. et trad. M.-P. Arnaud-Lindet, Paris, Les Belles Lettres, 1991.
-
[16]
Nous faisons ici référence aux réflexions de Carine Barbafieri (op. cit., p. 63) qui souligne qu’à partir de 1670, l’épisode amoureux, considéré comme « une boursouflure de l’action » est critiqué et remis en question.
-
[17]
Ibid., p. 67.
-
[18]
C. J. Gossip précise en effet : « Dans son récit du consulat de Stilicon, Claudien ne parle pas directement de Placidia, fille de Théodose 1er et de sa seconde femme Galla » (Stilicon, éd. cit., p. XXIX).
-
[19]
Elle est en effet décrite rapidement, par Orose, plus tard dans le récit, comme une femme intelligente dispensant de sages conseils à son époux Athoulf.
-
[20]
« Mutian. Seigneur, dans un moment vous n’aurez plus de Maistre, / Nos conjurez enfin se vont faire connoistre » (v. 1653-1654).
-
[21]
« Stilicon. Vous aurez d’eux, Seigneur, de nouvelles clartez, / Rufus & Pompejan déjà sont arrestez » (v. 1643-1644).
-
[22]
Nous reprenons le titre de l’ouvrage d’Alain Génetiot, auquel nous renvoyons : Les Genres lyriques mondains (1630-1660). Étude des poésies de Voiture, Vion d’Alibray, Sarasin et Scarron, Paris, Droz, 1990.
-
[23]
C’est bien entendu le versant sérieux de l’amour galant que nous voyons là en jeu, et non sa dimension légère, artificielle et joyeuse. Jean-Michel Pelous présente ce « schisme galant », en montrant que se développe, parallèlement à la galanterie traditionnelle, proche du modèle courtois, une galanterie nouvelle, ouverte à l’inconstance et aux joies de l’amour que l’on voit notamment triompher dans la comédie (Amour précieux amour galant (1654-1675), Paris, Klincksieck, 1980).
-
[24]
A. Génetiot, Poétique du loisir mondain, de Voiture à La Fontaine, Paris, Champion, 1997, p. 195.
-
[25]
A. Génetiot, Poétique du loisir mondain, op. cit, p. 202.
-
[26]
Chr. Biet, « La passion des larmes », Littératures classiques, n° 26, 1996, p. 169.
-
[27]
Ibid., p. 173.
-
[28]
H. J. Pilet de La Mesnardière, La Poétique, Paris, A. de Sommaville, 1639, p. 371 : « Enfin, pourvu que ses discours ne soient ni fades, ni badins, ils ne peuvent être trop doux, trop tendres, ni trop pitoyables ».
-
[29]
Ibid., p. 33 : « C’est une faute notable, & qui choque autant les Règles qu’elle travaille les yeux, que de choisir un sujet qui ensanglante trop la scène. L’horreur que donnent à l’esprit les carnages multipliez, est un sentiment odieux, & qui déplaist aux belles âmes ».
-
[30]
Op. cit., p. 88.
-
[31]
Nous faisons ici référence à l’une des Remarques sur la langue française de Vaugelas : « On peut dire la même chose des Lettres galantes. En cette sorte de Lettres, la France peut se vanter d’avoir une personne à qui tout le monde cède. Athènes même, ni Rome, si vous en exceptez Cicéron, n’ont pas de quoi le lui disputer, et je le puis dire hardiment, puisqu’à peine paraît-il qu’un genre d’écrire si délicat leur ait été connu » (cit. par A. Viala, La France Galante, op. cit., p. 35-36).
-
[32]
G. Revaz, art. cit., p. 469.
-
[33]
Le coupable est connu dès le début et le lecteur-spectateur accompagne l’enquêteur dans sa recherche du coupable.
-
[34]
D. Denis, Le Parnasse galant, op. cit., p. 159.
-
[35]
Saint-Évremond, « Sur les tragédies », Œuvres en prose, éd. R. Ternois, Paris, STFM, 1962-1969, t. III, p. 30 : « Ce qui doit être tendre n’est que doux ; ce qui doit former la pitié fait à peine la tendresse ; l’émotion tient lieu du saisissement ; l’étonnement de l’horreur ».
1Le Stilicon [1] de Thomas Corneille, joué pour la première fois le 27 janvier 1660, s’inscrit dans un contexte culturel au sein duquel la sociabilité et la littérature galantes influencent largement les modèles sociaux et littéraires. Comme le souligne Alain Viala dans La France galante, à partir de 1650, un véritable mouvement littéraire est né, mouvement qui se développe au cours des années 1660, et qui s’identifie autour d’un mot : « Le mot, c’est galant ou galanterie, dès lors employé en abondance dans des titres d’ouvrages et plus encore dans le corps de ceux-ci [2]. » Nous prendrons appui, pour définir ces termes galant et galanterie, sur l’analyse étymologique et historique d’Alain Viala [3], mais aussi sur les travaux de Delphine Denis, qui cherche à saisir une unité conceptuelle des différentes acceptions de ces termes et à articuler entre eux espaces mondains et espaces littéraires [4] : la galanterie se réfère ainsi à un idéal moral de comportement, en particulier à l’égard des dames, mais aussi à une pratique de la sociabilité fondée sur un art de la conversation et un art d’écrire qui se caractérisent par la délicatesse et le trait d’esprit.
2Quelques mois avant la première représentation de Stilicon, Pierre Corneille, revenu au théâtre, avait souligné, dans son Examen d’Œdipe [5], l’évolution des goûts du public et l’importance de la prise en compte d’une nouvelle sensibilité. Il y examinait la nécessité de s’appuyer sur les chefs-d’œuvre antiques en s’engageant vers une réécriture plus proche des goûts contemporains :
Je reconnus que ce qui avait passé pour merveilleux en leurs siècles pourrait sembler horrible au nôtre ; que cette éloquente et curieuse description de la manière dont ce malheureux prince se crève les yeux, qui occupe tout leur cinquième acte [6], ferait soulever la délicatesse de nos dames, dont le dégoût attire aisément celui du reste de l’auditoire ; et qu’enfin l’amour n’ayant point de part en cette tragédie, elle était dénuée des principaux agréments qui sont en possession de gagner la voix publique. [7]
4C’est donc dans ce cadre particulier de la mondanité qu’est composé Stilicon, tout comme l’avait été, en 1656, Timocrate, pièces qui vaudront à Thomas Corneille d’être associé aux auteurs de « tragédies galantes [8] ». S’il n’est pas question ici d’examiner cette catégorie dont Gilles Revaz [9] ou Carine Barbafieri [10] ont montré les fragilités et même l’inefficience, il n’en reste pas moins que l’expression nous permet d’interroger la relation entre le genre de la tragédie et l’esthétique de la galanterie. Ainsi, comme l’atteste l’analyse de Pierre Corneille, la prise en compte d’une sociabilité nouvelle engage une réflexion sur l’évolution de l’écriture tragique et sur l’adaptation des sources antiques. Dans le cas de Stilicon, il semble que ce fut une réussite, puisque la pièce remporta un succès, comme l’indique cette remarque de Donneau de Visé : « Nous avons veu plusieurs Ouvrages de luy, qui ont eu l’applaudissement de toute la France ! Timocrate, Commode, Stilicon & Camma parlent en sa faveur […] [11]. »
5Il s’agit alors de se demander comment, à ce moment de maturité d’une société de la mondanité et de la civilité, la tragédie, lieu des fureurs et des passions, de la violence et même de la terreur, a pu rencontrer l’esthétique galante, dans laquelle les valeurs de la douceur et de la tempérance, de la finesse et de la subtilité semblent dominantes ? Nous nous proposons d’engager cette réflexion à travers l’étude de Stilicon, pièce singulière dans sa composition dramatique et dramaturgique. Si sa conception, fondée sur une réécriture de l’histoire antique, a conduit à pratiquer des choix dans les différents textes-sources de manière à mieux se conformer au goût galant, comme y engage l’Examen d’Œdipe, il semble qu’elle s’oriente également vers d’autres ressources, que nous chercherons à mettre en évidence.
Adapter un sujet antique à la mode galante
6Stilicon, grand général de l’armée romaine, fut consul en 400 et mourut en 408. Plusieurs historiens l’évoquent, en particulier Claudien, qui lui consacre une large partie de ses Poèmes politiques [12]. Il fut commandant en chef sous le jeune empereur Honorius et décrit comme un très grand chef militaire, courageux et fin stratège. Claudien évoque les liens familiaux qui l’unissent à la famille d’Honorius : il est l’époux de Séréna, nièce de l’empereur Théodose 1er, lui-même père d’Honorius ; il est le père de Thermantie, épouse d’Honorius, ainsi que d’Euchérius. Mais le récit de Claudien ne décrit pas la mort de Stilicon. Deux autres historiens de l’Antiquité le prennent notamment en considération [13] : Zosime, dans son Histoire nouvelle [14], évoque les dernières actions militaires et l’assassinat de Stilicon ; celui-ci aurait été victime d’une machination, ses ennemis voulant le faire passer pour un traître à l’égard d’Honorius. L’écrivain Paul Orose, dans Histoires contre les païens [15], relate la mort de Stilicon d’un tout autre point de vue : selon lui, Stilicon cherche à renverser Honorius pour mettre sur le trône son propre fils Euchérius. Pour lui, son assassinat est donc légitime.
7Deux visions s’opposent donc, et Thomas Corneille a pu exploiter ces divergences de vue, à la fois parce qu’elles facilitaient la légitimité de sa propre adaptation et pour jouer sur l’ambivalence du personnage : s’il fait le choix de le présenter comme l’initiateur d’un complot contre l’empereur, il s’appuie également sur l’image très positive de celui-ci auprès de tous les autres personnages. De cette manière, c’est une vision quasi paradoxale qu’il présente du grand général, vision qui le rend extrêmement théâtral. Ainsi, le choix de Stilicon comme personnage central et celui de la conjuration comme action centrale orientent la pièce vers un sujet tragique, politique et violent ; il est alors intéressant d’analyser comment Thomas Corneille a pu faire évoluer de tels éléments dans une composition dramatique qui pût séduire le public mondain et raffiné de son temps.
8Rappelons rapidement l’intrigue de Stilicon. L’empereur Honorius encourage sa sœur Placidie à se marier avec Euchérius, vertueux soldat, frère de Thermantie et fils de Stilicon. Mais Placidie annonce qu’elle n’épousera qu’un homme de son rang et repousse Euchérius. Stilicon, furieux de l’humiliation que subit son fils, conspire pour assassiner Honorius et placer Euchérius à la tête de l’État. Une lettre de Zénon parvient à l’empereur et dévoile le complot sans en nommer l’instigateur. Honorius cherche alors un coupable, charge d’abord Euchérius pour le démasquer, puis soupçonne celui-ci. Les coups de théâtre s’enchaînent : assassinat de Zénon, soupçons, réhabilitation puis nouveaux soupçons envers Euchérius, fausse annonce d’assassinat d’Honorius, puis assassinat d’Euchérius alors même qu’il défendait l’empereur. Parallèlement au sort qui s’acharne sur le jeune homme, Placidie dévoile peu à peu son amour et le pleure à sa mort. Stilicon avoue finalement la conspiration avant de se donner la mort.
9Ainsi, Thomas Corneille a largement fait évoluer l’histoire antique. Tout d’abord, il ajoute à l’intrigue politique une intrigue amoureuse alors qu’aucune des sources ne mentionne un amour entre Placidie et Euchérius. Or le dramaturge la conçoit comme un élément déterminant de la pièce : l’acte I lui est entièrement consacré, ainsi que la première partie de l’acte II ; dans les actes IV et V, plusieurs scènes basculent de l’enjeu central à l’enjeu amoureux ; enfin, le dramaturge consacre aux deux amants deux scènes, réparties de manière symétrique, et qui s’inscrivent comme pivots de l’action. Loin d’être limitée à un épisode secondaire [16], l’intrigue amoureuse constitue le déclencheur de l’action politique : c’est en effet parce qu’Euchérius se voit repoussé par Placidie que Stilicon envisage la nécessité d’assassiner Honorius pour placer son fils sur le trône. La passion amoureuse – ainsi que, dans une certaine mesure, un amour paternel démesuré – est source du complot ; elle occupe donc bien une position déterminante dans la pièce et manifeste une volonté de l’auteur d’adapter les sources historiques au goût galant.
10L’intrigue amoureuse de Stilicon possède une autre spécificité : elle ne conduit pas à la passion dévastatrice celui qui l’éprouve. En effet, si Euchérius amoureux est bien passionné, c’est son père qui agit de manière condamnable et terrible ; de la sorte, une forme de dichotomie dans l’expression traditionnelle de la passion se manifeste : elle permet à Euchérius de rester, tout au long de la pièce, un héros patient et vertueux, conforme aux idéaux galants, tout en permettant également à l’action violente de se dérouler, et ainsi à la catharsis de fonctionner, grâce au personnage de Stilicon. L’action demeure tragique, mais l’amour peut rester galant : « dans l’épisode amoureux fidèle à la conception cornélienne en effet, l’amour est toujours représenté de la même façon, modéré et héroïque, ne conduisant ni à la fureur ni au crime passionnel [17] ».
11Le choix des personnages qu’opère Thomas Corneille et l’évolution qu’il leur fait subir sont également révélateurs de son projet d’écrire à la mode galante. En premier lieu, certains personnages, présents dans les récits des historiens, ne sont pas retenus dans la tragédie. Tel est le cas de Séréna, la femme de Stilicon, qui jouait un rôle important dans le récit de Zosime : elle est y présentée comme une figure majeure du pouvoir, capable d’influencer son époux sur des décisions familiales ou politiques. Il en est de même pour Olympius, personnage sombre et pernicieux, qui se trouve, dans le texte de Zosime, au cœur de la machination contre Stilicon : il fait courir le bruit que ce dernier veut renverser Honorius au profit de son propre fils, ordonne par une première lettre son arrestation en assurant qu’il ne sera pas mis à mort puis, par une deuxième lettre, son exécution. Cependant, jamais Thomas Corneille n’évoque ces personnages d’intrigants et de traîtres, pourtant hautement romanesques. Deux raisons peuvent l’expliquer. D’abord, en choisissant de présenter Stilicon comme un conspirateur démoniaque, et en se ralliant en cela à la version d’Orose, il ne peut plus faire d’Olympius le principal comploteur. Certes, il aurait pu utiliser ce personnage sournois comme acolyte de Stilicon ; il ne le fait pas, pas plus qu’il ne sollicite le personnage de Séréna, pour concentrer la noirceur sur un seul personnage, maître de toutes ses résolutions, unique responsable de la conjuration. Ensuite, et de cette manière, l’auteur limite le nombre de personnages liés à l’intrigue politique, et du même coup l’importance de celle-ci. Stilicon s’inscrit comme une figure machiavélique mais unique, capable à lui seul de faire basculer tous les autres personnages dans le désespoir.
12Thomas Corneille développe en revanche le personnage de Placidie, tandis qu’elle est à peine évoquée dans le récit de Claudien [18] et n’est jamais, dans les deux textes-sources, présentée comme la bien-aimée d’Euchérius [19]. Chez Thomas Corneille, elle occupe complètement le premier acte : au cœur des échanges des deux premières scènes et de la dernière, elle est directement présente dans les trois autres. Elle reste également sur scène lors des trois premières scènes de l’acte II, réapparaît lors de la dernière scène de l’acte III et occupe une place importante dans les actes IV et V. Ainsi, tout en incarnant la gloire d’un rang auquel Euchérius ne peut prétendre, elle tire l’action dramatique vers son enjeu amoureux. Le système des personnages que met en place Thomas Corneille entraîne donc bien un infléchissement de l’action dramatique. D’une part, la prégnance du fier personnage de Placidie permet de développer l’action amoureuse – tout en maintenant la topique de la gloire, grâce au caractère altier de la jeune princesse – et de l’articuler à l’enjeu politique. D’autre part, le complot politique reste borné dans l’action dramatique, limité aux actions du seul protagoniste, dont le caractère machiavélique est renforcé par sa solitude. La tragédie reste alors, par cette répartition des personnages, centrée sur un dilemme – celui de Placidie –, sur une passion amoureuse – celle d’Euchérius –, et conduite vers une issue fatale – celle de Stilicon et d’Euchérius. Elle associe ainsi la nécessité de la construction tragique aux possibilités de l’expression amoureuse, topos de la galanterie.
13La composition dramatique de l’action constitue le troisième élément par lequel Thomas Corneille fait évoluer sa pièce dans une vision plus proche des goûts galants : il recompose un dénouement qui, par son expression du regret et du désespoir, sert la topique galante. Tandis que Zosime et Orose précisaient que la mort de Stilicon précède celle de ses proches et notamment celle de son fils, Thomas Corneille place l’assassinat d’Euchérius avant celui de son père. Cette modification, au service du dénouement tragique, entraîne alors deux tirades extrêmement touchantes, celle, élégiaque, de Placidie (V, 5), et celle, pathétique et tragique, de Stilicon (V, 6). Enfin, le dramaturge exploite les entractes de manière particulièrement efficace pour l’action dramatique, et tout à fait judicieuse pour adoucir la violence de l’action et se conformer à la délicatesse d’un public féminin. À la fin du premier acte, Stilicon évoque son projet de conspiration en ces mots :
En secret chez Zénon assemble nos amis.Zénon peut tout pour nous & brûle d’entreprendre.Dans une heure au plus tard j’auray soin de m’y rendre,Et lors, pour le succez d’un si hardy dessein,Nous choisirons ensemble & le temps & la main.
15La conspiration est alors renvoyée dans le hors-scène, ce qui évite la multiplication des acteurs, la dispersion de l’action, mais également l’évocation du meurtre, qui aurait pu choquer les sensibilités. De même, c’est entre l’acte IV et l’acte V que se préparent l’assassinat d’Honorius, évoqué au début du dernier acte [20], et les aveux des supposés complices d’Euchérius, annoncés à la fin du précédent [21], deux actions parallèles qui précipiteront l’action vers son dénouement. De cette manière, l’action se concentre, s’accélère, en même temps que le public féminin évite le spectacle d’une scène d’interrogatoire et surtout celui d’une tentative de meurtre. La transition de l’acte II vers l’acte III manifeste encore plus clairement ce souci d’épargner les sensibilités puisque le meurtre de Zénon s’accomplit dans les coulisses : son exécution est seulement évoquée dans un récit saisissant mais bref – fort opportunément interrompu par Honorius : « De trois coups de poignard qui luy percent le flanc, / L’infortuné Zénon tout baigné dans son sang… » (v. 927-928).
16Ainsi, par la réécriture d’un épisode historique déjà fort romanesque, et par sa recomposition dramatique, Thomas Corneille, profitant notamment des divergences entre les différentes versions antiques dont il dispose, propose dans Stilicon une pièce qui comporte toutes les caractéristiques d’une tragédie, tout en y insérant des éléments qui la rendent attirante pour un public galant. La galanterie ici ne produit pas un affadissement du tragique mais oriente la composition dramatique de la pièce. Au-delà, Thomas Corneille développe dans son écriture dramatique certains motifs qui renforcent la dimension galante de la pièce et peuvent séduire un public friand des « genres lyriques mondains [22] ».
Soumettre le drame antique aux pratiques des lettres galantes
17Le dramaturge convoque de nombreuses références littéraires et une topique du tendre qui favorisent une familiarité culturelle immédiate avec ses spectateurs. En effet, les rapports entre Euchérius et Placidie s’instaurent sur un mode galant : le personnage d’Euchérius se place dans une posture d’amoureux transi, manifestant une véritable dévotion à sa bien-aimée [23]. Comme l’explique Alain Génetiot, ce mode d’écriture du sentiment amoureux est tout à fait spécifique de l’esthétique galante :
La topique néo-pétrarquiste tourne alors à un langage obligé et conventionnel, oublieux de la prétention mystique de toute la tradition courtoise, pétrarquiste et néo-platonicienne qui proposait un cheminement vers le Beau et le Bien. On n’en retient que ses derniers avatars maniéristes, qui insistent sur le masochisme de l’amant, esclave d’une maîtresse cruelle et jouissant de ce martyre […]. [24]
19Nous trouvons bien là les fondements de la relation amoureuse évoquée dès le début de la pièce par Euchérius :
Sa gloire est attachée à ses justes refus.S’ils ont pour mon amour une rigueur insigne,La faute en est au Ciel qui m’en fit naistre digne,Et quelque rudes maux qu’il m’en faille sentir,Je puis en soûpirer, mais j’y dois consentir.
21La distance entre l’amoureux et son aimée, traditionnelle dans l’amour galant, se trouve ici légitimée par la différence sociale entre les deux jeunes gens. Dès lors, l’adoration respectueuse d’Euchérius s’inscrit parfaitement dans l’intrigue dramatique et permet de développer une topique de la passion amoureuse malheureuse, conventionnelle et très proche des textes poétiques galants :
Ah, Madame, je sais qu’en de si rudes peinesC’est par le seul oubly qu’on peut rompre ses chaînes ;Mais lors qu’un vray mérite en a formé les nœuds,Un cœur n’est pas long-temps le maistre de ses vœux.
23Nous retrouvons la métaphore de la prison amoureuse, des chaînes et nœuds infrangibles, mais aussi les hyperboles par lesquelles le réseau lexical de la mort se trouve associé à celui de l’expression amoureuse :
Mais pour cesser d’aimer, je dois cesser de vivre,Et l’hymen dont l’horreur accable mon amourEst le plus seur moyen de me priver du jour.
25Ainsi, Thomas Corneille s’appropriant le lexique, les tournures stylistiques et métaphoriques de l’amour galant, s’inscrit dans une appropriation de l’écriture amoureuse galante au théâtre, qu’a soulignée Alain Génetiot :
Tout un lexique baroque des flammes, des fers et autre feu transite, durant tout le siècle, dans la représentation conventionnelle de la passion pour arriver jusqu’à Racine, qui lui rend son expressivité tragique et son pouvoir évocateur. [25]
27L’expression amoureuse s’oriente largement vers l’évocation des amours malheureuses et le registre élégiaque. Là encore, la tragédie est influencée par le modèle galant, et s’éloigne de la représentation tragique du désespoir violent et spectaculaire. L’élégie se fait entendre en effet très largement dans le discours d’Euchérius, au point que les soupirs semblent être la conclusion de nombreuses prises de parole, comme si elles étaient la manifestation de sa résignation désespérée. Ainsi dans les derniers vers de la tirade centrale de la scène initiale : « Et quoy que l’on en souffre, abandonner ses jours / À la necessité de soûpirer toûjours » (I, 1, v. 66-67). Ou encore, plus loin :
Je mourray trop heureux de vous laisser contente,Et du moins ce succez de vos plus chers desirsMeslera quelque joye à mes derniers soûpirs.
29Mais le registre élégiaque se développe également peu à peu dans le discours de Placidie, ce qui peut paraître plus étonnant du fait de sa stature d’héroïne fière et préoccupée de sa gloire. Pourtant, dans la crainte de la trahison d’Euchérius, puis dans le désespoir de sa mort, Placidie quitte peu à peu sa posture froide pour allier sa plainte aux derniers soupirs de son amant. Christian Biet, à propos du « style galant du galant Racine », met en évidence le fait que, sur le théâtre, les larmes et le bouleversement ne sont plus des effets de langage et d’hyperboles ; ils deviennent réels :
Comme dans un processus physique, physiologique, les passions remplissent les images galantes, elles en sont l’origine première ; elles réalisent et actualisent ce qui n’était que de simples mots tendres. [26]
31Les derniers vers de la tirade par laquelle Placidie évoque l’assassinat d’Euchérius sont en cela extrêmement touchants :
Et qu’au moins devant tous dans mes vives douleurs,Ne pouvant rien de plus, je luy donne des pleurs.
33Larmes et soupirs remplacent les cris et la violence, et c’est une douleur retenue, intérieure, digne, qu’affichent les héros, conforme en cela à l’esthétique de la galanterie. Ce langage du désespoir, associé au registre élégiaque, vient parfaire les figures de héros civils qui conservent toute leur pudeur et leur dignité. Christian Biet le souligne avec talent pour Racine, et nous pouvons transposer son propos au cas des larmes de Placidie :
Et aller au plus près de la manifestation [de l’émotion], c’est aussi la représenter par les pleurs des héros, sur la scène même. Racine en vient donc à ajouter le pathétique, l’élégiaque, la plainte. Non pas le cri terrible d’une Hécube, comme au XVIe siècle, mais la plainte douce, presque chantée, sous les couleurs de l’image galante réalisée, prise au pied de la lettre, et d’autant plus terrible. [27]
35Ainsi, les ressources de l’élégie et celles de la tragédie s’associent largement dans Stilicon : et si La Mesnardière, dans sa Poétique, préconise une tragédie largement influencée par le registre élégiaque [28], et reproche même aux sujets antiques d’être trop violents [29], Thomas Corneille, quant à lui, réussit à associer la violence tragique de l’histoire antique et le développement d’une expression amoureuse galante, lyrique et élégiaque.
36Au-delà de la topique amoureuse, l’amour de Placidie et d’Euchérius implique une vision éthique de l’amour galant : ainsi, tout au long de la pièce, Placidie reste constante et maîtrise ses émotions. De son côté, Euchérius incarne la figure d’un amour chaste – le désir et le corps sont totalement absents de cette tragédie – et généreux. La pièce peint un amour vertueux et contrarié, conforme à la moralité, et non une passion violente et destructrice de l’ordre social, qui heurterait la sensibilité mais aussi l’éthique du public. Comme l’écrit Carine Barbafieri, en soulignant la perspective morale en jeu dans l’expression de la passion amoureuse, « le théâtre tragique pourrait donc être moral si l’on proscrivait une peinture néfaste de l’amour, “dangereuse passion” qu’un auteur moral ne doit pas s’aventurer à peindre [30] ». Effectivement, les qualités d’Euchérius, sa vertu, son abnégation amoureuse et son courage militaire font de lui un personnage qui s’élève à la plus haute dignité. Pour le public des salons, la dignité que ne donne pas la naissance peut s’acquérir par les actes et le talent. Euchérius, héros civil et galant, incarne donc le système de valeur des cercles mondains.
37Ainsi Thomas Corneille à travers les amours d’Euchérius et de Placidie, permet à un public formé à l’aune de la galanterie de retrouver des repères littéraires et culturels et des modèles héroïques qui correspondent à son éthique. Or un élément moins central de la pièce nous paraît établir un lien avec les « Lettres galantes [31] » : l’insertion de la lettre de Zénon dans le texte théâtral (II, 3). Celle-ci paraît en effet liée à l’esthétique galante, puisqu’elle détermine une réception fondée sur la surprise, tout comme les petits genres mondains reposaient sur une stratégie de lecture de l’étonnement, concentrée notamment dans la pointe. En même temps, elle s’insère parfaitement dans l’intrigue et constitue même l’occasion d’un coup de théâtre : elle dévoile en effet le complot, puis devient nécessaire comme objet, puisque Euchérius doit l’exhiber devant Zénon pour prouver sa bonne foi. Mais la lettre, tout en préservant sa légitimité au plan de l’action dramatique, fait également écho aux textes littéraires qu’apprécie le public galant. C’est une lettre, mais c’est aussi une énigme :
Malgré mille bien-faits une main trop ingrateVous doit à sa fureur cette nuit immoler.De peur qu’avant ce temps l’entreprise n’éclate,Devant aucun témoin je n’ose vous parler.Beaucoup dans le Palais favorisent le traistre,Et si vous le voulez connoistre,Faites qu’en secret & sans bruitDans vostre Cabinet je puisse estre conduit.Zenon.
39De fait, le message dévoile bien la conspiration mais ne cite pas le nom de son instigateur. Ainsi, à nouveau, Thomas Corneille permet au spectateur de plonger dans une situation dramatique et sombre, propre à la tragédie – le réseau lexical de la violence, composé des mots fureur, immoler, traistre, peur le signale clairement – tout en favorisant l’attirance d’un public habitué aux petits textes composés, aux vers mêlés, qui manient l’implicite et l’allusion, comme l’explique Delphine Denis dans Le Parnasse galant. La familiarité culturelle joue, et le public se sent clairement interpelé, reconnu, par l’insertion d’un texte travaillé, où les mille bienfaits du début du premier vers trouvent leur chute dans le verbe immoler de la fin de la phrase, où les deux octosyllabes semblent mimer l’urgence de la situation et faire écho aux signifiés – « en secret et sans bruit ». Par le biais de l’insertion d’une lettre énigme, tout autant que par le développement d’une lyrique amoureuse, Thomas Corneille instaure donc dans sa pièce un climat culturel familier à son public et réussit à développer des thématiques ou des motifs littéraires qui, sans atténuer la tension tragique, ouvrent le texte dramatique à une esthétique de la galanterie.
Une dramaturgie de la terreur et du plaisir de l’esprit
40Une analyse dramaturgique de l’œuvre permet enfin de mesurer combien le travail de Thomas Corneille s’oriente vers la recherche d’effets dramatiques qui touchent également la sensibilité galante. Gilles Revaz, menant une réflexion sur la tragédie « galante », considère en effet que la période de création des tragédies des années 1650-1660 montre une évolution d’ordre dramaturgique :
On a l’impression d’assister pour la seconde fois à un conflit entre deux conceptions de la dramaturgie ; d’un côté les partisans de la tragédie historique – ceux que l’on range sous l’étiquette rétrospective de « classiques » –, de l’autre ceux qui revendiquent l’adaptation de la dramaturgie au goût du public et que l’on pourrait, pour simplifier, nommer les modernes [32].
42Dans Stilicon, la complexité de l’intrigue, son cheminement en coups de théâtre successifs et le fait de porter l’identité du coupable à la connaissance du public dès l’acte I nous paraissent relever d’un choix visant des effets spécifiques. Le dramaturge aurait pu ne pas désigner le coupable, laisser jusqu’à un coup de théâtre final le spectateur dans l’attente, dans la crainte, et jouer à plein l’effet cathartique de la terreur devant un péril imminent dont on ne sait d’où il vient. Au contraire, il traite l’intrigue de la conspiration à la manière d’une investigation inversée [33]. La pièce se développant sous la forme d’une énigme dans laquelle le public se trouve complice du conspirateur, tout l’enjeu consiste à se demander quand et comment l’empereur Honorius démasquera le coupable, que le spectateur connaît dès le début puisque Stilicon annonce :
Il faut, sans balancer, que dès cette nuit mêmeLa mort d’Honorius couronne un fils que j’aime,Rien ne peut mettre obstacle au dessein que j’en fais.
44Ce que Thomas Corneille stimule alors, c’est moins le plaisir du suspense et de la peur que celui de l’élucidation, de l’analyse, de l’esprit de finesse. Il s’adresse davantage à l’esprit du spectateur qu’à son émotion et fonde un pacte de lecture ou de vision innovant : le spectateur est en effet en situation de considérer, à chaque instant, si les événements qui se produisent pourront, ou non, permettre à Honorius d’élucider un mystère dont il est le principal enjeu. Et pour stimuler le plaisir de l’analyse, autant que les effets spectaculaires, Thomas Corneille multiplie coups de théâtre et fausses pistes.
45Dans l’acte II, les rebondissements se produisent autour de la lettre : Honorius apprend le complot par un message de Zénon (II, 3), qui tait l’auteur de la conjuration. La mission de découvrir le nom du conspirateur est alors confiée à Euchérius – celui-là même à qui profiterait l’assassinat de l’empereur. Puis l’existence de la lettre est révélée par Honorius à Stilicon (II, 5). C’est assurément un coup de théâtre car le spectateur guette l’agitation de Stilicon, qui reste suffisamment maître de lui pour ne pas se trahir. Enfin, Euchérius annonce avoir vu Zénon, mais apprend à Honorius que celui-ci a refusé de parler (II, 6). Les actes III et IV se concentrent sur l’assassinat de Zénon et ses conséquences. Cette mort provoque l’orientation des soupçons sur Euchérius et Stilicon, seuls à savoir où se trouvait Zénon : un interrogatoire a lieu à l’issue duquel les indices semblent prouver la culpabilité d’Euchérius. De manière inattendue, Stilicon ne défend pas son fils mais appuie cette accusation. À l’acte IV, c’est Félix que l’on découvre assassin de Zénon (IV, 1). Cependant, dans un nouveau coup de théâtre, Félix accuse Euchérius d’avoir commandité cet assassinat (IV, 2). De nouveaux accusateurs renforcent la thèse de la culpabilité d’Euchérius (IV, 5) : il est arrêté. Enfin l’acte V est centré sur la tentative d’assassinat d’Honorius lui-même : Mutian annonce son imminence (V, 1) et Lucile annonce la mort de l’empereur (V, 3). Ce coup de théâtre est immédiatement relayé par un second, à la scène suivante, où Honorius reparaît, expliquant qu’il a été sauvé par Euchérius. Stilicon présent est à nouveau menacé d’être démasqué, mais il réussit à quitter la scène. Un dernier retournement de situation se produit avec l’assassinat d’Euchérius (V, 5). Enfin, Stilicon avoue son crime (V, 6). La dernière scène, la huitième, rapportera sa mort. La multiplicité des retournements de situation, outre les effets spectaculaires qu’elle occasionne et l’émotion qu’elle suscite, oblige le spectateur à renouveler ses hypothèses et ses réflexions, à examiner les situations de manière fréquente et stimulante. Ainsi, c’est bien une énigme, envisagée certes différemment de celles des épigrammes des salons, que soumet Thomas Corneille à son spectateur.
46Ajoutons enfin que, pour renforcer ce plaisir intellectuel de la réflexion, Thomas Corneille utilise, tout au long de la pièce, des formulations à double sens. Jouant des mécanismes de la double énonciation de manière subtile, il fait proférer des paroles à des personnages qui ne connaissent pas l’identité du coupable et celles-ci résonnent tout autrement pour le spectateur qui sait la vérité. Une sorte de pacte de connivence, entre auteur et spectateur, se fonde dans ce procédé, dans lequel le plaisir intellectuel, la saisie de l’allusion, de la formule frappante et polysémique, font toute la saveur des répliques. Nous retrouvons là une spécificité des liens entre auteur et société galante, une sorte de complicité littéraire, où les doubles sens sont déterminants. L’adaptation galante réside ici non pas dans les constituants du texte mais bien plutôt dans la relation particulière entre l’auteur et le public, dans la spécificité d’une réception littéraire du texte. Delphine Denis a bien souligné cette particularité des relations de l’auteur avec le groupe dans les cercles galants, en mettant en évidence que par celles-ci « toute une rhétorique de l’allusion et de l’implicite est à l’œuvre [34] ».
47Quelques exemples peuvent illustrer notre analyse. Ainsi quand, à la scène 2 de l’acte II, Placidie déclare : « Un Trône n’est pas tant qu’il me doive coûter / La honte du secours qui m’y feroit monter » (v. 611-612), le spectateur comprend ces vers à la fois dans le contexte de la situation de Placidie, qui ne veut pas bénéficier du secours d’Euchérius pour épouser Alaric, mais surtout en les associant à la conspiration de Stilicon, alors même que celle-ci n’a pas encore été révélée sur la scène. De même, à la scène 5 de l’acte II, les répliques de Stilicon sont lourdes d’un double sens : tandis qu’il donne le change auprès d’Euchérius en faisant mine de vouloir le protéger, il semble lui prédire sa fin en voilant ses propres intentions : « Ignorant le coupable, on pourroit vous surprendre » (v. 785). Le spectateur habitué au double langage ne peut manquer de saisir la menace masquée qui pèse sur des paroles apparemment pleines de sollicitude. Un autre exemple paraît éloquent : à la scène 2 de l’acte III, Stilicon annonce à Honorius qu’il se charge de trouver Zénon pour démasquer les conjurés : « J’ay sceu prévoir à tout, & mes ordres secrets / M’asseurent de la Ville ainsi que du Palais » (v. 903-904). À nouveau, le spectateur entend une menace là où Honorius se trouve rassuré, et l’effet contradictoire de sentiments que provoque ce double sens favorise l’établissement d’une relation de connivence et de vélocité d’esprit entre le dramaturge et son public. Ainsi Stilicon, dans son pacte de lecture et de vision, s’inscrit comme une œuvre qui joue sur l’esprit de finesse et sur l’intelligence de l’allusion que partage un public habitué aux énigmes et autres mots d’esprit.
48Avec Stilicon, Thomas Corneille adapte donc bien la tragédie au goût galant, sans faire glisser l’action vers la fadeur, sans la vider de la violence et de la terreur nécessaires au fonctionnement de la catharsis. En adaptant un sujet antique peu connu et romanesque, il développe l’action dramatique en la tirant vers une intrigue amoureuse, sans sacrifier la noirceur tragique. Il parvient ainsi à ne trahir aucun modèle, à ne dénaturer ni la tragédie ni les lettres galantes, notamment grâce au système de personnages qu’il adopte. Il parvient également à féconder l’écriture tragique par la topique de l’amour malheureux et par le registre élégiaque, et favorise ainsi une évolution des modèles héroïques de la tragédie, incarnant des valeurs nouvelles de vertu, de constance et d’abnégation. Le texte tragique accueille également une missive, variante du petit texte mondain de la lettre-énigme, qui, loin d’être un ornement inutile, joue un rôle dramatique essentiel.
49Enfin, Thomas Corneille travaille la progression de la pièce pour qu’elle stimule le plaisir intellectuel et tienne tout au long l’esprit en éveil : par sa composition dramaturgique, elle ne cesse de saisir le spectateur, dans le cadre d’une esthétique de la surprise qui conduit parfois même à la stupeur, mais aussi de solliciter son esprit de finesse, notamment dans les nombreux vers à double sens qui constituent un aspect notable de la saveur du texte. Ainsi, au moment même où les théoriciens s’attaquent aux choses galantes dans les tragédies, notamment Saint-Évremond, en leur reprochant leur affadissement et leur mièvrerie [35], Thomas Corneille réussit à concilier, dans une pièce tout à fait unique, l’idéal de douceur et de délicatesse des mondains avec la violence et la cruauté, et à diffuser l’esprit galant dans le souffle tragique.
Notes
-
[1]
Th. Corneille, Stilicon [1660], éd. C. J. Gossip, Paris, Droz, 1974.
-
[2]
A. Viala, La France galante, Paris, Puf, 2008, p. 45.
-
[3]
Ibid., chap. 1, « Galin, Galant ».
-
[4]
D. Denis, Le Parnasse galant, Institution d’une catégorie littéraire au XVIIe siècle, Paris, Champion, 2001, Première partie (« Espaces mondains, espaces littéraires »).
-
[5]
P. Corneille, « Examen d’Œdipe » [1660], Œuvres complètes, éd. G. Couton, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1981-1987, t. III, p. 19-21.
-
[6]
Corneille fait référence aux Œdipe de Sophocle et de Sénèque.
-
[7]
P. Corneille, op. cit., p. 20.
-
[8]
À titre d’exemple, au XIXe siècle, G. Reynier (Thomas Corneille, sa vie et son théâtre, Paris, Hachette, 1892) et N. M. Bernardin (dans le chapitre qu’il compose pour l’Histoire de la langue et de la littérature française des origines jusqu’à 1900, L. Petit de Julleville éd., Paris, A. Colin, 1896-1899) considèrent Thomas Corneille, ainsi que Quinault, comme les principaux représentants de cette catégorie d’auteurs dramatiques.
-
[9]
G. Revaz, « Peut-on parler de tragédie “galante” (1656-1667) ? », XVIIe siècle, n° 216, juillet-septembre 2002, p. 469-484.
-
[10]
C. Barbafieri, Atrée et Céladon. La galanterie dans le théâtre tragique de la France classique (1634-1702), Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2006, p. 19-26. Carine Barbafieri dresse un historique de la création de cette catégorie littéraire, en concluant sur le fait que celle-ci relève bien plutôt d’un « mythe critique ».
-
[11]
Défense du Sertorius de M. de Corneille, Paris, Cl. Barbin, 1663, p. 7-9 ; cité par C. J. Gossip, dans Stilicon, éd. cit., p. XV.
-
[12]
Claudien, Poèmes politiques, éd. et trad. J.-L. Charlet, Paris, Les Belles Lettres, 2000.
-
[13]
Nous nous appuyons sur le dossier critique élaboré par C. J. Gossip, en introduction de Stilicon, éd. cit, p. XXXVIII.
-
[14]
Zosime, Histoire nouvelle, livre V, éd. et trad. F. Paschoud, Paris, Les Belles Lettres, 1986.
-
[15]
Orose, Histoires contre les païens, livre VII, éd. et trad. M.-P. Arnaud-Lindet, Paris, Les Belles Lettres, 1991.
-
[16]
Nous faisons ici référence aux réflexions de Carine Barbafieri (op. cit., p. 63) qui souligne qu’à partir de 1670, l’épisode amoureux, considéré comme « une boursouflure de l’action » est critiqué et remis en question.
-
[17]
Ibid., p. 67.
-
[18]
C. J. Gossip précise en effet : « Dans son récit du consulat de Stilicon, Claudien ne parle pas directement de Placidia, fille de Théodose 1er et de sa seconde femme Galla » (Stilicon, éd. cit., p. XXIX).
-
[19]
Elle est en effet décrite rapidement, par Orose, plus tard dans le récit, comme une femme intelligente dispensant de sages conseils à son époux Athoulf.
-
[20]
« Mutian. Seigneur, dans un moment vous n’aurez plus de Maistre, / Nos conjurez enfin se vont faire connoistre » (v. 1653-1654).
-
[21]
« Stilicon. Vous aurez d’eux, Seigneur, de nouvelles clartez, / Rufus & Pompejan déjà sont arrestez » (v. 1643-1644).
-
[22]
Nous reprenons le titre de l’ouvrage d’Alain Génetiot, auquel nous renvoyons : Les Genres lyriques mondains (1630-1660). Étude des poésies de Voiture, Vion d’Alibray, Sarasin et Scarron, Paris, Droz, 1990.
-
[23]
C’est bien entendu le versant sérieux de l’amour galant que nous voyons là en jeu, et non sa dimension légère, artificielle et joyeuse. Jean-Michel Pelous présente ce « schisme galant », en montrant que se développe, parallèlement à la galanterie traditionnelle, proche du modèle courtois, une galanterie nouvelle, ouverte à l’inconstance et aux joies de l’amour que l’on voit notamment triompher dans la comédie (Amour précieux amour galant (1654-1675), Paris, Klincksieck, 1980).
-
[24]
A. Génetiot, Poétique du loisir mondain, de Voiture à La Fontaine, Paris, Champion, 1997, p. 195.
-
[25]
A. Génetiot, Poétique du loisir mondain, op. cit, p. 202.
-
[26]
Chr. Biet, « La passion des larmes », Littératures classiques, n° 26, 1996, p. 169.
-
[27]
Ibid., p. 173.
-
[28]
H. J. Pilet de La Mesnardière, La Poétique, Paris, A. de Sommaville, 1639, p. 371 : « Enfin, pourvu que ses discours ne soient ni fades, ni badins, ils ne peuvent être trop doux, trop tendres, ni trop pitoyables ».
-
[29]
Ibid., p. 33 : « C’est une faute notable, & qui choque autant les Règles qu’elle travaille les yeux, que de choisir un sujet qui ensanglante trop la scène. L’horreur que donnent à l’esprit les carnages multipliez, est un sentiment odieux, & qui déplaist aux belles âmes ».
-
[30]
Op. cit., p. 88.
-
[31]
Nous faisons ici référence à l’une des Remarques sur la langue française de Vaugelas : « On peut dire la même chose des Lettres galantes. En cette sorte de Lettres, la France peut se vanter d’avoir une personne à qui tout le monde cède. Athènes même, ni Rome, si vous en exceptez Cicéron, n’ont pas de quoi le lui disputer, et je le puis dire hardiment, puisqu’à peine paraît-il qu’un genre d’écrire si délicat leur ait été connu » (cit. par A. Viala, La France Galante, op. cit., p. 35-36).
-
[32]
G. Revaz, art. cit., p. 469.
-
[33]
Le coupable est connu dès le début et le lecteur-spectateur accompagne l’enquêteur dans sa recherche du coupable.
-
[34]
D. Denis, Le Parnasse galant, op. cit., p. 159.
-
[35]
Saint-Évremond, « Sur les tragédies », Œuvres en prose, éd. R. Ternois, Paris, STFM, 1962-1969, t. III, p. 30 : « Ce qui doit être tendre n’est que doux ; ce qui doit former la pitié fait à peine la tendresse ; l’émotion tient lieu du saisissement ; l’étonnement de l’horreur ».