Couverture de LICLA_076

Article de revue

La lumière des astres morts

À propos de quelques rayonnements posthumes

Pages 17 à 30

Notes

  • [1]
    Gr. Adorno et W. Benjamin, Briefwechsel (1930-1940), éd. C. Gödde et H. Lonitz, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 2005, p. 414.
  • [2]
    Fr. Grimm, Le Testament politique de Richelieu, Paris, Flammarion, 1941. L’édition originale (Das Testament Richelieus) était parue à Berlin en 1940.
  • [3]
    W. Benjamin, « Sur le concept d’histoire » [1940], Œuvres, t. III, Paris, Gallimard, « Folio », 2000, p. 431.
  • [4]
    P. Bénichou, Morales du grand siècle [1948], Paris, Gallimard, « Idées », 1980.
  • [5]
    Ibid., p. 364.
  • [6]
    Ibid., p. 301.
  • [7]
    Ibid., p. 374.
  • [8]
    Ibid., p. 18-19 et 238-239.
  • [9]
    A. Chamson, Suite camisarde, Paris, Omnibus, 2002, p. 1301-1340 [discours prononcés en 1935, 1954, 1958, 1967, 1972, 1975 et 1979]. Le discours de 1935 se trouve aux p. 1304-1305.
  • [10]
    Ibid., p. 1306.
  • [11]
    Y.-M. Bercé, N. Dufourcq, N. Ferrier, J.-L. Gautier et Ph. Sellier, « Avant-propos », dans Destins et enjeux du XVIIe siècle, Paris, PUF, 1985, p. 7.
  • [12]
    H. Himmelfarb, « Versailles en notre temps », ibid., p. 139-151.
  • [13]
    Ph. Sellier, « Port-Royal, ou le « génie » du christianisme », ibid., p. 333-338.
  • [14]
    Fr.-R. de Chateaubriand, Vie de l’abbé de Rancé [1844], éd. A. Berne-Jouffroy, Paris, Gallimard, « Folio Classique», 1986, p. 171. Sur les exhumations de Saint-Denis pendant la Révolution, voir A. Boureau, Le Simple corps du roi. L’impossible sacralité des souverains français (XVe-XVIIIe s.), Paris, Les Éditions de Paris, 1988.
  • [15]
    Fr.-R. de Chateaubriand, op. cit., p. 182.
  • [16]
    Ibid., p. 215-216
  • [17]
    Ibid., p. 263-264.
  • [18]
    Ibid., p. 116.
  • [19]
    W. Benjamin, « Sur le concept d’histoire », art. cit., p. 430. Cf. id., Paris, capitale du XIXe siècle : le livre des passages, Paris, Cerf, 1997, p. 478-479 : « Il ne faut pas dire que le passé éclaire le présent ou que le présent éclaire le passé. Une image, au contraire, est ce en quoi l’Autrefois rencontre le Maintenant dans un éclair pour former une constellation. En d’autres termes, l’image est la dialectique à l’arrêt. Car, tandis que la relation du présent avec le passé est purement temporelle, continue, la relation de l’Autrefois avec le Maintenant présent est dialectique : ce n’est pas quelque chose qui se déroule, mais une image saccadée. Seules des images dialectiques sont des images authentiques (c’est-à-dire non archaïques) ; et l’endroit où on les rencontre est le langage ».
  • [20]
    Les Mémoires du Maréchal de Bassompierre, contenant l’histoire de sa vie et de ce qui s’est fait de plus remarquable à la cour de France pendant quelques années ont d’abord paru à Cologne (1665 ; rééd. 1666, 1668, 1692 et 1703) puis à Amsterdam (1721 et 1723). Trois éditions au XIXe siècle : dans la collection Petitot des Mémoires pour l’histoire de France, (2e série, t. XIX-XXI, 1822-1823), dans la collection Michaud et Poujoulat des Nouveaux mémoires […] (2e série, t. VI, 1837) et dans la 1ère édition conforme au manuscrit original : Journal de ma vie, éd. A. de Chantérac, Paris, Vve J. Renouard, 1870-1877, 4 vol.
  • [21]
    Fr. de Bassompierre, Journal de ma vie, éd. cit., t. IV, p. 316-317.
  • [22]
    G. Tallemant des Réaux, Historiettes, éd. A. Adam, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1967, t. I, p. 603.
  • [23]
    Mme de Motteville, Mémoires, dans Nouvelle collection des mémoires pour servir à l’histoire de France, éd. Michaud et Poujoulat, Paris, 1866, t. XXIV, p. 107.

1 Le 19 juillet 1940, Walter Benjamin écrit sa dernière lettre à Gretel Adorno ; il y note :

2

J’ai emporté un seul livre : les Mémoires du cardinal de Retz. Ainsi, seul dans ma chambre, je fais appel au « Grand Siècle ». [1]

3 Qu’est-ce donc faire appel au « Grand Siècle » dans le malheur de ces semaines de l’été 1940 qui le conduisent à la mort ? Un an plus tard paraît à Paris, édité par Flammarion, un livre intitulé Le Testament politique de Richelieu. Il s’agit de la traduction française d’un ouvrage de Friedrich Grimm, nazi et professeur de droit à l’Université de Münster. Ce livre d’histoire s’ouvre sur une préface chaleureuse de Fernand de Brinon, ambassadeur de France [2]. À la thèse de Grimm qui prétendait établir une continuité entre la politique étrangère de Richelieu et le traité de Versailles, Brinon répond en défendant la mémoire du cardinal, qui ne saurait être rapproché selon lui « des piètres ministres et de leurs petits commis de la IIIe République finissante ». Rallié à la vision nazie de l’histoire de l’Europe, Brinon ne peut toutefois abandonner le cardinal de Richelieu comme un vulgaire tribut de guerre. Grimm en prend acte aimablement et ajoute une note, datée de juillet 1941, dans laquelle il précise que Richelieu « aurait été assez souple pour trouver, dans notre époque, la véritable solution d’une entente avec l’Allemagne unifiée ».

4 En ouvrant ma contribution avec cette évocation du recours à l’histoire dans un passé de souffrance et d’infamie – à une histoire que l’on pourrait considérer comme étant devenue « froide », et désinvestie d’enjeux mémoriels directs, dans les tourmentes de la guerre et des persécutions – je voudrais souligner que mon propos ne consiste pas ici à décrire des constructions historiographiques, savantes ou non, réfléchies ou spontanées, d’un passé rayonnant désigné par l’appellation d’« âge classique ». Il est entendu que ces constructions d’un « Grand Siècle », nombreuses et continues, ont marqué d’une empreinte profonde l’histoire de l’érudition, celle de la critique littéraire, celle aussi de l’école ou de la vie politique. Je m’interroge plutôt sur ce qu’elles deviennent « à l’instant du danger ». Walter Benjamin écrivait au début de 1940 :

5

Faire œuvre d’historien ne signifie pas savoir « comment les choses se sont réellement passées » ; cela signifie s’emparer d’un souvenir tel qu’il surgit à l’instant du danger, [cela signifie] retenir l’image du passé qui s’offre inopinément au sujet historique à l’instant du danger. [3]

6 Ce que je propose maintenant n’est qu’une brève méditation historienne sur cette phrase de Benjamin.

À l’heure du danger : Paul Bénichou, André Chamson et le Grand Siècle

7 C’est aussi pendant l’été 1940 que Paul Bénichou achève ses Morales du Grand Siècle, son chef-d’œuvre [4]. Il prend soin d’indiquer à la fin du livre, pour mémoire, « Bergerac, août 1940 ». Bénichou est né en 1908 en Algérie. Professeur de lycée après l’agrégation des lettres passée en 1930 et l’École normale, il travaillait aux Morales du Grand Siècle depuis 1935. Il achève ce premier livre après les mois de guerre de 39-40, entre sa démobilisation et sa révocation à la suite des lois anti-juives du gouvernement de Vichy. Le livre ne parut qu’en 1948. « Bergerac, août 1940 » marque donc le soulignement explicite d’un temps et d’un lieu, à la lumière duquel le début de la conclusion doit être considéré : « L’examen de ce qui s’est pensé autrefois n’a de sens et de vertu véritables que par rapport au présent et à l’avenir. » Sombre présent et avenir très incertain que les dernières lignes de la conclusion interpellent par une note d’optimisme fondée sur la fermeté de la thèse défendue :

8

Le Grand Siècle, trop souvent admiré ou combattu pour les seules puissances de contrainte qu’il renferme, témoigne déjà en faveur d’une conception de l’homme civilisé qui n’a cessé de se fortifier et de s’élargir après lui, que notre temps prétendrait en vain rejeter, et qu’il appartient à un avenir peut-être plus proche qu’il ne semble de sauver et d’approfondir encore. [5]

9 Pour Bénichou, l’histoire longue de l’humanité se trouve ainsi caractérisée par l’affrontement des forces contradictoires du désir humain et des contraintes régressives de la misère. Le XVIIe siècle français représente un moment spécifique dans l’histoire de cette confrontation, moment qui prend sens dans une histoire plus longue. La morale, que l’étude d’une littérature permet de restituer dans sa pensée propre et son vocabulaire, est le territoire le plus expressif de cet affrontement idéologique, politique et social.

10 Toute une série de conséquences découle de cette vision de l’histoire et de ce recours à la littérature. La plus frappante, dans le contexte de 1940, c’est la mise en rapport d’une actualité avec une histoire longue qui ne l’explique pas mais lui donne une profondeur, cette histoire longue étant elle-même saisie à travers une actualisation qui capture et exprime sa puissance séculaire, met en évidence son orientation et ses potentialités. 1940 et le Grand Siècle finissent ainsi par se faire face, sans aucune mise en scène rhétorique de leur rencontre. Les rapprochements les plus explicites sont d’ailleurs confiés à des notes de bas de page. Par exemple dans le chapitre sur Molière, au moment où sont évoquées la présence longue de « l’esprit courtois » et les réinterprétations de cet « esprit courtois » encouragées par la monarchie (qui le transforment sans l’abolir), Bénichou indique en note :

11

C’est en quoi l’ancienne monarchie diffère le plus profondément des dictatures modernes, nées d’une régression vers la misère. L’architecture, les arts, la peinture de ce temps-là traduisent un idéal d’épanouissement (d’autant plus librement exprimé qu’il ne se concevait que pour une minorité). Les dictatures modernes, issues d’un resserrement relatif, et non d’un élargissement du bien-être général, et plus inquiètes des mouvements de la masse, font de nécessité vertu, affectent le genre spartiate, condamnent régressivement le plaisir et ne connaissent d’autre magnificence que la magnificence guerrière, miroir de toute misère. [6]

12 Et, dans la conclusion, c’est aussi par une note, dont l’appel vient au milieu d’une phrase après le mot facilité, qu’il affirme fortement :

13

Que ce mot ne soit plus employé, depuis quelques années, que dans un sens péjoratif, c’est un témoignage accablant que l’avenir ne manquera pas de faire valoir contre notre époque. Rien n’est plus certain, si éloignée qu’en soit l’apparence. La « facilité » est abusivement confondue avec la lâcheté, et condamnée avec elle ; on escamote ainsi la question principale, qui porte sur le but et non sur les moyens ; l’élévation de la condition humaine ne saurait consister que dans la conquête, même difficile, de plus grandes facilités, dans tous les sens du mot. Notre époque préfère, pour mille raisons, répéter sans fin l’apologie pompeuse de son impuissance, à grand peine tournée en gloire. [7]

14 On voit ici comment la morale englobe la politique et avec quelle insistance la grandeur supposée du Grand Siècle se trouve rapportée à la puissance d’une énergie humaine qui s’incarnera en d’autres figures au siècle suivant et qui ne saurait se confondre avec la « grandeur » militarisée des dictatures, moderne avatar de la misère. Pareille position n’escamotait certes pas la dimension politique de l’analyse morale et répondait à d’autres visions du XVIIe siècle et de sa littérature nourries d’admiration pour les régimes autoritaires. Dans cette perspective, la critique littéraire détient une responsabilité politique. Bénichou tente ainsi de sauver une vision humaniste du XVIIe siècle français contre d’autres qui, retenant en lui le goût de l’autorité et de la discipline, produisaient par avance de dangereuses équivoques, devenues spécialement virulentes au moment où l’autorité, l’ordre, la force étaient affirmées comme les valeurs cardinales des dictatures. C’est ainsi que malgré tout ce qui les sépare, Ferdinand Brunetière, Jules Lemaître et Gustave Lanson sont regardés comme responsables de l’invention, consacrée par l’université, d’un Corneille revêche, grandiloquent et réactionnaire. Et, à propos de Racine, le fonctionnalisme idéologique de « la redécouverte des classiques » à la fin du XIXe siècle est dénoncé : pour Brunetière, Lemaître « et leurs continuateurs », il s’agissait de trouver « un substitut aux audaces du romantisme et du naturalisme », quitte à réduire les écrivains du siècle de Louis XIV à « des lieux communs réactionnaires » :

15

On a fait les classiques édifiants à rebours, non plus par la noblesse mais par la sévérité du coup d’œil ; on n’a consenti à trouver dans leurs œuvres tant de cruelle vérité que pour autoriser du prestige de leur génie les dissertations les plus tendancieuses sur l’humanité éternelle, et éternellement indigne d’estime, pour faire du réalisme classique un antidote aux enthousiasmes de l’humanisme révolutionnaire. [8]

16 Pour éviter de tomber dans de tels a priori, la morale des œuvres doit être restituée dans son historicité propre, ce qui suppose de lire les textes dans leur rapport aux enjeux moraux pensés par une époque. Cette position définit et fixe un cap à tenir pour traverser de part en part l’océan des œuvres littéraires d’une époque. L’histoire des pensées de la morale, et des comportements qu’elles induisent et encadrent, se dessine au fil de cette navigation orientée par la présence toujours convoquée de la lutte entre l’humanité et la misère (ou la barbarie), entre les contraintes de l’idéal et celles qu’impose la violence socio-politique, entre l’énergie du désir et son déni ou sa répression. La littérature est ainsi considérée comme le champ de forces où des philosophies s’incarnent – fictivement – prennent et perdent corps, se compromettent dans des existences individuelles mises en représentation.

17 La conclusion des Morales du Grand Siècle, intitulée « Réflexions sur l’humanisme classique », s’emploie à expliciter cette position. Bénichou y défend fortement l’idée d’une continuité « des trois grands siècles » (le XVIe, le XVIIe et le XVIIIe) caractérisée par « le développement de l’humanisme moderne » et « la réhabilitation fondamentale du désir humain ». La coupure entre un XVIIe siècle « d’ordre et de discipline » et un XVIIIe « de subversion et d’utopie » a été postulée par ceux qui voulaient « honnir tout ce qui avait inspiré la Révolution, sans renier en bloc une tradition d’humanisme inséparable de la civilisation monarchique elle-même ». L’enjeu de la reconnaissance d’une continuité de progrès entre Renaissance et Révolution est de fournir des ressources historiques et morales pour résister aux tentatives de ceux qui souhaiteraient enrégimenter le XVIIe siècle dans les idéologies régressives qui célèbrent la force brute, la valeur intrinsèque de la contrainte et de la répression du désir. « Bergerac, août 1940 » rappelle la dureté et la grandeur de cet enjeu.

18 André Chamson (1900-1984) prononce à sept reprises entre 1935 et 1979 les « Discours au Désert », en septembre, lors des célébrations annuelles de la mémoire protestante au Mas Soubeyran dans les Cévennes. Le premier de ces discours, celui de 1935, consacré à la commémoration du 250e anniversaire de la Révocation de l’Édit de Nantes, reste sans doute le plus frappant :

19

Nous trouvons ici le mot qui nous livre le secret de nos Cévennes, le mot qui est gravé sur la pierre de la Tour de Constance et que le vent semble siffler sur les roches ou dans les herbes dures de nos hautes crêtes, par-delà le Jardin de Dieu, sur les hauteurs de l’Aigoual et de la Fageole, le mot que l’on répète aux petits enfants dans toutes les maisons de nos vallées, le mot qui semble inscrit dans ce vallon et dans ce petit village : résister. Et résister, c’est sans doute combattre, mais c’est faire plus : c’est se refuser d’avance à accepter la loi de la défaite. Voilà l’exemple que nos Cévennes donnent à l’homme. Elles lui disent, par toute leur structure, par toute leur histoire, par toute leur humanité, que résister, c’est d’abord ne pas s’arrêter à la persécution, ni à la calomnie, ni à l’injure, puis, s’il le faut que c’est combattre, et puis, vainqueur ou vaincu, que c’est résister quand même, c’est-à-dire rester semblable à ce que l’on est jusque dans la défaite et jusque dans les fers. [9]

20 Le lyrisme prédicant, que la seule commémoration de la Révocation pourrait nous faire juger désuet, semble en même temps habité dans ces lignes de 1935 d’une étonnante force prophétique, comme si, non sans quelque ironie, le passé camisard le plus à distance de nos interprétations rationalistes de la révolte – celui des prophètes des montagnes – se frayait un chemin triomphant dans le prêche de l’homme de lettres si Troisième République qui le célébrait. Et cela sans exaltation visionnaire, avec des ressources rhétoriques qui nous touchent encore, même si l’inévitable grandiloquence de l’orateur nous paraît historiquement située.

21 Chamson avait commencé son discours en décrivant l’acte même de prendre la parole « au désert » comme produit par un silence fondateur, celui qu’il lui avait fallu faire en lui pour entendre l’écho des voix du passé, ces voix auxquelles il voulait redonner vie dans ses propres mots, tout en faisant savoir qu’elles étaient la source de sa parole. Mais n’entend pas qui veut. C’est le secret que révèle, « comme par un éblouissement », « la communauté de la foi ou la communauté de la race et du sang », une appartenance donc, dite ici dans un vocabulaire qui n’a plus cours. Entre le silence et le prêche passe pourtant la décision de faire comprendre ce secret, non comme expérience mais comme savoir, en le ramenant dans l’ordre d’une connaissance rationnelle (historique en l’occurrence) afin d’en révéler « la valeur enseignante » que résume le mot résistance. L’exemplarité de la résistance cévenole s’impose dans des récits qui la déploient en la répétant :

22

rien de plus beau que cette aventure héroïque d’un peuple montagnard qui semble avoir voulu donner la preuve de la primauté de la conscience humaine ; on croirait écouter une légende, le récit de quelque mythe plus beau et plus chargé de sens que ceux de Prométhée ou d’Hercule.

23 Cette capacité à permettre la transformation de l’histoire en mythe, que l’orateur rejoue en disant qu’il l’éprouve, donne un sens universel à l’héroïsme des camisards qui y puise sa « valeur enseignante » :

24

Qui pourrait se refuser cependant à voir aujourd’hui que ces pâtres et ces bûcherons ont été les instituteurs de ceux qui les persécutaient ? Depuis plus d’un siècle, notre histoire semble n’avoir été que l’élargissement de l’héroïque protestation des montagnards des Cévennes. Ils ont ajouté un accent à ce respect de l’homme pour l’homme sans lequel notre civilisation et toutes ses conquêtes et toutes ses créations ne seraient jamais qu’une façade illusoire. [10]

25 « Depuis plus d’un siècle », entendons : depuis la Révolution. L’homme de lettres protestant, qui tient, en prêchant, si bien le rôle d’un instituteur républicain, s’efface donc derrière la valeur enseignante intrinsèque de l’histoire qu’il profère. À cette fin, il contracte en une ellipse la durée historique ; car c’est bien à terme que les camisards peuvent être regardés comme « les instituteurs de leurs persécuteurs » (et de la France) et non dans le moment même de l’action par laquelle ils ont résisté à la persécution. Dire que les camisards ont été les instituteurs de ceux qui les persécutaient, instaure un temps commun à l’action et aux récits postérieurs et « mythiques » de l’action et permet ainsi à l’énonciateur d’effacer sa propre présence de manière à déployer pleinement la puissance enseignante de sa parole. Un renversement final vient achever cette mission :

26

Fils de ces vaincus qui n’ont pas ployé sous la défaite, nous comprenons aujourd’hui que toutes les véritables grandeurs se rejoignent. Nous considérons comme notre bien, comme notre héritage, ce que les persécuteurs de nos pères ont pu créer de grand dans les arts, dans les lettres, dans les sciences ou dans l’ordre de la pensée.

27 Si la résistance cévenole a bien enseigné à la France l’intégrité morale et le prix de la liberté de conscience, la grandeur classique du siècle de Louis XIV permet, elle, de saisir le juste poids de cet héritage. Elle le révèle à lui-même. Descartes, Racine, Bossuet, dont « tant de jeunes Cévenols » ont su pénétrer la pensée, deviennent les instruments d’une compréhension rationnelle de l’action et de la vertu des héros :

28

nos pères nous apparaissent brusquement comme n’ayant pas livré autre chose qu’un de ces combats intérieurs par lesquels l’homme lutte contre lui-même pour se contraindre à plus de dignité, de noblesse et de perfection.

29 C’est ainsi que le Grand Siècle rend reconnaissables les vertus de ceux qui ne voulurent pas se plier à sa grandeur, déjà célébrée par les grands auteurs que « tant de jeunes Cévenols » admirent à l’époque de l’École républicaine.

30 Au moment où il prononce ce discours, Chamson est depuis deux ans conservateur-adjoint du château de Versailles, il vient de fonder Vendredi, hebdomadaire de gauche, antifasciste, soutien du Front populaire. Il fait partie du Comité de vigilance des intellectuels antifascistes et il a participé en juin au Congrès pour la défense de la culture où il a pris la parole aux côtés de Malraux et Gide. Marier les valeurs du classicisme et celles du protestantisme persécuté prenait évidemment sens pour lui au sein de cette activité militante. Reconnaissons que ce mariage, en 1935, était en effet susceptible de fournir des ressources morales et politiques à l’esprit de résistance que le nazisme et la collaboration n’allaient pas tarder à mettre à l’épreuve.

L’instant du danger et la conservation du patrimoine

31 En août 1940, pour un jeune universitaire juif, ou en septembre 1935, pour un jeune conservateur de musée protestant, l’instant du danger par rapport auquel le surgissement du passé prend sens ne s’inscrit pas dans la même durée et n’appartient peut-être pas à la même temporalité. Mais pour tous les deux le XVIIe siècle qu’ils évoquent n’a pas la valeur d’un monument qu’il faudrait conserver et entretenir ; ils le construisent au contraire comme une référence en devenir. L’image du passé qui s’offre à l’instant du danger échappe-t-elle à toute emprise patrimoniale, est-elle étrangère à tout idée de transmission par héritage ? On pourrait évoquer des situations historiques où la menace d’une rupture dans la transmission d’un patrimoine culturel partagé peut être vécue comme danger actuel et existentiel pour des sujets dans l’histoire « en train de se faire ». Mais il faut admettre que l’épreuve de ce danger prend forme, et devient pensable, à l’intérieur d’une histoire qui est précisément celle de ce patrimoine qui la saisit (selon le vieil adage « le mort saisit le vif ») et l’investit donc d’un rapport au temps dans lequel l’événement perturbateur de la transmission « normale » n’est vu et visible que dans le couple conceptuel simple continuité/discontinuité.

32 En 1985, un volume d’hommages intitulé Destins et enjeux du XVIIe siècle a été offert à Jean Mesnard, éminent pascalien. Ce livre, au-delà des contraintes du genre, se fixait pour but, selon l’introduction rédigée par un collectif d’éditeurs,

33

de mettre en lumière la signification présente des recherches sur le XVIIe siècle, cherchant à découvrir ce que la connaissance de ce siècle était susceptible d’apporter, ici et maintenant, à notre temps, ce que notre monde retenait de lui pour s’y conformer ou le refuser, pour y puiser des modèles ou des contre-exemples, ce qui enfin – et sans qu’il pût y prendre garde – l’informait, façonnant notre culture. [11]

34 Trois historiens ou critiques aussi différents que Roland Mousnier, Pierre Goubert ou Jean-Pierre Collinet déplorent une rupture survenue dans la transmission de ce passé. Pour le premier, la plupart des Français « ignorent totalement le XVIIe siècle » et « les élèves n’étudient à peu près plus d’histoire ; quant aux classiques du XVIIe siècle, ils ont presque entièrement disparu de leur formation ». Le second voit « la majorité de nos rejetons interdits d’histoire (et de français) ». Le troisième s’en prend à « certains » qui jugent « plus enrichissant pour la culture de nos collégiens, le travail sur un article de journal ou sur la bande dessinée [qui] remplace la lecture du Cid ». Cette évolution dommageable est opposée à un « autrefois » où l’on chérissait la culture classique du XVIIe siècle. Hélène Himmelfarb, dans une contribution au même ouvrage intitulée « Versailles en notre temps », présente plaisamment une version hyperbolique de cette angoisse en évoquant deux dames qu’elle a vues à Versailles le 12 mai 1981, « dans un profond silence et l’œil tragiquement élargi », venues là afin (dirent-elles) de « revoir tout cela une dernière fois avant qu’on ne le démolisse [12] ».

35 Le texte donné par Philippe Sellier à cette entreprise collective est plus ambitieux : « Port-Royal, ou le “génie” du christianisme », ce titre indique la grandeur d’un sujet [13]. L’article taille donc son objet à la mesure de cette référence implicite à Chateaubriand. Port-Royal y est un objet qui commence par avaler ses marges : François de Sales, Mme de Sévigné, Racine évidemment, Boileau, etc. trouvent place sur « la rosace de Port-Royal ». Et comme la figure du soliste au milieu de ces concertistes, autrement dit Pascal, – au cœur de la rosace – unit le génie au martyre, Port-Royal tout entier est exalté dans la persécution, de l’emprisonnement de Saint-Cyran sous Richelieu aux destructions finales : « les bâtiments rasés, les cadavres arrachés à leurs tombes, entassés sur des charrettes et acheminés à la fosse commune, en un spectacle d’horreur que le nazisme devait un jour nous faire revoir ».

36 Cette comparaison entre les exhumations de 1710 et l’horreur des camps nazis est pour le moins malencontreuse ; elle fait écho, non sans surenchère, aux imprécations de Chateaubriand dans la Vie de Rancé :

37

Louis le Grand, vous avez enseigné à votre peuple les exhumations ; accoutumé à vous obéir, il a suivi vos exemples : au moment même où la tête de Marie-Antoinette tombait sur la place révolutionnaire, on brisait à Saint-Denis les cercueils : au bord d’un caveau ouvert, Louis XIV tout noir, que l’on reconnaissait à ses grands traits, attendait sa dernière destruction ; représailles de la justice éternelle ! [14]

38 Si le siècle de Port-Royal se trouve divisé en quatre saisons par Philippe Sellier, en commençant par le printemps, le temps historique dans lequel il rayonne se dilate jusque dans un passé proche. L’évocation du nazisme élargissait la durée, impression que renforce le rapprochement des Provinciales avec les Samizdat, ou la désignation de Sainte-Beuve comme le Tite-Live de Port-Royal. Certes il s’agissait d’évoquer ainsi un « mythe historique », une légende, mais « une légende vraie ». Cette durée élargie n’est pourtant pas sans terminus ad quem : une rupture irréversible s’est produite « qu’on peut sans hésiter dater de 1968 », précise Philippe Sellier. À partir de là, le baccalauréat est devenu « un menu à la carte, issu d’une médiocre cuisine », « le nom même de Port-Royal s’est enveloppé d’épaisses ténèbres ».

39 À cette évolution fatale de l’enseignement secondaire s’est ajouté le déclin du « christianisme augustinien », c’est-à-dire pour Philippe Sellier du christianisme tout court. Le passé sanctifié de Port-Royal, patrimoine irremplaçable qui n’est plus transmis, se trouve ainsi comme enfermé dans une forteresse historiographique dont la présence s’impose dans le paysage mais qui reste close sur elle-même, repliée sur la conservation de son trésor.

40 On sait que le thème de la transmission brisée, dans une perspective certes différente, est un des plus prisés par Chateaubriand, pourtant il ne s’agit pas chez lui de déploration mais d’une expérience du temps éprouvée, où des fantômes ne laissent que la trace de leur absence :

41

Bossuet [quand il visitait Rancé à la Trappe] assistait aux offices du jour et de la nuit. Avant vêpres, l’évêque et le réformateur prenaient l’air. On m’a montré près de la grotte de Saint-Bernard une chaussée embarrassée de broussailles qui séparait autrefois deux étangs. J’ai osé profaner, avec les pas qui me servirent à rêver René, la digue où Bossuet et Rancé s’entretenaient des choses divines. [15]

42 Les fantômes de la digue entre deux étangs imposent leur présence jusqu’à produire ce sentiment de profanation qu’évoque Chateaubriand. Mais c’est bien la certitude de leur absence, le remplacement des traces de leur passage par des broussailles embarrassant la chaussée, qui viennent souligner de manière criante le fait que la présence n’existe que par ses effets sur un sujet, lequel ne peut confondre l’illusion de croire voir et le fait de voir. Certes, une succession de réminiscences, d’illusions mémorielles plus que visuelles, fait avancer la Vie de Rancé de digression en digression, on serait tenté de dire d’association en association, mais aussi de désillusion en désillusion. Ne reste-t-il donc rien de vraiment présent, de réellement survivant ?

43 À plusieurs reprises une réponse à cette question est apportée, au fond banale : ce qui reste, c’est ce que ceux qui reçoivent ce reste constituent en héritage, conscient ou inconscient. La langue, par exemple, qui fait que la sauvagerie de Rancé peut venir toucher des lecteurs. Une doctrine « désespérante », celle de Rancé, un refus de s’expliquer, une « haine passionnée » de la vie prennent forme dans une langue héritée :

44

Cette langue du XVIIe siècle mettait à la disposition de l’écrivain, sans effort et sans recherche, la force, la précision et la clarté, en laissant à l’écrivain la liberté du tour et le caractère de son génie. [16]

45 Cette langue reçue continue de l’être à l’époque de Chateaubriand, mais ce que l’écrivain a hérité aussi, et nous transmet, c’est une idéologie de la langue française comme instrument si docile et si clair, idéologie qui parle dans son texte comme présence en effet continuée et projetée par le XVIIe siècle sur son avenir. Si l’on suit cette veine, d’autres présences souterraines vont apparaître. Presque à la fin de son livre (c’est l’avant-dernier paragraphe), Chateaubriand écrit :

46

Ce siècle est devenu immobile comme tous les grands siècles ; il s’est fait le contemporain des âges qui l’ont suivi. On ne voit pas tomber quelques pierres de l’édifice sans un sentiment de douleur. Quand Louis XIV descend le dernier au cercueil, on est atteint d’un inconsolable regret. Parmi les débris du passé se remuaient les premiers nés de l’avenir : quelques renommées commençaient à pointer sous la protection d’un roi décrépit encore debout. Voltaire naissait ; cette désastreuse mémoire avait pris naissance dans un temps qui ne devait point passer : la clarté sinistre s’était allumée au rayon d’un jour immortel. [17]

47 L’immobilité du siècle le rend contemporain de tous les siècles. La survivance est quelque chose de figé : il ne reste plus qu’à s’y confronter, mais des pierres tombent du monument qu’on croyait construit pour durer toujours. À vrai dire, elles ont commencé à tomber dès le début : des morts, des naissances ; l’immobilité n’était qu’illusion. Louis XIV meurt et c’est comme un pan de façade qui s’écroule. Dans le trou béant, comme surgi d’un envers infernal, Voltaire, cette « désastreuse mémoire » qui ouvre à des temps de désolation (la Révolution), apparaît. Mais si Voltaire est le filigrane du Grand Siècle finissant, qu’en est-il, non pas du Grand Siècle dans l’histoire tel qu’on peut l’apercevoir, mais du Grand Siècle comme construction de Chateaubriand, comme majestueux édifice littéraire qui sert de décor à son Rancé ? De quelles pierres est-il vraiment construit ? Par quoi, comme décor, est-il tenu, porté, étayé ? La réponse peut se lire plus haut dans le livre :

48

Le XVIIIe siècle a voulu effacer Louis XIV, mais sa main s’est usée à gratter le portrait. Napoléon est venu se placer sous le dôme des Invalides comme pour assurer la gloire de Louis. On a eu beau faire les tableaux des victoires de l’Empire à Versailles, elles n’ont pu effacer les souvenirs des victoires du XVIIe siècle. Napoléon a seulement ramené enchaînés à Louis XIV les rois que Louis XIV avait vaincus. Bonaparte a fait son siècle ; Louis a été fait par le sien : qui vivra plus longtemps de l’ouvrage du temps ou de celui d’un homme ? [18]

49 Effaçons Napoléon de cet extrait, comme s’il n’était ici qu’une commodité rhétorique, et l’on trouvera de manière saisissante, sous le stuc historique du grand style, dans l’évidence d’une présence continuée, d’un héritage envahissant, Le Siècle de Louis XIV de Voltaire. Non pas un homme, non pas le souvenir de deux ombres sur une digue, mais un livre, un livre-monument, qui pourrait bien être pour Chateaubriand, le médiateur entre le siècle de Bonaparte, le sien, et le siècle de Rancé et de Versailles.

50 Quel rapport entre le diagnostic angoissé des universitaires qui voient dans mai 68 le moment d’une rupture dans la longue histoire de la transmission des valeurs intemporelles de l’âge classique et les fantômes du passé évoqués par Chateaubriand au moment où il dépeint la décrépitude du monumental Grand Siècle ? Le rapprochement peut paraître saugrenu. L’accomplir permet pourtant de tenter de prendre la mesure de « l’instant » dans l’expression « l’instant du danger », autrement dit de poser la question de la temporalité apte à rendre le passé présent.

51

L’image vraie du passé passe en un éclair. On ne peut retenir le passé que dans une image qui s’évanouit pour toujours à l’instant même où elle s’offre à la connaissance. […] Car c’est une image irrécupérable du passé qui risque de s’évanouir avec chaque présent qui ne s’est pas reconnu visé par elle. [19]

52 L’instant passe en un éclair : il n’est donc pas susceptible d’être transmis, seulement vécu. Sa trace ne peut se survivre en se dilatant dans le temps pour acquérir une valeur patrimoniale. Il ne peut se transformer en nostalgie d’une possession perdue. C’est cette impossibilité qu’affronte Chateaubriand : il réussit à ressaisir l’instant où telle pierre tombe de l’édifice du passé en le produisant dans son écriture comme expérience d’un sujet qui en subit l’impact au lieu d’en évaluer les dégâts dans l’histoire. Cette incarnation posthume de l’instant dans une écriture qui le reproduit au lieu de le commémorer, de l’effacer dans sa commémoration, est une invitation à chercher le même phénomène – un phénomène historique – dans les textes du passé, ou plutôt à lire les textes du passé en se rendant attentif à leur pouvoir de produire pareille expérience. On pourrait ainsi se demander comment l’épreuve de l’action qui habite tel texte du XVIIe conduit à le lire autrement que ne le fait une lecture que j’appelle patrimoniale.

53 Dans les Mémoires bien connus du maréchal de Bassompierre [20] (1579-1646), Marc Fumaroli voit le parangon des « Mémoires de la haute noblesse sous Henri IV et Louis XIII » et en fait même la clef de voûte de son argument sur les mémoires comme genre aristocratique. En regardant l’écriture de Bassompierre comme le terrain d’une expérience de l’action dans l’épreuve de l’emprisonnement – puisque ce Journal de ma vie est un écrit de prison (Bassompierre a été arrêté en février 1631 et passe douze ans à la Bastille) – on peut au contraire y découvrir les traces d’un processus irréversible de déclassement social.

54 Le projet d’écrire, explicité au début du manuscrit, exprime déjà un écart par rapport à ce qu’un grand seigneur en charge de commandements et de missions diplomatiques aurait dû souhaiter faire. Mais le plus frappant, c’est qu’au fur et à mesure qu’on avance dans le texte de Bassompierre, l’entreprise d’écrire semble perdre le sens qui lui avait été initialement conféré. Comme si une activité destinée à maîtriser la prison vécue comme un caprice de la Fortune, ne réussissait plus qu’à porter le témoignage des ravages opérés par ce qu’il s’agissait de maîtriser et mépriser. À partir du moment où, dans son récit, il en arrive au moment de son incarcération, son écriture ne trouve d’objet que dans un présent pris dans un processus d’abaissement. Un processus qui a concerné bien d’autres prisonniers avant et après lui. Il raconte ainsi comment il a fait le choix de manifester sa soumission – pour cela le passé ne lui est d’aucune ressource – pour essayer d’obtenir son élargissement. En faisant ce choix, il a reconnu de fait la légitimité de son emprisonnement, et c’est un choix sans retour qui appelle la surenchère. Au coût symbolique de la soumission s’ajoute bientôt le souci de ne pas se démentir, et la crainte de voir de menus signes de résistance ruiner cette éprouvante tactique. Or ces signes finissent toujours par survenir, provoquant inquiétude et rage. Chaque signe est alors compensé par l’expression plus violente de la soumission, et ainsi de suite. Le processus débouche sur une sorte de décomposition psychique du prisonnier, désormais voué à l’éradication obsessionnelle des signes de plus en plus menus de non-adhésion à la version apparemment la plus apte à permettre le pardon et donc la liberté. Cette éradication est d’abord celle d’une intégrité passée et de ses possibles retours comme quant-à-soi dans le présent du malheur. Mais des vestiges finissent toujours par resurgir, et cette lutte où il s’agit de se séparer de soi et de son passé produit insécurité et découragement. Évidemment, pareille observation peut sembler informée par une symptomatologie anhistorique. De fait, il n’est pas exclu que certaines situations d’incarcération produisent des effets sur le psychisme humain qui seraient, pour partie, historiquement invariants. Mais du moins leur expression peut-elle être observée dans son historicité.

55 Le Journal de ma vie est d’abord un témoignage vivant sur l’écriture de prison d’un grand seigneur disgracié. Cette situation pénètre, informe, enrobe la narration historique de Bassompierre quand il raconte ce qu’il a fait et vu depuis son arrivée à la cour jusqu’à son arrestation. Quand le récit en arrive au temps de la prison, la manière dont celle-ci investit l’écriture devient beaucoup plus visible. Il s’agit alors d’un exercice de formalisation du malheur dans l’expérience même du malheur. Les désordres de l’écriture, les manières de faire sur lesquelles elle ouvre, les pratiques du sens qu’elle expose directement, ou suggère, deviennent des traces actives des effets de la prison sur le sujet qui l’évoque et qui manque d’histoire, qui manque de sa propre histoire comme il manque de liberté. Le passé se dérobe. Le narrateur multiplie alors les récits, écrits au passé, de ses souffrances actuelles, comme si son rapport au temps se brouillait, et cela sous forme d’anecdotes. Ainsi :

56

Il m’arriva au mois de septembre un accident quy est ridicule de le dire seulement, et honteux à moy de l’avoir ressenty de la sorte, mais quy m’a esté beaucoup plus insupportable que plusieurs autres plus importans que le cours de ma vie m’a fait recevoir. J’avois un petit levrier quy n’avoit pas plus de demy pied de haut, nommé Medor, de poil isabelle et blanc, le mieux marqué du monde, estant proprement comme ces beaux chevaux hauberes, lequel estoit le plus beau, le plus vif, le plus joly et aimable chien que j’aye jamais veu : ma vieille chienne Diane que j’avois fort aymée, l’avoit fait environ un an avant que mourir, comme sy elle m’eut voulu laisser cette consolation dans ma prison, quy m’estoit certes très grande ; car il me divertissoit beaucoup et me rendoit ma prison plus douce. J’avoue que j’y avois trop mis mon affection ; mais enfin je luy avois mise. Il arriva que, le lundy 12ème septembre, comme j’estois monté sur la terrasse de la Bastille […], une grande et vilaine levriere noire de Mr du Coudray, que j’avois toujours tellement appréhendée pour mon chien que je le prenois d’ordinaire entre mes bras quand je sçavois qu’elle estoit en haut, en se voulant jouer avecque luy, luy mis un pied sur son petit corps de telle sorte qu’elle luy creva le cœur en ma présence ; certes cet accident me creva le mien, et m’affligea sy fort que j’en ay esté fort longtemps triste, et que le souvenir mesme de cette pauvre beste me tourmente l’esprit. [21]

57 L’aveu de la faiblesse expose au désarroi moral (le caractère « honteux » du sentiment éprouvé), qui prend sens dans la grille implicite des valeurs du temps, et exemplifie la détresse du prisonnier en révélant sa dépendance à l’égard d’un « divertissement » susceptible de briser le cœur par sa disparition cruelle. La décomposition socio-psychique de Bassompierre à la Bastille, dont son Journal porte le témoignage, est un mal dont il n’a probablement pas réussi à revenir. Après sa libération, il a tenté de reprendre une vie brillante à la hauteur de sa réputation. Mais il s’est retrouvé à peu près ruiné et son effort même pour effacer le déclassement de la prison le transforme en personnage ridicule. Tallemant des Réaux le trouve « turlupin » (« à la vérité il estoit devenu bien turlupin, car il vouloit toujours dire de bons mots, et le feu de la jeunesse luy manquant, il ne rencontroit pas souvent [22] ») et Mme de Motteville, qui lui consacre quelques lignes à sa mort en 1646, souligne son ultime malheur :

58

En ce temps finit cet illustre Bassompierre tant vanté dans le siècle passé pour sa galanterie. […] Ce seigneur, qui avoit été chéri du roi Henri IV, si favorisé de la reine Marie de Médicis, si admiré et si loué dans tous les temps de sa jeunesse, ne fut point regretté dans le nôtre […] ; les jeunes gens ne le pouvoient plus souffrir ; ils disoient de luy qu’il n’était plus à la mode, qu’il faisait trop souvent de petits contes, qu’il parloit toujours de luy et de son temps […]. [23]

59 Dans l’écriture de Bassompierre aucun souvenir ne surgit à l’instant du danger. Il se fait ainsi pour nous, qui continuons à le lire, le témoin d’une expérience subie qui, en tant que telle, transmet l’impuissance et le froid symbolique de la mort sociale, et non la puissance et la gloire. Pourtant, écrire, avoir écrit, l’épreuve de sa propre chute comme s’il avait été lui-même une pierre qui tombe de l’édifice, nous permet en le lisant d’éprouver nous-mêmes, non comme opinion mais comme expérience d’un passé soudain rendu présent, la fragilité de cet édifice non transmis comme patrimoine.

Notes

  • [1]
    Gr. Adorno et W. Benjamin, Briefwechsel (1930-1940), éd. C. Gödde et H. Lonitz, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 2005, p. 414.
  • [2]
    Fr. Grimm, Le Testament politique de Richelieu, Paris, Flammarion, 1941. L’édition originale (Das Testament Richelieus) était parue à Berlin en 1940.
  • [3]
    W. Benjamin, « Sur le concept d’histoire » [1940], Œuvres, t. III, Paris, Gallimard, « Folio », 2000, p. 431.
  • [4]
    P. Bénichou, Morales du grand siècle [1948], Paris, Gallimard, « Idées », 1980.
  • [5]
    Ibid., p. 364.
  • [6]
    Ibid., p. 301.
  • [7]
    Ibid., p. 374.
  • [8]
    Ibid., p. 18-19 et 238-239.
  • [9]
    A. Chamson, Suite camisarde, Paris, Omnibus, 2002, p. 1301-1340 [discours prononcés en 1935, 1954, 1958, 1967, 1972, 1975 et 1979]. Le discours de 1935 se trouve aux p. 1304-1305.
  • [10]
    Ibid., p. 1306.
  • [11]
    Y.-M. Bercé, N. Dufourcq, N. Ferrier, J.-L. Gautier et Ph. Sellier, « Avant-propos », dans Destins et enjeux du XVIIe siècle, Paris, PUF, 1985, p. 7.
  • [12]
    H. Himmelfarb, « Versailles en notre temps », ibid., p. 139-151.
  • [13]
    Ph. Sellier, « Port-Royal, ou le « génie » du christianisme », ibid., p. 333-338.
  • [14]
    Fr.-R. de Chateaubriand, Vie de l’abbé de Rancé [1844], éd. A. Berne-Jouffroy, Paris, Gallimard, « Folio Classique», 1986, p. 171. Sur les exhumations de Saint-Denis pendant la Révolution, voir A. Boureau, Le Simple corps du roi. L’impossible sacralité des souverains français (XVe-XVIIIe s.), Paris, Les Éditions de Paris, 1988.
  • [15]
    Fr.-R. de Chateaubriand, op. cit., p. 182.
  • [16]
    Ibid., p. 215-216
  • [17]
    Ibid., p. 263-264.
  • [18]
    Ibid., p. 116.
  • [19]
    W. Benjamin, « Sur le concept d’histoire », art. cit., p. 430. Cf. id., Paris, capitale du XIXe siècle : le livre des passages, Paris, Cerf, 1997, p. 478-479 : « Il ne faut pas dire que le passé éclaire le présent ou que le présent éclaire le passé. Une image, au contraire, est ce en quoi l’Autrefois rencontre le Maintenant dans un éclair pour former une constellation. En d’autres termes, l’image est la dialectique à l’arrêt. Car, tandis que la relation du présent avec le passé est purement temporelle, continue, la relation de l’Autrefois avec le Maintenant présent est dialectique : ce n’est pas quelque chose qui se déroule, mais une image saccadée. Seules des images dialectiques sont des images authentiques (c’est-à-dire non archaïques) ; et l’endroit où on les rencontre est le langage ».
  • [20]
    Les Mémoires du Maréchal de Bassompierre, contenant l’histoire de sa vie et de ce qui s’est fait de plus remarquable à la cour de France pendant quelques années ont d’abord paru à Cologne (1665 ; rééd. 1666, 1668, 1692 et 1703) puis à Amsterdam (1721 et 1723). Trois éditions au XIXe siècle : dans la collection Petitot des Mémoires pour l’histoire de France, (2e série, t. XIX-XXI, 1822-1823), dans la collection Michaud et Poujoulat des Nouveaux mémoires […] (2e série, t. VI, 1837) et dans la 1ère édition conforme au manuscrit original : Journal de ma vie, éd. A. de Chantérac, Paris, Vve J. Renouard, 1870-1877, 4 vol.
  • [21]
    Fr. de Bassompierre, Journal de ma vie, éd. cit., t. IV, p. 316-317.
  • [22]
    G. Tallemant des Réaux, Historiettes, éd. A. Adam, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1967, t. I, p. 603.
  • [23]
    Mme de Motteville, Mémoires, dans Nouvelle collection des mémoires pour servir à l’histoire de France, éd. Michaud et Poujoulat, Paris, 1866, t. XXIV, p. 107.
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