Notes
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[1]
Surin, Correspondance, éd. M. de Certeau, Paris, Desclée de Brouwer, « Bibliothèque Européenne », 1966. Dorénavant, nous renverrons à cette édition en indiquant Corr., puis le numéro de la lettre de Surin, ou de la page quand il s’agit d’annotations de M. de Certeau).
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[2]
M. de Certeau, « Les œuvres de Jean-Joseph Surin », Revue d’ascétique et de mystique, t. 40, 1964, p. 443-476 ; t. 41, 1965, p. 55-78.
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[3]
Salomon Du Sault (ou Dussault) fut magistrat présidial au siège de Guyenne et avocat au Parlement de Bordeaux. Il eut trois filles religieuses, deux qui entrèrent au Carmel de Bordeaux et l’une chez les Ursulines de Loudun.
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[4]
Corr., lettre 346, 13 février 1661, à la mère Anne Buignon.
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[5]
Voir par exemple les lettres 516, 517, 521 et 531.
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[6]
Corr., lettre 425, 3 novembre 1661, à la mère Jeanne des Anges.
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[7]
Ibid., lettre 168, 24 mars 1658. La perfection spirituelle, au sens traditionnel, ne représente pas l’effort de l’homme pour atteindre l’image d’une perfection morale par l’exercice des vertus mais ce que Dieu accomplit pour l’homme, le « perfectionnant » par sa bonté et le faisant participer à sa divinité en suscitant et libérant sa coopération. Voir Surin, Guide spirituel, éd. M. de Certeau, Paris, Desclée de Brouwer, « Christus », 1963, p. 65.
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[8]
Voir les mises au point récentes dans D. Lopez et alii (éd.), La Religion des élites au XVIIe siècle, Tübingen, G. Narr, 2008.
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[9]
Voir P. Goujon, « Nicolas Caussin, s.j., et le Traité de la conduite spirituelle selon l’esprit du Bienheureux François de Sales », dans S. Conte (éd.), Nicolas Caussin : rhétorique et spiritualité à l’époque de Louis XIII, Berlin, LIT, « Ars rhetorica », 2007.
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[10]
La mère Daviau de Relay fait régulièrement les frais de cette critique : voir Corr., lettre 298, 14 avril 1660.
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[11]
L’importance de cette distinction entre auteur et auteur publié a été analysée pour l’histoire de la Compagnie de Jésus par Stéphane Van Damme : voir Le Temple de la sagesse. Savoirs, écriture et sociabilité urbaine (Lyon, XVIIe-XVIIIe s.), Paris, Éditions de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, « Civilisations et sociétés », 2005.
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[12]
Nous poursuivons dans notre séminaire au Centre Sèvres - Facultés jésuites de Paris cette notion d’autorité spirituelle à partir des écrits de direction spirituelle des jésuites des XVIe et XVIIe siècles.
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[13]
« Compendium vitæ P. Joannis-Josephi Surin », dans P. Bouix, Vie de Surin, Paris, Gauthier-Villars, 1876, p. XX-XXIII.
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[14]
« Je crois t’avoir auprès de moi » (Cicéron, Lettres familières, XV, 16).
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[15]
B. Beugnot, « Les voix de l’autre : typologie et historiographie épistolaires », dans B. Bray et Chr. Strosetzki (éd.), Art de la lettre, art de la conversation à l’époque classique en France, Paris, Klincksieck, 1995, p. 47-59.
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[16]
M. de Certeau, La Fable mystique. 1 : XVIe-XVIIe siècle [1982], Paris, Gallimard, « Tel », 1995, p. 168.
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[17]
B. Beugnot, art. cit., p. 57.
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[18]
Corr., lettre 293, fin février 1660, à la mère Anne Buignon.
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[19]
Sur l’indicible dans les recherches d’histoire de la spiritualité, Voir Fr. Trémolières, « Approches de l’indicible dans le courant mystique français (Bremond et Certeau lecteurs des mystiques) », XVIIe siècle, n° 207, avril-juin 2000.
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[20]
Dans une perspective philosophique, sur la naissance de la parole mystique, on pourra lire H. Laux, Le Dieu excentré, Paris, Beauchesne, 2001.
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[21]
Corr., lettre 486, 4 novembre 1662.
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[22]
Ibid.
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[23]
Thérèse d’Avila, Vie, XXIX, 11. Nous suivons le texte des Œuvres de la sainte Mère Thérèse de Jésus, […] nouvellement traduites d’espagnol en français par le P. Cyprien de la Nativité de la Vierge, Paris, D. de La Noüe, 1644. Thérèse cite le verset 2 du Psaume XLI, « Comme un cerf altéré cherche l’eau vive ».
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[24]
Corr., lettre 364, 14 avril 1661, à la mère Jeanne des Anges.
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[25]
Ibid.
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[26]
Ibid.
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[27]
Le premier fut publié en 1659, les seconds de façon posthume en 1704-1709.
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[28]
En ce sens, comme le soulignait M. Foucault, la direction relève d’une politique. À ce titre, la différence entre la correspondance de Surin et celle de Saint-Cyran est significative : l’autorité du directeur s’énonce comme prescription sur le correspondant et non comme une attente qui lui est adressée. Nous devons cette remarque au beau mémoire inédit de G. Morand, Saint-Cyran, une direction spirituelle en captivité, dir. Chr. Jouhaud, Paris, Éditions de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, 2007.
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[29]
Corr., lettre 483, 15 octobre 1662.
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[30]
Cette position n’exclut en rien la place des sacrements. Sur la position de Surin quant à l’Eucharistie, voir l’art. « Eucharistie » du Dictionnaire de spiritualité ascétique et mystique, Paris, Beauchesne, 1932-1995, t. IV.
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[31]
Corr., lettre 158, 31 décembre 1657.
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[32]
S. Houdard, Les Invasions mystiques. Spiritualités, hétérodoxies et censures au début de l’époque moderne, Paris, Les Belles Lettres, 2008.
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[33]
Corr., lettre 512, 7 décembre 1663.
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[34]
Pour l’ensemble de cette perspective, nous nous permettons de renvoyer à P. Goujon, Prendre part à l’intransmissible. La communication spirituelle à travers la correspondance de Jean-Joseph Surin, Grenoble, J. Millon, 2008.
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[35]
Parce qu’elle échappe au corpus de la correspondance à laquelle nous nous en tenons dans les limites de cet article, nous ne pouvons analyser la guérison telle que Surin la raconte dans la Science expérimentale des choses de l’autre vie. Nous en avons tenté une approche dans « La traversée de l’inquiétude. Jean-Joseph Surin », dans L’Inquiétude en fin de vie, dir. P. Verspieren et M.-S. Richard, Paris, Médiasèvres, 2009.
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[36]
Sur l’importance du mot Dieu et sur les difficultés à le prendre en compte dans les analyses des textes spirituels et pour penser le « spirituel », voir P.-A. Fabre, « Sciences sociales et histoire de la spiritualité moderne : perspectives de recherche », Recherches de Science Religieuse, t. 97, n° 1, janvier-mars 2009.
1En 1695 paraît à Nantes le premier recueil des lettres de Jean-Joseph Surin publiées trente ans après sa mort en avril 1665. Ce n’était pas la première fois que venaient au jour des lettres de ce jésuite devenu célèbre par la possession de Loudun au cours des années 1630. Même avant cette affaire qui allait faire parler dans tout le royaume de la mère Jeanne des Anges et de son exorciste le P. Surin, une de ses lettres avait circulé à travers la France et l’Europe. La fin de l’exorcisme, conduit par Surin selon des méthodes nouvelles qui écartaient la mise en scène publique, avait également contribué à sa renommée. Surin s’était fait connaître par Le Triomphe de l’amour, récit qu’il avait publié au sortir de Loudun. Quant au recueil de 1695, son intérêt réside plutôt dans son titre : Lettres spirituelles. Alors qu’auparavant circulaient des lettres du P. Surin ou, maintenant l’anonymat, celles d’un père jésuite, sont données désormais à lire des « lettres spirituelles » comme si le qualificatif désignait un genre particulier. Bien évidemment cette promotion de l’adjectif spirituel ne concernait pas seulement Surin. Les recueils de lettres spirituelles se multiplient au cours du XVIIe siècle et constituent un corpus abondant. Nous pourrions aujourd’hui ne plus remarquer cet adjectif, voire présupposer claire et connue sa signification.
2Qu’appelle-t-on spirituel et, plus précisément encore, qu’est-ce qu’une lettre spirituelle ? La correspondance de Surin permet d’apporter quelques éléments de réponse. Les manières de comprendre ce qui se désigne par cet adjectif ont été au XVIIe siècle un vaste champ de débats, en particulier à travers les conceptions de la grâce. Nous n’aborderons pas cependant la question à partir d’une histoire des doctrines théologiques. Nous tenterons plutôt d’analyser ce qui s’est, à un moment de l’histoire, présenté et compris comme lettre spirituelle. Nous nous demanderons quelles relations s’instaurent par une correspondance que l’on a pu qualifier de spirituelle. Ce sera une manière de garder à la lettre son statut particulier de moyen de mise en relation. Dans un premier temps, nous rappellerons brièvement la constitution de cette correspondance comme correspondance spirituelle situant l’un par rapport à l’autre le statut de l’épistolaire et du spirituel, puis nous verrons comment la fonction de conseil et d’enseignement reconnue à ces lettres s’enracine dans une anthropologie théologique de la communication, à partir de laquelle, dans un dernier temps, nous proposerons, en suivant Surin, une définition de la relation spirituelle épistolaire. Elle nous demandera de comprendre l’usage du mot Dieu dans la réflexion littéraire de Surin.
La constitution de la correspondance
3L’histoire de la diffusion de la correspondance de Surin et de sa constitution en recueils publiés porte témoignage de la manière dont était comprise sa fonction spirituelle. L’adjectif spirituel concerne une part de la vie chrétienne, comme le définit le Dictionnaire universel de Furetière, par exemple :
Spirituel : se dit aussi de l’application à la méditation, à la contemplation des choses divines, aux exercices de piété ; et en ce sens il s’oppose à mondain, charnel, temporel.
5Les lettres de Surin conduisent aux choses divines dans la prière et dans l’action. Surin conseille à ceux à qui il s’adresse des manières de prier et des œuvres de piété à accomplir. Nous verrons quel a été l’intérêt des lecteurs et comment ils ont transformé le statut des lettres lorsqu’ils ont fait passer une correspondance privée à sa publication. Ces échanges supposaient un espace social où fussent présents des usages lettrés. Or le P. Surin comprend le spirituel dans des termes ajustés à l’interrogation de cette époque sur le genre épistolaire comme échange de voix entre absents.
6La correspondance de Surin est désormais accessible dans d’excellentes conditions critiques grâce à l’édition fournie en 1966 par Michel de Certeau [1]. Le dossier de présentation de cette édition ainsi que les deux articles de la Revue d’ascétique et de mystique de 1964 et 1965 apportent toute la lumière possible sur la question [2]. Ce travail marque l’accomplissement de recherches patientes et l’aboutissement de travaux d’érudition consacrés à Surin depuis la fin des années 1930 dans le sillage d’Henri Bremond. Le rassemblement des papiers de Surin ne fut pas une tâche aisée et le résultat obtenu laisse penser à Michel de Certeau qu’une grande part de lettres a sans doute été perdue. Quoi qu’il en soit de ces lacunes, nous disposons d’un corpus qui se répartit en deux grandes périodes qui désignent à leur articulation la longue crise de Surin. Entre 1637 et 1657, rien. Surin disparaît de la scène, tombe dans la folie et s’emmure dans le silence. Auparavant, entre 1626 et l’affaire de Loudun, quelque 140 lettres, puis, après ce qu’il appelle sa guérison, près de 450 lettres, réparties sur un peu moins de huit ans. En même temps que cette correspondance, une œuvre abondante, rédigée après la guérison, ou au cours de la guérison, l’écriture représentant pour Surin une sortie de la crise. Après 1657, il retrouve l’usage de la parole et de la marche. Il peut alors reprendre la direction spirituelle, la prédication à Bordeaux et dans les environs. Il rédige des traités de vie spirituelle, des poèmes et des cantiques. À sa mort, toutes ses œuvres écrites ne sont pas encore publiées ; certaines le seront à titre posthume immédiatement, d’autres ont attendu la fin du XVIIe siècle. Jusqu’à aujourd’hui, Surin a été réédité, parfois réécrit. L’intérêt de lecteurs s’est continuellement porté sur lui pour des raisons diverses. Essayons de voir ce qu’il en a été pour les premiers, ceux qui ont permis à Surin d’être publié et considéré ainsi comme un auteur.
7Reconnaissons en premier lieu que les lettres sont adressées pour la plupart à des religieuses. Parmi elles, quelques correspondantes dominent l’ensemble : la mère Jeanne des Anges à Loudun, la mère Anne Buignon à Poitiers, puis Mme du Houx, au statut particulier de laïque admise au sein des couvents de la Visitation. Parmi les correspondantes les plus fréquentes, il faut encore noter l’épouse du premier président du Parlement de Bordeaux, Mme de Pontac, issue de l’illustre famille de Thou. Elle a recueilli un grand nombre des lettres de Surin. Au milieu de toutes ces femmes, quelques hommes, confrères jésuites ou prêtres diocésains, ou encore, correspondant régulier et dirigé de Surin, M. Du Sault, issu de la noblesse parlementaire [3]. Tous reçoivent à titre personnel des lettres dans lesquelles Surin dispense ses conseils de vie spirituelle. C’est là un premier trait pour cerner ce qu’est une lettre spirituelle : une lettre de conseils adressée à une personne en particulier. La lettre relève de la communication interpersonnelle. Surin répond aux demandes de correspondants qui le sollicitent, certains ayant repris contact avec lui après cette longue interruption de vingt ans. D’autres, conquis par sa réputation, veulent profiter de sa direction. Au fil du temps, alors même que parfois la dirigée n’a jamais rencontré Surin, une relation longue et filiale s’est instaurée. Il est même quelques religieuses qui souhaitent pouvoir jouir du nom de fille que Surin déclare réserver à celles qui sont davantage disposées à lui obéir :
Vous dites que je ne vous nomme pas comme il faut, ne vous appelant point : ma chère fille. Je ne donne ce nom qu’aux âmes à qui j’ai servi pour prendre la résolution de se donner à Dieu. Le nombre en est assez petit ; et encore y en a-t-il parmi elles qui ne me satisfont pas pleinement. [4]
9Le caractère interpersonnel de la lettre ne doit pas pour autant masquer une pratique fort répandue dans les couvents. Les lettres adressées à telle ou telle religieuse sont ensuite proposées, parfois à la demande de Surin, à l’ensemble de la communauté. Elles sont lues à tout le couvent comme une exhortation générale, sa destinataire initiale devenant comme le porte-parole de Surin. La lettre perd ainsi son caractère singulier pour acquérir une fonction davantage sociale. Elle assure et renforce le lien de l’ensemble de la communauté et rappelle à toutes les raisons de cette vie commune. La dimension collective n’appartient pas seulement à la vie religieuse. Des lettres adressées à M. du Sault ou à d’autres parlementaires dispensent conseils et pratiques spirituelles pour l’ensemble de la famille ou pour les jeunes filles d’un orphelinat [5]. La lettre se fait ainsi le relais du rôle que Surin pouvait tenir au milieu de ces familles de parlementaires dévotes et lors de prédications [6]. Un fils de M. du Sault ira jusqu’à se plaindre aux supérieurs de Surin du poids que prend un tel directeur dans sa famille.
10Les lettres revêtent ainsi un caractère tantôt fortement individuel tantôt collectif, les unes fourmillant de détails autobiographiques, les autres répétant inlassablement le même enseignement. Toutefois, cette distinction ne doit pas être durcie. Certaines confidences en venaient à être lues devant toutes, Surin faisant alors de lui-même l’exemple non pas d’une perfection mais du travail profond dont Dieu est capable envers celui qui paraissait pourtant aux yeux de tous un être « abominable [7] ». La distinction allait perdre davantage de sa pertinence avec la diffusion des lettres et leur publication. Il n’a pas fallu attendre sa mort pour que ses lettres transitent de couvents à couvents. Surin avait prescrit de tels échanges. Mais ils se font sans lui en grande part, soit que ses dirigées le citent, résument ou commentent dans la correspondance qu’elles entretiennent les unes avec les autres, soit qu’elles recopient et envoient certaines des lettres. Un réseau d’échanges se dessine à partir de Surin qui recoupe l’écheveau des relations religieuses et sociales de la deuxième moitié du XVIIe siècle. La circulation des lettres puis leur publication nourrit un tissu de relations. En se tramant dans le maillage de la société parlementaire catholique, ce tissu soutient l’effort de l’Église pour propager la foi contre la double influence de la Réforme protestante et de l’incrédulité. La lettre spirituelle, soucieuse du progrès de l’âme de son destinataire, relève d’un jeu social et de ses déterminations culturelles.
11Les correspondants auxquels Surin s’adresse appartiennent en effet essentiellement à l’élite religieuse de l’Ouest de la France. Ce monde nobiliaire et parlementaire donne certes ses filles aux couvents mais il règle aussi la vie publique et le train des usages sociaux [8]. Les lettres trouvent ainsi à circuler facilement dans ce milieu. La correspondance est devenue une mode dont les auteurs spirituels ont eux-mêmes profité. Surin n’est qu’un cas parmi un grand nombre d’auteurs de lettres qui se voient transformés en auteurs de livres. François de Sales est sans doute le plus célèbre d’entre eux pour avoir lui-même converti ses lettres en un ouvrage de dévotion. L’Introduction à la vie dévote n’empêche cependant pas sa correspondance de connaître une diffusion importante pendant le XVIIe siècle, sous forme de recueils ou de mélanges choisis [9]. Les religieuses n’échappent pas à cette mode, qu’elle soit transposée ou non dans le registre religieux. En effet, nombre d’entre elles continuent à s’adresser des billets, à s’en remettre aux bonnes grâces d’un ecclésiastique. Surin ne manque pas de réprimander d’ailleurs celles qui se perdent dans un usage mondain de la parole et de la lecture : bavardages et romans sont proscrits [10].
12La correspondance de Surin trouve dans ce milieu cultivé les moyens d’être diffusée de manière manuscrite puis imprimée. De son vivant, Surin a pu publier ses traités spirituels. Par l’intermédiaire de religieuses, de femmes laïques et de quelques ecclésiastiques Surin peut accéder au rang d’auteur publié [11]. Ainsi conquiert-il dans un premier temps son statut d’auteur spirituel à l’extérieur de la Compagnie. Si en 1695 le P. Champion, jésuite, donne au public le premier recueil des Lettres spirituelles de Surin, c’est au terme de longs échanges et de patientes collectes de manuscrits et de copies accomplies par ses destinataires. Le caractère spirituel des lettres et de son œuvre est donc tout autant lié à la matière traitée qu’à la reconnaissance accordée par leurs lecteurs [12]. Près d’un siècle après sa mort, en 1755, une brève notice fut rédigée en son honneur par les jésuites de la Province d’Aquitaine qui se concluait ainsi :
Les livres qu’il a écrits sur les matières qui appartiennent à la vie spirituelle démontrent assez combien grande fut en cet homme la science des choses divines. Et, par ces livres, de nos jours encore, il aide puissamment les chrétiens, et principalement les religieux, à acquérir la perfection. [13]
14Une série d’opérations transforme les lettres de Surin, personnelles et collectives, en lettres spirituelles. Il leur faut cette reconnaissance publique que le passage à l’imprimé renforce : ce qui était destiné à quelques-uns vaut pour beaucoup d’autres à travers le temps. À cette promotion correspond cependant un effacement non seulement des destinataires, qui sont recouverts de l’anonymat, mais aussi l’effacement de l’auteur : son nom disparaît de la première édition. La publication d’une correspondance trouble le jeu des relations auquel le genre épistolaire donne lieu.
15Le genre épistolaire aimait à se comprendre comme discours des absents. La réflexion théorique de la Renaissance et de l’époque moderne avait largement repris à Cicéron la méditation sur la capacité des lettres à donner voix aux absents. La lettre relève d’une fiction : elle s’écrit comme une conversation en présence de l’interlocuteur. « Quasi coram adesse videare [14] ». La lettre fait comme si. Surin à de nombreuses reprises reprend ce lieu commun de l’écriture épistolaire, tantôt s’adressant comme si, tantôt regrettant de ne pouvoir parler de vive voix, la lettre n’étant plus dès lors qu’un pis-aller. Mais dans cette représentation fictive du genre épistolaire, car elle n’est pas conversation, Surin tisse un canevas de voix plus serré. La lettre n’est toujours portée que par la voix unique de celui qui écrit [15], mais elle contient en écho ou en attente la voix d’autres, de celui à qui il répond ou s’adresse, voix au nom de laquelle il prend la parole. L’adéquation du genre épistolaire à la matière spirituelle a souvent été soulignée. Michel de Certeau voyait dans ces passages d’une voix à l’autre le cadre idéal pour penser le langage mystique [16]. C’est précisément sur cette question que la pratique et la réflexion de Surin peuvent nous permettre de dissiper un malentendu quant à la compréhension du spirituel.
16Quelle est cette voix au nom de laquelle le directeur parle ? Voix de Dieu, de l’Esprit ? Comment se fait-elle entendre ou quelle place tient-elle dans l’écriture de la lettre ? Si l’on peut dire avec B. Beugnot que la voix de l’autre « devient le présupposé ou point aveugle de la lettre, le foyer dissimulé dans lequel le je épistolaire quête ou trouve la justification qui la fonde », cela réduit-il, comme il l’écrit ensuite à propos de la lettre spirituelle, le directeur à n’être que « le truchement d’une voix venue d’ailleurs » tandis que « le destinataire n’est plus entendu que dans l’écho de ses troubles ou inquiétudes spirituelles [17] » ? Subrepticement reviennent par le biais de l’interrogation contemporaine sur le statut des voix de l’énonciation les débats sur la grâce. Un homme peut-il parler de Dieu en son nom efficacement et prétendre aider au salut des âmes sans être réduit au statut de truchement ? La grâce se substitue-t-elle à l’homme pour son bien ou porte-t-elle l’homme de telle manière qu’en sa voix propre il fasse entendre la grâce de Dieu ? Comment sortir de l’alternative qui pose la lettre spirituelle entre deux comme si : comme si Dieu parlait par le truchement d’un directeur ? comme si le directeur parlait mais dans le silence de Dieu ? Ni l’un ni l’autre, ou plutôt, et l’un et l’autre, répond Surin.
Les opérations de la grâce
17Surin n’a jamais écrit de traité sur la grâce, tâche de la théologie positive qui lui paraissait insuffisante pour décrire les opérations de Dieu. Même la théologie spirituelle, distinguée au moins depuis saint Thomas de la positive, manquait, selon lui, la fine pointe de l’action de Dieu en l’homme au sens où elle laissait de côté les « secrètes opérations de la grâce » dont traitait la théologie mystique. Sa correspondance parle cependant abondamment de la grâce non pas tant comme un objet de discours mais sur le mode de l’exhortation à s’y disposer, exhortation qui laisse place à de longues descriptions de ce travail de Dieu. Entrons dans l’enseignement de Surin.
18La notion-clé est fournie par celle de « correspondance ». Elle est le fait de « correspondre » à Dieu, c’est-à-dire de se conformer à sa volonté qui est à chercher en tout et de se livrer à l’ascèse du renoncement à sa volonté propre. L’effort de « correspondance » à Dieu, qui passe par une écoute de l’Esprit de Dieu et le désir d’y répondre dans sa vie, réclame l’abnégation et le renoncement à soi-même. Surin répète inlassablement cet enseignement, le qualifie même de refrain unique : le couple formé par la notion de « correspondance » à la grâce de Dieu d’une part et celle d’abnégation d’autre part est fondateur. Surin distingue ensuite la « correspondance » extérieure de la « correspondance » intérieure. L’extérieur désigne en quelque sorte ce qui appartient au domaine de l’action, alors que l’intérieur signifie, de manière non symétrique, tout ce qui dans l’existence est mené selon le Saint Esprit, l’action y compris. C’est à partir de cet usage que l’adjectif extérieur peut de temps à autre lui servir d’antonyme et rendre délicat le déchiffrement de cette anthropologie. Est « extérieur » celui qui ne vit pas selon l’Esprit de Dieu, un peu comme nous disons de quelqu’un qu’il n’est pas présent à lui-même. L’exercice des vertus et le renoncement au mal sont les premières étapes de la vie de grâce. Mais ce combat contre les vices et pour les vertus, développé dans de nombreuses lettres, est déjà un fruit de la grâce. Dieu communique les vertus morales qui orientent déjà l’homme vers Dieu. La « correspondance » à laquelle Surin exhorte ses lecteurs veut faire franchir un pas de plus dans le renoncement à soi et dans l’union à Dieu. Elle est une qualité d’attention éveillée aux aspirations et mouvements de l’Esprit saint en soi.
19Un extrait d’une lettre adressée à la mère Anne Buignon, du couvent des religieuses de Notre-Dame à Poitiers, peut faire voir le passage de la « correspondance » extérieure à l’intérieure :
Car la plupart des personnes imparfaites, hormis le mal qu’elles veulent éviter, elles font ce qui leur plaît et suivent leurs désirs sans se contraindre et dépendre intimement de Dieu en tout ce qui lui est agréable et qui les ferait avancer. Toutes ces âmes faibles ne font aucune difficulté de fuir ce qui leur déplaît et de s’éloigner de tout ce qui les mécontente, sans regarder de près ce que Dieu veut.
Or l’âme entièrement déterminée au bien ne fait pas ainsi, car, en tout l’extérieur et aux actions qui paraissent, elle se limite à la seule volonté de Dieu selon les règles de la perfection, sans disposer de soi autrement que comme Dieu le déclare. […]
Les âmes imparfaites fuient cela [la correspondance intérieure] et se contentent d’une certaine conscience fondée en des maximes et des principes qu’elles ont pris sans écouter ce que Dieu leur dit dans le cœur. Elles n’ont quelquefois fait aucun état de cela dans toute leur vie parce que cela les contraint trop et qu’elles prennent leur appui au-dehors, conservant leur liberté et suivant leur goût naturel. Pourvu qu’elles évitent le péché et le mal qui est visible, elles se donnent carrière, et même quelques-unes enseignent que cela est bon et que de faire le contraire c’est être bigot et abusé.
Cependant les vrais amateurs de notre Seigneur et qui veulent profiter sont intérieurs. Lisez, s’il vous plaît, le premier chapitre du second livre de l’Imitation de Jésus-Christ : vous verrez que l’homme intérieur est toujours comme celui qui écoute la voix de son maître et qui se tient sujet à l’inspiration pour avoir en tout la grâce divine et pour savoir la volonté de Dieu, lorsqu’elle ne nous est pas connue par d’autres voies. Ainsi quand l’on dit que l’on veut être à Dieu tout à fait, il faut se renfermer au-dedans et voir ce que Dieu nous conseille en toutes choses. [18]
21Claire présentation de l’exigence de la vie spirituelle appelée à dépasser la vie vertueuse pour entrer dans une existence assujettie à la voix de Dieu. Si l’on en restait à ce point, le directeur, comme tout chrétien, ne serait effectivement qu’un truchement de la volonté de Dieu. La voix de Dieu se serait ainsi substituée à celle de l’homme. Il faut cependant faire un pas de plus et considérer ce que sont les effets de la grâce. Nous les prendrons dans les éléments les plus autobiographiques de la correspondance, lorsque Surin raconte là où s’origine sa propre voix. Le tissage des voix dans la correspondance se comprend-il comme substitution ou comme émergence d’une voix propre ? Le statut de la voix mystique chez Surin pourra ainsi être éclairé.
22La notion d’indicible est souvent reprise chez Surin mais il la déplace [19]. Les opérations de la grâce par leur excès rendent toute parole inappropriée à en dire la véhémence. Cependant, la blessure qu’inflige à l’homme la trop forte impression de l’amour de Dieu donne naissance à la parole [20]. Surin décrit l’union d’amour dans un mouvement où se perd celui qui aime :
L’âme se trouve toute blessée de cet amour et, avec grande véhémence et sincérité d’enfant, se trouve liée à notre Seigneur et s’épanche en Dieu comme en son vrai repos. Son mouvement est fort à s’approcher de Dieu et s’abîmer en lui, y demeurant comme perdue. [21]
24Surin ne s’arrête pas au mouvement vertigineux de la perte en Dieu ; la blessure est le lieu de naissance d’une parole, un cri qui se métamorphose en une parole. Elle existe de s’écrire dans la lettre que Surin adresse à sa correspondante :
Cela engendre une sérénité de grâce qui me semble fort grande avec augmentation de paix et de quiétude, et le cri ordinaire de l’âme est au Dieu de paix et d’amour. Ce cri est avec douleur et douceur très grande, et prend joie à dire ceci à votre âme. [22]
26On lit ici en filigrane la blessure par l’amour de Dieu de Thérèse d’Avila, pour qui la prise de parole consiste en la proclamation devant Dieu d’un verset de psaume dans un dialogue intérieur avec Dieu [23]. La lettre de Surin se poursuit par une prière d’exultation : « Ô heureuse demeure de Dieu dans l’âme ! » Entre Thérèse et Surin, la différence réside dans le genre épistolaire. Le cri de l’âme vers Dieu s’énonce à la fois en destination de Dieu et devant le correspondant, selon un schéma qui se rapproche de la double énonciation théâtrale. Ce qui s’engendre devant Dieu comme un cri, parole inchoative, s’accomplit dans une parole articulée dans l’écriture pour un destinataire. La prière écrite, la prédication et toutes ses activités d’écriture trouvent leur naissance de ce cri transformé en parole du fait d’être destiné à des hommes. Le statut jésuite de prédicateur et de directeur oriente l’engendrement inarticulé de la parole vers son déploiement en enseignement spirituel. La parole du directeur et du missionnaire jésuite naît de cette conversion devant et pour autrui d’une blessure qui dans son excès fait crier. L’interlocution épistolaire est constitutive de cette parole. Sans l’autre à qui je m’adresse en écrivant ce cri, le cri resterait inarticulé. Son passage dans l’interlocution le convertit dans une langue commune, celle que Surin emprunte à Thérèse et à la Bible, marquée d’un style particulier. La voix mystique est d’abord la voix du mystique, saisie en son origine. Si elle traverse et reprend sans cesse les textes de la Bible et de la littérature spirituelle, c’est en lui donnant un tour singulier, ce style propre à chaque auteur qui comprend sa relation avec Dieu dans l’épaisseur de ces traditions.
27Ce n’est pourtant encore qu’une partie du problème de la voix mystique. La voix est aussi la voix entendue. Nous voici au cœur du problème de la grâce dans la correspondance. L’enjeu est le suivant : il s’agit de comprendre si la voix de l’épistolier est le truchement de celle de Dieu – hypothèse à laquelle il est difficile de se rallier sans présupposer un Dieu qui parle à la place de l’homme, postulat difficile à maintenir dans une analyse de texte, et non moins difficile, quoiqu’on en ait, à défendre en stricte théologie chrétienne. L’enjeu redouble d’importance pour définir le statut de la lettre spirituelle. Est-elle spirituelle parce qu’elle fait entendre la voix de Dieu ? Une telle définition rendrait impossible aujourd’hui l’usage de cette catégorie en dehors d’un cadre croyant d’interprétation. Comment penser la spécificité du spirituel sans faire d’emblée appel à un acte de foi ?
28Dans les lettres de Surin, la voix entendue reste voilée. Quand Surin s’arrête au dialogue que l’âme noue avec Jésus-Christ, en reprenant cette fois le commentaire du Cantique des Cantiques par Bernard de Clairvaux, la lettre décrit l’effet de cette parole sur son auditeur, délices et ravissement, mais les « mots » prononcés par le Christ à l’homme demeurent cachés. Rien ne transparaît de l’échange. Le dialogue reste dans le secret mais il se raconte comme ayant eu lieu. Le récit adopte la modalité de l’intimité dont le plus précieux ne peut être répété :
Le mot le plus secret qu’une âme puisse dire à une autre âme, l’âme fervente le dit à l’âme sainte de Jésus-Christ et se lie à elle par une liaison si étroite et si forte qu’il ne peut y en avoir parmi les créatures qui en approchent. [24]
30La correspondance ne rompt pas le secret. La modalité du secret dit la particularité de la relation engagée avec le Christ. Le secret pourrait certes être interprété comme une dissimulation de ce qui n’a jamais eu lieu, le masque d’un vide. On peut aussi donner au secret une autre valeur. L’impossibilité de répéter, de re-dire ce qui s’échange manifeste le caractère unique de la relation de foi. Surin renvoie son lecteur à l’expérience commune et humaine de l’intimité amoureuse pour comprendre la qualité particulière de la voix mystique. La relation spirituelle en son centre le plus personnel se comprend à partir de l’expérience de la relation humaine d’amour sans pour autant y être assimilée. La foi, entendue comme relation et non comme corps de doctrines à croire, est comparée au colloque amoureux (« le mot le plus secret qu’une âme puisse dire à une autre âme [25] »), relation que la foi déborde (« une liaison si étroite et si forte qu’il ne peut y en avoir parmi les créatures qui en approchent [26] »). La grâce se comprend dans l’expérience humaine comme expérience radicalement autre. L’altérité de la grâce divine ne peut être saisie que dans l’expérience commune de l’amour humain au centre de laquelle se vit un échange de parole. La grâce est amoureuse et relationnelle. Qu’en est-il finalement de la voix entendue ? Elle ne fait pas l’objet d’un enseignement ou d’une transmission. Elle est en tant que telle intransmissible et demeure pour le correspondant littéralement inouïe. Surin ne cesse en revanche de décrire le travail qui rend possible cette audition qui est un acte d’amour réciproque entre l’homme et Dieu. L’amour de Dieu ne se transmet pas d’un directeur à son correspondant. Il se reçoit de Dieu seul : la lettre détaille les conditions de réception et les manières de chercher cet amour et de s’y disposer. Tel est le sens des enseignements de Surin, de l’exhortation à la correspondance par abnégation, renoncement et recherche continue de Dieu. C’est ici que se joue pour le lecteur l’interprétation décisive du rôle du secret. Pourra-t-il l’entendre à son tour ou refuse-t-il de croire cela possible ? Que le secret soit la dissimulation d’un vide ou la modalité de l’intimité de la relation de grâce relève de la décision du lecteur.
31Le statut de la lettre spirituelle se précise ainsi. La lettre est spirituelle par le sujet qu’elle traite, méditation, contemplation, exercices de piété, comme l’écrivait Furetière. Elle l’est encore par le mode de communication qu’elle instaure. Chaque lecteur est renvoyé à sa propre existence et à la recherche de Dieu dont la lettre décrit les moyens. La lettre avive le désir de s’adonner à cette recherche par la description des effets de la grâce, mais elle ne se substitue pas au don de la grâce que seul Dieu, par définition, peut accorder.
La relation spirituelle épistolaire
32Au fil de la correspondance, Surin réfléchit à ce qu’il fait lorsqu’il écrit. Sans se transformer en théoricien de la direction spirituelle, il en suggère les arêtes, interroge les ressources que lui offre l’écriture pour qu’ait lieu la communication de grâce sur laquelle ni lui ni son correspondant n’ont de prise. Surin est conscient des difficultés de sa position d’un point de vue théologique. Il entend pourtant se situer sur le terrain pratique de la direction, là où un discours se veut de portée existentielle, dans l’ordre de ce que les mystiques appellent l’expérience.
33Rappelons brièvement les difficultés théologiques auxquelles Surin fut confronté. Il avait pu entendre, au sein même de la Compagnie, les reproches adressés à la mystique et à son langage obscur. Surin échappe pourtant à cette critique tant chez lui domine le goût d’une langue simple et commune. Les recommandations que lui firent ses supérieurs de ne plus écrire sur la mystique cherchaient davantage à lui faire abandonner un terrain polémique dans la Compagnie aussi bien que dans l’Église tout entière. Trois degrés de la querelle mystique se repèrent aisément dans la correspondance de Surin : les débats internes à la mystique sur la conception des consolations de la grâce (débat portant sur une divergence de lecture de Jean de la Croix en grande part), débats internes à la Compagnie sur la possibilité de concilier vie contemplative et vie missionnaire (cette fois le point de cristallisation est l’interprétation d’Ignace de Loyola), débats théologiques enfin – épistémologiques en fait, dirions-nous – sur les manières de connaître Dieu (le point de disjonction entre la théologie et la mystique ayant été évoqué dès saint Thomas d’Aquin). Sur tous ces points, Surin polémique dans son Catéchisme spirituel ou dans les Dialogues spirituels [27]. Le tour qu’il donne à sa correspondance est davantage pratique. Il s’adresse à des correspondants qu’il s’agit de conduire à Dieu et dont Surin n’ignore pas les résistances. Nous pouvons ainsi encore préciser le statut de la lettre spirituelle : la lettre spirituelle appartient au discours de conseil et cherche une efficacité sur la vie d’autrui, c’est-à-dire à amener autrui à vivre selon l’Esprit [28]. Recevoir Dieu, accueillir sa grâce, Surin le sait, doit faire lever bien des obstacles. Écrire, pour Surin, relève d’un objectif spirituel : permettre au dirigé de vivre selon Dieu [29]. Pour Surin, et en cela il prend position dans la théologie, il s’agit de recevoir Dieu de Dieu lui-même, étant donné la nature absolument personnelle de la relation entre l’homme et Dieu [30]. Le directeur, comme le prédicateur, est dépossédé du don de Dieu qu’il veut faire. Seul Dieu communique sa grâce. Se pose de nouveau alors la question du statut du texte de la lettre. Comment s’y prend une lettre pour donner un conseil de vie efficace alors même que la lettre entend désigner un secret ?
34Surin poursuit la réflexion sur le secret inhérent au caractère intime de la relation spirituelle avec Dieu dans les termes de ce que nous appellerions une herméneutique. Les textes de la tradition mystique ne peuvent être déchiffrés et compris, dit Surin, que par ceux qui s’impliquent dans la relation que ces textes décrivent. Le secret se révèle à celui qui entre lui-même dans le désir d’une relation avec Dieu et se risque à l’accueillir. L’existence des saints et des saintes en est l’illustration. Ils actualisent, de manière toujours singulière, les textes de l’Écriture et vivent l’effet de la venue de Dieu, du Christ et de son Esprit en eux. Il en va de même pour toute vie chrétienne véritable. La communion eucharistique est ainsi, selon Surin, l’actualisation du récit de la Cène ou l’accomplissement de la promesse de l’habitation du cœur de l’homme par Dieu, telle que la rapporte l’évangéliste saint Jean. De même, la Pentecôte, racontée dans les Actes des Apôtres par saint Luc, lui fournit un moyen de comprendre son retour à la possibilité d’écrire et de parler se déployant dans ses activités de prédicateur à la campagne [31]. Finalement, la Passion donne à Surin de comprendre que son expérience de folie et de nuit n’était pas un bannissement loin de Dieu, une damnation, mais une manière de vivre, en sa propre place, comme fou, la Passion du Christ, tenu lui aussi pour un fou, selon toute une tradition spirituelle reprise par Ignace et s’autorisant de l’apôtre Paul. Les Écritures fournissent le cadre d’interprétation de l’existence qui se présente dès lors comme leur actualisation dans la mesure où l’on s’engage dans une certaine manière de vivre. Il en va de même pour les textes spirituels, en particulier les vies de saints (Thérèse d’Avila, Angèle de Foligno, François-Xavier, Ignace de Loyola) qui rendent compte de la diversité des effets de la relation à Dieu dans une existence humaine et décrivent la vie de foi.
35L’intelligence des Écritures et des textes spirituels est conditionnée par un type d’existence qui accepte de se livrer au travail de la grâce. Il ne suffit pas de savoir raconter cette vie de foi. Surin met en garde quelques religieuses qui pourraient adapter le langage mystique et spirituel sans vivre l’exigence évangélique première de la charité. Existence et manière de parler entrent en résonance l’une avec l’autre. Surin nomme « style » cette exigence de cohérence. La richesse de la notion de style au XVIIe siècle lui permet à la fois de penser l’existence comme une normativité (les règles du style) et comme expression de la singularité d’un sujet (le style devenant progressivement ce qui exprime le propre de chacun). Le style peut cependant être distordu, le discours ne pas exprimer la vérité de l’existence. Surin dénonce alors les faux spirituels. L’ambivalence de toute écriture spirituelle est ainsi soulignée [32]. À décrire l’union avec Dieu, on pourrait prendre la description pour la réalité d’une vie selon l’Esprit de Dieu. Surin souligne ainsi le caractère radicalement représentatif de la littérature, y compris de la littérature spirituelle. Elle est jeu de signes. Mais la question rebondit : ces signes peuvent-ils prétendre à une quelconque efficacité, peuvent-ils aider un correspondant ?
36C’est là que se nouent conception de l’épistolaire et théologie de la grâce. Les lettres sont de l’ordre de la représentation des effets de la grâce, représentation de la vie du croyant dans ses combats et dans ses joies. Elles se comprennent dans une conception rhétorique et poétique du discours, d’un discours qui, selon différents genres littéraires, recherche un effet sur le lecteur pour le disposer à agir. La lettre espère faire naître un « sentiment » (movere). Or cette conception rhétorique du discours s’inscrit dans le cadre d’une théologie de la grâce. Le sentiment que la lettre éveille (celui de vouloir vivre comme sainte Thérèse, de combattre le vice, de rechercher la charité dans son couvent ou plus radicalement d’imiter le Christ jusque dans sa Passion) peut devenir un « goût » éveillé par Dieu, ou, pour le dire en dehors de la théologie, une réalité de l’expérience du lecteur.
37Surin s’en explique clairement dans une lettre adressée à Jeanne des Anges en décembre 1664. Il lui rappelle comment il lui proposait de contempler la Passion au temps de son exorcisme :
Je vous dis cela pour lors, ayant le cœur pénétré de ce sentiment et l’esprit éclairé d’une vraie lumière du Ciel qui produisait en moi cette disposition, autant que j’en pouvais juger. Notre Seigneur vous donna pareillement un certain goût de cette vérité avec une impression de grâce par laquelle il voulut autoriser le sentiment que mon discours vous avait fait naître. [33]
39L’effet rhétorique du discours (effet sensible et intelligible, « sentiment » et « esprit éclairé ») se réalise comme « goût », « impression de grâce ». Dieu donne d’éprouver la vérité représentée et énoncée dans le discours produit par un homme. Voix de l’homme ou voix de Dieu, l’alternative se résout dans la théologie de la grâce de Surin appliquée à la réflexion des effets du discours. La grâce travaille au sein des actes humains, la parole divine s’énonce dans la parole humaine.
40Surin distingue entre le signe et la potentialité de sa réalisation existentielle, entre l’effet du discours et son goût de vérité donné par Dieu (c’est-à-dire l’intuition existentielle de la vérité de ce discours sur Dieu). Il pointe la difficulté de tout discours et la résout sans artifice. Le discours, selon une conception rhétorique du langage et une poétique des genres, est conçu comme pouvant produire de manière littéraire des effets dans la vie d’autrui, mais cette potentialité du discours suppose pour son actualisation dans l’existence ce que Surin nomme « une opération de Dieu [34] ». Autrement dit, et pour sortir de la théologie et comprendre la portée de cette affirmation, l’efficacité du discours suppose une mise en œuvre littéraire, c’est-à-dire l’exercice d’un certain art humain, mais elle suppose également la liberté d’un récepteur. L’efficacité du discours tient à un insaisissable dont ni celui qui écrit ni celui qui lit ne sont les maîtres. Ce qui fait qu’un discours à visée existentielle peut non seulement être signifiant mais encore avoir une incidence sur la vie d’autrui relève d’un événement qui conjoint l’exercice de deux libertés dans une relation dont les effets restent imprévisibles et impossibles à déterminer par aucun des interlocuteurs. L’éventualité de l’effet existentiel d’un discours relève dans la pensée de Surin de ce qu’il appelle la grâce, un événement bienfaisant et désiré que nul ne peut commander. Telle est la grâce dans le contexte de la direction spirituelle. Que le discours prononcé par un directeur fasse tout d’un coup sens pour un dirigé et le détermine à modifier son existence. Il atteint en lui le cœur de sa liberté sans savoir ni comment ni pourquoi. Reconnaître que le discours de l’interlocuteur a été entendu au plus intime de soi dans ses effets existentiels en est la seule authentification. L’expérience de cette résonance de la parole d’autrui et son acceptation sont désignées dans les textes de Surin par l’expérience de la voix. La voix entendue est la voix d’un autre en soi qui meut librement une liberté [35].
41Pour le dire encore autrement, et en manière de conclusion, la relation spirituelle épistolaire est une relation à trois termes : le directeur, le dirigé et Dieu, si l’on veut bien lire et entendre chez Surin ce qui s’opère par ce mot ou ce nom [36]. La relation de ces trois pôles dans la lettre de conseil désigne l’événement qui, par ce discours, engendre une liberté de parler, d’écouter et de se décider d’accueillir un conseil dont la pertinence existentielle a été reconnue et acceptée dans la forme d’une intime conviction nourrie de la parole d’un autre. Qu’un tel événement puisse avoir lieu par les seuls ressources du langage humain relève d’une gratuité relationnelle insaisissable dont le bienfait pour les interlocuteurs peut les conduire à y reconnaître Dieu en sa grâce.
Notes
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[1]
Surin, Correspondance, éd. M. de Certeau, Paris, Desclée de Brouwer, « Bibliothèque Européenne », 1966. Dorénavant, nous renverrons à cette édition en indiquant Corr., puis le numéro de la lettre de Surin, ou de la page quand il s’agit d’annotations de M. de Certeau).
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[2]
M. de Certeau, « Les œuvres de Jean-Joseph Surin », Revue d’ascétique et de mystique, t. 40, 1964, p. 443-476 ; t. 41, 1965, p. 55-78.
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[3]
Salomon Du Sault (ou Dussault) fut magistrat présidial au siège de Guyenne et avocat au Parlement de Bordeaux. Il eut trois filles religieuses, deux qui entrèrent au Carmel de Bordeaux et l’une chez les Ursulines de Loudun.
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[4]
Corr., lettre 346, 13 février 1661, à la mère Anne Buignon.
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[5]
Voir par exemple les lettres 516, 517, 521 et 531.
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[6]
Corr., lettre 425, 3 novembre 1661, à la mère Jeanne des Anges.
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[7]
Ibid., lettre 168, 24 mars 1658. La perfection spirituelle, au sens traditionnel, ne représente pas l’effort de l’homme pour atteindre l’image d’une perfection morale par l’exercice des vertus mais ce que Dieu accomplit pour l’homme, le « perfectionnant » par sa bonté et le faisant participer à sa divinité en suscitant et libérant sa coopération. Voir Surin, Guide spirituel, éd. M. de Certeau, Paris, Desclée de Brouwer, « Christus », 1963, p. 65.
-
[8]
Voir les mises au point récentes dans D. Lopez et alii (éd.), La Religion des élites au XVIIe siècle, Tübingen, G. Narr, 2008.
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[9]
Voir P. Goujon, « Nicolas Caussin, s.j., et le Traité de la conduite spirituelle selon l’esprit du Bienheureux François de Sales », dans S. Conte (éd.), Nicolas Caussin : rhétorique et spiritualité à l’époque de Louis XIII, Berlin, LIT, « Ars rhetorica », 2007.
-
[10]
La mère Daviau de Relay fait régulièrement les frais de cette critique : voir Corr., lettre 298, 14 avril 1660.
-
[11]
L’importance de cette distinction entre auteur et auteur publié a été analysée pour l’histoire de la Compagnie de Jésus par Stéphane Van Damme : voir Le Temple de la sagesse. Savoirs, écriture et sociabilité urbaine (Lyon, XVIIe-XVIIIe s.), Paris, Éditions de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, « Civilisations et sociétés », 2005.
-
[12]
Nous poursuivons dans notre séminaire au Centre Sèvres - Facultés jésuites de Paris cette notion d’autorité spirituelle à partir des écrits de direction spirituelle des jésuites des XVIe et XVIIe siècles.
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[13]
« Compendium vitæ P. Joannis-Josephi Surin », dans P. Bouix, Vie de Surin, Paris, Gauthier-Villars, 1876, p. XX-XXIII.
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[14]
« Je crois t’avoir auprès de moi » (Cicéron, Lettres familières, XV, 16).
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[15]
B. Beugnot, « Les voix de l’autre : typologie et historiographie épistolaires », dans B. Bray et Chr. Strosetzki (éd.), Art de la lettre, art de la conversation à l’époque classique en France, Paris, Klincksieck, 1995, p. 47-59.
-
[16]
M. de Certeau, La Fable mystique. 1 : XVIe-XVIIe siècle [1982], Paris, Gallimard, « Tel », 1995, p. 168.
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[17]
B. Beugnot, art. cit., p. 57.
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[18]
Corr., lettre 293, fin février 1660, à la mère Anne Buignon.
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[19]
Sur l’indicible dans les recherches d’histoire de la spiritualité, Voir Fr. Trémolières, « Approches de l’indicible dans le courant mystique français (Bremond et Certeau lecteurs des mystiques) », XVIIe siècle, n° 207, avril-juin 2000.
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[20]
Dans une perspective philosophique, sur la naissance de la parole mystique, on pourra lire H. Laux, Le Dieu excentré, Paris, Beauchesne, 2001.
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[21]
Corr., lettre 486, 4 novembre 1662.
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[22]
Ibid.
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[23]
Thérèse d’Avila, Vie, XXIX, 11. Nous suivons le texte des Œuvres de la sainte Mère Thérèse de Jésus, […] nouvellement traduites d’espagnol en français par le P. Cyprien de la Nativité de la Vierge, Paris, D. de La Noüe, 1644. Thérèse cite le verset 2 du Psaume XLI, « Comme un cerf altéré cherche l’eau vive ».
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[24]
Corr., lettre 364, 14 avril 1661, à la mère Jeanne des Anges.
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[25]
Ibid.
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[26]
Ibid.
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[27]
Le premier fut publié en 1659, les seconds de façon posthume en 1704-1709.
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[28]
En ce sens, comme le soulignait M. Foucault, la direction relève d’une politique. À ce titre, la différence entre la correspondance de Surin et celle de Saint-Cyran est significative : l’autorité du directeur s’énonce comme prescription sur le correspondant et non comme une attente qui lui est adressée. Nous devons cette remarque au beau mémoire inédit de G. Morand, Saint-Cyran, une direction spirituelle en captivité, dir. Chr. Jouhaud, Paris, Éditions de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, 2007.
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[29]
Corr., lettre 483, 15 octobre 1662.
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[30]
Cette position n’exclut en rien la place des sacrements. Sur la position de Surin quant à l’Eucharistie, voir l’art. « Eucharistie » du Dictionnaire de spiritualité ascétique et mystique, Paris, Beauchesne, 1932-1995, t. IV.
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[31]
Corr., lettre 158, 31 décembre 1657.
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[32]
S. Houdard, Les Invasions mystiques. Spiritualités, hétérodoxies et censures au début de l’époque moderne, Paris, Les Belles Lettres, 2008.
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[33]
Corr., lettre 512, 7 décembre 1663.
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[34]
Pour l’ensemble de cette perspective, nous nous permettons de renvoyer à P. Goujon, Prendre part à l’intransmissible. La communication spirituelle à travers la correspondance de Jean-Joseph Surin, Grenoble, J. Millon, 2008.
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[35]
Parce qu’elle échappe au corpus de la correspondance à laquelle nous nous en tenons dans les limites de cet article, nous ne pouvons analyser la guérison telle que Surin la raconte dans la Science expérimentale des choses de l’autre vie. Nous en avons tenté une approche dans « La traversée de l’inquiétude. Jean-Joseph Surin », dans L’Inquiétude en fin de vie, dir. P. Verspieren et M.-S. Richard, Paris, Médiasèvres, 2009.
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[36]
Sur l’importance du mot Dieu et sur les difficultés à le prendre en compte dans les analyses des textes spirituels et pour penser le « spirituel », voir P.-A. Fabre, « Sciences sociales et histoire de la spiritualité moderne : perspectives de recherche », Recherches de Science Religieuse, t. 97, n° 1, janvier-mars 2009.