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Article de revue

Les statues parlent aussi : Pygmalion et la fabrique amoureuse au tournant de l'âge classique

Pages 89 à 108

Notes

  • [1]
    Je renvoie notamment aux études suivantes : H. Sckommadau, Pygmalion bei Franzosen und Deutschen in 18. Jahrhundert, Wiesbaden, Franz Steiner Verlag, 1970 ; A. Dinter, Der Pygmalion-Stoff in der europäischen Literatur. Rezeptiongeschichte einer Ovid-Fabel, Heidelberg, Carl Winter Universitätsverlag, 1979 ; J. L. Carr, « Pygmalion and the Philosophers. The Animated Statue in Eighteenth-Century France », Journal of the Warburg and Courtauld Institutes, vol. XXIII, n° 3-4, 1960, p. 239-255 ; plus récemment, aux ouvrages d’I. Mülder-Bach, Im Zeichen Pygmalions. Das Modell der Statue und die Entdeckung der « Darstellung » im 18. Jahrhundert, Munich, Fink, 1998 ; A. Geisler-Szmulewicz, Le Mythe de Pygmalion au XIXe siècle, Paris, Champion, 1999 (les quatre premiers chapitres traitent du XVIIIe siècle) ; ainsi qu’à mon ouvrage, Le Corps des statues. Le vivant et son simulacre à l’âge classique (de Descartes à Diderot), Paris, Champion, 2003, notamment p. 87-135. Enfin, sur l’iconographie de Pygmalion au XVIIIe siècle, outre l’ouvrage fondamental d’A. Blühm, Pygmalion. Die Ikonographie eines Künstlermythos zwischen 1500 und 1900, Francfort / Berne / New York, Peter Lang, 1988, je renvoie à la toute récente traduction du livre très éclairant de V. I. Stoichita, L’Effet Pygmalion. Pour une anthropologie historique des simulacres, Genève, Droz, 2008 [trad. fr. de The Pygmalion Effect, 2006], notamment le chap. V, « La Statue nerveuse », p. 173-236.
  • [2]
    R. Démoris, « Peinture et belles antiques dans la première moitié du siècle : les statues vivent aussi », Dix-huitième siècle, n° 27, 1995, p. 129-142.
  • [3]
    M.-C. Le Jumel de Barneville, dite Mme d’Aulnoy, Le Prince Lutin, dans Contes des fées, Paris, 1697, t. 1.
  • [4]
    Ch.-R. de Caumont de La Force, Vert et Bleu, dans Les Fées, contes des contes, Paris, 1707.
  • [5]
    Voir l’anthologie constituée par H. Coulet, Pygmalions des Lumières, Paris, Desjonquères, 1998.
  • [6]
    E.-M. Falconet, Pygmalion, 1761, Paris, Musée du Louvre.
  • [7]
    D. Diderot, Salon de 1763, Essais sur la peinture. Salons de 1759, 1761, 1763, Paris, Hermann, 1984, p. 250.
  • [8]
    « Scène lyrique » écrite par Rousseau en 1762 mais créée pour la première fois à Lyon en 1770. Sur cette œuvre fondatrice du « mélodrame » ou « mélologue », voir J. Waeber, En musique dans le texte : le mélodrame, de Rousseau à Schoenberg, Paris, Van Dieren, 2005.
  • [9]
    Dans la préface de son Pygmalion ou la statue animée (1742), A.-Fr. Deslandes (dit Boureau-Deslandes) parle d’un sujet « aussi bizarre et aussi philosophique » (Pygmalions des Lumières, op. cit., p. 49). Par ailleurs, j’ai déjà étudié l’amour pour les statues sous l’angle d’une « bizarrerie perverse » (fétichisme, nécrophilie) et conclu que finalement « les scénarios de toutes ces amours marmoréennes n’apparaissent plus que comme autant de manières d’aimer, sans doute amplifiées, intensifiées, voire radicalisées jusqu’au plus scandaleux et insoutenable mais néanmoins déjà présentes dans toute relation amoureuse » : voir « Aimer une statue : Pygmalion ou la fable de l’amour comblé », Intermédialités, n° 4 (« Aimer »), automne 2004, p. 67-85 (p. 85 pour la citation).
  • [10]
    Dans l’Histoire de la comtesse de Gondez, Mlle de Lussan « conjure le modèle illustre fourni par Mme de Lafayette et abondamment repris par les nouvelles ; elle y accompagne et annonce Marivaux. Non que l’œuvre soit tout entière réductible à cet avenir : elle n’est pas roman du sentiment, mais roman du sentiment contre la passion » (R. Démoris, Le Roman à la première personne, du classicisme aux Lumières [Paris, A. Colin, 1975], Genève, Droz, 2002, p. 291).
  • [11]
    Marivaux, La Double Inconstance (1723), III, 8.
  • [12]
    Voir notamment B. Papàsogli, Le « Fond du cœur ». Figures de l’espace intérieur au XVIIe siècle, Paris, Champion, 2000.
  • [13]
    On reconnaît aisément le thème de la femme au miroir chez Marivaux : qu’on pense à l’éblouissement ravi d’Eglé devant sa propre image reflétée dans l’eau du ruisseau (« que je vais m’aimer à présent ! », La Dispute, sc. 3), préalable à tout amour pour autrui, ou aux réflexions éparses dans les Journaux, notamment dans la « Troisième feuille » du 27 janvier 1722 du Spectateur français (Journaux et œuvres diverses, Paris, Bordas, 1988).
  • [14]
    En double et hétéroclite référence au Psaume 115 sur les idoles (« Elles ont une bouche et ne parlent pas ») et aux Statues meurent aussi de Chr. Marker et A. Resnais (1953).
  • [15]
    J.-J. Rousseau, Pygmalion, Œuvres complètes. II, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1964, p. 1230.
  • [16]
    J. Rousset, Leurs yeux se rencontrèrent. La scène de première vue dans le roman, Paris, J. Corti, 1981, p. 51.
  • [17]
    Cité par J. Rousset, op. cit., p. 52.
  • [18]
    « Le rapt et la possession sont mimés avec une telle intensité que la distance infranchissable se trouve franchie, comme elle le serait dans un rêve. De cette réalisation imaginaire, et à sens unique, on peut dire qu’elle préfigure ce qui sera, au plus haut degré, une relation amoureuse, fondée sur une image fallacieuse » (ibid., p. 54).
  • [19]
    Boureau-Deslandes, Pygmalion ou la statue animée, éd. cit., p. 58.
  • [20]
    Ibid.
  • [21]
    « Révolté des vices dont la nature a rempli le cœur des femmes, Pygmalion vivait sans compagne, célibataire ; jamais épouse n’avait partagé sa couche » (Ovide, Métamor-phoses, l. X, v. 243-246, trad. G. Lafaye, Paris, Les Belles Lettres, 1989, t. II.
  • [22]
    Boureau-Deslandes, op. cit., p. 56 ; nous soulignons.
  • [23]
    Léonard de Vinci, Traité de la peinture, éd. A. Chastel, Paris, Berger-Levrault, 1987.
  • [24]
    Rousseau, op. cit., p. 1224.
  • [25]
    Même si l’attribution en revient à Saint-Hyacinthe dans les années 1740, le prénom de Galathée pour la statue de Pygmalion ne se diffuse qu’après la pièce de Rousseau, dans les années 1770 : voir M. Rheinhold, « The Naming of Pygmalion’s animated statue », The Classical Journal, vol. LXVI, n° 4, avril-mai 1971, p. 316-319.
  • [26]
    Jullien dit Desboulmiers, Le Nouveau Pygmalion, dans Pygmalions des Lumières, op. cit., p. 93 sq.
  • [27]
    Rousseau, op. cit., p. 1224.
  • [28]
    Voir A. Becq, Genèse de l’esthétique française moderne (1680-1814). De la raison classique à l’imagination créatrice, Paris, Albin Michel, 1984.
  • [29]
    Le mot est de Boureau-Deslandes (op. cit., p. 56) et il est important : il signale cette nouvelle catégorie d’amateurs d’art en plein essor pendant tout le XVIIIe siècle et qui provoque dès 1747 les fameuses Réflexions sur quelques causes de l’état présent de la peinture en France de La Font de Saint-Yenne (La Haye, Jean Neaulme, 1747).
  • [30]
    Boureau-Deslandes, op. cit., p. 56.
  • [31]
    Rousseau, op. cit., p. 1227.
  • [32]
    Voir l’analyse que G. Benrekassa a consacrée aux automates de l’Encyclopédie : « Mécanique et esthétique : mimesis et machines à rêver dans l’Encyclopédie », dans I Sogni della conoscenza, dir. D. Gallingani, Florence, Centro editoriale toscano, 2000, p. 1-17 (p. 13 pour la citation).
  • [33]
    Ch. Perrault, Peau d’Âne, Contes, éd. G. Rouger, Paris, Garnier, 1967, p. 60. Voir dans le présent volume l’article d’A. Viala.
  • [34]
    Ibid.
  • [35]
    Ibid.
  • [36]
    Voir dans H. Coulet, Pygmalions des Lumières, les deux récits qui portent le titre de Nouveau Pygmalion de Desboulmiers (1766) et de Rétif de la Bretonne (1780).
  • [37]
    « L’artiste en la formant se rappelait l’image / Des beautés qui l’avaient charmé » écrit Saint-Lambert pour son Pygmalion en 1769 (ibid., p. 73).
  • [38]
    Boureau-Deslandes, op. cit., p. 52.
  • [39]
    Rousseau, op. cit., p. 1225.
  • [40]
    Il s’agit d’un sujet inventé et gravé par Jean Lepautre, dessinateur et graveur du roi, en marge (mais indépendamment et sans date) de ses gravures pour les Métamorphoses d’Ovide en rondeaux de Benserade, Paris, Imprimerie Royale, 1676.
  • [41]
    Tours, Musée des Beaux-Arts.
  • [42]
    Notamment sa toile Pygmalion et Galatée, vers 1777, Helsinki, Museum of Foreign Art Sinebrychoff. Pygmalion et sa statue sont l’un des sujets favoris de Lagrenée, qui l’a peint huit fois dans les années 1770 et 1780. Voir la notice et les reproductions dans le catalogue Les Amours des dieux. La peinture mythologique de Watteau à David, Fort Worth (Texas) / Paris, Kimbel Art Museum / Réunion des Musées Nationaux, 1991, p. 406-411.
  • [43]
    J. Raoux, Pygmalion amoureux de sa statue, 1717, Montpellier, Musée Fabre. Le tableau est d’importance pour notre propos, car c’est le premier tableau du renouveau du mythe de Pygmalion au XVIIIe siècle (avec celui du vénitien Sebastino Ricci), voir le développement que V. I. Stoichita lui consacre dans L’Effet Pygmalion, op. cit., p. 190-193.
  • [44]
    C’est apparemment l’opinion de V. I. Stoichita : « Le moment culminant est confié à la peinture comme medium expressif, en l’occurrence la couleur » (ibid., p. 190-191).
  • [45]
    Le dispositif ne se trouve ni chez Jean Lepautre, ni chez François Lemoyne, ni chez Étienne-Maurice Falconet, ni chez Louis-François Lagrenée, ni plus tard chez Louis Gauffier (Pygmalion et Galatée, 1797, The City Art Gallery of Manchester). Généralement, soit les amants se regardent (surtout depuis Falconet qui sert de modèle à Lagrenée – ils se sont rencontrés au Salon de 1763 où le sculpteur exposait son groupe de Pygmalion), soit au moins le statuaire regarde sa statue.
  • [46]
    Sauf ceux des personnages secondaires, dessinateurs de l’atelier ou putti, qui sont alors absorbés par leurs tâches propres.
  • [47]
    Voir par exemple l’étude de Steven Z. Levine, « Voir ou ne pas voir. Le mythe de Diane et Actéon au XVIIIe siècle », dans Les Amours des dieux, op. cit., p. LXXIII-XCV.
  • [48]
    R. de Piles, Cours de peinture par principes [1708], Paris, Gallimard, « Tel », 1989, p. 153.
  • [49]
    Boureau-Deslandes, op. cit., p. 57.
  • [50]
    Mme d’Aulnoy, Le Prince Lutin, dans Le Cabinet des fées, Arles, Picquier, 2000, p. 73.
  • [51]
    Bien entendu, pour qui s’intéresse à l’originalité de la conteuse, cette inversion féminine (féministe ?) est essentielle. C’est un des très rares exemples de statue homme, compliqué encore par le fait que Léandre prend la pose d’un Apollon mais prend la place d’une statue de Diane inachevée… La virilité est une conquête progressive chez Mme d’Aulnoy. Voir A. Defrance, Les Contes de fées et les nouvelles de Madame d’Aulnoy (1690-1698), Genève, Droz, 1998.
  • [52]
    Mme d’Aulnoy, op. cit., p. 73.
  • [53]
    Rousseau, op. cit., p. 1224.
  • [54]
    Ibid., p. 1225.
  • [55]
    Boureau-Deslandes, op. cit., p. 59.
  • [56]
    Rousseau, op. cit., p. 1225.
  • [57]
    Sur cette structure imaginaire de la statue qui met en circulation, selon un enchaînement strict, animation et pétrification, je renvoie à mon ouvrage, Le Corps des statues, op. cit., notamment à la première partie (« Mythes »).
  • [58]
    Rousseau, op. cit., p. 1229.
  • [59]
    Boureau-Deslandes, op. cit., p. 61. Remarquons aussi le parallélisme systématique avec le paradigme de l’enfant à éduquer : « Pygmalion lui expliqua ensuite comment s’instruisent les enfants, comment ils acquièrent leurs connaissances et leurs idées, comment de statues qu’ils étaient, ils deviennent raisonnables » (ibid., p. 62).
  • [60]
    Diderot, Salon de 1763, éd. cit., p. 249.
  • [61]
    Boureau-Deslandes, op. cit., p. 64.
  • [62]
    La statue « lui répondit avec cet air froid qui persuade » (Boureau-Deslandes, op. cit., p. 69).
  • [63]
    Ibid.
  • [64]
    Ibid., p. 65.
  • [65]
    On a beaucoup écrit sur ces statues-femmes chez Watteau et sur l’inversion paradoxale entre les personnages figés de ses fêtes galantes et la sensualité saisissante (réaliste ?) des statues mythologiques : « c’est dans les statues que l’on trouve les poses abandonnées, dont la souplesse et la sensualité contrastent avec l’écriture plus aiguë des corps humains », écrit René Démoris (« Les fêtes galantes chez Watteau et dans le roman contemporain », Dix-huitième siècle, n° 3, 1971, p. 355). L’étude fondatrice a été menée par A.-P. de Mirimonde, « Statues et emblèmes dans l’œuvre d’Antoine Watteau », Revue du Louvre, n° 1, 1962. Voir également mon ouvrage, Le Corps des statues, op. cit., p. 269-283.
  • [66]
    A. Watteau, Réunion en plein air, Dresde, Gemäldegalerie.
  • [67]
    Respectivement : Dresde, Gemäldegalerie ; Berlin, Château de Charlottenbourg.
  • [68]
    Voir J.-M. Racault, « Le motif de “l’enfant de la nature” dans la littérature du XVIIIe siècle ou la recréation expérimentale de l’origine », dans Primitivisme et mythe des origines dans la France des Lumières (1680-1820), Paris, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 1989, p. 101-117, ainsi que les travaux de Christophe Martin sur les fictions d’origine aux XVIIe et XVIIIe siècles, notamment « Leçons de choses. Remarques sur les pouvoirs de l’objet dans quelques fictions d’expérimentations pédagogiques », Lumières, n° 5, 1er semestre 2005, p. 49-63.
  • [69]
    Marivaux, Arlequin poli par l’amour, sc. 12, Théâtre complet, éd. Fr. Deloffre, Paris, Bordas, « Classiques Garnier », 1989, t. I, p. 100.
  • [70]
    La scène de rencontre entre les amants Arlequin et Silvia est d’ailleurs en tous points conforme à la topique de la rencontre établie comme stéréotype par Jean Rousset (op. cit.) : la scène est rapportée par Silvia, « dès qu’il s’est approché, le cœur m’a dit que je l’aimais ; cela est admirable ! Il s’est approché aussi, il m’a parlé ; sais-tu ce qu’il m’a dit ? Qu’il m’aimait aussi » (Arlequin poli par l’amour, sc. 9, éd. cit., p. 97).
  • [71]
    Rousseau, op. cit., p. 1230-1231.
  • [72]
    Watteau, Les Deux Cousines, vers 1717-1718, Paris, Musée du Louvre.
  • [73]
    Par exemple par J. H. Hagstrum, Sex and Sensibility. Ideal and erotic love from Milton to Mozart, Chicago / Londres, The University of Chicago Press, 1980, p. 299.
  • [74]
    Voir supra, n. 13.

1L’âge classique et les Lumières aiment les statues, surtout les statues aimées et amoureuses : l’actualité renouvelée de l’histoire de Pygmalion en témoigne [1] ainsi que tous ses débords et alentours, cette anecdote de 1710, par exemple, dénichée par René Démoris, de deux mousquetaires enlaçant une statue de Vénus dans le parc de Versailles [2], ou cette héroïne d’un conte de Mme d’Aulnoy qui est enfin saisie d’amour pour un Léandre-lutin déguisé en statue d’Apollon [3] ou encore, à l’inverse, cette autre héroïne de conte, Bleu, transformée en statue de girasol pour séduire le prince Vert parti à la chasse [4]. La fiction d’un amour, souvent réciproque, entre une statue et un personnage, pour ancienne qu’en soit la topique (antique et médiévale), resurgit à la fin de l’âge classique au croisement des différents arts, littérature narrative, théâtre, ballet, peinture, sculpture : Pygmalion combine notamment les deux motifs du triomphe des arts (par l’allégorie de la sculpture) et de l’amour [5]. Le prodige de l’amour rencontre celui de l’art – de sculpter ou de danser, de peindre, de narrer, ainsi Diderot célébrant, dans le Salon de 1763, le groupe de Falconet (fig. 1 et 2), Pygmalion au pied de sa statue qui s’anime[6] :

Fig. 1

E.-M. Falconet, Pygmalion, 1761, Paris, Musée du Louvre, groupe

Fig. 1

E.-M. Falconet, Pygmalion, 1761, Paris, Musée du Louvre, groupe

Cliché Aurélia Gaillard.
Fig. 2

E.-M. Falconet, Pygmalion, 1761, Paris, Musée du Louvre, détail

Fig. 2

E.-M. Falconet, Pygmalion, 1761, Paris, Musée du Louvre, détail

Cliché Aurélia Gaillard.

2

Ô Falconet, comment as-tu fait pour mettre dans un morceau de pierre blanche la surprise, la joie et l’amour fondus ensemble. Émule des dieux, s’ils ont animé la statue, tu en as renouvelé le miracle en animant le statuaire. [7]

3D’où la nécessité de mener un questionnement conjoint sur les textes et les représentations.

4Les raisons de cet engouement sont désormais assez bien connues : philosophiques, avec le thème du corps-automate et la démonstration d’une matière sensible ; esthétiques également, avec la notion neuve de génie créateur (on pense immanquablement au Pygmalion de Rousseau pour le théâtre musical [8]) et la valorisation de l’art de la sculpture. Reste peut-être à mieux comprendre l’articulation de cet amour « bizarre [9] » avec le renouvellement des discours amoureux à la même époque, chez les romancières et les conteuses de la fin du classicisme [10], puis chez Challe et surtout Marivaux (théâtre et roman) – qu’on pense, entre tous les exemples possibles, à la réplique de Silvia à la fin de La Double Inconstance : « Lorsque je l’ai aimé, c’était un amour qui m’était venu ; à cette heure que je ne l’aime plus, c’est un amour qui s’en est allé [11]. » Ce renouvellement des discours amoureux, en rupture notamment avec le discours néo-platonicien de la Renaissance et son héritage, se greffe alors sur le discours augustinien et moraliste avec la découverte d’une opacité intérieure, ce que d’autres, plus tard, nommeront l’inconscient [12]. L’essentialité de l’amour disparaît au profit du seul sentiment de l’amour, de même que l’objet d’amour devient un objet « fabriqué » à partir de soi. Pour les amants de Marivaux et de l’âge rococo, il apparaît souvent que le sentiment amoureux n’est pas provoqué par l’autre (lors d’une rencontre merveilleuse) mais bien « fabriqué » par soi-même, à partir notamment de l’amour de soi, clef indispensable pour aimer l’autre [13].

5Aussi, tandis qu’apparaissent ces éléments décisifs et bien connus de la rénovation du sentiment amoureux au début du XVIIIe siècle que sont toutes les discordances et discontinuités de l’amour (la réticence à aimer, les conflits internes des amants, la démultiplication des possibles amoureux, l’instabilité du sentiment amoureux plutôt que l’inconstance), et tandis que celles-ci s’accompagnent d’une refonte du langage amoureux avec la valorisation du corps par le soulignement de la gestuelle, quelle place parmi les discours de l’amour occupe donc cet amour avec les statues ? Selon quelles modalités l’échange amoureux le plus paradoxal qui soit, entre un humain justement et un objet fabriqué, un être sensible, doué de langage et parfois de génie créateur et un corps fermé, muet, est-il rendu possible ? Quels discours tiennent donc sur l’amour ces statues qui parlent aussi[14] ? À qui s’adressent-elles ? Dans quel langage ? La merveille de l’animation qui rend effectif l’impossible échange ne semble pouvoir se lire pour les Modernes et les Lumières que dans une conversion du fabuleux en fantasme : selon le mot de Rousseau, « il est trop heureux pour l’amant d’une pierre de devenir un homme à visions [15] ». Que traduit alors ce fantasme (ou ce mythe, si l’on préfère) ? En d’autres termes, il s’agit de cerner dans l’échange empêché, complexe et discontinu entre la statue et son amant les modalités d’une interrogation et d’une expression nouvelles, « modernes » (au sens des Modernes, Perrault, Fontenelle), du sentiment amoureux.

6Notre hypothèse est que cet amour pour la statue tel qu’il se renouvelle notamment au XVIIIe siècle dans la résurgence du mythe de Pygmalion, amour par nature transgressif ou hors-limites, qui franchit ou nie les frontières du corps et de la matière, et des topiques ou discours (religieux, philosophiques) qui y sont appliqués, cet amour transgressif, donc, déconstruit et disloque le modèle encore omniprésent de la tradition courtoise et néo-platonicienne de l’amour. Il s’agit ici de suivre les étapes de cette dislocation à travers un discours sur l’amour désormais fragmenté, disjoint : qu’elle s’exprime dans des textes ou des représentations, l’histoire de Pygmalion au tournant de l’âge classique met en évidence l’opacité et la discontinuité du sentiment amoureux, la non-coïncidence des désirs des amants, la construction fantasmatique de tout amour. Deux moments de l’histoire amoureuse en sont emblématiques : la rencontre, qui n’est pas fortuite mais construite, fabriquée, voire pré-fabriquée, et l’éducation amoureuse avec le double (et disjoint) apprentissage de la parole et de la gestuelle.

Une rencontre pré-fabriquée

7Jean Rousset, dans son ouvrage sur la scène de première vue dans le roman, évoque le cas de Sarrasine de Balzac, qui nous intéresse par la proximité avec le thème de l’amour des statues : c’est en effet la distance radicale entre les amants, le spectateur et sculpteur Sarrasine et la cantatrice Zambinella, séparés par la frontière infranchissable de la scène, qui produit l’éblouissement maximal, scène à partir de laquelle le critique risque une loi (narrative), selon laquelle « la pureté de l’effet serait proportionnelle à la distance séparant les acteurs [16] ». La référence à Pygmalion est d’ailleurs explicite chez Balzac : « Sarrasine dévorait des yeux la statue de Pygmalion, pour lui descendue de son piédestal [17]. » Ce qui constitue la vigueur exceptionnelle de cet éblouissement amoureux, c’est la double qualité de l’amant (homme et sculpteur) et de l’objet d’amour (femme et statue, beauté idéale construite sur le modèle d’une esthétique néo-classique) : c’est autant l’ambiguïté que la distance qui provoque le « coup de foudre », c’est l’ambiguïté qui réalise la distance puisque celle-ci ne serait pas sentie comme distance (c’est-à-dire lien manquant, manqué) si Zambinella (ou la statue de Pygmalion) n’était pas femme aussi, mais une femme qui est d’abord une statue, un simulacre donc. Dès lors, la coïncidence et la simultanéité du sentiment amoureux (justement fantasmées dans le cas de Sarrasine[18]) qui fondent le discours traditionnel (exprimé par le titre-modèle, emprunté à Flaubert, de Jean Rousset, Leurs yeux se rencontrèrent) sont disloquées. L’instant de la rencontre n’a jamais lieu, il y a, au mieux, plusieurs rencontres, une infinité d’instants épars dans le temps. Le statuaire amoureux de Deslandes a les « yeux enchantés » et le « cœur pris » des jours durant avant que la statue s’éveille, et une véritable relation amoureuse s’est déjà instaurée, unilatérale certes, mais néanmoins très complète du point de vue de la topique amoureuse : « Il se jetait tantôt sur un lit de repos, et tantôt sur un autre. Il lui parlait quelquefois, et rougissait ensuite de lui avoir parlé [19]. » Des pages entières de monologues et de descriptions de son état de langueur sont consacrées par l’auteur à cette étape du récit :

8

Pygmalion gardait ensuite un profond silence : ses yeux se remplissaient de pleurs. Il pensait nonchalamment, et n’osait presque s’avouer de qu’il pensait. Hélas ! se disait-il à lui-même. [20]

9L’événement fondateur de cette relation amoureuse, au rebours apparemment de toute histoire d’amour, n’est donc pas la rencontre mais la fabrication. L’histoire de Pygmalion, rappelons-le, est d’abord celle d’une anaphrodisie : Pygmalion est doublement froid, en tant qu’homme sans femme et en tant qu’homme qui travaille la pierre [21]. C’est par l’art, le travail que le statuaire accède à la chaleur et à l’amour : l’amour est clairement d’abord amour pour l’objet, brut puis fabriqué. « Un matin qu’il considérait, avec plus de plaisir qu’à l’ordinaire, un bloc de marbre blanc que ses élèves avaient dégrossi et préparé [22]… » : ainsi commence l’épisode amoureux de Pygmalion chez Deslandes. Le désir s’oriente d’abord sur le « bloc de marbre blanc », à peine dégrossi – mais suffisamment néanmoins pour que le futur objet d’amour paraisse apprêté, c’est-à-dire prêt pour l’amour. Le cadre de cet amour naissant, c’est l’atelier et ses matériaux justement tellement matériels, brutaux, sales, conformément au paradigme renaissant instauré par Léonard opposant le peintre gentilhomme et le sculpteur enfariné de poussière [23]. Dans la « scène lyrique » de Rousseau, « le Théâtre représente un atelier de Sculpteur. Sur les côtés on voit des blocs de marbre, des groupes, des statues ébauchées [24]. »

10Ce qui déclenche alors l’éblouissement amoureux n’est pas le regard croisé des amants mais le prodige de l’art, la réussite du bel objet fabriqué : la distance qui provoque le coup de foudre, pour reprendre l’analyse de Jean Rousset, est d’abord celle entre le matériau brut initial et la « belle antique », la forme belle, l’idéal de beauté réalisé. La statue de Vénus – ou de la nymphe des eaux Galathée, à partir de Rousseau [25], est ainsi mise à l’écart, dans un coin de l’atelier (Rousseau) ou de jardin (chez Deslandes « dans un salon isolé, qui était au bout de son jardin »), voire dans un cabinet secret (Desboulmiers [26]). Cette réclusion, dans le secret d’une pièce ou sous l’opacité d’une tenture (chez Rousseau, elle est « cachée sous un pavillon d’une étoffe légère et brillante [27] ») atteste précisément cette ambivalence du chef-d’œuvre : l’art a dépassé la nature, et, dans les années 1740-1760, dans cette période de reconsidération du concept d’imitation et de la doctrine de l’ut pictura poesis[28], cela signifie aussi que la copie a surpassé le modèle. Même si la topique religieuse de la réclusion dans un quelconque sanctuaire, naos ou saint des saints, l’évoque immanquablement, ce n’est pas tant la sacralité de l’idole qui est célébrée dans ces modernes Pygmalions que le talent (génie) de l’artiste. Les « connaisseurs [29] » qui viennent admirer la statue chez Deslandes pensent que le statuaire s’est « surpassé lui-même » et s’exclament significativement : « Pourquoi faut-il que ce chef-d’œuvre parte de la main d’un homme [30] ? » La perfection même de la statue est signe de sa fabrication et source de fascination : « Ah, c’est la perfection qui fait son défaut [31]… », écrit Rousseau. L’illusion parfaite atteint alors un point de bascule, « le point exact où elle vacille [32] », mais, justement, c’est ce point de vacillement qui suscite le désir extrême. Dans un autre contexte (mais somme toute pas si éloigné), Peau d’Âne de Perrault offre un exemple assez semblable : l’Infante est l’exact équivalent de la statue de Pygmalion, elle est l’image même (le simulacre) de la Reine épouse du roi mais elle offre un supplément de beauté qui la rend justement parfaite – c’est-à-dire faite, fabriquée de toutes pièces. On se rappelle les mots de l’agonisante – « si vous rencontrez une femme plus belle / Mieux faite et plus sage que moi [33] » – et, comme en réponse, la remarque libertine du conteur :

11

L’Infante seule était plus belle
Et possédait certains tendres appas
Que la défunte n’avait pas. [34]

12Or c’est justement à la suite de cette remarque que le conteur évoque la folie érotique du Père amoureux, comme déterminée par ce supplément sur-naturel :

13

Le Roi le remarqua lui-même
Et brûlant d’un amour extrême,
Alla follement s’aviser
Que par cette raison il devait l’épouser. [35]

14D’ailleurs, avec les Lumières l’histoire de Pygmalion subit un déplacement ; tous les « nouveaux pygmalions » à partir des années 1760 sont des récits d’inceste [36].

15Ainsi, Pygmalion est d’abord amoureux d’une œuvre d’art et ébloui par le prodige (nouveau) que constitue celle-ci dans un contexte en cours de désacralisation : si Vénus intervient dans presque tous les récits de Pygmalion à l’époque des Lumières, sauf, significativement, chez Rousseau, c’est à la fois comme artifice narratif (la pulsion amoureuse) et canon esthétique (modèle de belle antique [37]) et non en tant que divinité. Le seul dieu de ces récits, c’est l’artiste. C’est lui qui crée son propre objet d’amour, façonné suivant les traits de son propre fantasme. L’histoire amoureuse découle de ce moment décisif qui transgresse toute la tradition d’une coïncidence des désirs des amants lors d’une rencontre inaugurale et ruine l’idée même d’un couple amoureux : Pygmalion n’est jamais amoureux que de lui-même (ou d’un simulacre élaboré à partir de lui-même), amoureux de son double inversé et féminin. On assiste alors à un retournement de l’amour platonique : ce n’est pas l’amour qui enfante l’art mais l’art qui engendre l’amour, amour qui est bien avant tout une fabrique.

16Et Pygmalion, ne l’oublions pas, est, pour les Lumières, un sculpteur exceptionnel qui se fait une très haute idée de son art et de son talent : chez Deslandes, le statuaire est un esthète qui rêve d’une « réputation immortelle » et pousse le désintéressement jusqu’à refuser de vendre ses œuvres, c’est un « esprit pur, délivré des préjugés vulgaires [38] ». Chez Rousseau, même valorisation de l’art :

17

Qu’il va m’être cher, qu’il va m’être précieux, cet immortel ouvrage ! Quand mon esprit éteint ne produira plus rien de grand, de beau, de digne de moi, je montrerai ma Galathée, et je dirai : Voilà mon ouvrage ! [39]

18Dès lors, le langage de l’amour avec les statues et ses représentations littéraires ou plastiques est tout entier déterminé par cette origine fabriquée. En sculpture comme en gravure ou en peinture, c’est la présence affichée des outils et des matériaux, voire de l’atelier du sculpteur qui souligne cette origine : en plein âge classique, dans l’atelier pourtant très raffiné du Pygmalion de Jean Lepautre [40] (fig. 3), beaucoup plus conforme à la topique renaissante de l’atelier du peintre gentilhomme, bien ordonné, qu’à celui d’un sculpteur, sale et chaotique, les ciseaux et marteaux occupent le premier plan et une place de choix dans la géométrisation savante du groupe de Pygmalion (en forme de croix inversée) au sein d’une salle riche en peintures mythologiques, dans le goût de la célébration royale louis-quatorzienne. Chez François Lemoyne en 1729 (Pygmalion voyant sa statue animée[41]), les débris, poussières et têtes renversées jonchent le sol au premier plan ; dans le groupe de Falconet (1763), même trace des outils au sol, à demi dissimulés par l’étoffe de la tunique du statuaire ; chez Louis-Jean-François Lagrenée, malgré leur sobriété, les divers Pygmalion qu’il a peints n’omettent pas le couple ciseau/marteau ni parfois les bustes renversés à terre [42]. Quant à la grande peinture mythologique que Jean Raoux [43] (fig. 4) a proposée comme morceau de réception à l’Académie, le 28 août 1717, elle est précisément pensée et structurée à partir de l’atelier (de fabrication) : regardons de plus près.

Fig. 3

Jean Lepautre, Pygmalion dans son atelier, entouré d’amours, s.d., gravure

Fig. 3

Jean Lepautre, Pygmalion dans son atelier, entouré d’amours, s.d., gravure

© Bibliothèque de Göttingen.
Fig. 4

Jean Raoux, Pygmalion amoureux de sa statue, 1717, Montpellier, Musée Fabre

Fig. 4

Jean Raoux, Pygmalion amoureux de sa statue, 1717, Montpellier, Musée Fabre

Cliché Frédéric Jaulmes.

19De fait, la scène se déroule sur deux plans, que sépare justement en son centre la statue de Pygmalion, pivot de la toile : toute la partie gauche du tableau, avant- et arrière-plans, présente la matérialité du travail du sculpteur avec l’atelier au fond et, au premier plan, un bas-relief et des accessoires de travail, outils et cahier d’études. La composition est aussi chromatique : la tonalité générale de la partie gauche, consacrée à la matérialité de la sculpture, est d’ailleurs celle de la pierre ou du bronze ; l’orangé et le bleu des habits des deux personnages dans l’atelier, au fond, sont estompés, tandis que toute la droite du tableau fait la part belle aux couleurs franches, aux associations vives de vert (longue draperie théâtrale), de bleu (dans un mouvement ascendant, allant de la culotte et la chemise du statuaire aux étoffes recouvrant Hyménée puis Vénus dans la nuée), enfin d’ocres et d’orangés (la tunique du statuaire, le drap qui enveloppe la statue). Faut-il y voir l’expression d’un parallèle entre la peinture et la sculpture [44] ? Raoux, peintre, se servirait alors de Pygmalion, allégorie traditionnelle de la sculpture, pour vanter les mérites de la peinture : à elles seules les deux statues en pied de la toile, placées au seuil de l’atelier (en bas de la marche et du portique qui séparent les deux espaces de l’avant et de l’arrière-scène), font discours ; celle du soldat (Mars), cuirassé, sombre, tourne le dos au spectateur et regarde vers le fond, l’atelier, et celle de la statue de Pygmalion (Vénus), d’une blancheur éclatante, lumineuse, nue, « ouverte » (paumes ouvertes, bras et pieds écartés) s’offre au regard du spectateur. D’autant que dans cette composition, de façon originale [45] aucun personnage ne regarde la statue animée. Tous les regards [46] se portent, au-dessus de la statue, sur Vénus, de sorte que seul le spectateur, convié par l’index du putto central et l’éclairage du tableau qui en isole le buste, contemple la nudité de la statue ; du coup, le sujet de l’œuvre se trouve à la fois escamoté et rehaussé par ce dispositif de voilé/dévoilé, jouant sur le franchissement délectable de l’interdit de la vue, cher à l’époque rococo [47]. Autre différence notable ici, et peut-être convergente, la sculpture y est d’abord affaire de dessin : dans l’atelier, à l’arrière-plan, les deux personnages sont montrés en train de dessiner à partir du modèle d’une belle antique, non de sculpter ; de plus, des carnets de dessin traînent à terre, une tête de femme à la sanguine jouxte, sur le mur, quelques sculptures ; enfin, au premier plan, le cahier au sol laisse deviner une feuille d’étude de femme sur papier bleu. Faut-il y voir un clin d’œil à la nouvelle définition qu’avait exprimée Roger de Piles dans son Cours de peinture par principes en 1708 ?

20

La Peinture est un art qui sur une superficie plate imite, par le moyen des couleurs, tous les objets visibles […]. La Sculpture est un art qui par le moyen du dessin et de la matière solide imite les objets palpables de la nature. [48]

21Faut-il y voir au contraire un éloge de la concordance entre les arts ? Qu’est-ce qui garantit dans le tableau que les deux personnages de l’atelier sont des sculpteurs et non des peintres ? En tant que sujet peint, le Pygmalion de Raoux peut aussi célébrer l’harmonie entre les arts, ce que pourrait suggérer le thème des sens discrètement présent au travers des jeux et attributs des différents putti, la corbeille de fleurs (pour l’odorat), le coffret de bijoux et le collier de perles (pour la vue), l’index pointé et qui s’enfonce délicatement dans la chair de la statue (pour le toucher).

22Enfin, un autre élément essentiel, et cette fois pour l’ensemble de notre corpus, est le socle, qui plus que tout désigne la fabrication de la statue : pas de statue sans socle, ni d’amour sans piédestal. Le piédestal joue un rôle décisif dans les discours amoureux de nos statues : bien sûr, il élève et transforme la sculpture en idole dressée, mais dans le même temps il signale le caractère artificiel de l’objet d’amour, il reste une marque de fabrique. Piédestal d’un raffinement extrême chez Deslandes (en « basalte ou marbre noir, veiné de rouge [49] ») ou simple pierre brute chez Raoux, le socle est toujours visible : il est même souvent redoublé, dans sa double qualité de matière brute (signalant la matérialité originelle de la statue) et d’objet d’art raffiné ; ainsi chez Raoux qui pose, à même le cube de pierre grise, une fine assiette colorée et parsemée de fleurs comme une prairie artificielle d’où surgirait la statue dans son monde parallèle, dualité qui devient stylisée en jouant de l’opposition cube/cercle chez Falconet ou Lagrenée. Mais la marque de fabrique, ce peut être aussi la raideur gris-verdâtre des mains de la statue (Raoux).

23Dès lors, l’échange amoureux avec la statue s’élabore à partir de cette radicale étrangeté initiale : toute communication étant à la lettre impensable et impossible, l’amour avec la statue devient le modèle d’un discours amoureux renouvelé, où le langage verbal paraît inadéquat à exprimer la complication amoureuse. Aussi est-il plus juste sans doute de parler d’éducation amoureuse que de véritable échange – sauf que l’éducation se fait dans les deux sens, certes (la statue apprend l’amour que lui enseigne, souvent malgré lui, le statuaire), mais celui-ci, en retour, s’éduque de cet amour qu’il a suscité. L’apprentissage amoureux dans l’histoire de Pygmalion reste toujours déterminé par cet écart impensable entre les protagonistes, si bien qu’il est à la fois transgressif et réversible : la transgression peut ainsi changer de place et se traduit notamment par une transgression dans le mode d’expression de la passion amoureuse. Les statues parlent aussi, mais sans paroles, ou, quand elles parlent, c’est alors l’amant qui se tait.

Romance sans paroles

24Un épisode du Prince Lutin de Mme d’Aulnoy résume assez bien les caractéristiques de ce discours amoureux empêché : l’héroïne, Abricotine, se rend dans une grotte reculée où son amant inconnu, Léandre (le prince Lutin), a décidé de se substituer à une statue pour la séduire :

25

Elle l’aperçut avec une surprise extrême. Elle s’imagina que c’était une statue, car il affectait de ne point sortit de l’attitude qu’il avait choisie. Elle le regardait avec une joie mêlée de crainte. Cette vision si peu attendue l’étonnait ; mais au fond le plaisir chassait la peur, et elle s’accoutumait à voir une figure si approchante du naturel, lorsque le prince, accordant sa lyre à sa voix, chanta ces paroles :
« Que ce séjour est dangereux !
Le plus indifférent y deviendrait sensible.
En vain j’ai prétendu n’être plus amoureux,
J’en perds ici l’espoir : la chose est impossible ! » […]
Quelque charmante que fût la voix de Léandre, la princesse ne put résister à la frayeur qui la saisit ; elle pâlit tout d’un coup, et tomba évanouie. [50]

26Tout se passe en regards, expressions (pâleur), gestes (attitude choisie, syncope) et chant. Ce n’est pas le contenu des paroles, plus topique que délibératif, qui importe ici, mais la voix, la musique, la lyre – le lyrisme n’est pas une question de paroles mais de modes et de tons. Par ailleurs, l’échange amoureux avec la statue hésite toujours entre le plaisir extrême et la peur panique, cet amour-là est muet mais n’est pas tranquille ; cet amour-là est précisément celui qui va faire sortir la princesse Abricotine de l’Île des plaisirs tranquilles, ce royaume édifié par sa mère contre le genre masculin et gardé par des amazones ; Pygmalion au féminin [51], Abricotine (et sa mère, la reine) est anaphrodisiaque et comme Pygmalion elle va découvrir l’amour par un simulacre – une statue mais aussi d’autres simulacres que multiplie pour la séduire le prince Lutin, marionnettes, portrait, chat bleu, etc. Le terme exact pour définir cette sorte d’amour serait sans doute fascination : un plaisir où intervient, de façon inséparable, de l’effroi.

27Les récits de Pygmalion, au XVIIIe siècle, notamment les deux principaux, de Deslandes et de Rousseau, développent les mêmes traits de discours amoureux. Le statuaire (l’amant) est d’abord hagard et sans voix, il erre et son mode privilégié d’expression est la rêverie (Abricotine aussi venait « rêver » dans la grotte [52]) : chez Deslandes « Pygmalion ne passait aucun jour sans venir rêver dans ce salon plusieurs heures de suite », chez Rousseau le statuaire « jette avec dédain ses outils, puis se promène quelque temps en rêvant, les bras croisés [53] ». Et, lorsqu’il s’exprime, l’amant a une parole entrecoupée, disloquée, irruptive : « C’en est fait, c’en est fait [54] » (Rousseau), « Mais quoi ! ma raison ne voit rien à tout cela. Ma raison [55] ! » (Deslandes). C’est principalement le corps qui parle, en soupirs, pleurs, déplacements incessants ou prostration subite : le Pygmalion de Rousseau « se lève impétueusement », « se retire, va, vient, et s’arrête quelquefois à la regarder en soupirant [56] ». Puis, lorsque la statue s’est animée et qu’un échange paraît possible, la situation ne fait souvent que s’inverser : Pygmalion devient muet, statufié[57], tandis que la statue expérimente les différents modes d’expression infra-verbaux, la mobilité (inflexions de la tête, petits déplacements), les soupirs, les cris, les rougeurs… Pygmalion s’exclame :

28

Qu’ai-je vu ? Dieux ! qu’ai-je cru voir ? Le coloris des chairs… un feu dans les yeux… des mouvements même… [58]

29Bien sûr, pour les Lumières expérience sensible et expérience amoureuse se confondent : c’est par l’amour sensuel que l’homme accède à la conscience de soi et du monde qui l’entoure, l’amour est connaissance sensible. La gradation très progressive de l’animation de la statue chez Deslandes est démonstration philosophique des modifications imperceptibles de la matière (d’insensible à sensible). Mais cela n’enlève rien à la leçon amoureuse qui en découle : le discours amoureux se construit, l’amour est un apprentissage réciproque ; ce qui importe, c’est le passage, le mouvement vers l’amour, la constitution d’une histoire ; de même qu’on ne « tombe » pas amoureux, foudroyé par un regard, mais qu’on le devient, l’échange amoureux se fait éducation : « Je ne sais rien : tout m’est nouveau ; de grâce, instruisez-moi [59]. » La statue est in-fans, en-deçà du langage articulé, de la raison. Le groupe de Falconet est d’ailleurs baigné par cette atmosphère d’enfance : la statue aux formes juvéniles, à la poitrine presque plate, n’est pas une Vénus en pleine maturité mais une très jeune vierge. Le moment choisi est celui du tout début du mouvement, confondu avec le tout début de la vie : « ses yeux viennent de s’entrouvrir. Sa tête est un peu inclinée […]. La vie se décèle en elle par un souris léger qui effleure sa lèvre supérieure [60] », commente Diderot. Or l’instruction de la statue-enfant passe d’abord par le geste, le toucher, le baiser et même, chez le philosophe matérialiste qu’est Deslandes, par la caresse et l’union sexuelle :

30

Cette volupté éprouvée, pour la première fois, plut extrêmement à la statue ; et comme elle était renversée sur un lit de repos et couchée favorablement, elle invita Pygmalion à la répéter. Il obéit, il se prêta d’autant plus volontiers, que la statue se prêtait elle-même avec de nouveaux agréments. Il semblait que les secousses réitérées de cette espèce de plaisir augmentaient, pour ainsi parler, et perfectionnaient son âme. [61]

31Chez Falconet, même si le statuaire se tient à distance (idolâtre) de sa statue, le mouvement esquissé et saisi par le sculpteur est celui d’un rapprochement entre les amants, les deux corps convergent l’un vers l’autre, épaules baissées pour la statue vers le statuaire, tête relevée pour Pygmalion vers sa statue, la main de la statue aux doigts écartés paraît prête à s’avancer, les deux regards s’enlacent si les bras ne le font pas encore. Puis l’acquisition de la parole et d’un discours raisonné scellent la fin de l’éducation amoureuse : au terme du récit, la statue de Deslandes maîtrise parfaitement l’art oratoire et oppose avec froideur [62] à la demande en mariage de Pygmalion une argumentation libertine :

32

Pour nous jurer l’un à l’autre que nous vivrons toujours ensemble, sommes-nous assurés que nous nous plairons toujours ? Pourquoi vouloir percer dans un avenir incertain ? Je vous jure, moi, que tant que vous me plairez, je ne vous abandonnerai point : je vous jure de plus, que je ferai tous mes efforts pour vous plaire toujours. À ce prix aimons-nous. Laissez les serments à ceux qui n’en connaissent pas la force, aux fous et aux imbéciles. [63]

33Juste retournement de situation, l’apprentissage finit par inverser les rôles : la statufication de Pygmalion n’est pas seulement une pétrification symbolique et transitoire lors de l’éblouissement amoureux, elle est complète et perdure ; tandis que la statue s’élève, se dresse, se développe, s’instruit, son amant régresse au stade de l’in-fans, muet ou maîtrisant mal les raffinements du langage, il rapetisse (s’agenouille), redevient « imbécile ». Le Pygmalion de Deslandes, au terme de l’échange amoureux (discours et union sexuelle), est ainsi présenté, endormi, « dans les bras de son admirable statue [64] », tel un enfant au berceau ou à la mamelle. Pensons également aux statues chez Watteau : là aussi des divinités ou des nymphes charnues prennent vie [65] et donnent des « leçons d’amour » libertin à des amants-spectateurs médusés (dans ou hors de la toile) ; par exemple la nymphe callipyge au premier plan de la Réunion en plein air[66], présente ses fesses (ce qui vaut bien un discours !) à la fois au promeneur dans le tableau et au spectateur à l’extérieur de la toile. Quant à la célèbre statue de Vénus, reprise dans plusieurs tableaux, notamment La Fête d’amour de Dresde et L’Embarquement pour Cythère de Berlin [67] (tandis qu’elle n’est qu’un terme stylisé dans Le Pèlerinage du Louvre), elle est saisie, comme pour la statue de Pygmalion, dans l’ébauche d’un mouvement ; ici, elle se penche pour s’emparer du carquois que réclame un petit amour (Cupidon) à ses pieds, selon le schéma de l’amour désarmé. Elle conte donc bien aussi une histoire, allégorique de la scène galante représentée dans le reste de la toile, une histoire d’amours contrariées, empêchées, une histoire de désir augmenté par le jeu espiègle de la contrariété factice. En outre, sa qualité de simulacre est d’autant plus nette que le modèle de la statue (la femme au chignon blond, au visage ovale et aux yeux baissés) se retrouve sur la toile dans la scène non-mythologique : dans L’Embarquement, elle a troqué le carquois contre un éventail, à moins que ce ne soit l’inverse. La femme-personnage et la statue-femme sont les doubles l’une de l’autre : la statue dévoile (puisqu’elle dénude) le désir de la jeune femme et plus généralement les intentions galantes de l’ensemble de la scène, mais elle contamine aussi en retour les personnages, en les statufiant. Les véritables statues sont les personnages pétrifiés dans les codes amoureux et sociaux. Il y a donc bien leçon d’amour : mais l’éducation amoureuse s’adresse d’abord au spectateur.

34Néanmoins, avec ce thème de l’éducation amoureuse, notre corpus de Pygmalions croise bien des interrogations du siècle : l’inceste, déjà évoqué, à propos des « nouveaux Pygmalions » de Desboulmiers et Rétif, mais aussi le thème de l’enfant de la nature [68], très présent chez Marivaux, dans La Dispute ou, plus légèrement, dans Arlequin poli par l’amour. Cet Arlequin-ci est bien une autre sorte de statue au départ de la pièce, endormi, d’une naïveté imbécile, qui va peu à peu s’éveiller à et par l’amour : la scène décisive (scène 9) est justement celle du toucher et du baiser (de la main), où Arlequin « baise et rebaise la main » de Silvia puis fait « réflexion au plaisir qu’il vient d’avoir » et commence, à la scène suivante, à tenir un langage galant qui alerte la Fée invisible (« Ah ! juste ciel, quel langage ! Paraissons [69] ») – à cette différence, décisive bien sûr, qu’Arlequin ne s’éveille pas grâce aux efforts et à l’amour de la Fée-Pygmalion mais grâce à la naïve bergère Silvia [70].

35Ainsi cette conjonction du motif de l’amour pour la statue et du thème de l’éducation amoureuse déborde le cadre strict du mythe de Pygmalion. Par exemple, un roman des années 1740, La Poupée de Jean Galli de Bibiena, établit le lien entre l’amour avec les statues et l’éducation amoureuse, sous la forme d’un autre simulacre très proche, celui d’une poupée sylphide, encavée au fond d’une boutique du Palais-Royal dans « une petite niche d’écaille », dont un jeune abbé tombe amoureux. La gradation de l’émotion tout au long du récit et la leçon d’amour (libertin mais d’un libertinage qui est à l’opposé du libertinage de conquête), exposée par la poupée animée, sont rendues visibles et sensibles par une métaphore, la croissance de la poupée, qui passe de la taille d’une miniature à celle d’un enfant puis d’une jeune femme. Le pygmalionisme est ainsi explicitement inversé : le jeune abbé reçoit des « instructions » de la poupée qui fait son éducation amoureuse. À la fin des histoires d’amour avec les statues (ou d’autres simulacres proches), le statuaire prend la place de la statue et celle-ci doue en retour son amant, en lui offrant souvent une singulière leçon d’amour. La fusion amoureuse exprimée à la fin du Pygmalion de Rousseau peut aussi s’interpréter comme un pur échange, un don et un contre-don :

36

Galathée, fait quelques pas et touche un marbre.
Ce n’est plus moi.
[…] Galathée s’avance vers lui et le regarde […]. Elle pose une main sur lui ; il tressaillit, prend cette main, la porte à son cœur, puis la couvre d’ardens baisers.
Galathée, avec un soupir,
Ah ! encore moi.
Pygmalion.
Oui, cher et charmant objet : oui, digne chef-d’œuvre de mes mains, de mon cœur et des Dieux… c’est toi, c’est toi seule : je t’ai donné tout mon être ; je ne vivrai plus que par toi. [71]

37Ainsi, Galathée et Pygmalion n’ont peut-être, finalement, qu’échangé leurs places, Galathée est devenue Pygmalion (« Ah ! encore moi ») et le statuaire, la statue (« je t’ai donné tout mon être »).

38Ni Marivaux ni Watteau n’ont raconté ni représenté l’histoire de Pygmalion, et pourtant… J’ai essayé de montrer à quel point leur discours amoureux imprégnait, sans en avoir l’air, les récits d’amours marmoréennes au tournant de l’âge classique et des Lumières : il n’est point besoin de statues véritables pour aimer (ou être aimé d’) une statue ; l’amour avec la statue, en tant que thème, mythe ou en tant que fantasme, révèle seulement une face cachée du discours amoureux ; plus sombre, peut-être, plus mélancolique ou plus violente selon les auteurs, ou selon les amoureux, celle-ci suggère l’incommunicabilité fondamentale de l’échange amoureux, la disjonction du langage (des langages même, verbaux ou non) et du sentiment, la séparation froide des êtres et, dans le même temps, le désir incompréhensible et fascinant de froideur. Peut-être, sous cet angle, la magnifique, énigmatique et intimiste toile de Watteau intitulée, suite à la gravure de Baron, Les Deux Cousines[72], appelle-t-elle une autre interprétation que celle généralement proposée de la dualité [73] entre le couple d’amants à droite (symbolisé par l’offrande d’une rose, attribut de Vénus, que la jeune femme accroche à son corsage) et la figure hiératique de la « cousine » seule, de dos, qui regarde au loin, entre les hautes statues du parc, un autre couple plus respectable, actuellement à peine visible, allongé dans l’herbe. Proposons une autre lecture : la jeune femme de dos serait le vrai, le seul sujet du tableau et la seule, la vraie statue de la scène avec cette pose qui est une signature de Watteau, la nuque dégagée, cheveux relevés, offerte au regard du peintre et du spectateur. L’avant et l’arrière-plan se répondent mais la jeune femme-statue ne regarde pas le couple entre les statues (réplique du couple du devant), mais seulement la statue (animée) qui lui fait face et qu’on devine plus sensuelle, plus souple, comme en mouvement – un amant ? Ou bien elle-même en miroir animé, dépétrifié ? Cette histoire est bien une romance sans paroles, sans visage même, toujours trop éloquent, sans expression, non pas une histoire refoulée ni empêchée, seulement retournée, comme un gant, au secret de soi, repliée, intime, tout entière absorbée dans la plénitude de la jouissance de soi (toujours la femme au miroir, chère à Marivaux [74]) : pas de visage, de bouche, ni de mains, de corps, pour dire cet amour complexe, nouveau, mais une robe ; et c’est l’étoffe voluptueuse, lumineuse, froissée qui est la chair de cette statue immobile, et dans le creux des reins, là où se brisent en spirales les plis tombant depuis les épaules, on devine une rougeur, l’incarnat des plus belles amours et de la plus belle peinture. Voilà ce que pourrait être, en définitive, le point de vue de la statue sur l’amour.

Notes

  • [1]
    Je renvoie notamment aux études suivantes : H. Sckommadau, Pygmalion bei Franzosen und Deutschen in 18. Jahrhundert, Wiesbaden, Franz Steiner Verlag, 1970 ; A. Dinter, Der Pygmalion-Stoff in der europäischen Literatur. Rezeptiongeschichte einer Ovid-Fabel, Heidelberg, Carl Winter Universitätsverlag, 1979 ; J. L. Carr, « Pygmalion and the Philosophers. The Animated Statue in Eighteenth-Century France », Journal of the Warburg and Courtauld Institutes, vol. XXIII, n° 3-4, 1960, p. 239-255 ; plus récemment, aux ouvrages d’I. Mülder-Bach, Im Zeichen Pygmalions. Das Modell der Statue und die Entdeckung der « Darstellung » im 18. Jahrhundert, Munich, Fink, 1998 ; A. Geisler-Szmulewicz, Le Mythe de Pygmalion au XIXe siècle, Paris, Champion, 1999 (les quatre premiers chapitres traitent du XVIIIe siècle) ; ainsi qu’à mon ouvrage, Le Corps des statues. Le vivant et son simulacre à l’âge classique (de Descartes à Diderot), Paris, Champion, 2003, notamment p. 87-135. Enfin, sur l’iconographie de Pygmalion au XVIIIe siècle, outre l’ouvrage fondamental d’A. Blühm, Pygmalion. Die Ikonographie eines Künstlermythos zwischen 1500 und 1900, Francfort / Berne / New York, Peter Lang, 1988, je renvoie à la toute récente traduction du livre très éclairant de V. I. Stoichita, L’Effet Pygmalion. Pour une anthropologie historique des simulacres, Genève, Droz, 2008 [trad. fr. de The Pygmalion Effect, 2006], notamment le chap. V, « La Statue nerveuse », p. 173-236.
  • [2]
    R. Démoris, « Peinture et belles antiques dans la première moitié du siècle : les statues vivent aussi », Dix-huitième siècle, n° 27, 1995, p. 129-142.
  • [3]
    M.-C. Le Jumel de Barneville, dite Mme d’Aulnoy, Le Prince Lutin, dans Contes des fées, Paris, 1697, t. 1.
  • [4]
    Ch.-R. de Caumont de La Force, Vert et Bleu, dans Les Fées, contes des contes, Paris, 1707.
  • [5]
    Voir l’anthologie constituée par H. Coulet, Pygmalions des Lumières, Paris, Desjonquères, 1998.
  • [6]
    E.-M. Falconet, Pygmalion, 1761, Paris, Musée du Louvre.
  • [7]
    D. Diderot, Salon de 1763, Essais sur la peinture. Salons de 1759, 1761, 1763, Paris, Hermann, 1984, p. 250.
  • [8]
    « Scène lyrique » écrite par Rousseau en 1762 mais créée pour la première fois à Lyon en 1770. Sur cette œuvre fondatrice du « mélodrame » ou « mélologue », voir J. Waeber, En musique dans le texte : le mélodrame, de Rousseau à Schoenberg, Paris, Van Dieren, 2005.
  • [9]
    Dans la préface de son Pygmalion ou la statue animée (1742), A.-Fr. Deslandes (dit Boureau-Deslandes) parle d’un sujet « aussi bizarre et aussi philosophique » (Pygmalions des Lumières, op. cit., p. 49). Par ailleurs, j’ai déjà étudié l’amour pour les statues sous l’angle d’une « bizarrerie perverse » (fétichisme, nécrophilie) et conclu que finalement « les scénarios de toutes ces amours marmoréennes n’apparaissent plus que comme autant de manières d’aimer, sans doute amplifiées, intensifiées, voire radicalisées jusqu’au plus scandaleux et insoutenable mais néanmoins déjà présentes dans toute relation amoureuse » : voir « Aimer une statue : Pygmalion ou la fable de l’amour comblé », Intermédialités, n° 4 (« Aimer »), automne 2004, p. 67-85 (p. 85 pour la citation).
  • [10]
    Dans l’Histoire de la comtesse de Gondez, Mlle de Lussan « conjure le modèle illustre fourni par Mme de Lafayette et abondamment repris par les nouvelles ; elle y accompagne et annonce Marivaux. Non que l’œuvre soit tout entière réductible à cet avenir : elle n’est pas roman du sentiment, mais roman du sentiment contre la passion » (R. Démoris, Le Roman à la première personne, du classicisme aux Lumières [Paris, A. Colin, 1975], Genève, Droz, 2002, p. 291).
  • [11]
    Marivaux, La Double Inconstance (1723), III, 8.
  • [12]
    Voir notamment B. Papàsogli, Le « Fond du cœur ». Figures de l’espace intérieur au XVIIe siècle, Paris, Champion, 2000.
  • [13]
    On reconnaît aisément le thème de la femme au miroir chez Marivaux : qu’on pense à l’éblouissement ravi d’Eglé devant sa propre image reflétée dans l’eau du ruisseau (« que je vais m’aimer à présent ! », La Dispute, sc. 3), préalable à tout amour pour autrui, ou aux réflexions éparses dans les Journaux, notamment dans la « Troisième feuille » du 27 janvier 1722 du Spectateur français (Journaux et œuvres diverses, Paris, Bordas, 1988).
  • [14]
    En double et hétéroclite référence au Psaume 115 sur les idoles (« Elles ont une bouche et ne parlent pas ») et aux Statues meurent aussi de Chr. Marker et A. Resnais (1953).
  • [15]
    J.-J. Rousseau, Pygmalion, Œuvres complètes. II, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1964, p. 1230.
  • [16]
    J. Rousset, Leurs yeux se rencontrèrent. La scène de première vue dans le roman, Paris, J. Corti, 1981, p. 51.
  • [17]
    Cité par J. Rousset, op. cit., p. 52.
  • [18]
    « Le rapt et la possession sont mimés avec une telle intensité que la distance infranchissable se trouve franchie, comme elle le serait dans un rêve. De cette réalisation imaginaire, et à sens unique, on peut dire qu’elle préfigure ce qui sera, au plus haut degré, une relation amoureuse, fondée sur une image fallacieuse » (ibid., p. 54).
  • [19]
    Boureau-Deslandes, Pygmalion ou la statue animée, éd. cit., p. 58.
  • [20]
    Ibid.
  • [21]
    « Révolté des vices dont la nature a rempli le cœur des femmes, Pygmalion vivait sans compagne, célibataire ; jamais épouse n’avait partagé sa couche » (Ovide, Métamor-phoses, l. X, v. 243-246, trad. G. Lafaye, Paris, Les Belles Lettres, 1989, t. II.
  • [22]
    Boureau-Deslandes, op. cit., p. 56 ; nous soulignons.
  • [23]
    Léonard de Vinci, Traité de la peinture, éd. A. Chastel, Paris, Berger-Levrault, 1987.
  • [24]
    Rousseau, op. cit., p. 1224.
  • [25]
    Même si l’attribution en revient à Saint-Hyacinthe dans les années 1740, le prénom de Galathée pour la statue de Pygmalion ne se diffuse qu’après la pièce de Rousseau, dans les années 1770 : voir M. Rheinhold, « The Naming of Pygmalion’s animated statue », The Classical Journal, vol. LXVI, n° 4, avril-mai 1971, p. 316-319.
  • [26]
    Jullien dit Desboulmiers, Le Nouveau Pygmalion, dans Pygmalions des Lumières, op. cit., p. 93 sq.
  • [27]
    Rousseau, op. cit., p. 1224.
  • [28]
    Voir A. Becq, Genèse de l’esthétique française moderne (1680-1814). De la raison classique à l’imagination créatrice, Paris, Albin Michel, 1984.
  • [29]
    Le mot est de Boureau-Deslandes (op. cit., p. 56) et il est important : il signale cette nouvelle catégorie d’amateurs d’art en plein essor pendant tout le XVIIIe siècle et qui provoque dès 1747 les fameuses Réflexions sur quelques causes de l’état présent de la peinture en France de La Font de Saint-Yenne (La Haye, Jean Neaulme, 1747).
  • [30]
    Boureau-Deslandes, op. cit., p. 56.
  • [31]
    Rousseau, op. cit., p. 1227.
  • [32]
    Voir l’analyse que G. Benrekassa a consacrée aux automates de l’Encyclopédie : « Mécanique et esthétique : mimesis et machines à rêver dans l’Encyclopédie », dans I Sogni della conoscenza, dir. D. Gallingani, Florence, Centro editoriale toscano, 2000, p. 1-17 (p. 13 pour la citation).
  • [33]
    Ch. Perrault, Peau d’Âne, Contes, éd. G. Rouger, Paris, Garnier, 1967, p. 60. Voir dans le présent volume l’article d’A. Viala.
  • [34]
    Ibid.
  • [35]
    Ibid.
  • [36]
    Voir dans H. Coulet, Pygmalions des Lumières, les deux récits qui portent le titre de Nouveau Pygmalion de Desboulmiers (1766) et de Rétif de la Bretonne (1780).
  • [37]
    « L’artiste en la formant se rappelait l’image / Des beautés qui l’avaient charmé » écrit Saint-Lambert pour son Pygmalion en 1769 (ibid., p. 73).
  • [38]
    Boureau-Deslandes, op. cit., p. 52.
  • [39]
    Rousseau, op. cit., p. 1225.
  • [40]
    Il s’agit d’un sujet inventé et gravé par Jean Lepautre, dessinateur et graveur du roi, en marge (mais indépendamment et sans date) de ses gravures pour les Métamorphoses d’Ovide en rondeaux de Benserade, Paris, Imprimerie Royale, 1676.
  • [41]
    Tours, Musée des Beaux-Arts.
  • [42]
    Notamment sa toile Pygmalion et Galatée, vers 1777, Helsinki, Museum of Foreign Art Sinebrychoff. Pygmalion et sa statue sont l’un des sujets favoris de Lagrenée, qui l’a peint huit fois dans les années 1770 et 1780. Voir la notice et les reproductions dans le catalogue Les Amours des dieux. La peinture mythologique de Watteau à David, Fort Worth (Texas) / Paris, Kimbel Art Museum / Réunion des Musées Nationaux, 1991, p. 406-411.
  • [43]
    J. Raoux, Pygmalion amoureux de sa statue, 1717, Montpellier, Musée Fabre. Le tableau est d’importance pour notre propos, car c’est le premier tableau du renouveau du mythe de Pygmalion au XVIIIe siècle (avec celui du vénitien Sebastino Ricci), voir le développement que V. I. Stoichita lui consacre dans L’Effet Pygmalion, op. cit., p. 190-193.
  • [44]
    C’est apparemment l’opinion de V. I. Stoichita : « Le moment culminant est confié à la peinture comme medium expressif, en l’occurrence la couleur » (ibid., p. 190-191).
  • [45]
    Le dispositif ne se trouve ni chez Jean Lepautre, ni chez François Lemoyne, ni chez Étienne-Maurice Falconet, ni chez Louis-François Lagrenée, ni plus tard chez Louis Gauffier (Pygmalion et Galatée, 1797, The City Art Gallery of Manchester). Généralement, soit les amants se regardent (surtout depuis Falconet qui sert de modèle à Lagrenée – ils se sont rencontrés au Salon de 1763 où le sculpteur exposait son groupe de Pygmalion), soit au moins le statuaire regarde sa statue.
  • [46]
    Sauf ceux des personnages secondaires, dessinateurs de l’atelier ou putti, qui sont alors absorbés par leurs tâches propres.
  • [47]
    Voir par exemple l’étude de Steven Z. Levine, « Voir ou ne pas voir. Le mythe de Diane et Actéon au XVIIIe siècle », dans Les Amours des dieux, op. cit., p. LXXIII-XCV.
  • [48]
    R. de Piles, Cours de peinture par principes [1708], Paris, Gallimard, « Tel », 1989, p. 153.
  • [49]
    Boureau-Deslandes, op. cit., p. 57.
  • [50]
    Mme d’Aulnoy, Le Prince Lutin, dans Le Cabinet des fées, Arles, Picquier, 2000, p. 73.
  • [51]
    Bien entendu, pour qui s’intéresse à l’originalité de la conteuse, cette inversion féminine (féministe ?) est essentielle. C’est un des très rares exemples de statue homme, compliqué encore par le fait que Léandre prend la pose d’un Apollon mais prend la place d’une statue de Diane inachevée… La virilité est une conquête progressive chez Mme d’Aulnoy. Voir A. Defrance, Les Contes de fées et les nouvelles de Madame d’Aulnoy (1690-1698), Genève, Droz, 1998.
  • [52]
    Mme d’Aulnoy, op. cit., p. 73.
  • [53]
    Rousseau, op. cit., p. 1224.
  • [54]
    Ibid., p. 1225.
  • [55]
    Boureau-Deslandes, op. cit., p. 59.
  • [56]
    Rousseau, op. cit., p. 1225.
  • [57]
    Sur cette structure imaginaire de la statue qui met en circulation, selon un enchaînement strict, animation et pétrification, je renvoie à mon ouvrage, Le Corps des statues, op. cit., notamment à la première partie (« Mythes »).
  • [58]
    Rousseau, op. cit., p. 1229.
  • [59]
    Boureau-Deslandes, op. cit., p. 61. Remarquons aussi le parallélisme systématique avec le paradigme de l’enfant à éduquer : « Pygmalion lui expliqua ensuite comment s’instruisent les enfants, comment ils acquièrent leurs connaissances et leurs idées, comment de statues qu’ils étaient, ils deviennent raisonnables » (ibid., p. 62).
  • [60]
    Diderot, Salon de 1763, éd. cit., p. 249.
  • [61]
    Boureau-Deslandes, op. cit., p. 64.
  • [62]
    La statue « lui répondit avec cet air froid qui persuade » (Boureau-Deslandes, op. cit., p. 69).
  • [63]
    Ibid.
  • [64]
    Ibid., p. 65.
  • [65]
    On a beaucoup écrit sur ces statues-femmes chez Watteau et sur l’inversion paradoxale entre les personnages figés de ses fêtes galantes et la sensualité saisissante (réaliste ?) des statues mythologiques : « c’est dans les statues que l’on trouve les poses abandonnées, dont la souplesse et la sensualité contrastent avec l’écriture plus aiguë des corps humains », écrit René Démoris (« Les fêtes galantes chez Watteau et dans le roman contemporain », Dix-huitième siècle, n° 3, 1971, p. 355). L’étude fondatrice a été menée par A.-P. de Mirimonde, « Statues et emblèmes dans l’œuvre d’Antoine Watteau », Revue du Louvre, n° 1, 1962. Voir également mon ouvrage, Le Corps des statues, op. cit., p. 269-283.
  • [66]
    A. Watteau, Réunion en plein air, Dresde, Gemäldegalerie.
  • [67]
    Respectivement : Dresde, Gemäldegalerie ; Berlin, Château de Charlottenbourg.
  • [68]
    Voir J.-M. Racault, « Le motif de “l’enfant de la nature” dans la littérature du XVIIIe siècle ou la recréation expérimentale de l’origine », dans Primitivisme et mythe des origines dans la France des Lumières (1680-1820), Paris, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 1989, p. 101-117, ainsi que les travaux de Christophe Martin sur les fictions d’origine aux XVIIe et XVIIIe siècles, notamment « Leçons de choses. Remarques sur les pouvoirs de l’objet dans quelques fictions d’expérimentations pédagogiques », Lumières, n° 5, 1er semestre 2005, p. 49-63.
  • [69]
    Marivaux, Arlequin poli par l’amour, sc. 12, Théâtre complet, éd. Fr. Deloffre, Paris, Bordas, « Classiques Garnier », 1989, t. I, p. 100.
  • [70]
    La scène de rencontre entre les amants Arlequin et Silvia est d’ailleurs en tous points conforme à la topique de la rencontre établie comme stéréotype par Jean Rousset (op. cit.) : la scène est rapportée par Silvia, « dès qu’il s’est approché, le cœur m’a dit que je l’aimais ; cela est admirable ! Il s’est approché aussi, il m’a parlé ; sais-tu ce qu’il m’a dit ? Qu’il m’aimait aussi » (Arlequin poli par l’amour, sc. 9, éd. cit., p. 97).
  • [71]
    Rousseau, op. cit., p. 1230-1231.
  • [72]
    Watteau, Les Deux Cousines, vers 1717-1718, Paris, Musée du Louvre.
  • [73]
    Par exemple par J. H. Hagstrum, Sex and Sensibility. Ideal and erotic love from Milton to Mozart, Chicago / Londres, The University of Chicago Press, 1980, p. 299.
  • [74]
    Voir supra, n. 13.
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