Notes
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[1]
H. Arendt, « Domaine public, domaine privé », Condition de l’homme moderne, Paris, Calmann-Lévy, 1961, p. 89-91 pour cet extrait et pour les suivants.
-
[2]
W. Benjamin, « Expérience et pauvreté », Œuvres. II, Paris, Gallimard, « Folio », 2000, p. 364-372.
-
[3]
Voir à ce propos les réflexions de L. Wittgenstein : Recherches philosophiques, § 243-301, Paris, Gallimard, 2005.
-
[4]
H. Arendt, loc. cit.
-
[5]
La Rochefoucauld, Maximes [éd. de 1678], max. 233, éd. J. Truchet, Paris, Le Livre de Poche / Classiques Garnier, « La Pochothèque », 2001, p. 168.
-
[6]
Voir M. Mauss, « L’expression obligatoire des sentiments », Essais de sociologie, Paris, Éditions de Minuit, « Points / Essais », 1969.
-
[7]
La Rochefoucauld, loc. cit.
-
[8]
Marguerite de Valois, Mémoires et Discours, éd. É. Viennot, Saint-Étienne, Publications de l’Université de Saint-Étienne, 2004, p. 171.
-
[9]
Ibid., p. 160.
-
[10]
Ibid., p. 162-165.
-
[11]
Ibid., p. 172.
-
[12]
Voir à ce sujet J.-F. Courtine et Cl. Haroche, Histoire du visage. Exprimer et taire ses émotions (du XVIe siècle au début du XIXe siècle), Paris, Payot, 1988 ; et H. Merlin-Kajman, L’Absolutisme dans les lettres et la théorie des deux corps, Paris, Champion, 2000.
-
[13]
Dans la tradition d’Aristote, le P. Senault note ainsi, à propos de la colère : « celui qui est irrité se promet la vengeance de son ennemi, mais s’il est si faible qu’il ne la peut espérer, sa colère se change en tristesse » (J.-Fr. Senault, De l’usage des passions [1641], Paris, Fayard, 1987, p. 288). La colère est une émotion de maître tandis que la tristesse traduit une position subalterne. On comprend la nécessité, pour Bussy, le duc d’Alençon et Marguerite de Valois, de trouver un moyen, en se soumettant à la colère royale, d’exprimer tout de même la leur. Voir H. Merlin-Kajman, « De la colère comme “composé de passions” (Cicéron, Théophile de Viau, Vallès) », dans M. Boyer-Weinmann et J.-P. Martin (éd.), De la colère en littérature, Paris, Cécile Defaut, 2009.
-
[14]
M. Mauss, op. cit., p. 88. La proximité de cette perspective avec celle de Cureau de La Chambre, telle que Florence Dumora l’analyse dans le présent volume, est saisissante. Mais Cureau s’intéresse davantage au lien qui s’établit de l’intérieur à l’extérieur et de soi-même à autrui, là où Mauss considère d’abord le tout social.
-
[15]
Mme de La Guette, Mémoires, éd. M. Cuénin, Paris, Mercure de France, 1982, p. 156.
-
[16]
Ibid., p. 156-157, pour ces citations ainsi que pour les suivantes.
-
[17]
Ainsi, à propos de l’éloquence de Bossuet, Jean-Philippe Grosperrin écrit : « Dans le contexte de cette piété communautaire, la fonction de l’orateur est sans doute d’opérer une communication intime de l’auditoire avec le corps douloureux, glorifié en corps sacrificiel et doctrinal. La prononciation publique vaut donc pour son pouvoir d’imposition des corps, modelés et modélisés par le prédicateur comme autant d’images impérieuses » (« Sur l’économie du corps dans la prédication de Bossuet », dans Bossuet. Le Verbe et l’Histoire (1704-2004), G. Feyrreyrolles éd., Paris, H. Champion, 2006). Cf. A. Gimaret, Extraordinaire et ordinaire des croix. Les représentations du corps souffrant 1580-1650, thèse de doctorat, dir J. Pigeaud, Université de Nantes, 2004, à paraître chez Champion.
-
[18]
Voir l’introduction à ce numéro. La violence du père est tout aussi extrême que celle du mari, comme le montre notamment la scène où il apprend, de la bouche du duc d’Angoulême, le mariage de sa fille célébré clandestinement quelque temps auparavant : « Mon pauvre père reçut cette nouvelle comme un coup de foudre. Jamais homme ne fut si surpris ; il perdit le respect devant ce bon prince ; il jura, tempêta et menaça même horriblement, disant qu’il me tuerait dès qu’il serait au logis ». Le duc, « prince qui n’aimait pas le désordre », donne secrètement ordre à M. de La Guette d’emmener sa femme avant le retour de son père. Celui-ci rentre chez lui : « un grand valet lui venant ouvrir la porte, il lui demanda où j’étais. Le pauvre garçon lui répondit en tremblant que M. de La Guette m’avait emmenée. Il lui appliqua à ces mots un si furieux soufflet qu’il le renversa par terre ; et il l’aurait assommé sur la place sans le gentilhomme qui l’en empêcha » (Mme de La Guette, op. cit., p. 56-57).
-
[19]
Ibid., p. 66-67.
-
[20]
La mort du jeune fils de sept ans n’obéit pas tout à fait au même schéma car les signes que la mémorialiste nous fournit de son « déplaisir sensible » sont moins outrés. Il n’en reste pas moins qu’elle ne nous invite pas davantage à partager l’intimité de son émotion ; gestes accomplis et mots pour raconter résonnent de façon purement conventionnelle, troublés seulement par des détails discordants qui achèvent d’ôter à l’épisode tout caractère pathétique : « J’avais assez de loisir pour contempler ce cher enfant et l’arroser de mes larmes, puisque je fus plus de deux heures sans qu’il revînt ni valet ni servante. Enfin ils parurent, et furent avertir ma sœur et M. de Vibrac, qui accoururent pour me consoler et ôter mon enfant d’auprès de moi » (ibid., p. 104).
-
[21]
Ibid., p. 69.
-
[22]
« Nous mangeâmes de grand appétit et demeurâmes à table à la hollandaise, c’est-à-dire fort longtemps. Nous y dîmes cent choses plaisantes, car mon mari était d’une humeur extrêmement railleuse et facétieuse » (ibid., p. 121).
-
[23]
Ibid., p. 39.
-
[24]
Ibid.
-
[25]
Ibid., p. 41.
-
[26]
Mme de La Guette monte à cheval comme un homme « jambe de ça jambe de là » (ibid., p. 117) : « J’avais un plaisir extrême de leur jeter de la poudre aux yeux ; car j’ai été en mon temps bonne cavalière, et bien des gens se faisaient un divertissement de me voir pousser un cheval » (ibid., p. 62).
-
[27]
Cette absence de pudeur a son pendant du côté de l’interprétation des signes : ainsi, elle raconte comment elle s’entremet pour aider le comte de Marsin à trouver femme et le présente à une jeune fille dont elle guette la réaction : « À ce mot de Marsin, Mlle de Clermont prit un rouge le plus beau et le plus naturel qui se soit jamais vu. Je dis en moi-même : “L’affaire va bien ; car quand on a de l’indifférence pour les gens, on n’a jamais d’émotion” » (ibid., p. 90). Pour Mme de La Guette, le domaine de l’émotion est simple et univoque. Il suffit, pour s’en convaincre, de comparer cette conclusion avec un échange entre M. de Clèves et Mlle de Chartres, alors que le premier se plaint de l’absence de sentiments de la jeune fille à son égard : « – Vous ne sauriez douter, reprit-elle, que je n’aie de la joie de vous voir, et je rougis si souvent en vous voyant que vous ne sauriez douter aussi que votre vue ne me donne du trouble. – Je ne me trompe pas à votre rougeur, répondit-il ; c’est un sentiment de modestie, et non pas un mouvement de votre cœur » (Mme de Lafayette, Romans et nouvelles, éd. É. Magne, Paris, Garnier, 1970, p. 258-259).
-
[28]
Voir à ce propos la contribution de Michèle Rosellini à ce numéro.
-
[29]
Mme de La Guette, op. cit., p. 130
-
[30]
Ibid., p. 46.
-
[31]
Lorsqu’on lit les contributions d’Emma Gilby et de Myriam Dufour-Maître à ce numéro, on mesure combien le fameux « dilemme » cornélien est surtout la preuve qu’avec Corneille tout particulièrement s’ouvre la possibilité d’une publication de l’intime. Voir aussi K. Ibbett, « Pity, Compassion, Commiseration : Theories of Theatrical Relatedness », Seventeenth-Century French Studies, vol. 30, n° 2, 2008 : en s’appuyant notamment sur Corneille, Katherine Ibbett montre comment au XVIIe siècle, la compassion remplace la pitié aristotélicienne, celle-là plus extérieure, celle-ci au contraire plus générale, plus sociable.
-
[32]
Sa « virilité » intérieure ne pousse en effet pas la narratrice à changer son point de vue méprisant sur les femmes, au contraire, comme le montre la sentence qui illustre l’éducation de ses propres filles : « Il les faut toujours tenir à sa ceinture ou en religion ; et, pour conclusion, ce sont de fâcheuses bêtes, et bien à charge des mères qui aiment l’honneur. » (ibid., p. 108)
-
[33]
Ibid., p. 61.
-
[34]
La « douleur inconcevable » causée par la mort ce fils aîné, tôt parti à la guerre, comme du reste les inquiétudes suscitées par son service, donne lieu à un récit plus personnel. Cependant, les marques extérieures du deuil restent essentielles : « J’appris la triste et fatale nouvelle de la mort de mon cher fils trois ou quatre jours après. Ah ! quels cris et quelles lamentations nous faisions, ma belle-fille et moi ! Tout d’un coup notre maison fut remplie d’un grand nombre de dames qui avaient compassion de nous et qui plaignaient notre perte » (ibid., p. 174).
-
[35]
Ibid., p. 58.
-
[36]
Ibid., p. 60.
-
[37]
Il est difficile de ne pas entendre l’écho du nom propre des La Guette. Difficile aussi d’en donner une interprétation…
-
[38]
Ibid., p. 120.
-
[39]
Une scène plus longue et moins tragique dans laquelle la narratrice joue au contraire un rôle central présente les mêmes éléments burlesques (ibid., p. 79).
-
[40]
Marguerite de Valois, op. cit., p. 75. On notera l’importance, compte-tenu de l’analyse qui précède, de ce « encore qu’il y eût de la compassion » : la tournure impersonnelle n’empêche pas la narratrice de faire une hypothèse complexe concernant la réaction de M. de Nançay, laquelle lui paraît donc paradoxale, et non dénuée d’empathie. Chez Mme de La Guette, on ne rencontre jamais aucune hypothèse de ce genre.
-
[41]
« Les cicatrices laissées sur le corps formaient un langage censé exprimer la valeur […]. Dans les placets, par exemple, la douleur n’était pas la conséquence intimement vécue de la blessure, mais l’une de ses manifestations, elle aussi tournée vers le public. » L’analyse corrobore ce que nous venons de voir : il s’agit du reste moins d’émotion que d’honneur et de dette publique. Comme le note Furetière dans son dictionnaire, la cicatrise du reste n’est honorable que si elle est de face : pourtant, une blessure reçue en fuyant ne doit pas faire moins souffrir qu’une blessure faite en combattant (H. Drévillon, L’Impôt du sang. Le métier des armes sous Louis XIV, Paris, Tallandier, 2005, p. 424-425).
-
[42]
Ibid., p. 426-427.
-
[43]
Ibid., p. 426.
-
[44]
Se fondant sur les travaux de Françoise Davoine et de Jean-Max Gaudillière (Histoire et trauma. La folie des guerres, Paris, Stock, 2006), Patrice Loraux s’est interrogé sur les effets produits sur la sensibilité commune par le spectacle supporté de l’extermination ou de la torture de l’autre : « Si on a supporté cela, je propose l’axiome suivant : il se produit une pétrification de l’affectivité qui, tout en sachant ce qu’elle fait, très efficacement, très activement, n’est plus en état de ressentir […]. Une blessure “ouverte”, alors même qu’elle fait souffrir, n’est presque pas grave comparée à l’impossibilité traumatique d’être une surface qui accueille, donc une surface de passibilité. Il n’y a plus rien de passible dans un réel de cette nature. […] Le trauma est à double détente, sur l’agent impassible, et sur celui qui est porté “outre douleur” » (P. Loraux, « Les disparus », dans L’Art et la mémoire des camps : représenter, exterminer, J.-L. Nancy éd., Paris, Seuil, 2001, p. 48).
-
[45]
Ce lien est fondé sur la reconnaissance de « ce qui fait l’humain chez l’autre, à savoir sa part inviolable de passibilité à laquelle je suis lié par un contrat indéfectible, garant, à son tour, de ma propre passibilité » (ibid.).
-
[46]
Voir P. Loraux, « Consentir », dans Le Consensus, nouvel opium ?, dir. M. Olender, Paris, Éditions du Seuil, 1990. Cf. H. Merlin-Kajman, « Peur, rire et outrage : la face sombre de la “culture carnavalesque” », Cahiers Textuel, n° 51 (« Peur et littérature du Moyen Âge au XVIIe siècle », dir. P. Debailly et Fl. Dumora), juin 2007.
-
[47]
Th. de Viau, Œuvres poétiques, Première partie, XXXVII, v. 26, éd. G. Saba, Paris, Bordas, « Classiques Garnier », 1990, p. 116.
-
[48]
Ibid., v. 103, p. 119.
-
[49]
Ibid., v. 116-126, p. 119-120.
-
[50]
Ibid., v. 123, p. 120.
-
[51]
Ibid., v. 117, p. 119.
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[52]
Ibid., v. 131-134, p. 120.
-
[53]
Sur ce texte, voir ici même la contribution d’Alexander Roose.
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[54]
H. de Campion, Mémoires, éd. M. Fumaroli, Paris, Mercure de France, 1990, p. 131-132.
-
[55]
Ibid., p. 212-213.
-
[56]
Ibid., p. 39-40.
-
[57]
Les Mémoires de Mme de La Guette se terminent aussi sur la mort d’un enfant, et rapportent comment cette épreuve est suivie d’une violente maladie. Henri de Campion raconte la même expérience. Mais alors que le récit de Mme de La Guette se clôt sur une sorte de prière assez conventionnelle qui s’enchaîne mal à la narration des mémoires, celui de Campion débouche sur une méditation qui jette une lumière rétrospective bouleversante sur l’entreprise de l’écriture elle-même.
-
[58]
Certes, Campion ouvre ces Mémoires en déplorant au contraire une absence de texte : « Le déplaisir que j’ai ressenti de ne pouvoir être instruit des principales actions de mes ancêtres, sur lesquelles j’aurais pu, dans ma jeunesse, régler mes mœurs et ma conduite, m’engage à donner aujourd’hui à mes enfants cette satisfaction que j’ai souhaitée inutilement » ; mais immédiatement après, contrairement à Mme de La Guette, Campion place son écriture sous le signe de ses lectures. C’est évidemment par là aussi qu’il rencontre une écriture qui sort du privé.
Antagonisme de l’intime et du public
1Dans un chapitre de Condition de l’homme moderne, Hannah Arendt retrace l’évolution qui, à partir du XVIe siècle, a affecté les valeurs respectives du domaine public et du domaine privé, le premier cessant de représenter l’espace d’excellence et de liberté qu’il représentait pour les Grecs pour devenir le lieu d’exercice de la souveraineté, et le second, au contraire, se voyant favorablement réévalué alors que, pour les Grecs, seule la nécessité physique y régnait. Ce mouvement qui caractérise l’âge moderne et aboutit à donner de plus en plus d’importance non seulement aux simples faits de la sphère domestique mais encore aux « plus grandes forces de la vie intime » risque de se développer, selon Hannah Arendt, au détriment du monde commun. Le « monde » n’est en effet pas un donné naturel, il ne peut proprement être commun s’il ne fait pas l’objet d’une exposition publique :
C’est la présence des autres voyant ce que nous voyons, entendant ce que nous entendons, qui nous assure de la réalité du monde et de nous-mêmes. [1]
3Ainsi, contrairement à ce qu’une conception moderne de l’authenticité nous pousse à croire, ni la vie intérieure ni même le partage privé de l’intimité ne suffisent à nous garantir du monde dans sa réalité. La vie intérieure se prête en effet mal à la publication partagée comme le prouve l’exemple extrême de la douleur physique qui constitue, affirme Hannah Arendt, « le sentiment le plus intense que nous connaissions », c’est-à-dire, précise-t-elle aussitôt, « intense au point de tout effacer » :
5« Véritable expérience-limite entre la vie conçue comme “être parmi les hommes” (inter homines esse) et la mort », la douleur physique constitue peut-être même « la seule expérience que nous soyons incapables de transformer pour lui donner une apparence publique ».
6Cette incapacité où nous sommes de la communiquer et de lui donner une apparence quelconque rapproche la souffrance telle que l’analyse Hannah Arendt de ce que Walter Benjamin avait nommé « pauvreté de l’expérience [2] », parce que l’« expérience » est au contraire le vécu que l’homme peut verbaliser et transmettre aux autres dans un récit. Benjamin fondait son analyse sur le cas des soldats revenus mutiques de la guerre de 14-18. Ce mutisme, la psychanalyse l’a expliqué par la théorie du trauma en distinguant, avec Lacan, « réel » et « réalité », distinction qui recoupe assez l’opposition « privé » vs « public » faite par Hannah Arendt autour du cas limite de la douleur physique. Le trauma, en effet, est bien ce type d’épreuve psychique qui ne peut pas s’inscrire dans une histoire parce que, en détruisant, chez celui qui en est la victime, le sentiment de fiabilité du monde, il l’expulse comme sujet relié à la parole de l’autre, le condamnant à ce qu’Hannah Arendt appelle ici « subjectivité radicale ».
7C’est donc ce point de catastrophe émotionnelle qui fournit à Hannah Arendt la preuve de la nécessité d’un espace de publication des gestes et des actions humaines pour faire exister le monde. Mais on voit qu’alors, l’opposition ne se joue plus vraiment entre domaine public et domaine privé ; elle se joue plutôt au niveau du langage lui-même : un langage privé, un langage du privé [3] est-il seulement possible, sinon sous la forme du symptôme ?
La publication des émotions : hypocrisie ou convention ?
8La question mérite d’autant plus d’être posée que l’exemple de la douleur physique a été amené par Hannah Arendt par une transition destinée, précisément, à souligner l’importance de l’apparence pour la « vie entre les hommes » au-delà de ce qui est communément considéré comme « domaine public » :
Comparées à la réalité que confèrent la vue et l’ouïe, les plus grandes forces de la vie intime – les passions, les pensées, les plaisirs de sens – mènent une vague existence d’ombre tant qu’elles ne sont pas transformées (arrachées au privé, désindividualisées pour ainsi dire) en objets dignes de paraître en public. C’est la transformation qui se produit d’ordinaire dans le récit. [4]
10L’analyse d’Hannah Arendt révèle ici une sorte d’hésitation. D’un côté, elle envisage que les émotions puissent être transformées en « objets dignes de paraître en public » dès lors qu’elles peuvent faire l’objet d’un récit. De l’autre, elle semble considérer que leur destin en quelque sorte naturel est au contraire de mener « une vague existence d’ombre » cantonnées dans l’intériorité de l’individu où elles naissent. Hannah Arendt n’envisage donc pas du tout les émotions à partir de leurs manifestations extérieures, c’est-à-dire à partir de ce qu’autrui perçoit de mon intimité à travers les signes émotionnels qui affectent mon apparence : car ce qu’elle appelle ici « apparence » renvoie manifestement aux symboles, aux formes intentionnelles plutôt qu’aux signes indiciels.
11Or, au XVIIe siècle, les émotions sont décryptées à partir de l’extérieur comme si la question de leur existence ne se posait pas en dehors de celle de leur manifestation, voire de leur production. Nous sommes habitués, dans le droit fil des Maximes de La Rochefoucauld, à considérer une telle production, où l’apparence est intentionnelle, comme du mensonge. La célèbre maxime 233 portant sur « l’affliction » évoque ainsi l’hypocrisie « de certaines personnes qui aspirent à la gloire d’une belle et immortelle douleur » :
Après que le temps qui consume tout a fait cesser [l’affliction] qu’elles avaient en effet, elles ne laissent pas d’opiniâtrer leurs pleurs, leurs plaintes, et leurs soupirs ; elles prennent un personnage lugubre, et travaillent à persuader par toutes leurs actions que leur déplaisir ne finira qu’avec leur vie. [5]
13Les anthropologues connaissent le caractère « obligatoire » des manifestations funéraires rituelles [6] : quand le deuil passe par de l’apparence publique, c’est qu’il y va de l’honneur rendu au mort. Mais ici, la métaphore théâtrale a valeur satirique : dans l’exigence morale qui est celle de La Rochefoucauld (et la nôtre), l’affliction, émotion intime jugée plus authentique que la vie publique, ne devrait pas se traduire par des signes publics sauf involontaires. Le « personnage lugubre » révèle l’absence de sincérité de l’émotion privée. En un certain sens, La Rochefoucauld partage donc le diagnostic d’Hannah Arendt : ce que l’on ressent vraiment, on ne peut le publier. Mais il s’accompagne ici de la dévaluation de la sphère publique, caractéristique de l’âge moderne.
14Cependant, la maxime laisse entrapercevoir qu’une certaine dose d’expression publique de cette émotion privée pourrait être convenable sinon conventionnelle. L’affliction hypocrite révèle son mensonge par un excès de durée plutôt que par un excès de signes. La Rochefoucauld en explique la cause avec un sens socio-anthropologique aigu :
Cette triste et fatigante vanité se trouve d’ordinaire dans les femmes ambitieuses. Comme leur sexe leur ferme tous les chemins qui mènent à la gloire, elles s’efforcent de se rendre célèbres par la montre d’une inconsolable affliction. [7]
16C’est parce que l’accès au domaine de l’excellence héroïque (politique, militaire, religieuse) leur est « fermé » que des femmes, traditionnellement cantonnées dans le domaine privé, cherchent à s’y inscrire à toute force en conférant à leur affliction un sens public extraordinaire, mémorable : l’inconvenance est là, dans ce franchissement d’une frontière interdite aux femmes et à ce type d’émotion. C’est à cette erreur de scène que se reconnaît l’hypocrisie. Mais en filigrane, on en déduit que pour suffisamment de dupes (dans la perspective de La Rochefoucauld) une scène émotionnelle publique existe de façon légitime.
L’émotion comme action
17Un passage des Mémoires de Marguerite de Valois, rédigés dans les dernières années du XVIe siècle et grand succès de librairie dès leur première édition (1628), quinze ans après la mort de leur auteur, suggère cependant que l’émotion peut être ostentatoire sans être hypocrite. Le roi a gravement offensé sa sœur (la narratrice) et son frère, le duc d’Alençon, en les séquestrant à la cour parce qu’il craint que son frère ne complote contre lui. Parallèlement, Caylus, favori d’Henri III, a outragé le favori du duc d’Alençon, Bussy, tout ceci dans un contexte de provocations constantes aboutissant à l’arrestation de Bussy. Au bout de quelques heures de pourparlers, Henri III « libère » son frère et sa sœur et force Caylus et Bussy à une réconciliation publique. Bussy obéit, mais en faisant « une embrassade à la Pantalonne » si bien que « la compagnie […] ne se put empêcher de rire, les plus avisés jugeant que cette légère satisfaction que recevait mon frère n’était appareil suffisant à si grand mal [8] ».
18Bussy réussit donc à glisser dans son obéissance une signification ironique qui sauve son propre honneur. Mais pour que la comédie signale son désaccord et sa colère rentrée, il faut qu’elle soit reconnue publiquement, d’où l’importance honorifique du rire arraché à l’assistance. Cette production émotionnelle complexe répond, sur le mode agonistique, et dans une situation contrainte où le courtisan est obligé de jouer un sentiment qu’il n’éprouve pas, au style outrageant des favoris d’Henri III. La veille, ils ont du reste provoqué le duc d’Alençon lors d’un bal où Catherine de Médicis l’avait fait « consentir de paraître » :
Maugiron et autres de sa cabale commencèrent à le gausser avec des paroles si piquantes qu’un moindre que lui s’en fût offensé. [9]
20L’expression « paroles aigres et piquantes » revient souvent chez les mémorialistes. Il s’agit manifestement d’un syntagme quasi figé qui semble désigner un langage public destiné à provoquer chez autrui une réaction émotionnelle prévisible, obéissant donc à un enchaînement conventionnel : l’engrenage des querelles d’honneur se dessine ici.
21Dans le cas précis toutefois, tout s’arbitre sous contrôle royal, lequel se dit aussi dans un langage émotionnel où ne se distinguent pas émotion intime et sens public, ceci tant au niveau de l’énoncé qu’au niveau de l’énonciation. Marguerite de Valois transforme ainsi le récit de l’affrontement entre les deux frères en un tableau édifiant opposant la violence de la colère du roi à la constance – qualité royale – du duc d’Alençon :
Car le roi, soudain prenant sa robe de nuit, s’en alla trouver la reine ma mère tout ému, comme en une alarme publique où l’ennemi eût été à sa porte […]. Le roi, entrant en cette furie, commença à le gourmander […]. Entrant en la chambre de mon frère, je le trouve avec une si ferme constance qu’il n’avait rien changé de sa façon ni de sa tranquillité ordinaire. [10]
23La réconciliation du roi et de son frère et sa sœur s’opère selon un scénario dédoublé comme la scène de réconciliation entre Caylus et Bussy. Catherine de Médicis exige des deux offensés qu’ils aillent « changer [leurs] habits (qui étaient convenables à la triste condition d’où [ils étaient] présentement sortis) » et se « parer » pour se « trouver au souper du roi et au bal ». On voit ici comment les émotions obéissent à une sémiologie publique précise dans laquelle les vêtements parlent aussi : aux habits « convenables » à une « triste condition » s’opposent les parures du cérémonial curial et de ses réjouissances. Mais l’air de fête du vêtement va être contredit par d’autres signes moins réjouis :
Elle y fut obéie pour les choses qui se pouvaient dévêtir ou remettre ; mais pour le visage, qui est la vive image de l’âme, la passion du juste mécontentement que nous avions s’y lisait aussi apparente que si elle y avait été imprimée, avec la force et violence du dépit et juste dédain que nous ressentions par l’effet de tous les actes de cette tragi-comédie. [11]
25Pas de « pantalonnade », ici. Le jeu, tragique, d’un visage toujours outragé, suffit à rappeler aux yeux de tous la situation indigne faite au duc d’Alençon et à Marguerite de Valois.
26La justification, on le remarque, traduit la même hésitation que celle que nous avions relevée chez Hannah Arendt, à ceci près que l’apparence publique prise ici par l’émotion ne relève pas d’un récit ultérieur, mais s’inscrit immédiatement sur le visage, surface de rencontre entre privé et public, véritable lieu de manifestation qui, en raison même de sa réputation de sincérité (« vive image de l’âme »), prend de ce fait une importance publique considérable.
27On comprend le motif de la composition du visage au XVIIe siècle [12], la valeur du « faire bon visage » dans les rencontres, les échanges : le visage est adresse, signe vers autrui. L’émotion que l’on montre exprime une intention assumée, destinée à être déchiffrée comme telle. Les textes des mémorialistes nous introduisent à un monde où les rapports publics sont sans cesse interprétés et construits dans un langage émotionnel, non seulement parce que telle ou telle situation exige des signes émotionnels convenables, mais aussi parce que l’action est entièrement corrélée à l’émotion : la joie, la colère, la tristesse, la pitié, etc. sont des promesses d’action (ou d’inaction), et s’expriment voire se ressentent selon qui l’on est [13]. La présentation de soi comprend la présentation de soi ému – car être ému, c’est être prêt à agir, c’est manifester une compétence sociale convenable, tenir sa place, son rang. De ce fait, émouvoir est également une action : car c’est mettre en mouvement. Faire des indignités à quelqu’un, par exemple, c’est l’indigner, c’est-à-dire provoquer son indignation : car la dignité, qui s’atteste dans les honneurs qu’on lui rend, se défend ou s’attaque par la mobilisation émotionnelle. Les émotions sont donc des ressorts publics parce qu’elles sont directement corrélées à la symbolique des statuts, aux relations hiérarchiques qu’ils déterminent, aux rapports de force. Ce que, partant de l’exemple du deuil, Marcel Mauss affirmait de la « force obligatoire » des sentiments dans les sociétés dites primitives est donc en partie valide pour le XVIIe siècle :
Ces cris, ce sont comme des phrases et des mots. Il faut dire, mais s’il faut les dire, c’est parce que tout le groupe les comprend.
On fait donc plus que de manifester ses sentiments, on les manifeste aux autres, puisqu’il faut les leur manifester. On se les manifeste à soi en les exprimant aux autres et pour le compte des autres.
C’est essentiellement une symbolique. [14]
La publication burlesque du privé
29Contrairement à ce qu’affirme Hannah Arendt, les émotions peuvent donc se publier et se partager sans le détour d’un récit. Mais ceci suppose une certaine adéquation entre intérieur et extérieur : il faut que l’intérieur ait été en quelque sorte conformé dans la perspective de l’extérieur. Bien des textes du XVIIe siècle nous mettent au contraire en présence d’un divorce de l’intime et du public, désordre émotionnel involontaire qui est le pendant inverse et douloureux de l’hypocrisie. La scène du tournoi où le « visage si changé » de Mme de Clèves révèle au chevalier de Guise son amour pour le duc de Nemours dans La Princesse de Clèves en est un exemple justement célèbre. Cependant, il est un autre cas de divorce qui nous renvoie de façon surprenante à la question du privé : c’est lorsque, à force de publication, l’émotion intérieure semble purement et simplement manquer à l’appel. L’intime semble alors s’indiquer par un blanc, un vide, ou plutôt être oblitéré par un signe, un regard extérieur. La question du trauma fait retour.
30Parus à La Haye en 1681, les Mémoires de Mme de La Guette rapportent un épisode de douleur physique extrême. La mémorialiste raconte comment elle s’est un jour démis le bras en glissant sur un « petit morceau de glace », ce qui, écrit-elle, lui « fit ressentir des douleurs effroyables pendant sept semaines de temps ». La guérison confine du reste à la torture, car c’est en tirant « à outrance » sur son bras qu’un chirurgien et sa fille parviennent, au bout d’une heure, à le replacer :
Je ne saurais penser aux douleurs que je ressentis sans frémir depuis la tête jusqu’aux pieds, car elles étaient si insupportables que je ne saurais les exprimer. [15]
32La douleur, ici, ne s’est pas fait oublier et son souvenir renouvelle même l’« émotion » du corps – n’oublions pas que le mot a d’abord un sens physique au XVIIe siècle – chaque fois qu’il revient. « Il faut y avoir passé pour en pouvoir parler », écrit encore Mme de La Guette : même si la souffrance fait sortir du langage, c’est bien par ce lieu commun, par ce topos de l’inexprimable, que nous pouvons projeter notre sensibilité à ce point d’extrémité où le langage s’évanouit, peut-être même ressentir aussi à la lecture, dans nos membres, un écho de l’émotion physique racontée.
33Le récit, comme le disait Hannah Arendt, donne donc bien une certaine apparence à ce qui, de soi, n’en a pas. Même si l’expression en est littérairement pauvre, la phrase exclamative « Quelle douleur épouvantable ! » peut également mobiliser notre capacité d’identification dès que nous commençons à nous représenter notre propre bras « collé dans [notre] estomac et raccourci de moitié » puis soumis à un traitement peu enviable avant qu’il ne retrouve sa place. L’arrivée du fils qui trouve sa mère « en ce pitoyable état » et en éprouve « un sensible déplaisir », puis son départ (« il ne voulut jamais se trouver à l’opération »), le regard du chirurgien jeté « fort pitoyablement » sur la blessée, l’état du mari, « ne pouvant plus [la] voir souffrir et étant comme demi mort [16] », tous ces détails contribuent à la dimension pathétique de la scène, qui décrit en outre une véritable socialisation de la douleur. Non seulement, avant l’opération, des voisins viennent faire à Mme de La Guette des « condoléances », ce qui semble indiquer un rituel social que nous ne connaissons plus aujourd’hui que lors du deuil, mais encore, la présence d’une voisine et amie, Mme Tronson, qui « y voulut être présente pour [l]’encourager à souffrir constamment » et ne cesse d’exhorter les participants à ne pas abandonner l’opération, joue un rôle à la fois crucial et typique, celui du conseiller moral garant du double sens pratique et spirituel de la scène.
34Sans doute la scène n’appartient-elle pas exactement à la sphère publique, mais elle ne relève pas davantage de la sphère de l’intimité. On devine que la souffrance physique présente une apparence suffisamment reconnaissable pour que se mette en place une réponse collectivement adéquate mobilisant des attitudes et des gestes qui vont de la simple convention sociale à l’empathie maximale en passant par une signification morale sans doute habitée par l’exemple de la passion du Christ, grand scénario qu’Hannah Arendt n’envisage pas et qui, pourtant, a ouvert à la souffrance la possibilité d’une apparence publique [17]. Le domaine privé de la nécessité physique se trouve ici pris en charge non seulement par une technique et des praticiens, mais encore par un sens : sens au niveau de l’énoncé, c’est-à-dire au niveau du représenté ; et sens au niveau de l’énonciation, c’est-à-dire au niveau de la mise en récit de l’événement.
35Mais c’est là, au niveau de l’énonciation, que des éléments stylistiques d’une autre nature donnent à l’analyse d’Hannah Arendt une nouvelle pertinence. Une phrase semble traduire la « subjectivité radicale » à laquelle condamne la souffrance physique selon la philosophe :
Je ne manquais pas de gens qui me venaient faire des condoléances ; mais j’avais tout le mal et eux la compassion seulement.
37Or, pour le mot condoléances, le Dictionnaire universel de Furetière ne mentionne pas d’autre sens que le sens moderne : le terme semble donc ironique. En faisant ressortir l’inutilité, voire l’artificialité de la « compassion », la moquerie importe dans le texte lui-même la rupture intersubjective causée par la souffrance et inhibe le partage émotionnel. Nous aussi, lecteurs, nous en serons pour nos frais, et notre compassion ne sera en fait guère mobilisée. Non seulement les éléments pathétiques relevés plus haut, plus informatifs qu’expressifs, sont comme dissous dans le rythme allègre du récit, mais celui-ci prend très vite une tournure comique :
On se prépara à me tirer à outrance : le bailleul se mit à cheval sur ce pauvre bras raccourci. Il me semblait qu’il l’avait allongé d’une pique. Quelle douleur épouvantable ! Le chirurgien et sa fille me le tiraient de toutes leurs forces, et deux autres hommes me le soulevaient en haut avec une serviette : mon mari me tenait par le milieu du corps ; la bonne Mme Tronson voulut me tenir l’autre bras, et une autre personne me tenait les deux jambes, en sorte que je n’avais que la tête de libre pour la tourner à droite et à gauche.
39La scène de la guérison donne lieu à un véritable tableau burlesque qui porte plus à rire qu’à pleurer. Elle se termine du reste sur une pointe :
Quand les bandages furent faits, je demandai du vin pour boire à la santé de mes tyrans. Je pouvais bien les nommer ainsi, car ils m’avaient bien tirée et s’y étaient employés de bonne façon.
Rire et violence
41Très peu connus même des spécialistes, les Mémoires de Mme de La Guette ont longtemps paru d’une authenticité douteuse. Pour son éditrice Micheline Cuénin, c’est au contraire « la spontanéité de la narration, exempte de toutes les fleurs ordinaires, l’absence de tout épisode amoureux autre que légitime » qui « expliquent assez le désintérêt dont souffrit un livre si véridique ». Le texte nous introduit à un paysage émotionnel surprenant, d’une grande violence. Les comportements, très frustes, y semblent gouvernés par des sentiments peu élaborés, peu contrôlés, surgissant comme à l’état brut. L’épisode où le futur époux voit sa demande de mariage repoussée par le père de Mme de La Guette est à cet égard exemplaire :
Ma mère et moi nous étions dans une salle en attendant le retour du cavalier ; il y entra avec la plus grande furie du monde, disait que mon père l’avait refusé, mais qu’il se saurait bien satisfaire et qu’il était résolu de tuer jusqu’à la septième génération, et qu’il commencerait par moi ; Ces fleurettes-là n’auraient pas été fort agréables à une personne qui aurait eu de la timidité ; mais cela ne me servait qu’à le considérer davantage, puisque je jugeai par là qu’il m’aimait d’une façon extraordinaire, et que l’excès de son amour lui faisait dire toutes ces choses. Bien que ma mère fût saisie d’un grand tremblement, elle fit néanmoins tout ce qu’elle put pour l’adoucir, lui faisant espérer qu’elle parlerait à mon père en sa faveur.
43L’économie affective qui transparaît ici correspond bien plus à ce que Norbert Elias, dans ses analyses du procès de civilisation en Occident, situe au Moyen Âge plutôt qu’au XVIIe siècle [18]. Tout explose, rien n’est retenu, contenu. Ces Mémoires comprennent le récit de plusieurs morts qui révèlent une même absence de « refoulement pulsionnel ». À ces pertes, la mémorialiste associe en effet une affliction non moins extraordinaire et spectaculaire que celle qu’évoquait la maxime de La Rochefoucauld, mais dénuée de toute « apparence » – de toute forme. La mère, d’abord :
Ah ! que ce coup me fut sensible ! J’en étais inconsolable ; et même, dans le transport de ma douleur, je lui soufflai un demi-quart d’heure dans la bouche, croyant que je lui redonnerais la vie. Je versai tant de larmes sur son visage et le lui touchai tant de fois, qu’il devint uni comme une glace, quoiqu’elle fût dans un âge avancé. Il me prit envie de séparer sa tête de son corps, pour la mettre dans mon cabinet et la voir à mon aise et à loisir ; je n’en trouvai point l’occasion, parce que les gens d’Église qui la veillaient me dirent qu’ils n’y consentiraient jamais, et que j’offensais Dieu d’avoir ces pensées-là […]. [19]
45La mort du mari donne lieu à une scène analogue [20]. Cette fois-ci, la narratrice raconte comment elle a cherché à emporter le corps « avec dessein de le cacher dans [s]on lit ». Mais à nouveau, une intervention de « bons ecclésiastiques » empêche ce geste tout aussi sacrilège que le précédent.
46Il est difficile d’interpréter ces passages qui semblent destinés à frapper l’imagination de leur lecteur et à lui plaire bien plus qu’à l’émouvoir. La narration procède en effet par succession de tableaux plutôt que par réflexion et introspection. On est très loin du modèle montaignien qui informe au contraire les Mémoires d’Henri de Campion, né la même année que Mme de La Guette (1613), et sur lesquels on reviendra. Dire et montrer, voire démontrer avec emphase, tel semble le principal but, souvent épidictique, du récit. Un épisode est à cet égard particulièrement étrange. Après la mort de la mère, Mme de La Guette et son mari intentent un procès au père, toujours fâché, pour « faire le partage », et le gagnent. Ils se rendent alors chez lui avec des « gens de robe » :
Mon père et mon mari eurent quelques paroles ensemble et s’animèrent tellement l’un contre l’autre (car ils étaient très violents), que je fus toute surprise de voir voler les plats contre la tapisserie, non pas par enchantement, mais à force de bras. Tous les gens de robe s’enfuirent […], je voyais mon père et mon mari à deux doigts de la mort. Je connus là que la nature l’emportait, quoique bien des gens disent le contraire ; car je me mis au-devant de mon père pour lui servir de bouclier et découvris ma poitrine ; puis je dis à mon mari, qui avait l’épée nue : « Donne-là dedans ; il faut que tu me tues, avant que tu fasses la moindre chose à mon père. » [21]
Sentir sans ressentir : une publication sans sujet
48Véridiques, selon le mot de Micheline Cuénin, les Mémoires de Mme de La Guette le sont sans nul doute. Et cependant, ils dégagent aussi une impression de faux qui porte à rire sans qu’on sache toujours très bien jusqu’à quel point ce rire est un effet littéraire recherché, ni en quel sens il serait « littéraire ». Dans la scène précédente, le « vol » des plats contre la tapisserie est comique ; mais le geste de présenter sa poitrine nue au fer du mari ne se veut-il pas pathétique et tragique ? Ne dirait-on pas une vignette de Greuze ou de David ? Mais après tout, ce mélange ne révèlerait-il pas tout simplement l’atmosphère réelle dans laquelle de telles vies se déroulaient ? La narratrice ne nous dit-elle pas de ce mari violent et colérique qu’il « était d’une humeur extrêmement railleuse et facétieuse » ? Dire « cent choses plaisantes [22] » est évidemment une pratique sociale relevant de cette économie affective « médiévale » très peu « civile » qu’analyse Norbert Elias.
49Le style héroï-comique du passage précédent nous fournit une piste plus précise : la mémorialiste traite ici d’une matière privée, donc basse, dans un style noble réservé aux matières publiques. Cette contradiction n’est pas sans rapport avec l’hypocrisie dénoncée par La Rochefoucauld. Mme de La Guette cherche en effet à emprunter un chemin privé pour « aller à la gloire ». Élevée comme un homme, elle a, nous dit l’« Avis du libraire au lecteur », « une humeur entièrement opposée à celle de son sexe [23] ». C’est cette anomalie d’un « cœur tout viril [24] » que les mémoires de Mme de La Guette veulent publier, et que le geste de l’écriture lui-même reproduit :
Ce n’est pas une chose fort extraordinaire de voir les histoires des hommes qui, par leurs beaux faits ou par leurs vertus éminentes, se sont rendus recommandables à la postérité […], mais il se trouve peu de femmes qui s’avisent de mettre au jour ce qui leur est arrivé dans leur vie. Je serai de ce petit nombre […]. [25]
51À « cœur viril », écriture elle-même virile, c’est-à-dire publique, en dépit d’un corps de femme voué aux activités privées. Ces premières lignes introductives se fondent, mais avec une satisfaction empreinte de vanité, sur un constat analogue à celui que faisait La Rochefoucauld à propos des afflictions extraordinaires. Il s’agit, comme le dit encore l’Avis du libraire, « de donner lieu au public de l’admirer comme je fais, en mettant ses mémoires en lumière ». L’impression de faux trouve là sa source : Mme de la Guette se représente en personnage exceptionnel, quasi romanesque, qui, après avoir jeté « de la poudre aux yeux [26] » des personnes qu’elle a côtoyées, veut en faire autant à l’égard des yeux du lecteur.
52Mais qu’est-ce qu’un « cœur viril » ? Essentiellement un cœur « guerrier » que rien de privé – de bas – n’émeut. De même qu’elle aime la violence de son mari et qu’elle évoque à plusieurs reprises leur plaisir sexuel sans (fausse ?) pudeur [27], sur un ton plutôt gaillard – viril aussi, donc [28] –, de même elle affirme aimer le danger : « Je regardais toutes ces choses d’un sang-froid et sans aucune émotion », écrit-elle à propos d’un épisode où elle et son mari sont attaqués par des brigands [29].
53Nous sommes ainsi invités à assister à une série d’actions toutes plus extraordinaires les unes que les autres, et cependant tissées dans le réel domestique de sa vie, à commencer par son mariage puisqu’elle accepte de se laisser enlever par son futur époux : « La forte inclination que j’avais pour le sieur de La Guette me porta à la désobéissance », écrit-elle ; mais c’est pour ajouter aussitôt : « ce que les filles bien nées ne doivent jamais faire [30] ». Rien de cornélien [31] là-dedans. La sentence dit une réalité, un ordre du monde qui permet simplement de situer le cas de la narratrice [32] : elle a une valeur quasi déictique, mais ne nous donne accès à aucune conscience, à aucune modification, à aucun mouvement intérieur. Son cas n’est du reste pas toujours exceptionnel, et souvent, c’est encore une sentence qui nous invite à évaluer l’émotion de la narratrice :
Quelque temps après son départ, je commençai à me trouver mal, mais de ce mal agréable, c’est-à-dire que je devins grosse. Les jeunes femmes sont ravies quand cela arrive. [33]
55Il ne s’agit pas d’une émotion intérieurement vécue, mais d’un sentiment normal, prévisible, commun [34]. Quoique écrits à la première personne du singulier, les Mémoires de Mme de La Guette reposent ainsi sur une énonciation en quelque sorte clivée : sujet de l’énoncé et sujet de l’énonciation semblent souvent n’avoir aucun lien, en tout cas, aucun lien intime. La singularité – la curiosité – d’un cœur viril dans un corps de femme a pu se publier grâce à la possibilité, offerte par le genre des mémoires, de l’expression à la première personne du singulier. Mais ce sujet privé se présente en fait constamment comme une troisième personne.
« Faire la femme » ou « faire la gaie »
56Souvent sentencieuse donc, la narratrice semble abritée derrière – voire réduite à – son style. Il est à cet égard particulièrement frappant que la seule émotion vraiment féminine qu’elle raconte avoir éprouvée et manifestée par des larmes lui soit interdite par son mari. Causée par la vie militaire de ce dernier, leur première séparation « fut rude » :
J’eus le temps pour cette première fois de verser des larmes à mon aise, et de faire la femme au préjudice de ces nobles inclinations, et de cette fermeté d’âme qui m’était si naturelle et qui me fait même avoir de l’aversion pour celles de mon sexe qui ont trop de mollesse. [35]
58C’est lors de la deuxième séparation que l’interdiction tombe :
Je ne fis point la femme en cette occasion, car il me dit que s’il me voyait verser des larmes il ne reviendrait jamais, et que cela fût dit une fois pour toutes. C’était un rude arrêt prononcé pour moi ; mais il y fallut acquiescer et faire la gaie malgré que j’en eusse. [36]
60« Faire la femme » : la métaphore du rôle peut ici nous surprendre, car elle n’entraîne aucun soupçon d’hypocrisie. Mais elle traduit bien la manière de ne concevoir les émotions qu’à partir de leurs manifestations extérieures et confirme sans doute surtout l’énonciation virile de Mme de La Guette. On peut certainement y lire la misogynie satirique qui voit, dans le spectacle des émotions féminines, une « mollesse » ridicule. S’il faut en rire, ne serait-ce pas pour s’arracher à la menace indigne du privé ? Ne voit-on pas ainsi que le rire burlesque révèle rarement une émotion intime, qu’il en protège bien plutôt ?
61L’alternative à laquelle Mme de La Guette se plie pour illustrer sa « fermeté d’âme » semble bien confirmer cette hypothèse. Ne pas faire la femme, conformément aux « nobles inclinations » d’un « cœur tout viril », se traduit par « faire la gaie [37] ». Nous voici de nouveau confrontés à l’énigme du style rieur et facétieux de M. de La Guette, et du récit.
62Et c’est le récit qui nous donne accès à ce que cette « gaieté » implique :
Cependant le pauvre M. de Chavagnac était poursuivi à outrance ; car on voulait ou sa vie ou sa personne. Comme il se sauvait dans les greniers tout nu en chemise, Mme sa femme le voulut suivre toute nue aussi : et étant encore sur la montée, on lui tira quatre ou cinq coups de mousqueton qui la tuèrent sur la place et la firent tomber de haut en bas. C’était un très grand dommage, car elle était belle, sage et honnête. [38]
64Le court épisode prend place pendant la Fronde, et la narratrice n’y a pas assisté. Mais son absence n’explique pas le caractère comique du récit [39] dont le burlesque peut-être involontaire est révélateur d’un certain partage émotionnel, si l’on peut appeler « partage » une circulation émotionnelle qui expulse la compassion tant dans le « réel » que dans sa mise en récit. Citons à cet égard, rapportée par Marguerite de Valois, l’intrusion dans sa chambre, en pleine nuit de la Saint-Barthélemy, d’un gentilhomme blessé poursuivi par quatre archers. L’homme se jette sur son lit et la tient embrassée :
Nous criions tous deux et étions aussi effrayés l’un que l’autre. Enfin Dieu voulut que M. de Nançay, capitaine des gardes, y vint, qui me trouvant en cet état-là, encore qu’il y eût de la compassion, il ne se put tenir de rire […]. [40]
66Ici, le rire est dans le représenté plus que dans la représentation, mais la représentation en conserve la trace en un tableau dont il est difficile pour nous, aujourd’hui, de juger s’il ne comprend pas aussi une intention burlesque.
67Dans un livre consacré au métier des armes sous Louis XIV, Hervé Drévillon commente la contradiction qu’il trouve entre l’exposition publique de la douleur et des blessures dans les demandes de rétribution financière adressées au roi par les officiers, et « la discrétion de cet aspect du métier des armes dans les formes d’écritures plus tournées vers l’introspection (mémoires, correspondance) ». Si la première relève d’une « économie de l’ostentation [41] » à dimension strictement honorifique, le style burlesque constant des récits du second type a en revanche visiblement étonné l’historien. « L’espoir de pénétrer les consciences […] est souvent déçu », constate-t-il ; « l’évocation des malheurs de la guerre, même inscrits dans la chair des hommes, avaient ses conventions et ses figures de style » :
Assurément, ces paroles de défi et de dérision prononcées pour conjurer la mort et la douleur constituaient des masques, plutôt que des révélateurs d’une sensibilité. Il y avait de la fanfaronnade dans ce récit de la bataille de Cassano, où Quincy se mettait en scène dans une inconfortable position : « Les corps morts nous environnaient si fort, que je passai cette nuit la tête appuyée sur le vendre d’un de ces cadavres. Je dormis parfaitement bien. » [42]
69« Des masques, plutôt que des révélateurs d’une sensibilité » ? Ce n’est pas tout à fait la conclusion à laquelle nous sommes arrivés. Constamment présente dans les Mémoires de Mme de La Guette, « la convention de la rodomontade [43] » n’est vraisemblablement pas un « masque » mais signale une « zone de pétrification » affective [44]. Pendant de l’honneur, la dérision est bel et bien révélatrice d’une « sensibilité » : une sensibilité que le rapprochement avec le trauma éclaire puissamment. Signe public dégradant le privé, c’est-à-dire publiant son indignité, le rire burlesque pulvérise l’intimité et interdit ce que le philosophe Patrice Loraux a appelé le « lien entre passibles [45] ». Un certain type d’émotion est forclos, et le « consentir [46] » – sentir en commun dont aucun individu ne serait exclu, fût-il « femme » – inhibé.
« Tu revins tout courtois »
70Une épître en vers de Théophile de Viau révèle pourtant l’existence, au XVIIe siècle, de l’économie affective fondée sur ce « lien entre passibles » tout en témoignant d’une conscience précise de la menace représentée par la sensibilité traumatique. Consacrée à la louange de son « maître » Candale, elle célèbre ses « mœurs sociables [47] » plus importantes que sa grandeur ou sa richesse, et se propose d’écrire « en beaux vers [48] » le rôle que ce dernier a joué lors d’un combat naval dans l’expédition contre les Turcs menée par le duc de Toscane en 1613. Le poète passe par le détour d’une évocation :
72Dans cette hypotypose, le poète porte sa propre sensibilité à éprouver à la fois, avec « horreur » et « pitié [50] », le « sanglant désespoir [51] » ressenti par les victimes et la zone de pétrification inverse produite sur celui qui en est le spectateur actif. C’est alors que la louange renaît :
74L’éloge est-il descriptif ou prescriptif ? Peu importe. Ce qu’il révèle, c’est l’exigence morale, sociale et émotionnelle de Théophile. Or un texte au moins donne à son exigence une forte plausibilité historique. Lorsque l’on referme les Mémoires d’Henri de Campion [53], on est tenté de dire aussi de ce dernier qu’il « revint tout courtois » de ses batailles, tout « sociable ».
75La majeure partie du texte est occupée par des récits de guerre. Placée sous le triple signe de Plutarque, Montaigne et Sénèque, l’écriture, dénuée d’emphase, ne raconte pourtant pas une « vie illustre » : il ne s’agit pas de dresser un portrait héroïque de son auteur. Même si le motif de l’honneur est récurrent, il s’entend au simple sens de la vertu. Les sentences sont rares : la vertu résulte d’un rapport personnel à Dieu. Surtout, on ne rencontre aucun passage burlesque. Au contraire, l’affliction qui se peint sur un visage, la pitié que le narrateur peut éprouver devant le spectacle des soldats violant des femmes ou brûlant des villes, l’analyse des nuances des sentiments et des émotions, les siens comme celles des personnes rencontrées, forment la trame – discrète, pudique – du récit. Ainsi, le lecteur est immédiatement saisi par le sentiment d’être mis en contact, par le miracle de l’écriture, avec une conscience singulière : conscience émue, conscience morale.
76Un épisode du siège de Turin suffit à faire mesurer l’abîme qui sépare ces mémoires de ceux de Mme de La Guette :
Nous prîmes tous les officiers, et le commandant se rendit à moi ; mais craignant qu’on ne le tuât dans la presse, je le fis monter sur le parapet, d’où un de nos soldats le poussa malicieusement dans le fossé. Les nôtres lui donnèrent force coups après sa mort, sans que je pusse empêcher, ce qui me donna un déplaisir très sensible. Le comte de Harcourt nous criait toujours que l’on ne fît point de quartier ; mais on ne laissa pas de sauver les officiers. Quant aux soldats, on les obligea de sortir de la redoute, et il les fit tailler en pièces par sa cavalerie. Comme on les tuait, un de nos capitaines, appelé Charompré, en voyant un tout sanglant qui, échappé à quatre ou cinq soldats, essayait de se sauver, courut l’épée à la main pour leur faire lâcher prise ; le comte de Harcourt, poussant en même temps son cheval de ce côté, le capitaine s’arrêta, lui supposant la même intention ; mais le comte aborda ce misérable, qu’il acheva en lui abattant la moitié de la tête. Cette action, que je ne vis pas, mais que l’officier me raconta presque aussitôt, nous parut indigne d’un Prince de si haute réputation. […] l’acte que je viens de rapporter ne pouvait partir que de pure cruauté. [54]
78Henri de Campion n’est pas homme à « faire le gai ». La fin du récit l’amène même à envisager qu’il puisse « faire la femme ». Il s’agit du chagrin qu’il dit avoir éprouvé à la mort de sa fille de quatre ans :
Je sais que beaucoup me taxeront de faiblesse, et d’avoir manqué de constance dans un accident qu’ils ne tiendront pas des plus fâcheux ; mais à cela je réponds, que les choses ne font effet sur nous, que selon les sentiments que nous en avons, et qu’ainsi il n’en faut pas juger généralement comme si nous avions tous la même pensée. […] L’on prend souvent l’insensibilité ou la dureté pour de la constance, comme l’amour et l’amitié pour de la faiblesse. J’avoue que je jouerais le personnage d’une femme si j’importunais le monde de mes plaintes ; mais chérir toujours ce que j’ai le plus aimé, y penser continuellement en éprouvant le désir de m’y rejoindre, je crois que c’est le sentiment d’un homme qui sait aimer. [55]
80Henri de Campion s’affronte ici à une exception exactement inverse à celle de Mme de La Guette : quoique homme, au sens quasi statutaire du terme, il veut pouvoir avouer un sentiment privé qu’il a éprouvé, il veut l’éprouver sans le cacher ni s’en défendre. Les plaintes importunes du « personnage d’une femme » (on songe une fois encore à la maxime de La Rochefoucauld) sont ici écartées. L’exigence est autre et puissante : le narrateur affirme son droit à se représenter, à se publier dans l’authenticité d’une intériorité affectée. Le ton du passage ressemble à une déclaration. Une déclaration d’amour paternel, une déclaration de chagrin intime et définitif. Henri de Campion prend à témoin ces « beaucoup » qui le « taxeront de faiblesse » et, comme Théophile le faisait à propos de l’expérience de la guerre, il dénonce à propos du deuil la fausse constance, « insensibilité » ou « dureté » auxquelles s’oppose « le sentiment d’un homme qui sait aimer ». Ce texte bouleverse l’ordre habituel des sentences, la sémiologie sociale, conventionnelle des émotions. Quelque chose dans le régime de publication des émotions se trouve ici explicitement modifié.
81Et c’est là que nous arrivons au plus troublant. Contrairement à ceux de Mme de La Guette, les Mémoires d’Henri de Campion n’étaient pas destinés à la publication :
Si mon dessein était d’écrire pour le public, je choisirais un sujet plus intéressant que celui de ma vie ; mais comme ce n’est que pour ma famille et mes amis, je crois que je ne puis rien faire de plus agréable pour eux et de plus commode pour moi, que de leur raconter naïvement les divers événements qui me sont arrivés, en y joignant, pour leur en rendre la lecture plus intéressante et plus profitable, les choses dont j’ai été témoin, tant par rapport aux affaires publiques qu’à celles des particuliers, et qui me sembleront dignes de mémoire.
Si je ne puis donner moi-même à mes enfants de bonnes instructions, je veux du moins leur laisser les fruits de mon expérience, ce qui est le seul motif du travail que j’entreprends. [56]
83Ce but privé n’est en fait plus pris dans l’opposition du public et du privé, de l’illustre et de l’indigne, du ton noble et du ton burlesque. Henri de Campion « veu[t] laisser les fruits de [s]on expérience » à ses enfants. C’est par là que le texte peut nous toucher aussi, nous toucher encore, et justifier sa publication imprimée, sa lecture par la postérité. Par cette adresse d’une expérience – qui suppose la méditation narrative, comme le suggère Benjamin dans le texte cité au début de cet article, c’est-à-dire la capacité à être intimement ému sans sombrer dans la « subjectivité radicale » –, il rejoint « la vie entre les hommes » évoquée par Hannah Arendt et, disputant au mutisme, à la mélancolie ou à la somatisation [57], l’épreuve de la perte de l’enfant, il nous montre comment un style d’écriture et de lecture [58] peuvent arracher au trauma.
Notes
-
[1]
H. Arendt, « Domaine public, domaine privé », Condition de l’homme moderne, Paris, Calmann-Lévy, 1961, p. 89-91 pour cet extrait et pour les suivants.
-
[2]
W. Benjamin, « Expérience et pauvreté », Œuvres. II, Paris, Gallimard, « Folio », 2000, p. 364-372.
-
[3]
Voir à ce propos les réflexions de L. Wittgenstein : Recherches philosophiques, § 243-301, Paris, Gallimard, 2005.
-
[4]
H. Arendt, loc. cit.
-
[5]
La Rochefoucauld, Maximes [éd. de 1678], max. 233, éd. J. Truchet, Paris, Le Livre de Poche / Classiques Garnier, « La Pochothèque », 2001, p. 168.
-
[6]
Voir M. Mauss, « L’expression obligatoire des sentiments », Essais de sociologie, Paris, Éditions de Minuit, « Points / Essais », 1969.
-
[7]
La Rochefoucauld, loc. cit.
-
[8]
Marguerite de Valois, Mémoires et Discours, éd. É. Viennot, Saint-Étienne, Publications de l’Université de Saint-Étienne, 2004, p. 171.
-
[9]
Ibid., p. 160.
-
[10]
Ibid., p. 162-165.
-
[11]
Ibid., p. 172.
-
[12]
Voir à ce sujet J.-F. Courtine et Cl. Haroche, Histoire du visage. Exprimer et taire ses émotions (du XVIe siècle au début du XIXe siècle), Paris, Payot, 1988 ; et H. Merlin-Kajman, L’Absolutisme dans les lettres et la théorie des deux corps, Paris, Champion, 2000.
-
[13]
Dans la tradition d’Aristote, le P. Senault note ainsi, à propos de la colère : « celui qui est irrité se promet la vengeance de son ennemi, mais s’il est si faible qu’il ne la peut espérer, sa colère se change en tristesse » (J.-Fr. Senault, De l’usage des passions [1641], Paris, Fayard, 1987, p. 288). La colère est une émotion de maître tandis que la tristesse traduit une position subalterne. On comprend la nécessité, pour Bussy, le duc d’Alençon et Marguerite de Valois, de trouver un moyen, en se soumettant à la colère royale, d’exprimer tout de même la leur. Voir H. Merlin-Kajman, « De la colère comme “composé de passions” (Cicéron, Théophile de Viau, Vallès) », dans M. Boyer-Weinmann et J.-P. Martin (éd.), De la colère en littérature, Paris, Cécile Defaut, 2009.
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[14]
M. Mauss, op. cit., p. 88. La proximité de cette perspective avec celle de Cureau de La Chambre, telle que Florence Dumora l’analyse dans le présent volume, est saisissante. Mais Cureau s’intéresse davantage au lien qui s’établit de l’intérieur à l’extérieur et de soi-même à autrui, là où Mauss considère d’abord le tout social.
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[15]
Mme de La Guette, Mémoires, éd. M. Cuénin, Paris, Mercure de France, 1982, p. 156.
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[16]
Ibid., p. 156-157, pour ces citations ainsi que pour les suivantes.
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[17]
Ainsi, à propos de l’éloquence de Bossuet, Jean-Philippe Grosperrin écrit : « Dans le contexte de cette piété communautaire, la fonction de l’orateur est sans doute d’opérer une communication intime de l’auditoire avec le corps douloureux, glorifié en corps sacrificiel et doctrinal. La prononciation publique vaut donc pour son pouvoir d’imposition des corps, modelés et modélisés par le prédicateur comme autant d’images impérieuses » (« Sur l’économie du corps dans la prédication de Bossuet », dans Bossuet. Le Verbe et l’Histoire (1704-2004), G. Feyrreyrolles éd., Paris, H. Champion, 2006). Cf. A. Gimaret, Extraordinaire et ordinaire des croix. Les représentations du corps souffrant 1580-1650, thèse de doctorat, dir J. Pigeaud, Université de Nantes, 2004, à paraître chez Champion.
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[18]
Voir l’introduction à ce numéro. La violence du père est tout aussi extrême que celle du mari, comme le montre notamment la scène où il apprend, de la bouche du duc d’Angoulême, le mariage de sa fille célébré clandestinement quelque temps auparavant : « Mon pauvre père reçut cette nouvelle comme un coup de foudre. Jamais homme ne fut si surpris ; il perdit le respect devant ce bon prince ; il jura, tempêta et menaça même horriblement, disant qu’il me tuerait dès qu’il serait au logis ». Le duc, « prince qui n’aimait pas le désordre », donne secrètement ordre à M. de La Guette d’emmener sa femme avant le retour de son père. Celui-ci rentre chez lui : « un grand valet lui venant ouvrir la porte, il lui demanda où j’étais. Le pauvre garçon lui répondit en tremblant que M. de La Guette m’avait emmenée. Il lui appliqua à ces mots un si furieux soufflet qu’il le renversa par terre ; et il l’aurait assommé sur la place sans le gentilhomme qui l’en empêcha » (Mme de La Guette, op. cit., p. 56-57).
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[19]
Ibid., p. 66-67.
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[20]
La mort du jeune fils de sept ans n’obéit pas tout à fait au même schéma car les signes que la mémorialiste nous fournit de son « déplaisir sensible » sont moins outrés. Il n’en reste pas moins qu’elle ne nous invite pas davantage à partager l’intimité de son émotion ; gestes accomplis et mots pour raconter résonnent de façon purement conventionnelle, troublés seulement par des détails discordants qui achèvent d’ôter à l’épisode tout caractère pathétique : « J’avais assez de loisir pour contempler ce cher enfant et l’arroser de mes larmes, puisque je fus plus de deux heures sans qu’il revînt ni valet ni servante. Enfin ils parurent, et furent avertir ma sœur et M. de Vibrac, qui accoururent pour me consoler et ôter mon enfant d’auprès de moi » (ibid., p. 104).
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[21]
Ibid., p. 69.
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[22]
« Nous mangeâmes de grand appétit et demeurâmes à table à la hollandaise, c’est-à-dire fort longtemps. Nous y dîmes cent choses plaisantes, car mon mari était d’une humeur extrêmement railleuse et facétieuse » (ibid., p. 121).
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[23]
Ibid., p. 39.
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[24]
Ibid.
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[25]
Ibid., p. 41.
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[26]
Mme de La Guette monte à cheval comme un homme « jambe de ça jambe de là » (ibid., p. 117) : « J’avais un plaisir extrême de leur jeter de la poudre aux yeux ; car j’ai été en mon temps bonne cavalière, et bien des gens se faisaient un divertissement de me voir pousser un cheval » (ibid., p. 62).
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[27]
Cette absence de pudeur a son pendant du côté de l’interprétation des signes : ainsi, elle raconte comment elle s’entremet pour aider le comte de Marsin à trouver femme et le présente à une jeune fille dont elle guette la réaction : « À ce mot de Marsin, Mlle de Clermont prit un rouge le plus beau et le plus naturel qui se soit jamais vu. Je dis en moi-même : “L’affaire va bien ; car quand on a de l’indifférence pour les gens, on n’a jamais d’émotion” » (ibid., p. 90). Pour Mme de La Guette, le domaine de l’émotion est simple et univoque. Il suffit, pour s’en convaincre, de comparer cette conclusion avec un échange entre M. de Clèves et Mlle de Chartres, alors que le premier se plaint de l’absence de sentiments de la jeune fille à son égard : « – Vous ne sauriez douter, reprit-elle, que je n’aie de la joie de vous voir, et je rougis si souvent en vous voyant que vous ne sauriez douter aussi que votre vue ne me donne du trouble. – Je ne me trompe pas à votre rougeur, répondit-il ; c’est un sentiment de modestie, et non pas un mouvement de votre cœur » (Mme de Lafayette, Romans et nouvelles, éd. É. Magne, Paris, Garnier, 1970, p. 258-259).
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[28]
Voir à ce propos la contribution de Michèle Rosellini à ce numéro.
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[29]
Mme de La Guette, op. cit., p. 130
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[30]
Ibid., p. 46.
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[31]
Lorsqu’on lit les contributions d’Emma Gilby et de Myriam Dufour-Maître à ce numéro, on mesure combien le fameux « dilemme » cornélien est surtout la preuve qu’avec Corneille tout particulièrement s’ouvre la possibilité d’une publication de l’intime. Voir aussi K. Ibbett, « Pity, Compassion, Commiseration : Theories of Theatrical Relatedness », Seventeenth-Century French Studies, vol. 30, n° 2, 2008 : en s’appuyant notamment sur Corneille, Katherine Ibbett montre comment au XVIIe siècle, la compassion remplace la pitié aristotélicienne, celle-là plus extérieure, celle-ci au contraire plus générale, plus sociable.
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[32]
Sa « virilité » intérieure ne pousse en effet pas la narratrice à changer son point de vue méprisant sur les femmes, au contraire, comme le montre la sentence qui illustre l’éducation de ses propres filles : « Il les faut toujours tenir à sa ceinture ou en religion ; et, pour conclusion, ce sont de fâcheuses bêtes, et bien à charge des mères qui aiment l’honneur. » (ibid., p. 108)
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[33]
Ibid., p. 61.
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[34]
La « douleur inconcevable » causée par la mort ce fils aîné, tôt parti à la guerre, comme du reste les inquiétudes suscitées par son service, donne lieu à un récit plus personnel. Cependant, les marques extérieures du deuil restent essentielles : « J’appris la triste et fatale nouvelle de la mort de mon cher fils trois ou quatre jours après. Ah ! quels cris et quelles lamentations nous faisions, ma belle-fille et moi ! Tout d’un coup notre maison fut remplie d’un grand nombre de dames qui avaient compassion de nous et qui plaignaient notre perte » (ibid., p. 174).
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[35]
Ibid., p. 58.
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[36]
Ibid., p. 60.
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[37]
Il est difficile de ne pas entendre l’écho du nom propre des La Guette. Difficile aussi d’en donner une interprétation…
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[38]
Ibid., p. 120.
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[39]
Une scène plus longue et moins tragique dans laquelle la narratrice joue au contraire un rôle central présente les mêmes éléments burlesques (ibid., p. 79).
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[40]
Marguerite de Valois, op. cit., p. 75. On notera l’importance, compte-tenu de l’analyse qui précède, de ce « encore qu’il y eût de la compassion » : la tournure impersonnelle n’empêche pas la narratrice de faire une hypothèse complexe concernant la réaction de M. de Nançay, laquelle lui paraît donc paradoxale, et non dénuée d’empathie. Chez Mme de La Guette, on ne rencontre jamais aucune hypothèse de ce genre.
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[41]
« Les cicatrices laissées sur le corps formaient un langage censé exprimer la valeur […]. Dans les placets, par exemple, la douleur n’était pas la conséquence intimement vécue de la blessure, mais l’une de ses manifestations, elle aussi tournée vers le public. » L’analyse corrobore ce que nous venons de voir : il s’agit du reste moins d’émotion que d’honneur et de dette publique. Comme le note Furetière dans son dictionnaire, la cicatrise du reste n’est honorable que si elle est de face : pourtant, une blessure reçue en fuyant ne doit pas faire moins souffrir qu’une blessure faite en combattant (H. Drévillon, L’Impôt du sang. Le métier des armes sous Louis XIV, Paris, Tallandier, 2005, p. 424-425).
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[42]
Ibid., p. 426-427.
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[43]
Ibid., p. 426.
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[44]
Se fondant sur les travaux de Françoise Davoine et de Jean-Max Gaudillière (Histoire et trauma. La folie des guerres, Paris, Stock, 2006), Patrice Loraux s’est interrogé sur les effets produits sur la sensibilité commune par le spectacle supporté de l’extermination ou de la torture de l’autre : « Si on a supporté cela, je propose l’axiome suivant : il se produit une pétrification de l’affectivité qui, tout en sachant ce qu’elle fait, très efficacement, très activement, n’est plus en état de ressentir […]. Une blessure “ouverte”, alors même qu’elle fait souffrir, n’est presque pas grave comparée à l’impossibilité traumatique d’être une surface qui accueille, donc une surface de passibilité. Il n’y a plus rien de passible dans un réel de cette nature. […] Le trauma est à double détente, sur l’agent impassible, et sur celui qui est porté “outre douleur” » (P. Loraux, « Les disparus », dans L’Art et la mémoire des camps : représenter, exterminer, J.-L. Nancy éd., Paris, Seuil, 2001, p. 48).
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[45]
Ce lien est fondé sur la reconnaissance de « ce qui fait l’humain chez l’autre, à savoir sa part inviolable de passibilité à laquelle je suis lié par un contrat indéfectible, garant, à son tour, de ma propre passibilité » (ibid.).
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[46]
Voir P. Loraux, « Consentir », dans Le Consensus, nouvel opium ?, dir. M. Olender, Paris, Éditions du Seuil, 1990. Cf. H. Merlin-Kajman, « Peur, rire et outrage : la face sombre de la “culture carnavalesque” », Cahiers Textuel, n° 51 (« Peur et littérature du Moyen Âge au XVIIe siècle », dir. P. Debailly et Fl. Dumora), juin 2007.
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[47]
Th. de Viau, Œuvres poétiques, Première partie, XXXVII, v. 26, éd. G. Saba, Paris, Bordas, « Classiques Garnier », 1990, p. 116.
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[48]
Ibid., v. 103, p. 119.
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[49]
Ibid., v. 116-126, p. 119-120.
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[50]
Ibid., v. 123, p. 120.
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[51]
Ibid., v. 117, p. 119.
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[52]
Ibid., v. 131-134, p. 120.
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[53]
Sur ce texte, voir ici même la contribution d’Alexander Roose.
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[54]
H. de Campion, Mémoires, éd. M. Fumaroli, Paris, Mercure de France, 1990, p. 131-132.
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[55]
Ibid., p. 212-213.
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[56]
Ibid., p. 39-40.
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[57]
Les Mémoires de Mme de La Guette se terminent aussi sur la mort d’un enfant, et rapportent comment cette épreuve est suivie d’une violente maladie. Henri de Campion raconte la même expérience. Mais alors que le récit de Mme de La Guette se clôt sur une sorte de prière assez conventionnelle qui s’enchaîne mal à la narration des mémoires, celui de Campion débouche sur une méditation qui jette une lumière rétrospective bouleversante sur l’entreprise de l’écriture elle-même.
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[58]
Certes, Campion ouvre ces Mémoires en déplorant au contraire une absence de texte : « Le déplaisir que j’ai ressenti de ne pouvoir être instruit des principales actions de mes ancêtres, sur lesquelles j’aurais pu, dans ma jeunesse, régler mes mœurs et ma conduite, m’engage à donner aujourd’hui à mes enfants cette satisfaction que j’ai souhaitée inutilement » ; mais immédiatement après, contrairement à Mme de La Guette, Campion place son écriture sous le signe de ses lectures. C’est évidemment par là aussi qu’il rencontre une écriture qui sort du privé.