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Article de revue

Émotions lyriques, émotions publiques ?

Pages 211 à 224

Notes

  • [1]
    Voir les pages que consacre Anne-Madeleine Goulet à cette « fureur lyrique » dans Poésie, musique et sociabilité au XVIIe siècle : les « Livres d’airs de différents auteur » publiés chez Ballard de 1658 à 1694, Paris, Champion, 2004, p. 421-460. Je la remercie ici chaleureusement pour la discussion impromptue que nous avons eue un jour de juin 2007 sur la question des émotions publiques dans les divertissements autour des airs, au cours de laquelle elle m’a généreusement prodigué conseils et références.
  • [2]
    Les sons de la voix expriment la douleur et le plaisir, c’est pourquoi la voix appartient à la fois à l’homme et aux animaux. Mais « seul d’entre les animaux l’homme a la parole » : « [t]el est, en effet, le caractère distinctif de l’homme en face de tous les autres animaux : seul il perçoit le bien et le mal, le juste et l’injuste, et les autres valeurs, dont la possession commune fait la famille et la cité » (Aristote, Politique, I, ii, 10-12, éd. et trad. J. Aubonnet, Paris, Les Belles Lettres, 1968).
  • [3]
    M. Le Faucheur, Traité de l’action de l’orateur ou de la prononciation et du geste [Paris, A. Courbé, 1657, p. 90-91], dans Sept traités sur le jeu du comédien et autres textes. De l’action oratoire à l’art dramatique (1657-1750), éd. S. Chaouche, Paris, Champion, 2001, p. 82.
  • [4]
    Voir, par exemple, la très récente étude du sociologue Claudio Benzecry, qui interprète le parcours de l’amateur d’opéra en termes d’étapes du sentiment amoureux : « Becoming a fan. On the seductions of opera », Qualitative Sociology, vol. 32 / 2, juin 2009, p. 131-151.
  • [5]
    A.-M. Goulet, op. cit. ; id., Paroles de musique (1658-1694) : catalogue des « Livres d’airs de différents auteurs » publiés chez Ballard, Sprimont, Mardaga, 2007.
  • [6]
    Telle cette histoire fictive racontée dans le Mercure Galant, qui met en scène une jeune fille « qui charmait par sa voix », chaperonnée par sa mère, se retrouvant un jour chez une dame « dont les manières attiraient beaucoup de monde » : « La Dame de la maison […] pria [la jeune fille] de ne luy pas refuser la satisfaction d’entendre d’elle un Air nouveau qui avait beaucoup de cours. Elle le chanta d’une manière à charmer, & qui passa tout ce qu’on s’était promis de sa voix » – à la suite de quoi, un marquis tombe immédiatement amoureux d’elle (Mercure Galant, août 1691, p. 188-194 ; cité par A.-M. Goulet, Poésie, musique et sociabilité au XVIIe siècle, op. cit., p. 473).
  • [7]
    J.-L. Le Cerf de La Viéville, Comparaison de la musique italienne et de la musique françoise. Où, en examinant en détail les avantages des Spectacles, & le mérite des Compositeurs des deux nations, On montre quelles sont les vrayes beautez de la Musique, 2nde éd., Bruxelles, Fr. Foppens, 1705 [réimpr. Genève, Minkoff, 1972], IVe dialogue, p. 83.
  • [8]
    M. Fumaroli, « De l’âge de l’éloquence à l’âge de la conversation : la conversion de la rhétorique humaniste dans la France du XVIIe siècle », dans B. Bray et Chr. Strosetzki (dir.), Art de la lettre, art de la conversation à l’époque classique en France, Paris, Klincksieck, 1995, p. 41-42.
  • [9]
    A.-M. Goulet, Poésie, musique et sociabilité au XVIIe siècle, op. cit., p. 436.
  • [10]
    Mlle de Scudéry, Clélie, histoire romaine, dédiée à Mademoiselle de Longueville, Paris, A. Courbé, 1654-1661, l. III, p. 1076 ; cité par Th. Gérold, L’Art du chant en France au XVIIe siècle, Strasbourg, Strasbourg, Commission des publications de la Faculté des Lettres, 1921, p. 106 (nos italiques).
  • [11]
    Mlle de Scudéry, op. cit., l. III, p. 1325 ; cité par Th. Gérold, op. cit., p. 106 (nos italiques).
  • [12]
    Cl. Brossette, Mémoires, cité par S. Ben Messaoud, « Boileau et Mademoiselle Le Froid, ou l’amitié d’un librettiste avec une interprète de Lambert », Revue de Musicologie, 1998, t. 84, p. 31.
  • [13]
    On pourrait, dans une certaine mesure, reprendre les analyses d’Antoine Lilti sur l’« auditoire » des théâtres de société au XVIIIe siècle : il oppose cet « auditoire » au « public » des théâtres publics, comme groupe en représentation, conscient de soi, notamment en raison de sa participation financière et de sa légitimité d’instance critique (A. Lilti, « Public ou sociabilité ? Les théâtres de société au XVIIIe siècle », dans De la Publication. Entre Renaissance et Lumières, Chr. Jouhaud et A. Viala éd., Paris, Fayard, 2002, p. 290).
  • [14]
    B. de Bacilly, L’Art de bien chanter, augmenté d’un Discours qui sert de Réponse à la Critique de ce Traité, Paris, Ballard, 1679 [réimpr. Genève, Minkoff, 1974], « Discours qui sert de réponse à la Critique de l’Art de chanter », p. 11-12.
  • [15]
    C. Kintzler, Poétique de l’opéra français, de Corneille à Rousseau, Paris, Minerve, 1991, p. 355-394.
  • [16]
    Sur cette innovation, qui, à l’Opéra, avait pour but immédiat de faciliter le fonctionnement des machines, voir J.-J. Roubine : « Fabrique de l’illusion », dans Le Théâtre en France, dir. J. de Jomaron [Paris, A. Colin, 1992], Paris, Le Livre de Poche, « La Pochothèque », p. 405. À la Comédie-Française, les banquettes ne disparaîtront qu’en 1759.
  • [17]
    Mme de Sévigné, Lettre du 8 janvier 1674 à Mme de Grignan, Correspondance, éd. R. Duchêne, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1974, t. I, p. 661.
  • [18]
    J.-L. Le Cerf de La Viéville, op. cit., p. 139.
  • [19]
    Ibid.
  • [20]
    Ibid.
  • [21]
    Ibid.
  • [22]
    G. de Cordemoy, Discours physique de la parole, Paris, Michallet, 1677, p. 67 et 86 ; p. 131.
  • [23]
    J. Bonnet et P. Bonnet-Bourdelot, Histoire de la musique et de ses effets, depuis son origine jusqu’à présent, & en quoi consistent ses effets, Paris, J. Cochart, É. Ganeau et J. Quillau, 1715, p. 281.
  • [24]
    Cette disparition progressive d’une pensée ontologique du politique et le renversement de perspective qui en résulte est au cœur de Public et littérature en France au XVIIe siècle, Paris, Les Belles Lettres, 1994.
  • [25]
    Manuel Couvreur soutient que « la tragédie en musique sert à endormir les consciences par des occupations futiles. Une fois le champ libre, le roi peut alors conduire les affaires de l’État à sa guise » (M. Couvreur, Jean-Baptiste Lully. Musique et dramaturgie au service du Prince, s.l., M. Vokar, 1992, p. 404). Faisant référence à Jean-Marie Apostolidès, il soulève aussi la possibilité d’un renversement du processus contre le roi (J.-M. Apostolidès, Le Roi-Machine. Spectacle et politique au temps de Louis XIV, Paris, Éditions de Minuit, 1981, p. 155 sq.)
  • [26]
    H. Merlin-Kajman, Public et littérature en France au XVIIe siècle, op. cit., p. 385.
  • [27]
    « L’évolution [de la notion de public] résulte de plusieurs facteurs liés, mais malaisés à cerner ensemble : la langue qui nomme change de nature ; ce qu’elle nomme subit des transformations irréversibles après les guerres de religion : enfin, l’espace “littéraire” au sein duquel se reproduisent ces changements sert lui-même de médiateur pour les effectuer. Loin de constituer un lieu d’application ou un reflet, cet espace “littéraire” fournit le creuset imaginaire où le nouveau sens de la notion de public s’élabore, le foyer à partir duquel des images, des perceptions, prennent une cohérence discursive » (ibid.).
  • [28]
    Nous nous permettons de renvoyer à notre thèse de doctorat : La Voix féminine et le plaisir de l’écoute, des rhétoriques à la tragédie en musique, dir. H. Merlin-Kajman, Université de Paris 3, 2007 ; voir notamment chap. 7 (« Voix et féminin, quelles menaces pour l’écoute ? ») et chap. 8 (« Solutions de plaisir »).
  • [29]
    « Relation des opera, representez à Venise pendant le Carnaval de l’année 1683 », Mercure galant, mars 1683, p. 243-245.
  • [30]
    Fr. Raguenet, Parallele des Italiens et des François en ce qui regarde la Musique et les Opéra, Paris, J. Moreau, 1702, p. 58-59.
  • [31]
    Ibid., p. 78-79.
  • [32]
    J. Offray de La Mettrie, L’Homme machine, Paris, Pauvert, 1966, p. 37-38 ; cité par B. Didier, La Musique des Lumières, Paris, Puf, 1985, p. 134.
  • [33]
    J. de Lespinasse, Lettre du 22 septembre 1774, Lettres de Mlle de Lespinasse, Paris, Garnier, s.d., p. 127.
  • [34]
    J.-J. Rousseau, Les Confessions, VIII, Œuvres complètes. I, éd. B. Gagnebin et M. Raymond, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de La Pléiade », 1981, p. 314.
  • [35]
    H. Merlin-Kajman, op. cit., p. 385. Sur cette même question, voir : « Le moi dans l’espace social. Métamorphoses du XVIIIe siècle », dans L. Kaufmann et J. Guilhaumou (éd.), L’Invention de la société. Nominalisme politique et science sociale au XVIIIe siècle, Paris, Éditions de l’EHESS, 2004, p. 23-43.
  • [36]
    « C’est souvent sur la foi d’autrui que les hommes adoptent le système qu’ils enseignent ensuite, et la voix publique qui s’explique en sa faveur, n’est ainsi composée que d’échos répetans ce qu’ils ont entendu. [Au contraire,] ceux qui parlent d’un poème, disent ce qu’ils ont eux-mêmes senti en le lisant. Chacun porte un suffrage qu’il a formé sur sa propre expérience » (J.-B. Dubos, Réflexions critiques sur la poésie et sur la peinture, II, 34, Paris, ENSBA, 1993, p. 331).
  • [37]
    Sur ce désintéressement, qui a pu motiver en retour, notamment chez Nietzsche et Artaud, l’exigence d’un art « intéressé », engageant la vie même du créateur et, à ce titre, agissant sur le monde, voir les analyses de Giorgio Agamben dans L’Homme sans contenu, Paris, Circé, 1996.
  • [38]
    D. Diderot, Le Neveu de Rameau, éd. J. Fabre, Genève, Droz, 1963, p. 82 sq. Avant cette scène éblouissante qui s’étend sur plusieurs pages, le personnage du Neveu, d’emblée caractérisé par sa « vigueur de poumons » (p. 4), a déjà eu l’occasion de chanter à deux reprises (p. 26 et 76). Pour Hegel, explique G. Agamben, le personnage du Neveu de Rameau montre que « l’extrême décantation du type de l’homme de goût » est « nécessairement liée à la dissolution des valeurs sociales et de la foi religieuse » (G. Agamben, op. cit., p. 34-38).
  • [39]
    J.-L. Nancy, Vérité de la démocratie, Paris, Galilée, 2008. Voir notamment le chap. X (« Inéquivalence »), p. 45-47.
  • [40]
    L’actualité de cette question est patente : il n’est qu’à voir le dernier ouvrage de Jacques Rancière, dans lequel l’auteur interroge la capacité et la nécessité pour l’art de se détacher de la mimèsis pour parler du monde commun (Le Spectateur émancipé, Paris, La Fabrique, 2008).
  • [41]
    J.-L. Nancy, op. cit., p. 34-36.
  • [42]
    « La naissance de la démocratie a été grevée de l’oubli dont on vient de parler. En se représentant que la monarchie assumait l’intégralité du destin – de l’existence ou de l’essence – des peuples, nations ou communautés, la première pensée de la démocratie se vouait à se décevoir elle-même » (ibid., p. 37).

1La musique vocale connaît au XVIIe siècle un essor fulgurant : les genres se multiplient, les maîtres de chant sont à la mode, certains interprètes deviennent des vedettes. Dans les salons, les ruelles, et bientôt à l’Académie Royale de Musique, qui ouvre ses portes au Jeu de Paume de Bel-Air en 1671, avant d’occuper, l’année d’après, la salle du Palais-Royal, les occasions de rassemblement autour de la voix chantée sont donc toujours plus nombreuses. Pourtant, malgré l’évidence objective de ces « publics », on peut s’interroger. Qu’y a-t-il de véritablement public dans ces assemblées ? Les émotions données par la voix – car il s’agit bien de cela dans cette « fureur lyrique [1] » grandissante – sollicitent-elles le sentiment d’appartenir à un groupe aux intérêts communs ? Les auditeurs gagnés par le plaisir et les larmes se sentent-ils concernés, au-delà d’eux-mêmes, dans ce qui les rend aptes à vivre avec les autres ?

2Ces questions se posent car si c’est bien la voix qui est mise à l’honneur avec ces nouveaux genres profanes dégagés de la polyphonie – la voix et non plus l’ordre harmonique, les mots qui chantent et non plus les nombres –, si ce qui attire et rassemble, c’est bien la face sonore du langage, ce qui l’obscurcit et le fait vibrer, on se trouve face à une contradiction : la voix n’est-elle pas, selon Aristote, ce qui précisément en raison de sa charge émotionnelle, entrave la destinée « publique » du logos ? De fait, selon Aristote, seul le logos permettrait de discuter de l’utile et du nuisible, du juste et de l’injuste, autrement dit d’organiser le vivre-ensemble, tandis que la phônè, que l’homme a en partage avec les animaux, se limiterait à l’expression des émotions. Si l’homme est homme, s’il est un animal politique, donc, ce ne serait que parce qu’il a en sa possession autre chose – ou davantage – que la voix [2].

3De là l’antique méfiance que les théoriciens du XVIIe siècle reprennent à leur compte à l’égard de la manifestation trop appuyée de la voix dans l’action rhétorique : trop chantante ou même trop rude, c’est-à-dire tout simplement trop repérable pour elle-même, la voix risque de détourner le discours de son but, de parasiter, paralyser le sens et par là de dissoudre le vivre-ensemble. Cet enjeu majeur de l’actualisation vocale apparaît clairement sous la plume du ministre et prédicateur protestant Michel Le Faucheur, dans le premier ouvrage en français consacré à l’éloquence du corps :

4

[C]e que Dieu a fait en la création de l’Univers, lequel il a distingué en tant de différentes espéces qui s’y voyent, sans quoy ce ne seroit qu’une masse confuse & informe ; & en la production de nos corps qu’il a composez de tant de diverses parties, sans quoy ils ne seroient qu’une masse de chair laide & hideuse : nous le devons faire en nos Discours publics, non seulement pour l’Invention, pour la Disposition, & pour l’Élocution, mais aussi pour la Prononciation. [3]

5Confusion, désintégration symbolique des corps et du corps social : c’est tout l’art de bien parler qui doit être employé à contrer cette menace, jusqu’à la diction et aux tons de voix.

6Certes, la musique vocale n’est pas la rhétorique, mais on sait combien les effets de la parole sont pris au sérieux au XVIIe siècle, même ou plutôt surtout quand celle-ci n’est plus dans la droite ligne de l’éloquence : fascinantes voix du masque sur la scène, charmes insinuants de la conversation… Aussi, accorder du crédit à la définition aristotélicienne de la voix pour s’interroger sur la teneur « publique » des rassemblements autour de la musique vocale n’est pas trahir les préoccupations des contemporains. Et si c’est un peu bousculer les idées communément admises aujourd’hui sur l’art lyrique comme art par excellence sans rapport avec la vraie vie – avec ses enjeux politiques, sociaux, économiques –, et dont la valeur se mesure à sa capacité de bouleversement individuel [4], cela nous aidera peut-être à démêler quelque chose du statut paradoxal des émotions artistiques dans notre société, prises entre la calme évidence de leur inconséquence, de leur gratuité, et la menace que sont censés faire peser sur elles le monde et ses contraintes toujours plus pressantes d’utilité et de rentabilité.

7Le genre de l’air permet particulièrement d’observer la nouvelle vocalité qui se déploie au XVIIe siècle. Les travaux d’Anne-Madeleine Goulet [5] ont montré l’incroyable engouement pour le genre de l’air sérieux, forme poético-musicale qui associe un air à une ou plusieurs voix à un texte souvent galant, amoureux ou champêtre. Ces airs s’inscrivent au cœur d’un complexe réseau d’échanges : on les fait circuler, on les enseigne, on se retrouve pour leur exécution, et surtout, on en parle, on écrit sur eux – les témoignages, récits fictifs, poésies sont nombreux, en effet, qui célèbrent ces rencontres autour d’une « belle voix [6] ». Au début du XVIIIe siècle, le théoricien et grand amateur de musique Le Cerf de La Viéville loue le rôle fédérateur de cette pratique à l’occasion d’une considération originale sur l’accompagnement instrumental :

8

On sçait que l’accompagnement aide & adoucit la voix : Cependant une belle voix, qui n’est point accompagnée, ne devient pas insuportable, au contraire, il arrive souvent que cet espece de negligence ne lui nuit point : il y a des momens où l’accompagnement est presque incommode. La conversation languit : on prie quelqu’un de chanter un Air, on l’écoute, on recommence à causer. S’il avoit proposé d’envoyer chercher une basse de viole, on se seroit séparé. [7]

9C’est aussi que ces pratiques s’inscrivent dans une conception nouvelle de la parole dont on pense qu’elle peut tolérer une plus grande douceur, une plus grande musicalité sans cesser d’œuvrer pour le vivre-ensemble : on reconnaît là les principes de la conversation, déclinaison atténuée de l’éloquence, qui, à l’écart de toute « finalité étroite » didactique, comme l’a souligné Marc Fumaroli, conjugue docere avec delectare[8]. L’accent n’est plus mis sur la transmission verticale du discours, de l’inventio à l’actio et de l’orateur au public, mais sur la circulation horizontale de la parole ; les enjeux de contenu du discours sont minimisés, le « bien dire » est autant un « bien être ensemble », ce qui favorise une appréhension décomplexée de la séduction de la forme.

10Peut-on alors affirmer que du « public » s’élabore dans ces assemblées où s’entendent les airs ? Ce qui est certain, c’est que quelque chose comme du lien social s’éprouve, et cela, dans la manière même dont il s’enseigne : l’air, écrit Anne-Madeleine Goulet, « participe à une certaine forme d’éducation, non scolaire, visant à diffuser les principes d’urbanité et de sociabilité qui régentent la vie des élites sociales de l’époque [9] ». Il s’agit donc de tout mettre en œuvre pour que le moment de l’exécution soit aussi plaisant que possible, sans chute d’attention, mais aussi sans débordement. C’est pourquoi, d’ailleurs, la voix du chant, comme celle de la conversation, et comme celle de l’éloquence avant elle, doit être tenue entre deux extrêmes : ni trop austère, bien sûr, ni trop suave. Car elle doit plaire sans captiver totalement les auditeurs, et pour cela, ne doit pas non plus posséder l’interprète. Le critère de la contenance – cet idéal de modération étendue à tout le comportement, qui garantit l’intégrité morale du sujet et, par là-même, signale sa disponibilité à l’autre – est en effet fondamental, et se repère notamment dans les louanges adressées à une certaine forme de désinvestissement dans la pratique du chant : « Nérinte a la voix douce et fort belle, elle chante mesme fort agréablement, quoyqu’elle ne s’en soucie pas[10] ». Plus loin, dans un commentaire un peu plus fourni, Mlle de Scudéry précise :

11

Outre ces qualités elle a encore une voix douce, juste et charmante et ce qu’il y a de plus louable c’est que, quoy qu’elle chante d’une maniere passionnée et qu’on peut effectivement dire qu’elle chante fort bien, elle chante pourtant en personne de condition, c’est-à-dire sans y mettre son honneur, sans s’en faire prier et sans façon, et elle fait cela si galamment qu’elle en devient encore plus aimable. [11]

12Dans les deux cas, l’attitude désinvestie ne semble pas sur le même plan que les autres qualités : la contenance n’est pas seulement souhaitable, et compatible avec la maîtrise de l’art du chant, elle est la condition sine qua non pour que l’assistance profite de la belle voix et de la technique de la chanteuse. Le divertissement chanté doit tenir ensemble les participants sans les envahir, ni les submerger.

13Cette attention portée à la manière de donner la voix signale donc l’investissement dont le chant fait l’objet comme outil relationnel. Et pourtant, on peut hésiter à donner une valeur « publique » à ces rassemblements autour des airs. En effet, ce que les airs confirment et produisent, ce sont des assemblées organisées par un rapport de familiarité élargie : le cercle des invités obéit à une logique fine de relations sociales, et les interprètes eux-mêmes sont le plus souvent présents en qualité d’amis. Du reste, la simplicité musicale des airs est telle qu’ils peuvent être exécutés par des amateurs : ainsi, tel interprète retourne bientôt dans l’assistance comme auditeur ; les places s’échangent, bougent. Dans les salons et dans les ruelles, les émotions portées par la voix flattent ainsi plus ou moins vivement un sentiment d’entre-soi, si bien qu’à force d’être présupposé, l’horizon commun est en quelque sorte invisible, inexistant. Les participants n’ont pas à se projeter hors d’eux-mêmes pour penser le lien qui les unit aux autres. C’est l’immédiateté, la quasi-transparence des émotions qui prévalent, non sans risque, comme l’illustre de manière particulièrement intense cette anecdote, rapportée dans les Mémoires de Claude Brossette, montrant le trouble qui gagne Mlle Le Froid lorsque celle-ci réalise que les paroles de l’air de Lambert qu’elle interprète peuvent évoquer indirectement les relations du roi avec Mme de Montespan, l’un et l’autre devant elle – la chanson montre un amoureux déçu qui essaie de se convaincre qu’il n’aime plus l’infidèle Sylvie, alors que, comme le précise plus haut Brossette, Louis XIV commence à se détourner de sa maîtresse :

14

Ce ne fut qu’en chantant ce dernier vers que Mad[emoisel]le de Leuffroy sentit combien la chanson convenait peu à l’état présent des sentiments où était le Roi à l’égard de Mad[am]e de Montespan. Cette réflexion troubla la chanteuse, qui faillit à perdre la voix ; et à peine pût-elle promptement avec une voix tremblante et à demi éteinte, achever la chanson. Ce qui acheva de la déconcerter, fut que Mad[am]e de Montespan ne pût s’empêcher de marquer le dépit violent que cette maudite chanson lui causa. [12]

15Ici, les émotions affleurent et semblent contenues de justesse pour que les assistants restent proprement ensemble. Ce qui explique cette immédiateté, ce sont bien sûr les proportions réduites du dispositif musical, mais c’est surtout la structure du divertissement qui, sans les confondre, inscrit interprètes et auditeurs dans une circulation horizontale des émotions : ni les uns ni les autres ne sont en représentation [13].

16C’est de cela que se démarque nettement l’opéra, et en particulier la tragédie en musique, le plus abouti et le plus estimé des genres opératiques. Avec l’opéra, un cap est franchi : la voix est présente dans des proportions inédites – plus dense, plus forte, plus longtemps – et surtout selon un dispositif inédit : elle est donnée en représentation à une assistance nettement distincte des interprètes.

17En fait, la dimension est nouvelle parce que le dispositif est nouveau. Certes, le changement de style n’est pas radical avec le répertoire des airs : celui-ci a d’ailleurs fourni beaucoup des « petits airs » intégrés à la trame musicale du récitatif. Et, comme celle des airs, la voix d’opéra conserve un lien avec la parole articulée, intelligible : l’écriture est syllabique, il n’y a pas de vocalise, pas de cri, et la tessiture est réduite, notamment pour les femmes, minimisant le recours à la voix de tête, c’est-à-dire au registre le plus distinct de celui de la voix parlée. Dans la tragédie en musique comme dans l’air sérieux, la voix n’est donc jamais donnée indépendamment du langage et répond au principe de contenance. Tout semble fait pour éviter la fascinante lisseur, la rondeur immobile du timbre pur.

18Et pourtant, la présence de la voix est incontestablement plus marquée. Les partisans du style ancien ne se privent pas de le dénoncer : ainsi Bénigne de Bacilly, théoricien du chant et auteur lui-même d’airs, se montre très critique à l’égard de la nouvelle manière de chanter, comme il le signale dans le Discours qui accompagne l’édition de 1679 de son Art de bien chanter :

19

Plusieurs s’imaginent que le chant tenant de la déclamation et ayant pour but d’exprimer les passions doit être exécuté avec beaucoup d’affectation, que d’autres appelleroient outrer le chant. Pour moi, je tiens que ce n’est pas voir adjoûté au chant que cette grande affectation qui souvent est accompagnée de grimace, si ce n’est pour le récitatif, je veux dire pour le théâtre ; mais pour le chant qui se pratique dans les ruelles je soutiens que c’est adjoûter de l’agrément que d’en retrancher cette façon de chanter trop ampouslée qui en ôte toute mignardise et toute la délicatesse. [14]

20Seul le théâtre rend tolérable ce chant « outré » pour Bacilly. Par là, il souligne l’affinité entre l’énergie et le volume nouveaux gagnés par le chant et le genre dramatique. Car la voix d’opéra ne raconte plus, ni ne s’adresse à une Iris ou à un Damis de convention, mais elle est bien destinée avant tout à un personnage caractérisé, construit par l’intrigue ; c’est le rôle qu’elle joue qui lui donne sa légitimité. C’est pour cela qu’elle est plus puissante, et pour cela aussi qu’elle s’impose au-delà des intermittences des ballets, dans lesquels alternaient répliques parlées et répliques chantées. On ne chante pas « pour chanter », mais parce que la poétique du théâtre lyrique le permet. En effet, comme l’a montré Catherine Kintzler dans ses travaux fondateurs, l’usage du chant à l’opéra est toujours motivé dramatiquement : il a besoin, pour être apprécié, que la fiction lui confère le statut de parole merveilleuse ou de parole infléchie par les passions [15].

21La voix est donc plus forte, plus autonome parce qu’elle est donnée autrement, donnée comme n’appartenant pas au même univers que celui des auditeurs. Du reste, cette structure propre au genre de l’opéra est vite validée par la topographie des lieux d’écoute : dès 1699, soit soixante ans avant le théâtre parlé, les banquettes de scène sont supprimées dans la salle du Palais-Royal [16], ce qui a pour effet de radicaliser la séparation entre la scène et les auditeurs.

22Ainsi, bien plus nettement que dans un salon, l’auditeur de la tragédie en musique se trouve dans une situation de réception seconde dont on peut penser que, structurellement, elle le détache des exécutants pour le rapprocher des autres auditeurs. Or c’est bien ce que semblent confirmer les témoignages sur la circulation des émotions dans la salle d’opéra. Ce qui est frappant, c’est le sentiment d’un partage. Dans un passage connu, qui restitue l’atmosphère des premiers opéras, Mme de Sévigné évoque ses pleurs pour noter qu’ils la raccordent à Mme de La Fayette :

23

On joue jeudi l’opéra qui est un prodige de beauté : il y a des endroits de la musique qui ont mérité mes larmes. Je ne suis pas la seule à ne les pouvoir soutenir ; l’âme de Mme de La Fayette en est alarmée. [17]

24Cédant sous l’assaut des émotions, Mme de Sévigné n’en reste pas moins attentive aux autres auditeurs. Il s’esquisse une solidarité du plaisir dans les larmes. Le Cerf de La Viéville, au début du XVIIIe siècle décrit, quant à lui, le peuple qui palpite au rythme de l’intrigue d’Armide et exprime son contentement d’un « mouvement unanime [18] » :

25

Lorsqu’Armide s’anime à poignarder Renaud, dans cette dernière Scene du 2. Acte, j’ai vû vingt fois tout le monde saisi de frayeur, ne soufflant pas, demeurer immobile, l’ame toute entiere dans les oreilles & dans les yeux, jusqu’à ce que l’air de Violon, qui finit la Scene, donnât permission de respirer ; puis respirant là avec un bourdonnement de joïe & d’admiration. […] Ce mouvement unanime du peuple me disoit fort sûrement, que la scène est ravissante. [19]

26Dans Persée, comme il le raconte ensuite, c’est le duo entre Phinée et Mérope qui gagne les suffrages des auditeurs : Le Cerf les voit « s’entremarquer l’un à l’autre par un penchement de tête, le plaisir qu’il leur avoit fait [20] ». À l’écoute d’Hésione, enfin, un groupe plus précis se dessine : réagissant aux vers par lesquels Anchise marque son allégeance amoureuse à Vénus, les « Dames », satisfaites, « s’entre-regarde[nt] & soûri[ent] [21] ».

27Ce que montrent donc ces témoignages, c’est une bruissante et joyeuse assemblée, où se multiplient les signes verbaux ou corporels à destination des autres. Il ne s’agit pas à proprement parler de langage, on le voit, mais on peut y reconnaître ce que Géraud de Cordemoy dans son Discours physique de la parole (1668) appelle « signes d’institution » pour les opposer précisément aux productions spontanées, et donc incontrôlables, de la voix naturelle déclenchées par les passions [22]. Pas de submersion par la voix, pas d’adhésion fascinée, mais un partage : le plaisir semble dépendre de la possibilité de communiquer son plaisir et de le reconnaître en l’autre.

28D’ailleurs, l’importance, pour ce plaisir d’écoute, de ce qui se dit et se communique est pensée par les contemporains : Bonnet et Bourdelot, dans leur Histoire de la musique et de ses effets, envisagent ainsi la nécessité d’une « nouvelle traduction » des opéras de Lully. Constatant en effet que les pièces de Molière elles-mêmes, en ce début de XVIIIe siècle, ont déjà besoin d’« un commentaire vivant » de certains passages pour être comprises, les auteurs proposent logiquement une solution aux difficultés qui ne manqueront pas de se présenter un jour, « peut-être dans un siècle », avec les premières tragédies en musique [23]. Cette hypothèse est remarquable pour son absence totale de fétichisme à l’égard du texte original. Il ne s’agit que de trouver un moyen pour faire perdurer le plaisir pris aux tragédies en musique, dont il apparaît bien alors qu’il est fondé sur un sentiment d’appartenance à un même espace d’expression langagière des passions.

29Comment rendre compte de ce style de circulation des émotions sinon en termes de souci du public ? Depuis la composition musicale jusqu’aux conditions de représentation, tout semble organisé pour que la puissance émotionnelle de la voix ne submerge pas complètement le langage. Non seulement la vocation du langage à tenir ensemble les membres de l’assistance doit être préservée, mais surtout – et c’est ce qui fait la différence avec les divertissements musicaux autour de l’air – tout est organisé pour que cette valeur soit réfléchie, mise en scène dans l’expérience offerte à chacun de se sentir membre du public en vertu de sa capacité à parler. Un vivre-ensemble explicitement éprouvé comme tel, donc, semble être l’enjeu.

30Les analyses d’Hélène Merlin-Kajman sont ici essentielles pour le comprendre : la tragédie en musique fait partie de ces lieux où s’essaye une nouvelle définition du public alors que vacille le sens ontologique du corps politique [24]. Contrairement à ce que suggèrent certains critiques, le public que fabrique la tragédie en musique n’a donc rien d’un leurre destiné à masquer les agissements du roi [25], ni rien d’une instance collective préexistant aux œuvres, et que celles-ci pourraient consolider en la purgeant de ses mauvaises passions – la problématique cathartique, du reste, n’occupe qu’une place insignifiante dans les très nombreuses réflexions sur la tragédie en musique. Il tend vers cette « figure […] de l’ensemble virtuel des lecteurs et spectateurs d’une œuvre “littéraire” [26] » – et musicale, ajouterons-nous –, espace de plaisir rescapé de l’emprise exclusive des émotions particulières et partagé comme tel.

31Mais si Hélène Merlin-Kajman a insisté sur l’importance du langage dans cette réélaboration [27], on voit maintenant le rôle essentiel qu’y joue ce qui borde le langage, à savoir l’inarticulé : si, au XVIIe siècle, quelque chose comme un public se réélabore autour des œuvres littéraires et musicales, c’est aussi parce que celles-ci offrent aux lecteurs, spectateurs, auditeurs la possibilité d’éprouver la fragile frontière entre langage et voix et de se représenter leur propre capacité d’expression comme un espace de choix : car c’est bien ce que fait la tragédie en musique, qui, dans la façon dont elle étire, décore, dérange subrepticement la langue commune, présente la voix et ses tentations pour inlassablement les écarter [28].

32Or dans l’histoire de l’art vocal en Occident, cette configuration est vraiment singulière : au même moment, en Italie, se déploie une vocalité exacerbée qui s’accompagne d’une sorte de neutralisation de la parole dans l’assistance. Un rédacteur du Mercure de France rapporte ainsi son étonnement devant la virtuosité des chanteuses italiennes et l’intensité des réactions :

33

Les Femmes y entendent la Musique en perfection, ménagent admirablement leurs Voix, & ont une certaine maniere de tremblement, de roulemens, de cadences & d’échos, qu’elles varient & conduisent comme elles veulent. C’est une chose assez plaisante, que du moment qu’elles ont finy quelque grand Airs, ou qu’elles sortent du Théatre, les Baracols (ce sont ceux qui conduisent les Gondoles) & mesme quantité de personnes plus considérables, s’écrient de toutes leurs forces, Viva Bella, viva, ah, Cara ! Sia benedetta. D’autres leur donnent d’autres louanges. [29]

34À la vocalité pleine donnée en spectacle – celle des femmes, nettement mieux formées techniquement qu’en France, ou celle, inouïes, des castrats – répondent dans la salle de véritables explosions d’enthousiasme qui accaparent complètement l’auditeur. Le témoignage de François Raguenet, théoricien français partisan de la musique italienne, adversaire de plume de Le Cerf de La Viéville, offre un tableau encore plus radical :

35

On est extasié de plaisir ; il faut se récrier pour se soulager, il n’y a personne qui puisse s’en défendre ; on attend avec impatience la fin de chaque Air, pour respirer ; on ne peut souvent se contenir jusqu’au bout, on interrompt le Musicien par des cris & par des applaudissemens infinis. [30]

36On est loin du « bourdonnement de joïe & d’admiration » suscité par la tragédie en musique. L’auditeur, ici absorbé par son plaisir, privé de souffle, se trouve curieusement indifférencié, comme le traduit l’usage du pronom « on ». Plus loin, Raguenet évoquera les « gosiers & [l]es sons de voix de Rossignol », les « haleines à faire perdre terre & à vous ôter presque la respiration [31] » suggérant que l’auditeur est comme transporté dans un autre lieu, qu’il n’est plus présent à ceux qui l’entourent.

37En ce premier âge de l’opéra, un fossé sépare donc Français et Italiens, tant du point de vue du style vocal que de celui de la structure de l’auditoire qui en résulte. Pourtant, au cours du XVIIIe siècle, ce fossé se résorbe : l’opéra français se développe en accordant à la voix un traitement musical de plus en plus autonome – cela dans le genre même de la tragédie en musique, qui s’ouvre progressivement aux exubérantes ariettes, et bien sûr dans les genres qui prennent leurs distances avec le premier modèle français, comme l’opéra de Gluck, qui, malgré son attachement persistant au texte et à la déclamation, se déploie dans des phrases amples et soutenues. En retour, l’assistance semble de plus en plus sujette à des bouleversements émotionnels impossibles à partager. Les termes dans lesquels La Mettrie, en théoricien attentif de la « machine » humaine, décrit la femme du dramaturge et chansonnier Piron dans sa loge d’opéra sont évocateurs :

38

Voyez la Delbar […] dans une loge d’Opéra ; pâle et rouge tour à tour, elle bat la mesure avec Rebel ; s’attendrit avec Iphigénie, entre en fureur avec Roland, etc. Toutes les impressions de l’orchestre passent sur son visage, comme sur une toile. Ses yeux s’adoucissent, se pâment, rient, ou s’arment d’un courage guerrier. On la prend pour folle. Elle ne l’est point, à moins qu’il n’y ait de la folie à sentir le plaisir. [32]

39Le ton bienveillant n’atténue pas la gravité du constat : consentir aux émotions portées par le chant, c’est risquer la « folie », la marginalisation. Julie de Lespinasse en fait les frais, comme elle le raconte à plusieurs reprises dans ses lettres au marquis de Mora, détaillant avec une délectation paradoxale les ineffables tourments dans lesquels la plongent les voix de Gluck, qui la forcent même de « quitter » son ami :

40

L’impression que j’ai reçue de la musique d’Orphée a été si profonde, si sensible, si déchirante, si absorbante, qu’il m’était absolument impossible de parler de ce que je sentais. [33]

41Enfin on ne trouve pas autre chose chez Rousseau, le plus célèbre des partisans de la musique italienne, évoquant après coup les régions imaginaires dans lesquelles le transportent les voix vénitiennes :

42

Un jour au théâtre de Saint-Chrysostome, je m’endormis et bien plus profondément que je n’aurais fait dans mon lit. Les airs bruyants et brillants ne me réveillèrent point. Mais qui pourrait exprimer la sensation délicieuse que me firent la douce harmonie et les chants angéliques de celui qui me réveilla. Quel réveil ! Quel ravissement ! Quelle extase quand j’ouvris au même moment les oreilles et les yeux ! Ma première idée fut de me croire au Paradis. [34]

43Dans cette nouvelle configuration d’écoute, la voix ravit aux autres et à soi-même. Chacun est saisi par un vertige qui, dans l’immédiat, coupe la parole. Le partage et l’expression réfléchis des émotions disparaissent donc comme critères de la réussite de l’expérience. On ne peut pas les dire, et on ne veut pas.

44Où est alors l’horizon commun dans cette expérience d’écoute ? Cette manière d’organiser la circulation des émotions témoignerait-elle d’un défaut de public ? En fait, c’est surtout que la définition du public a poursuivi sa métamorphose, au-delà même du renversement mis en lumière par H. Merlin-Kajman, qui l’analyse ici dans le genre théâtral :

45

Le public n’est plus, ni sur scène, ni dans la salle, ni dans la vie, une communauté hiérarchiquement ordonnée dont les membres doivent, lors de la représentation théâtrale, éprouver le désir exaltant du dépassement de soi, du sacrifice de leur particulier, mais un collectif de particuliers que la représentation théâtrale fait s’éprouver tel par le partage mutuel du simple sentiment d’être homme. [35]

46D’un public l’autre : ce n’est donc plus le long d’une norme commune que le théâtre, l’opéra, constituent leur public, mais au-delà, souvent aux confins du langage, et comme dans un saut au-dessus des contingences du vivre-ensemble. Déjà, au début du XVIIIe siècle, l’abbé Dubos affirmait que le jugement de goût ne devait rien au consensus de la « voix publique [36] ». Ainsi s’élabore l’idéal d’un art qui ne cherche pas à plaire, et, symétriquement, d’un public emporté par un plaisir parfaitement désintéressé [37].

47On voit bien comment ce nouveau public esthétique s’articule aux valeurs de liberté, d’autonomie, et implique un horizon d’égalité : l’émotion individuelle est reine, impartageable, indiscutable en quelque sorte, et chacun peut et doit y avoir accès. Et pourtant, la question du « commun » n’est pas réglée. Même dans les enthousiasmes lyriques de la fin du XVIIIe siècle, alors que s’écroule le premier système de l’opéra réputé répressif, des craintes s’expriment, comme à travers le célèbre personnage du Neveu de Rameau, emblème des paradoxes de l’homme de goût, aussi dévoué à l’art qu’indifférent à la morale et au vivre-ensemble. Tout se passe comme si les belles voix d’opéra dont il est amoureux s’invitaient dans sa propre voix pour le rendre inapte à la société, comme le montre la scène fameuse du café de la Régence, où, devant la foule interdite, il improvise à tue-tête une délirante compilation de tous les styles musicaux [38].

48Le défi sans cesse lancé par cette nouvelle définition du public, par cette définition esthétique, serait donc le suivant : faire en sorte que l’émotion absolument singulière, inestimable, existe en vertu du commun, « ne “vaille”, précisément, qu’entre tous et en quelque sorte par tous ». Nous empruntons cette formule à Jean-Luc Nancy, qui cerne avec elle, dans un ouvrage récent, l’enjeu même de la démocratie et désigne son point de crise. Et de fait, l’un et l’autre sont liés : que la démocratie semble aujourd’hui s’épuiser dans la confusion entre « tout se vaut » et « rien ne s’équivaut [39] » rend plus que jamais nécessaire de repenser les effets « publics », communs, des émotions esthétiques [40]. Pour cela, peut-être faut-il commencer par repenser l’histoire de ces effets de manière à dissiper ce que Jean-Luc Nancy indique comme une illusion fondatrice de la démocratie :

49

Nous sommes restés prisonniers d’une vision de la politique comme mise en œuvre et activation d’un partage absolu : destin d’une nation, d’une République, destin de l’humanité, vérité du rapport, identité du commun. […] Nous oublions ainsi que les monarchies ne sont pas de droit divin sans laisser subsister en leur sein – mais comme à leur flanc, comme dans une marge – au moins un autre principe de partage ou de subsomption : celui d’une autorité et d’une destination divines qui jamais ne se confondirent simplement avec l’autorité et la destination politiques. […] La politique est née dans la séparation entre elle-même et un autre ordre, qu’aujourd’hui notre esprit public ne vise plus comme divin, sacré ou inspiré, mais qui n’en entretient pas moins sa séparation (encore une fois à travers l’art, l’amour, la pensée…) une séparation qu’on pourrait dire être celle de la vérité ou du sens, de ce sens du monde qui est hors du monde ainsi que le dit Wittgenstein. [41]

50Retracer alors l’histoire de ce qui met le public en quelque sorte à l’écoute de lui-même dans les lettres, dans les mots, comme s’y est appliquée Hélène Merlin-Kajman, mais aussi entre les mots, dans la voix qui leur résiste et résonne, comme nous avons essayé de le faire ici, se montrer attentif aux frictions et frémissements qui contredisent l’idée selon laquelle « la monarchie assumait l’intégralité du destin – de l’existence ou de l’essence – des peuples, nations ou communautés [42] », c’est peut-être contribuer à (r)ouvrir aujourd’hui ces espaces d’émotions distincts du politique qui font le sens de la démocratie.

Notes

  • [1]
    Voir les pages que consacre Anne-Madeleine Goulet à cette « fureur lyrique » dans Poésie, musique et sociabilité au XVIIe siècle : les « Livres d’airs de différents auteur » publiés chez Ballard de 1658 à 1694, Paris, Champion, 2004, p. 421-460. Je la remercie ici chaleureusement pour la discussion impromptue que nous avons eue un jour de juin 2007 sur la question des émotions publiques dans les divertissements autour des airs, au cours de laquelle elle m’a généreusement prodigué conseils et références.
  • [2]
    Les sons de la voix expriment la douleur et le plaisir, c’est pourquoi la voix appartient à la fois à l’homme et aux animaux. Mais « seul d’entre les animaux l’homme a la parole » : « [t]el est, en effet, le caractère distinctif de l’homme en face de tous les autres animaux : seul il perçoit le bien et le mal, le juste et l’injuste, et les autres valeurs, dont la possession commune fait la famille et la cité » (Aristote, Politique, I, ii, 10-12, éd. et trad. J. Aubonnet, Paris, Les Belles Lettres, 1968).
  • [3]
    M. Le Faucheur, Traité de l’action de l’orateur ou de la prononciation et du geste [Paris, A. Courbé, 1657, p. 90-91], dans Sept traités sur le jeu du comédien et autres textes. De l’action oratoire à l’art dramatique (1657-1750), éd. S. Chaouche, Paris, Champion, 2001, p. 82.
  • [4]
    Voir, par exemple, la très récente étude du sociologue Claudio Benzecry, qui interprète le parcours de l’amateur d’opéra en termes d’étapes du sentiment amoureux : « Becoming a fan. On the seductions of opera », Qualitative Sociology, vol. 32 / 2, juin 2009, p. 131-151.
  • [5]
    A.-M. Goulet, op. cit. ; id., Paroles de musique (1658-1694) : catalogue des « Livres d’airs de différents auteurs » publiés chez Ballard, Sprimont, Mardaga, 2007.
  • [6]
    Telle cette histoire fictive racontée dans le Mercure Galant, qui met en scène une jeune fille « qui charmait par sa voix », chaperonnée par sa mère, se retrouvant un jour chez une dame « dont les manières attiraient beaucoup de monde » : « La Dame de la maison […] pria [la jeune fille] de ne luy pas refuser la satisfaction d’entendre d’elle un Air nouveau qui avait beaucoup de cours. Elle le chanta d’une manière à charmer, & qui passa tout ce qu’on s’était promis de sa voix » – à la suite de quoi, un marquis tombe immédiatement amoureux d’elle (Mercure Galant, août 1691, p. 188-194 ; cité par A.-M. Goulet, Poésie, musique et sociabilité au XVIIe siècle, op. cit., p. 473).
  • [7]
    J.-L. Le Cerf de La Viéville, Comparaison de la musique italienne et de la musique françoise. Où, en examinant en détail les avantages des Spectacles, & le mérite des Compositeurs des deux nations, On montre quelles sont les vrayes beautez de la Musique, 2nde éd., Bruxelles, Fr. Foppens, 1705 [réimpr. Genève, Minkoff, 1972], IVe dialogue, p. 83.
  • [8]
    M. Fumaroli, « De l’âge de l’éloquence à l’âge de la conversation : la conversion de la rhétorique humaniste dans la France du XVIIe siècle », dans B. Bray et Chr. Strosetzki (dir.), Art de la lettre, art de la conversation à l’époque classique en France, Paris, Klincksieck, 1995, p. 41-42.
  • [9]
    A.-M. Goulet, Poésie, musique et sociabilité au XVIIe siècle, op. cit., p. 436.
  • [10]
    Mlle de Scudéry, Clélie, histoire romaine, dédiée à Mademoiselle de Longueville, Paris, A. Courbé, 1654-1661, l. III, p. 1076 ; cité par Th. Gérold, L’Art du chant en France au XVIIe siècle, Strasbourg, Strasbourg, Commission des publications de la Faculté des Lettres, 1921, p. 106 (nos italiques).
  • [11]
    Mlle de Scudéry, op. cit., l. III, p. 1325 ; cité par Th. Gérold, op. cit., p. 106 (nos italiques).
  • [12]
    Cl. Brossette, Mémoires, cité par S. Ben Messaoud, « Boileau et Mademoiselle Le Froid, ou l’amitié d’un librettiste avec une interprète de Lambert », Revue de Musicologie, 1998, t. 84, p. 31.
  • [13]
    On pourrait, dans une certaine mesure, reprendre les analyses d’Antoine Lilti sur l’« auditoire » des théâtres de société au XVIIIe siècle : il oppose cet « auditoire » au « public » des théâtres publics, comme groupe en représentation, conscient de soi, notamment en raison de sa participation financière et de sa légitimité d’instance critique (A. Lilti, « Public ou sociabilité ? Les théâtres de société au XVIIIe siècle », dans De la Publication. Entre Renaissance et Lumières, Chr. Jouhaud et A. Viala éd., Paris, Fayard, 2002, p. 290).
  • [14]
    B. de Bacilly, L’Art de bien chanter, augmenté d’un Discours qui sert de Réponse à la Critique de ce Traité, Paris, Ballard, 1679 [réimpr. Genève, Minkoff, 1974], « Discours qui sert de réponse à la Critique de l’Art de chanter », p. 11-12.
  • [15]
    C. Kintzler, Poétique de l’opéra français, de Corneille à Rousseau, Paris, Minerve, 1991, p. 355-394.
  • [16]
    Sur cette innovation, qui, à l’Opéra, avait pour but immédiat de faciliter le fonctionnement des machines, voir J.-J. Roubine : « Fabrique de l’illusion », dans Le Théâtre en France, dir. J. de Jomaron [Paris, A. Colin, 1992], Paris, Le Livre de Poche, « La Pochothèque », p. 405. À la Comédie-Française, les banquettes ne disparaîtront qu’en 1759.
  • [17]
    Mme de Sévigné, Lettre du 8 janvier 1674 à Mme de Grignan, Correspondance, éd. R. Duchêne, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1974, t. I, p. 661.
  • [18]
    J.-L. Le Cerf de La Viéville, op. cit., p. 139.
  • [19]
    Ibid.
  • [20]
    Ibid.
  • [21]
    Ibid.
  • [22]
    G. de Cordemoy, Discours physique de la parole, Paris, Michallet, 1677, p. 67 et 86 ; p. 131.
  • [23]
    J. Bonnet et P. Bonnet-Bourdelot, Histoire de la musique et de ses effets, depuis son origine jusqu’à présent, & en quoi consistent ses effets, Paris, J. Cochart, É. Ganeau et J. Quillau, 1715, p. 281.
  • [24]
    Cette disparition progressive d’une pensée ontologique du politique et le renversement de perspective qui en résulte est au cœur de Public et littérature en France au XVIIe siècle, Paris, Les Belles Lettres, 1994.
  • [25]
    Manuel Couvreur soutient que « la tragédie en musique sert à endormir les consciences par des occupations futiles. Une fois le champ libre, le roi peut alors conduire les affaires de l’État à sa guise » (M. Couvreur, Jean-Baptiste Lully. Musique et dramaturgie au service du Prince, s.l., M. Vokar, 1992, p. 404). Faisant référence à Jean-Marie Apostolidès, il soulève aussi la possibilité d’un renversement du processus contre le roi (J.-M. Apostolidès, Le Roi-Machine. Spectacle et politique au temps de Louis XIV, Paris, Éditions de Minuit, 1981, p. 155 sq.)
  • [26]
    H. Merlin-Kajman, Public et littérature en France au XVIIe siècle, op. cit., p. 385.
  • [27]
    « L’évolution [de la notion de public] résulte de plusieurs facteurs liés, mais malaisés à cerner ensemble : la langue qui nomme change de nature ; ce qu’elle nomme subit des transformations irréversibles après les guerres de religion : enfin, l’espace “littéraire” au sein duquel se reproduisent ces changements sert lui-même de médiateur pour les effectuer. Loin de constituer un lieu d’application ou un reflet, cet espace “littéraire” fournit le creuset imaginaire où le nouveau sens de la notion de public s’élabore, le foyer à partir duquel des images, des perceptions, prennent une cohérence discursive » (ibid.).
  • [28]
    Nous nous permettons de renvoyer à notre thèse de doctorat : La Voix féminine et le plaisir de l’écoute, des rhétoriques à la tragédie en musique, dir. H. Merlin-Kajman, Université de Paris 3, 2007 ; voir notamment chap. 7 (« Voix et féminin, quelles menaces pour l’écoute ? ») et chap. 8 (« Solutions de plaisir »).
  • [29]
    « Relation des opera, representez à Venise pendant le Carnaval de l’année 1683 », Mercure galant, mars 1683, p. 243-245.
  • [30]
    Fr. Raguenet, Parallele des Italiens et des François en ce qui regarde la Musique et les Opéra, Paris, J. Moreau, 1702, p. 58-59.
  • [31]
    Ibid., p. 78-79.
  • [32]
    J. Offray de La Mettrie, L’Homme machine, Paris, Pauvert, 1966, p. 37-38 ; cité par B. Didier, La Musique des Lumières, Paris, Puf, 1985, p. 134.
  • [33]
    J. de Lespinasse, Lettre du 22 septembre 1774, Lettres de Mlle de Lespinasse, Paris, Garnier, s.d., p. 127.
  • [34]
    J.-J. Rousseau, Les Confessions, VIII, Œuvres complètes. I, éd. B. Gagnebin et M. Raymond, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de La Pléiade », 1981, p. 314.
  • [35]
    H. Merlin-Kajman, op. cit., p. 385. Sur cette même question, voir : « Le moi dans l’espace social. Métamorphoses du XVIIIe siècle », dans L. Kaufmann et J. Guilhaumou (éd.), L’Invention de la société. Nominalisme politique et science sociale au XVIIIe siècle, Paris, Éditions de l’EHESS, 2004, p. 23-43.
  • [36]
    « C’est souvent sur la foi d’autrui que les hommes adoptent le système qu’ils enseignent ensuite, et la voix publique qui s’explique en sa faveur, n’est ainsi composée que d’échos répetans ce qu’ils ont entendu. [Au contraire,] ceux qui parlent d’un poème, disent ce qu’ils ont eux-mêmes senti en le lisant. Chacun porte un suffrage qu’il a formé sur sa propre expérience » (J.-B. Dubos, Réflexions critiques sur la poésie et sur la peinture, II, 34, Paris, ENSBA, 1993, p. 331).
  • [37]
    Sur ce désintéressement, qui a pu motiver en retour, notamment chez Nietzsche et Artaud, l’exigence d’un art « intéressé », engageant la vie même du créateur et, à ce titre, agissant sur le monde, voir les analyses de Giorgio Agamben dans L’Homme sans contenu, Paris, Circé, 1996.
  • [38]
    D. Diderot, Le Neveu de Rameau, éd. J. Fabre, Genève, Droz, 1963, p. 82 sq. Avant cette scène éblouissante qui s’étend sur plusieurs pages, le personnage du Neveu, d’emblée caractérisé par sa « vigueur de poumons » (p. 4), a déjà eu l’occasion de chanter à deux reprises (p. 26 et 76). Pour Hegel, explique G. Agamben, le personnage du Neveu de Rameau montre que « l’extrême décantation du type de l’homme de goût » est « nécessairement liée à la dissolution des valeurs sociales et de la foi religieuse » (G. Agamben, op. cit., p. 34-38).
  • [39]
    J.-L. Nancy, Vérité de la démocratie, Paris, Galilée, 2008. Voir notamment le chap. X (« Inéquivalence »), p. 45-47.
  • [40]
    L’actualité de cette question est patente : il n’est qu’à voir le dernier ouvrage de Jacques Rancière, dans lequel l’auteur interroge la capacité et la nécessité pour l’art de se détacher de la mimèsis pour parler du monde commun (Le Spectateur émancipé, Paris, La Fabrique, 2008).
  • [41]
    J.-L. Nancy, op. cit., p. 34-36.
  • [42]
    « La naissance de la démocratie a été grevée de l’oubli dont on vient de parler. En se représentant que la monarchie assumait l’intégralité du destin – de l’existence ou de l’essence – des peuples, nations ou communautés, la première pensée de la démocratie se vouait à se décevoir elle-même » (ibid., p. 37).
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