Notes
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[1]
La Porte et Clément, Dictionnaire dramatique, Paris, Lacombe, 1776, t. I, art. « Édouard III », p. 424.
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[2]
La Calprenède, Jeanne reine d’Angleterre, tragédie [1638], Édouard, tragi-comédie [1637 ou 1640] et un Comte d’Essex, tragédie [1639], dont Thomas Corneille s’inspira en 1678. La tragi-comédie d’Édouard raconte un épisode des amours d’Édouard III pour la comtesse de Salisbury, sur un mode plus burlesque que vraiment digne ; peu d’éléments retinrent l’attention de Gresset pour sa tragédie sanglante. Le Comte d’Essex est donc la première tragédie en France à mettre en scène un épisode célèbre et relativement récent de l’histoire d’Angleterre (l’action se passe en 1601). Dans leur notice sur la pièce, J. Scherer et J. Truchet font le lien avec Bajazet de Racine : Théâtre du xviie siècle. II, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1986, p. 1304.
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[3]
Gresset, Avertissement d’Édouard III, Œuvres, Londres, E. Kermaleck, 1773, t. II, p. 38 : « On ne trouvera ici de vrai historique, que l’amour d’Édouard III pour la comtesse de Salisbury, l’héroïque résistance de cette Femme illustre et le renouvellement des prétentions d’Édouard Ier sur l’Écosse ; tout le reste, ajouté à ces Faits principaux, est de pure invention ».
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[4]
Ibid.
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[5]
On voit cependant comme Gresset est plus prudent et même moralisateur qu’un Voltaire qui, lui, déclare les crimes de la Médée de Corneille dignes du théâtre puisqu’ils relèvent d’un « vrai rare et terrible » adapté au genre sérieux et inscrit dans la vraisemblance du caractère sauvage de la sorcière, issue d’une terre lointaine et d’une civilisation barbare, la Colchide : « Cela [le crime de Médée] n’est pas commun ; mais cela n’est pas sans vraisemblance dans l’excès d’une fureur dont on n’est pas le maître. Ces crimes révoltent la nature, et cependant ils sont dans la nature. C’est ce qui les rend si convenables à la tragédie, qui ne veut que du vrai, mais un vrai rare et terrible » (Voltaire, Remarques sur les Discours de Corneille, Œuvres complètes, éd. L. Moland, Paris, Garnier, 1877-1883, t. XXXII, p. 384).
-
[6]
Voir Édouard III, III, 8.
-
[7]
Racine, Britannicus, II, 4-6.
-
[8]
Édouard III, IV, 2 à 5.
-
[9]
Ibid., IV, 7.
-
[10]
Ibid., IV, 7-8.
-
[11]
Dans la Médée de Longepierre [1694, reprise en 1728], la mort de Créuse, à bien regarder le texte, a lieu sur la scène. Alors qu’un récit nous apprend au cinquième acte, que Créuse meurt d’avoir revêtu la robe empoisonnée offerte par Médée, elle entre en scène, meurtrie, dévorée par le fatal atour, et expire sur scène. Elle reste inanimée et muette jusqu’à la fin de la scène qui est encore fort longue, et Jason ne peut que constater la présence inéluctable de sa dépouille (Longepierre, Médée, éd. E. Minel, Paris, Champion, 2000, V, 3).
-
[12]
P. Jolyot de Crébillon, Rhadamiste et Zénobie, V, 7, Œuvres, Paris, Renouard, 1818, t. I.
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[13]
Ibid., V, 8.
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[14]
Voltaire, Lettre à Formont, 1er avril 1740, Correspondance, éd. Bestermann, D 2195.
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[15]
« Je vous avoue que je ne conçois pas pourquoi dans votre préface vous justifiez le meurtre de Volfax, par la raison, dites-vous, qu’on aime à voir punir un scélérat qu’on pourrait exécuter derrière les coulisses et qu’on voudrait tuer sur le théâtre, ne serait pas toléré, et qu’une action atroce, mise sous les yeux sans nécessité, ne serait qu’un artifice grossier qui révolterait » (Voltaire, Lettre à Gresset, 28 mars 1740, Correspondance, éd. cit., D 2191).
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[16]
N. Elias, La Société de cour [1969], Paris, Flammarion, « Champs », 2002, p. 91-93.
-
[17]
Il est une antienne qui traverse l’histoire du théâtre français et qui qualifie les récits d’ennuyeux substituts de l’action, dès l’époque pré-classique. Mareschal dans la Préface de La Généreuse Allemande [1630] puis Corneille dans la Préface de son Clitandre [1632] témoignent avant l’édification de la doctrine classique de leur préférence pour le spectacle et de leur dédain de l’unité de lieu. Voir J. Scherer, La Dramaturgie classique en France [1950], Paris, Nizet, 1986, p. 242.
-
[18]
À propos de La Belle Pénitente de N. Rowe, La Place insiste sur une dramaturgie originale qui permet de voir sur scène « des caractères que les règles de la bienséance & la pureté des mœurs établies sur notre Théâtre n’y souffriraient pas : mais pourquoi ne les y pas admettre, puisqu’ils sont dans la nature ? […] pourquoi donc ne pourrait-on pas mettre en action des caractères & des événements possibles & très vraisemblables ? » (P.-A. de La Place, Le Théâtre anglais, Londres, 1746-1749, t. V, « Lettre à Mme la comtesse de *** à propos de La Belle pénitente de Rowe »).
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[19]
Diderot, Entretiens sur Le Fils naturel, III, Œuvres, éd. L. Versini, t. IV, Paris, R. Laffont, « Bouquins », 1996, p. 1174-1175.
-
[20]
« Il y a bien de la différence entre peindre à mon imagination, et mettre en action sous les yeux. Adopter à mon imagination tout ce qu’on veut ; il ne s’agit que de s’en emparer. Il n’en est pas ainsi de mes sens » (ibid.).
-
[21]
J.-B. Sauvé dit La Noue, Préface de Mahomet Second, Paris, Prault fils, 1739.
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[22]
Alors que les audaces du théâtre élisabéthain deviennent à la mode, grâce à Voltaire et La Place, bientôt Ducis et Le Tourneur, le classicisme anglais contemporain renforce les réticences des théoriciens français. Addison est lu et apprécié pendant tout le siècle, et range les opinions françaises derrière lui. Ainsi, J.-M.-B. Clément se fait le porte-parole de la réaction classique européenne (De la tragédie, Paris, Moutard, 1784, p. 159).
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[23]
Voltaire, Questions sur l’Encyclopédie, art. « Art dramatique », Œuvres complètes, éd. cit., t. XVII, p. 42-43.
-
[24]
« La substitution de la victime mettait le spectateur […] devant l’héroïsme indéniable d’Ériphile. Or le récit d’Ulysse […] éloigne le personnage, et encadre son sacrifice d’un long passage où l’on tremble pour Iphigénie » (P. Frantz, L’Esthétique du tableau dans le théâtre du XVIIIe siècle, Paris, P.U.F., 1998, p. 176 ; voir aussi p. 183 ; c’est moi qui souligne).
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[25]
Voltaire, Lettre au Père R.-J. Tournemine, décembre 1735, Correspondance, éd. cit., D 963 : « Pour moi, j’avoue que si on me demande comment il faut faire pour apercevoir un objet, je réponds que je n’en sais rien du tout ; c’est le secret du créateur ; je ne sais ni comment je pense, ni comment je vis, ni comment je sens, ni comment j’existe ». Voltaire ne cesse de réfuter la séparation de la pensée et de la matière. Les sensations, transmises par les organes des cinq sens, sont la preuve non de la vie mécanique, puisque certaines ne sont pas indispensables à la survie de l’homme ou des organismes vivants, mais d’une pensée agissante et mouvante au sein de la matière. Le sentiment est une preuve de la composition en partie spirituelle de la matière.
-
[26]
Id., Mahomet le Prophète, « Avis de l’éditeur » pour l’édition d’Amsterdam (1743), Œuvres complètes, éd. cit.
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[27]
Id., Remarques sur les Discours de Corneille, Œuvres complètes, éd. cit., t.. XXXII.
-
[28]
A. de La Fosse, Polyxène, Paris, Th. Guillain, 1696, V, 7-8.
-
[29]
Id., Polyxène, « Préface » contenue dans l’édition d’Amsterdam, J. Desbordes, 1698.
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[30]
J. Scherer, La Dramaturgie classique en France, éd. cit., chap. VII, p. 146 (Suréna) et 241 (La Mort d’Agrippine).
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[31]
Ibid., p. 145.
-
[32]
Ibid., p. 146.
-
[33]
Ibid.
-
[34]
Le Nouveau Mercure, mars-avril 1708, p. 117-153.
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[35]
A. Danchet, Les Tyndarides, I, 2, Théâtre, Paris, Grangé et alii, 1751, t. I.
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[36]
Ibid., I, 5.
-
[37]
Shakespeare, Othello, V, 2.
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[38]
Voltaire, Zaïre, V, 9, éd. J. Goldzink, Paris, GF-Flammarion, 2004, p. 129.
-
[39]
P. Corneille, IV, 5, Horace, Œuvres complètes, éd. G. Couton, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1980-1987, t. I, p. 830.
-
[40]
Voltaire, Zaïre, éd. cit., V, sc. dernière.
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[41]
Une gravure de Gravelot, datant de 1768, montre que le lieu de l’action n’est pas le lieu du crime. Zaïre est placée entre la scène et le hors-scène, entre l’avant-scène où se tient Orosmane armé de son poignard et la coulisse figurée par une large embrasure dans la cloison, tandis que sa confidente se tient prête à l’entraîner hors de la scène : Théâtre complet de M. de Voltaire, Genève, 1768 [t. II-VI de la Collection complète des Œuvres de M. de Voltaire, avec 32 gravures par Gravelot et Le Vasseur], t. I, p. 392.
-
[42]
P. L. de Belloy, Titus, avec des Observations sur la Poésie dramatique adressées à M. de Voltaire, Paris, Ballard, 1760, III, 6-7.
-
[43]
« Faites chercher Sextus ; je vais ici l’attendre : / Aux portes du palais nous irons tous les deux, / Vaincre avec Annius, ou périr sous vos yeux. / (Il se jette dans le Fauteuil.) » (ibid., III, 7).
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[44]
Belloy, Titus, éd. cit., IV, 8.
1Si l’on en croit les histoires du théâtre, il faut attendre Édouard III, tragédie de Jean-Baptiste Gresset, représentée en janvier 1740, pour voir « un des personnages de cette pièce en tue[r] un autre dans le quatrième acte, aux yeux des spectateurs. C’était une innovation sur notre théâtre ; nous y sommes présentement accoutumés [1] ». Pourtant, la pièce ne fut qu’un demi-succès, avec neuf représentations à la création et aucune reprise. Au XVIIe siècle, La Calprenède avait porté un intérêt alors exceptionnel à l’histoire anglaise dans trois pièces écrites à la fin des années 1630, dont une tragi-comédie Édouard [2]. À la suite du Comte d’Essex (1678) de Thomas Corneille, qui s’inspirait lui-même de la tragédie homonyme de La Calprenède, Gresset met en tragédie l’amour fatal du roi Édouard pour la comtesse de Salisbury, seul fait authentique de son intrigue historique [3].
2Ainsi, au XVIIIe siècle, les poètes trouvent du côté du répertoire anglais les modèles d’un renouvellement. Mais de la simple influence à la belle infidèle, le goût pour les scènes de meurtre visible s’est imposé au prix de nombreuses réticences. L’hapax de Gresset reste sans imitateur jusque dans le dernier tiers du siècle. Pourquoi le cas d’Édouard III n’a-t-il pas fait jurisprudence et ouvert une large carrière aux représentations explicites de meurtres dans la tragédie ? Quelles formes originales revendiquent les crimes à la française face au modèle anglais ? La représentation du crime sur la scène pose, en fait, la question, toute française, de l’unité de lieu et des bienséances dans une période de renouvellement théorique et d’expérimentations. Les scènes de crime apparaissent alors selon d’habiles jeux d’espace, fondés sur deux procédés d’illusion principaux : l’instantanéité et la proximité.
Les adaptations de tragédies anglaises confrontées à la doctrine classique
3Gresset justifie son manquement aux principes de la doctrine classique lorsqu’il introduit un crime en scène. Une moralisation de l’intrigue fait accepter cette intrusion explicite de la force physique et du sang dans l’espace scénique :
Je ne me sers point des droits de la Tragédie Anglaise pour répondre à quelques difficultés qu’on m’a faites sur le coup de Théâtre du quatrième Acte, spectacle offert en France pour la première fois ; je dirai seulement, autorisé par le Législateur même ou le créateur du Théâtre Français [Corneille], que la maxime de ne point ensanglanter la scène, ne doit s’entendre que des actions hors de la justice ou de l’humanité : Médée égorgeant publiquement ses enfants, révolterait la nature, & ne produirait que l’horreur ; mais la mort d’un scélérat, en offrant avec terreur le châtiment du crime, satisfait le spectateur : pour démontrer d’ailleurs que cet événement est dans la nature, je n’ai besoin d’autre réponse que l’applaudissement général dont le public l’a honoré dans toutes les représentations. [4]
5Dans un siècle de théorisation, donner la mort est l’acte d’une justice distributrice, providentielle, divine ou naturelle. Le châtiment moral autorise la dérogation aux règles. Gresset s’appuie sur un concept d’échelle hiérarchisée des crimes, qui distingue l’infanticide de Médée de l’acte politique et vengeur dans Édouard III. L’exemple cornélien défend – autorité intellectuelle et artistique à l’appui – l’idée d’un crime juste, digne du cothurne [5]. De plus, le crime est accompli par un personnage secondaire, ami du roi et homme le plus vertueux de la pièce [6]. L’acte sanglant est présenté comme un coup de théâtre épisodique, et non comme un dénouement sur lequel repose l’intrigue.
6L’argument montre la reine d’Écosse, cachée à la cour sous une fausse identité. Elle découvre que le roi Édouard, qui lui est promis pour une alliance politique, aime Eugénie, veuve de Salisbury, et fille de Vorcestre, ministre d’Angleterre. Aidée de Volfax, capitaine des gardes fourbe et cruel, la reine obtient l’emprisonnement du ministre, dont la mort prochaine, sous un prétexte fallacieux, devrait écarter Eugénie du trône. Mais Arondel, ami fidèle du roi et de Vorcestre, revient à la cour après un long voyage.
7Volfax, choisit de tendre un véritable piège à Arondel en le menant au devant de Vorcestre, prisonnier compromettant. Il prépare un espace de rencontre qui rappelle celui de l’entretien de Britannicus et Junie, arrangé par Néron, lui-même caché derrière un rideau pour tout entendre [7]. L’acte IV dispose ainsi, en trois scènes successives, un espace scénique qui n’est plus la salle du trône à volonté, mais un lieu écarté et hermétiquement clos, un lieu nouveau, propice au crime :
9Contrairement au cas de Junie et Britannicus, les deux amis ignorent qu’ils sont observés depuis la coulisse. Arondel propose de mourir à la place de son ami en couvrant sa fuite, puis, devant son refus, lui remet un poignard pour affronter le traître [9]. Mais Vorcestre repousse le poignard et préfère lui confier une lettre qui contient la preuve irréfutable de la duplicité de Volfax. À cet instant surgissent le capitaine et les gardes, par une liaison des scènes dynamique, fondée sur l’irruption d’un acteur interrompant l’action :
11Le mouvement est spectaculaire : jamais Néron caché en coulisse n’aurait surgi en scène pour interrompre une action en cours ; il attend que la scène s’achève pour entrer, ce qui supprime la présence efficace d’un espace contigu à la scène. Quelques tragédies tentèrent bien de développer le topos du crime spectaculaire sur la scène française, mais jamais de façon explicite. Au mieux, le corps inanimé faisait de furtives apparitions, le crime une fois accompli. Avec Édouard III, la différence d’intensité saute aux yeux [11].
12Attaché à forcer le pathétique d’une histoire tirée de Tacite, Crébillon anticipe le procédé dans Rhadamiste et Zénobie (1711). Il dénoue sa pièce sur un infanticide, en dépit de la vérité historique mais en respectant la règle classique. Le roi Pharasmane tue son propre fils Rhadamiste. Une didascalie précise que Rhadamiste entre en scène « porté par des soldats », après avoir reçu un coup mortel hors de la scène. Grâce au dialogue, les intentions du poète sont claires :
14La tragédie s’achève sur cette agonie bienséante, puisque Rhadamiste est plus mourant que mort. Mais dans le texte se trouve une scène ajoutée, réservée à la lecture pour des raisons évidentes. Une seconde didascalie indique entre le roi Pharasmane et le prince Arsame : « Rhadamiste mort », ce qui suppose un simulacre morbide et funèbre pour un tableau final : le roi s’abandonne à une déploration sur le corps exposé de son fils. Convaincu de ses crimes, grâce à la présence physique de sa victime, il renonce au pouvoir et confie le trône à son autre fils Arsame et à Zénobie [13]. Mais le lecteur seul a pu prendre plaisir à imaginer cette première apparition d’un cadavre dans l’espace dramatique français, au XVIIIe siècle. En revanche les spectateurs ne devaient pas, semble-t-il, voir un spectacle sanglant de la sorte.
15Dans la scène sanglante d’Édouard III, Voltaire loue « un certain air anglais qui ne [lui] déplaît pas [14] ». Il la juge courte et donc d’un « effet admirable ». Il écrit à Gresset pour préciser combien l’acte criminel est justifié en théorie et en pratique, combien il est nécessaire à la progression de l’intrigue. Ce n’est pas un ornement pour le plaisir de surprendre. Voltaire propose aussi, non sans ironie, l’hypothèse qu’un tel spectacle flatte, à défaut de purger, la part sombre, et homicide, qui est en chacun de nous :
La véritable raison, à mon gré, du succès de votre coup de poignard, qui devient un grand coup de théâtre, c’est qu’il est nécessaire. Volfax surprend et va perdre les deux hommes à qui le spectateur s’intéresse le plus. Il n’y a d’autre parti à prendre que de le tuer. Arondel ne fait que ce que chacun des auditeurs voudrait faire. Le succès est sûr quand l’auteur dit ou fait ce que tout le monde voudrait à sa place avoir fait ou avoir dit. [15]
17L’effet l’emporte sur la règle. Un crime, disposé efficacement, selon l’intérêt du spectateur tourné vers le vengeur criminel, accède sans peine à la représentation. Le coup de poignard est bien un coup de théâtre, une action dynamique qui change le cours de l’intrigue, en lieu et place des conversations politiques ou des péripéties dialoguées.
18Historiquement, la différence entre la dramaturgie anglaise et celle pratiquée en France est rappelée par Norbert Elias. Il montre que la soumission de l’action à la narration dans le théâtre français avait pour cause la structure même de la société de cour classique :
Comme la société de cour se trouve dans l’impossibilité d’agir autrement que par la parole, ou plus exactement par la conversation, le drame français classique ne représente pas non plus, à la différence des drames anglais, des actions mais des dialogues et des déclamations sur des actions qui échappent en général aux regards du spectateur […]. L’homme de la cour de l’Ancien Régime n’avait pas la possibilité de changer de lieu, de quitter Paris ou Versailles et de continuer de donner à sa vie […] la même valeur et la même signification. […] Il ne pouvait éviter la présence à la cour et sa dépendance directe du roi. […] La nécessité de bien marquer sa distance par rapport au reste du monde poussait l’homme de cour vers les engrenages de la cour. [16]
20À cause de cette différence idéologique et structurelle, les tragédies françaises rechignent à s’ouvrir à trop de spectacle, et surtout refusent la représentation du crime.
21Chez Voltaire, la question de l’acte sanglant et de son lieu d’exécution est centrale. Ses trouvailles dramaturgiques sont puisées dans le répertoire anglais. Voltaire présente une incarnation du crime sanglant à l’anglaise dans sa première adaptation, La Mort de César (1735). Il maintient le dénouement, qui dévoile le corps de César ensanglanté, sous son manteau percé par les glaives des conjurés. La toile de fond principale s’ouvre tout à coup, au moyen d’une « ferme », et laisse voir un espace second, celui du tyrannicide, qui prolonge, par un effet d’illusion saisissant, l’espace premier de l’avant-scène.
22La narration et, par-delà, le discours sont ainsi blâmés comme antithéâtraux, au profit d’une mise en action des événements par des situations, des décorations adaptées à des jeux de théâtre et des postures pittoresques prises par les acteurs [17]. L’intention polémique, et surtout la volonté de vulgariser une pratique esthétique étrangère en France, justifient les audaces de Voltaire. Des auteurs comme La Place, premier traducteur d’importance du théâtre anglais en France, dénoncent par la suite l’écart creusé sur la scène française entre une narration envahissante sous forme de récit, qui relève du genre épique, et une action incarnée, issue directement du drame grec et de la scène anglaise [18]. Mais les lieux du crime restent le privilège des adaptations, comme Venise sauvée d’Otway (1682), jouée en 1746 à la Comédie-Française. Au prétexte d’une fidélité au texte-source, les auteurs s’autorisent à représenter ce qu’exclut la tragédie française.
23Le coup d’essai de Gresset constitue donc une vraie création française, sous le décorum anglais, mais son influence fut limitée par le maintien général des règles classiques et de légitimes réticences des auteurs devant un spectaculaire envahissant et systématique.
Réticences face au spectaculaire anglais : une question d’angle de vue et de cadrage
24Dans les Entretiens sur Le Fils naturel (1757), Diderot constate des limites évidentes à la réalisation scénique des grandes actions théâtrales, a fortiori des crimes sanglants :
Lorsqu’une action est simple, je crois qu’il faut plutôt la représenter que la réciter. […] Mais si l’action se complique, si les incidents se multiplient, il s’en rencontrera docilement quelques-uns qui me rappelleront que je suis dans un parterre ; que tous ces personnages sont des comédiens, et que ce n’est point un fait qui se passe. Le récit, au contraire, me transportera au delà de la scène ; j’en suivrai toutes les circonstances. [19]
26Il distingue l’action simple de l’action compliquée, celle qui fait image dans une unité picturale grâce à un geste simple et univoque, comme un poignard suspendu au-dessus d’une victime, et celle équivoque qui ne peut produire son effet que dans un récit dont les pouvoirs poétiques sont supérieurs [20]. Si Diderot insiste sur la part déceptive de la réalisation technique du meurtre, un dramaturge comme La Noue opte pour l’argument de la moralité et des bienséances, que Gresset retournera dans un sens permissif :
Il ne m’appartient pas de donner en France l’exemple de verser impunément le sang d’un autre sur le Théâtre ; exemple dangereux, qui dégénèrerait bientôt en habitude de carnage, & qui d’un spectacle innocent & régulier tel que le nôtre, ferait en peu de temps une arène sanglante, une école d’inhumanité. [21]
28La représentation des crimes implique une réflexion sur les règles et sur la moralité du spectacle. Si la sensibilité visuelle s’est affinée au fil des temps, au point de devenir indispensable dans la représentation d’une histoire, elle est aussi plus délicate. Les épisodes sanglants de la tragi-comédie et du répertoire anglais heurtent les esprits et les cœurs. Le spectacle de la mort doit donc être raisonné au cours de cette redistribution des rôles entre action et narration, et soumis à un cadrage strict et au choix d’un angle de vue moralisateur.
29Différents éléments extra-scéniques sont en effet régulièrement cités dans les discours théoriques selon une nouvelle évaluation. Certains faits deviennent tout à coup moraux ou esthétiques et donc visibles (les châtiments, les vengeances de l’innocence, les accessoires de la grandeur militaire ou de la valeur guerrière). D’autres restent immoraux, inutiles voire ridicules et donc confinés en coulisse (les gibets, les instruments de torture, les duels et les batailles [22]). Toute l’esthétique tragique est à reconsidérer si l’on veut y intégrer des effets scéniques qui ne soient ni des ornements déplacés ni des accompagnements superflus. Réduire la part de la coulisse, en intégrant à l’espace visible des éléments matériels, des décors, des costumes, des faits (les meurtres, les combats, certaines gestes de la vie quotidienne) contient un risque déceptif, une limitation imposée à l’imagination. Un excès décoratif et un art trop explicite justifient encore la narration sur les planches.
30La pratique montre combien une dramaturgie « littéraire » n’est pas, en effet, interchangeable avec une dramaturgie « spectaculaire ». En 1769, Saint-Foix proposa de représenter sur scène le sacrifice d’Iphigénie de Racine. Voltaire s’est exprimé à propos de ce cas-limite d’incarnation scénique :
Cette idée paraît plausible au premier coup d’œil. C’est en effet le sujet d’un très beau tableau, parce que dans un tableau on ne peint qu’un instant ; mais il serait bien difficile que, sur le théâtre cette action, qui doit durer quelques moments, ne devînt froide et ridicule. […] Il y a bien plus ; la mort d’Ériphile glacerait les spectateurs au lieu de les émouvoir. S’il est permis de répandre du sang sur le théâtre (ce que j’ai quelque peine à croire), il ne faut tuer que les personnages auxquels on s’intéresse. C’est alors que le cœur du spectateur est véritablement ému, il vole au-devant du coup qu’on va porter, il saigne de la blessure […]. Tuez, si vous voulez, ce que vous aimez ; mais ne tuez jamais une personne indifférente ; le public sera très indifférent à cette mort. [23]
32Le poète craint, non sans humour, que l’incarnation des vers raciniens ne les prive de toute suggestion et signification. La scène du sacrifice est dépendante d’une question de cadrage, typiquement picturale. Le propre d’un tableau, qui choisit un instant unique dans un mythe ou un fait, est de proposer un cadre explicatif précis. Sans ce dernier, le spectateur disperse son intérêt entre le principal protagoniste et les personnages secondaires [24]. L’effet pathétique est manqué sans ce cadrage qui resserre l’action principale et lui donne sens ; l’émotion suscitée par Iphigénie disparaît sous l’acte admirable, mais froid et d’un autre temps, d’Ériphile. Le risque de l’informel ou du désordre d’une action est toujours conscient dans l’esprit des praticiens du théâtre. Voltaire rappelle d’ailleurs comme il est important que le spectateur soit intéressé au personnage principal. Chaque action doit se rapporter à lui seul et non se perdre dans des personnages épisodiques.
33Le récit opère une sélection et classe les actions en fonction d’orientations précises, tandis que la représentation visuelle étale uniformément des faits sur sa surface. Le but esthétique ou moral peut se perdre sans son commentaire. Il s’agit donc pour le poète de proposer un angle de vue significatif, de placer le spectateur dans l’image représentée, afin d’en modérer ou d’en accentuer les effets.
34Une vision particulière, philosophique et idéologique explique en partie les choix de cadrage. Le cartésianisme, teinté de scepticisme, refuse d’accorder aux artifices humains le pouvoir de créer une illusion parfaite de la réalité. Trop de contraintes et de conscience de l’artifice détruisent l’imitation idéale. Un pyrrhonisme diffus traverse le XVIIIe siècle. Il insiste sur l’impuissance de l’homme à saisir une réalité dans son ensemble, sous tous les angles. La vérité n’est pas une ni totale, en bien des domaines. On ne peut témoigner d’une histoire – à plus forte raison l’imiter ou la représenter – sans altérer une part de sa vérité, sans cacher un angle indispensable à sa compréhension ni taire son incomplétude fondamentale.
35Certains ont une foi inébranlable en la possibilité d’une connaissance parfaite et complète. Par exemple, le lockéen P. Tournemine pose l’axiome d’une perception complète et indivisible de la vision humaine, comme fondement de la compréhension du monde. Par ses capacités naturelles et ses sens, l’homme serait à même de saisir l’intégralité des objets qui l’entourent et donc de juger de la nature matérielle ou spirituelle de différentes choses, comme l’âme par exemple. Or cette foi solide en la nature humaine heurte le scepticisme d’un Voltaire, qui refuse toute vision anthropocentriste de la vérité et s’attache, au contraire, à rappeler l’imperfection fondamentale de la nature humaine. Ainsi le sens de la vue est impuissant devant la variété des objets de la création. L’œil trouve juste dans son spectacle un plaisir et un surcroît d’émotion. Voltaire rétorque aux certitudes du P. Tournemine :
Après avoir fait tous mes efforts pour sentir l’évidence de cet axiome [du P. Tournemine] : pour apercevoir un objet, il faut le voir indivisiblement ; non seulement je n’en découvre pas la vérité, mais je n’en démêle pas même le sens. […] Entendez-vous que pour apercevoir un objet il faut le voir tout entier ? Mais il n’y a aucun objet que nous puissions voir de cette façon ; mais nous ne voyons jamais qu’une surface des choses.
Et cette proposition : pour apercevoir un objet, il faut le voir indivisiblement, fait un sens si peu clair à mon esprit, que, si on me disait au contraire, pour apercevoir un objet, il faut le voir divisiblement et par parties, cela me paraîtrait beaucoup plus compréhensible. [25]
37Nous ne saisissons jamais qu’« une surface des choses », partie après partie. Voltaire a souvent recours à cet argument pour montrer la faiblesse de jugement de ses ennemis. Par exemple à propos d’un de ses textes polémiques, il déclare pour se défendre : « En un mot, ils [mes détracteurs] ne virent qu’un côté [du texte] ; ce qui est la manière la plus ordinaire de se tromper [26] ». Il écrit ailleurs :
La mauvaise construction de nos théâtres, perpétuée depuis nos temps de barbarie jusqu’à nos jours, rendait la loi de l’unité de lieu presque impraticable […]. Il faudrait que le théâtre fît voir aux yeux de tous les endroits particuliers où la scène se passe, sans nuire à l’unité de lieu. [27]
39Pourtant le plaisir de la représentation reste primordial pour l’homme du XVIIIe siècle. Il en jouit même d’autant plus qu’il en connaît les limites. C’est un plaisir mêlé de participation, d’affect et d’enchantement. C’est pourquoi la scène française privilégie une formule originale, fondée sur l’instantanéité du geste meurtrier et l’illusion de la proximité du lieu du crime.
L’instantanéité et la proximité du crime au service de jeux d’espace inédits
40De multiples jeux d’espace témoignent des ruses des auteurs avec le code classique et de son détournement à leur profit. Toujours sous l’influence des dramaturgies anglaises, mais avec davantage de liberté que dans une adaptation, certaines pièces proposent un jeu d’échange entre crime en scène et hors de la scène, entre corps visible et invisible.
41La Polyxène (1696) de La Fosse joue sur la proximité du crime grâce à un détournement du récit. Pyrrhus, amoureux de la captive Polyxène, décide de la sauver en préparant son évasion. Mais elle refuse de fuir et se rend au tombeau d’Achille pour être sacrifiée. Dans un récit final, on apprend la mort de Polyxène qu’a précipitée Pyrrhus en voulant la sauver : un faux geste a conduit la jeune fille à se jeter sur l’arme de son amant ! Le récit [28] commence, de façon classique, par la description du tombeau, lieu du crime situé hors de la scène. Mais il est soudain interrompu par l’irruption physique de Pyrrhus, héros du récit, contre toute attente et tout usage classique. La Fosse brise la narration par de courtes répliques, et par une polyphonie à deux récitants au lieu d’un seul. Puis, tout à coup, Pyrrhus désespéré provoque Ulysse pour qu’il le tue avec la même arme qui tua la jeune fille. L’auteur réalise ainsi visuellement, par une simple substitution de victime, le meurtre raconté de la scène précédente. On peut alors parler d’un glissement métonymique, de l’abstraction d’une représentation narrative à sa mise en action sur le plateau. La Fosse explique son procédé ainsi :
Pyrrhus au désespoir de son malheur, est désarmé & entraîné par ses amis vers sa tente. Il rencontre son rival, à qui il demande la mort, & pour le porter à la lui donner, il lui apprend comme il vient de tuer lui-même la princesse qu’ils aimaient tous deux. N’est-ce pas là une action, plutôt qu’un récit ? [29]
43Le changement esthétique est de taille. Il évoque le « dénouement invisible » défini par Jacques Scherer dans quelques tragédies du XVIIe siècle [30] mais que nous retrouvons fréquemment au XVIIIe siècle. Son caractère invisible renforce sa valeur tragique : le héros est tué hors de scène, mais les personnages en scène témoignent de leur agitation et se tournent délibérément vers la coulisse ; pendant ce temps, le spectateur sait tout ce qui se passe, s’il est vrai que « le spectacle invisible de cette mort ne peut pas ne pas être présent à ses yeux pendant que les autres personnages se débattent [31] ». Lorsque Corneille fait dire à un personnage de Suréna : « Peut-être en ce moment on le perce de coups », il marque « la hantise de l’invisible dans ce dénouement [32] ». On pourrait appliquer à tout un répertoire tragique du XVIIIe siècle l’analyse développée par le critique :
L’émotion qu’on met ordinairement dans ce genre de récits a déjà été provoquée par la scène dramatique qui précède. Les prestiges de l’éloquence sont donc dépassés et rendus inutiles […] par l’urgence d’une situation strictement et cruellement définie, et en faisant sentir, derrière cette lutte, le meurtre qui s’accomplit loin de nos yeux et dont l’évocation est plus angoissante que ne le serait la lucide description d’un récit. [33]
45Plutôt que d’opter pour une pratique visuelle ouverte à la représentation explicite de la mort et du macabre, Danchet préserve, dans Les Tyndarides (1707), la pureté d’un espace bienséant et digne, à l’image des deux héros, les jumeaux Castor et Pollux. À ce premier espace, il en oppose symboliquement un second, hors de scène, espace criminel de luttes fratricides entre Lyncée et Idas, autre couple de frères, créé cette fois-ci de toutes pièces par Danchet « comme une ombre ménagée, pour relever l’éclat des vertus de Castor & de Pollux », selon l’expression d’un critique du temps [34].
46Toute la pièce est ainsi littéralement habitée, recouverte par l’ombre extérieure d’un cadavre – en l’occurrence celui de Lyncée. Comme dans une farce macabre, son meurtrier Idas ne sait comment s’en débarrasser. Le corps n’est à aucun moment exposé sur la scène, mais il gît à proximité, juste derrière le décor. Aucun personnage ne peut entrer en scène sans le voir ni exprimer aussitôt son effroi. L’amante de Lyncée, Élaïre, fait son entrée en scène sous le choc du spectacle qu’elle vient de voir. Ses premiers mots sont pour le corps du malheureux afin de mieux accuser le criminel présent en scène :
48Le vertueux Castor ne peut entrer en scène, à son tour, sans enjamber le cadavre de Lyncée qui fait obstacle. La proximité suggérée du corps le porte aussitôt à la compassion :
50Un tel spectacle l’invite aussitôt à venger le crime. La proximité du crime est traduite scéniquement par l’immédiateté de l’action qu’il suscite et qui se passe de longs discours. Le corps désincarné est préféré ici à l’exposition violente et visible.
51Le plus grand succès du siècle, Zaïre (1732) de Voltaire, ne doit pas tromper. Une scène voit Orosmane, nouvel Othello musulman face à sa chrétienne Desdémone, accomplir un crime passionnel sous le coup de la jalousie. L’influence anglaise s’arrête là pour Voltaire qui n’ira jamais jusqu’au meurtre sur la scène comme chez Shakespeare [37]. Tout se passe selon les canons classiques. Dès les premières éditions, une didascalie sans ambiguïté accompagne ce meurtre à l’arme blanche. La scène est nocturne, éloignée au maximum de la place du spectateur en réunissant « Orosmane, Zaïre et Fatime, marchant pendant la nuit dans l’enfoncement du théâtre » :
53Le texte insiste sur le fait que le corps de Zaïre est happé par le hors-scène, en conformité avec l’astuce de Corneille qui avait justifié le meurtre de Camille « blessée derrière le théâtre », poursuivie dans la coulisse par son frère armé d’un glaive, avant qu’il n’apparaisse « revenant sur le théâtre [39] ». Lorsque arrive Nérestan, il cherche sa sœur Zaïre et ne la trouve pas. Elle n’est donc plus en scène. Orosmane lui indique alors ostensiblement la coulisse proche, sans doute le fond de scène :
55La réplique de Corasmin vient dissiper le trouble que peut créer le texte à propos d’un cadavre visible ou non. Zaïre est tombée hors de la scène, morte en coulisse. Orosmane, sous le coup du remords, s’apprête à la rejoindre et désigne la coulisse, mais Corasmin lui conseille de « rentrer », c’est-à-dire de ne pas sortir de scène : l’expression « rentrer en coulisse » s’employait alors de façon concurrentielle à celle de « sortir de scène [41] ».
56L’escamotage du cadavre, par le jeu de la coulisse, évite ainsi de transformer la scène en lieu du crime. La réalisation effective du meurtre réclame une maîtrise de l’espace scénique, un lieu particulier, circonscrit fortement, pour éviter tout débordement malséant et surtout toute subordination de l’espace du discours au spectacle visuel, moins noble et moins digne que la langue tragique.
57Un dernier exemple montre le jeu d’inversion possible entre lieu invisible et lieu visible du crime, sous la forme d’une révélation de la face cachée de l’action criminelle. Le Titus (1758) de Belloy commence là où s’achève Bérénice de Racine. Titus retrouve le monde de l’histoire et sa dure réalité. Il monte sur le trône légué par Vespasien. Mais Vitellie, fille de Vitellius détrôné par Vespasien et promise à Titus, entend venger son père en complotant avec l’aide du consul Sextus. Vitellie manipule le consul en lui promettant l’amour, mais c’est un leurre. Le meurtre de l’empereur doit s’accomplir dans l’appartement de Titus, lieu unitaire de l’action.
58Une première fois, à l’acte III, le crime est sur le point de s’offrir au regard du spectateur. Sextus tente de tuer son ami mais il est interrompu par l’intervention d’un garde qui apporte providentiellement une lettre à l’empereur [42]. Tout est à refaire pour le meurtrier, mais la proximité du crime a été rappelée au spectateur. La répétition mécanique de la même action, selon la même disposition, un acte plus tard, se charge presque d’une force comique. Comme l’histoire, la tragédie se répète en farce noire. Dans ses appartements, lieu de la scène, Titus s’effondre de désarroi en apprenant les rumeurs de complot contre lui. Il envoie chercher Sextus pour le seconder dans la lutte contre ses ennemis, sans se douter un instant de la duplicité de son ami [43].
59« Seul et assis », figé dans une pose pittoresque, Titus s’inquiète du retard de Sextus. Pour le spectateur, une ironie tragique plane sur toute la scène. Le régicide doit apparemment se réaliser sur scène et non derrière le théâtre. Mais Belloy ne va pas jusqu’à la vision totale du meurtre sur le modèle de Gresset. Il privilégie le suspens et l’approche répétée du danger fatal. L’espace visible est cependant bien un espace de mort, de mise en danger du souverain par l’immixtion inévitable du crime. Seules la vertu et la sincérité inaltérables de Titus vont le sauver, in extremis, à l’instant crucial qui allait permettre de révéler le meurtre dans toute sa réalité :
61Le quiproquo visuel et gestuel, la péripétie spectaculaire, les didascalies envahissantes qui donnent à chaque réplique un sens visuel particulier et modifient continûment les postures des acteurs, enfin la représentation d’une tentative d’homicide – geste inédit sur scène – accomplissent un échange symétrique et total entre la scène et le hors-scène, entre le vu et le raconté. Les situations comiques (action déjouée, recommencée et de nouveau déjouée) sont resémantisées dans un sens pathétique et saisissant, malgré une intervention providentielle du personnage.
62L’assassin revient toujours sur les lieux du crime mais attend la fin du siècle pour une apparition visible sur la scène, où s’engouffrent justiciers et vengeurs meurtriers de toutes sortes, au nom d’une réalité qui les dépasse et qui engage l’avenir d’un peuple, d’un pays, d’un règne.
63La tragédie française de la première moitié du XVIIIe siècle montre comment rendre visibles le lieu et le geste sanglants sans rompre frontalement avec la doctrine classique. La conception morale s’efface progressivement derrière le désir de satisfaire une perception physique et un effet frappant. Sous le couvert d’une traduction ou d’une adaptation, les poètes érudits osent une incarnation sans pour autant franchir la limite entre un lieu du crime invisible, hors de la scène, et un lieu du crime visuellement représenté. Ils choisissent des jeux d’espace, libres et variés, et dessinent une unité de lieu, non pas réductrice, mais composite et mouvante, que l’œil du spectateur embrasse et recompose à plaisir.
64Le désir de voir ce que l’on dit, d’accompagner le mot de la preuve sensible, n’est pas pour autant une soumission aliénante à l’empire des apparences. Si le siècle réclamait une image cohérente et visible du monde sur scène, ce n’est pas uniquement pour que le spectateur augmente le plaisir passager de ses sens mais aussi pour qu’il se persuade que notre monde est un spectacle pérenne avec lequel il doit composer.
Notes
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[1]
La Porte et Clément, Dictionnaire dramatique, Paris, Lacombe, 1776, t. I, art. « Édouard III », p. 424.
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[2]
La Calprenède, Jeanne reine d’Angleterre, tragédie [1638], Édouard, tragi-comédie [1637 ou 1640] et un Comte d’Essex, tragédie [1639], dont Thomas Corneille s’inspira en 1678. La tragi-comédie d’Édouard raconte un épisode des amours d’Édouard III pour la comtesse de Salisbury, sur un mode plus burlesque que vraiment digne ; peu d’éléments retinrent l’attention de Gresset pour sa tragédie sanglante. Le Comte d’Essex est donc la première tragédie en France à mettre en scène un épisode célèbre et relativement récent de l’histoire d’Angleterre (l’action se passe en 1601). Dans leur notice sur la pièce, J. Scherer et J. Truchet font le lien avec Bajazet de Racine : Théâtre du xviie siècle. II, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1986, p. 1304.
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[3]
Gresset, Avertissement d’Édouard III, Œuvres, Londres, E. Kermaleck, 1773, t. II, p. 38 : « On ne trouvera ici de vrai historique, que l’amour d’Édouard III pour la comtesse de Salisbury, l’héroïque résistance de cette Femme illustre et le renouvellement des prétentions d’Édouard Ier sur l’Écosse ; tout le reste, ajouté à ces Faits principaux, est de pure invention ».
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[4]
Ibid.
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[5]
On voit cependant comme Gresset est plus prudent et même moralisateur qu’un Voltaire qui, lui, déclare les crimes de la Médée de Corneille dignes du théâtre puisqu’ils relèvent d’un « vrai rare et terrible » adapté au genre sérieux et inscrit dans la vraisemblance du caractère sauvage de la sorcière, issue d’une terre lointaine et d’une civilisation barbare, la Colchide : « Cela [le crime de Médée] n’est pas commun ; mais cela n’est pas sans vraisemblance dans l’excès d’une fureur dont on n’est pas le maître. Ces crimes révoltent la nature, et cependant ils sont dans la nature. C’est ce qui les rend si convenables à la tragédie, qui ne veut que du vrai, mais un vrai rare et terrible » (Voltaire, Remarques sur les Discours de Corneille, Œuvres complètes, éd. L. Moland, Paris, Garnier, 1877-1883, t. XXXII, p. 384).
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[6]
Voir Édouard III, III, 8.
-
[7]
Racine, Britannicus, II, 4-6.
-
[8]
Édouard III, IV, 2 à 5.
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[9]
Ibid., IV, 7.
-
[10]
Ibid., IV, 7-8.
-
[11]
Dans la Médée de Longepierre [1694, reprise en 1728], la mort de Créuse, à bien regarder le texte, a lieu sur la scène. Alors qu’un récit nous apprend au cinquième acte, que Créuse meurt d’avoir revêtu la robe empoisonnée offerte par Médée, elle entre en scène, meurtrie, dévorée par le fatal atour, et expire sur scène. Elle reste inanimée et muette jusqu’à la fin de la scène qui est encore fort longue, et Jason ne peut que constater la présence inéluctable de sa dépouille (Longepierre, Médée, éd. E. Minel, Paris, Champion, 2000, V, 3).
-
[12]
P. Jolyot de Crébillon, Rhadamiste et Zénobie, V, 7, Œuvres, Paris, Renouard, 1818, t. I.
-
[13]
Ibid., V, 8.
-
[14]
Voltaire, Lettre à Formont, 1er avril 1740, Correspondance, éd. Bestermann, D 2195.
-
[15]
« Je vous avoue que je ne conçois pas pourquoi dans votre préface vous justifiez le meurtre de Volfax, par la raison, dites-vous, qu’on aime à voir punir un scélérat qu’on pourrait exécuter derrière les coulisses et qu’on voudrait tuer sur le théâtre, ne serait pas toléré, et qu’une action atroce, mise sous les yeux sans nécessité, ne serait qu’un artifice grossier qui révolterait » (Voltaire, Lettre à Gresset, 28 mars 1740, Correspondance, éd. cit., D 2191).
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[16]
N. Elias, La Société de cour [1969], Paris, Flammarion, « Champs », 2002, p. 91-93.
-
[17]
Il est une antienne qui traverse l’histoire du théâtre français et qui qualifie les récits d’ennuyeux substituts de l’action, dès l’époque pré-classique. Mareschal dans la Préface de La Généreuse Allemande [1630] puis Corneille dans la Préface de son Clitandre [1632] témoignent avant l’édification de la doctrine classique de leur préférence pour le spectacle et de leur dédain de l’unité de lieu. Voir J. Scherer, La Dramaturgie classique en France [1950], Paris, Nizet, 1986, p. 242.
-
[18]
À propos de La Belle Pénitente de N. Rowe, La Place insiste sur une dramaturgie originale qui permet de voir sur scène « des caractères que les règles de la bienséance & la pureté des mœurs établies sur notre Théâtre n’y souffriraient pas : mais pourquoi ne les y pas admettre, puisqu’ils sont dans la nature ? […] pourquoi donc ne pourrait-on pas mettre en action des caractères & des événements possibles & très vraisemblables ? » (P.-A. de La Place, Le Théâtre anglais, Londres, 1746-1749, t. V, « Lettre à Mme la comtesse de *** à propos de La Belle pénitente de Rowe »).
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[19]
Diderot, Entretiens sur Le Fils naturel, III, Œuvres, éd. L. Versini, t. IV, Paris, R. Laffont, « Bouquins », 1996, p. 1174-1175.
-
[20]
« Il y a bien de la différence entre peindre à mon imagination, et mettre en action sous les yeux. Adopter à mon imagination tout ce qu’on veut ; il ne s’agit que de s’en emparer. Il n’en est pas ainsi de mes sens » (ibid.).
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[21]
J.-B. Sauvé dit La Noue, Préface de Mahomet Second, Paris, Prault fils, 1739.
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[22]
Alors que les audaces du théâtre élisabéthain deviennent à la mode, grâce à Voltaire et La Place, bientôt Ducis et Le Tourneur, le classicisme anglais contemporain renforce les réticences des théoriciens français. Addison est lu et apprécié pendant tout le siècle, et range les opinions françaises derrière lui. Ainsi, J.-M.-B. Clément se fait le porte-parole de la réaction classique européenne (De la tragédie, Paris, Moutard, 1784, p. 159).
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[23]
Voltaire, Questions sur l’Encyclopédie, art. « Art dramatique », Œuvres complètes, éd. cit., t. XVII, p. 42-43.
-
[24]
« La substitution de la victime mettait le spectateur […] devant l’héroïsme indéniable d’Ériphile. Or le récit d’Ulysse […] éloigne le personnage, et encadre son sacrifice d’un long passage où l’on tremble pour Iphigénie » (P. Frantz, L’Esthétique du tableau dans le théâtre du XVIIIe siècle, Paris, P.U.F., 1998, p. 176 ; voir aussi p. 183 ; c’est moi qui souligne).
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[25]
Voltaire, Lettre au Père R.-J. Tournemine, décembre 1735, Correspondance, éd. cit., D 963 : « Pour moi, j’avoue que si on me demande comment il faut faire pour apercevoir un objet, je réponds que je n’en sais rien du tout ; c’est le secret du créateur ; je ne sais ni comment je pense, ni comment je vis, ni comment je sens, ni comment j’existe ». Voltaire ne cesse de réfuter la séparation de la pensée et de la matière. Les sensations, transmises par les organes des cinq sens, sont la preuve non de la vie mécanique, puisque certaines ne sont pas indispensables à la survie de l’homme ou des organismes vivants, mais d’une pensée agissante et mouvante au sein de la matière. Le sentiment est une preuve de la composition en partie spirituelle de la matière.
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[26]
Id., Mahomet le Prophète, « Avis de l’éditeur » pour l’édition d’Amsterdam (1743), Œuvres complètes, éd. cit.
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[27]
Id., Remarques sur les Discours de Corneille, Œuvres complètes, éd. cit., t.. XXXII.
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[28]
A. de La Fosse, Polyxène, Paris, Th. Guillain, 1696, V, 7-8.
-
[29]
Id., Polyxène, « Préface » contenue dans l’édition d’Amsterdam, J. Desbordes, 1698.
-
[30]
J. Scherer, La Dramaturgie classique en France, éd. cit., chap. VII, p. 146 (Suréna) et 241 (La Mort d’Agrippine).
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[31]
Ibid., p. 145.
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[32]
Ibid., p. 146.
-
[33]
Ibid.
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[34]
Le Nouveau Mercure, mars-avril 1708, p. 117-153.
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[35]
A. Danchet, Les Tyndarides, I, 2, Théâtre, Paris, Grangé et alii, 1751, t. I.
-
[36]
Ibid., I, 5.
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[37]
Shakespeare, Othello, V, 2.
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[38]
Voltaire, Zaïre, V, 9, éd. J. Goldzink, Paris, GF-Flammarion, 2004, p. 129.
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[39]
P. Corneille, IV, 5, Horace, Œuvres complètes, éd. G. Couton, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1980-1987, t. I, p. 830.
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[40]
Voltaire, Zaïre, éd. cit., V, sc. dernière.
-
[41]
Une gravure de Gravelot, datant de 1768, montre que le lieu de l’action n’est pas le lieu du crime. Zaïre est placée entre la scène et le hors-scène, entre l’avant-scène où se tient Orosmane armé de son poignard et la coulisse figurée par une large embrasure dans la cloison, tandis que sa confidente se tient prête à l’entraîner hors de la scène : Théâtre complet de M. de Voltaire, Genève, 1768 [t. II-VI de la Collection complète des Œuvres de M. de Voltaire, avec 32 gravures par Gravelot et Le Vasseur], t. I, p. 392.
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[42]
P. L. de Belloy, Titus, avec des Observations sur la Poésie dramatique adressées à M. de Voltaire, Paris, Ballard, 1760, III, 6-7.
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[43]
« Faites chercher Sextus ; je vais ici l’attendre : / Aux portes du palais nous irons tous les deux, / Vaincre avec Annius, ou périr sous vos yeux. / (Il se jette dans le Fauteuil.) » (ibid., III, 7).
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[44]
Belloy, Titus, éd. cit., IV, 8.