Notes
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[1]
Nous ne nous attardons pas sur l’émergence du genre, qu’il faudrait évidemment penser de manière plus fine, en rapport avec les dramaturges valenciens pour l’Espagne, et dans son rapport au théâtre religieux du XVIe siècle en France. Sur ces aspects, voir pour le domaine français R. Lebègue, La Tragédie religieuse en France : les débuts (1514-1573), Paris, Champion, 1929, et K. Loukovitch, L’Évolution de la tragédie religieuse en France [1933], Genève, Slatkine Reprints, 1977 ; et pour l’Espagne, M. de los Reyes Peña, « Constantes y cambios en la tradición hagiográfica : del Códice de autos viejos a las comedias de santos del siglo XVII », dans J. Canavaggio (éd.), La Comedia, Madrid, Casa de Velázquez, 1995, p. 257-270, et J. L. Sirera, « Las comedias de santos en autores valencianos », dans J. Oleza Simó (éd.), Teatro y prácticas escénicas. II : La Comedia, Londres, Tamesis Books, 1986, p. 187-228.
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[2]
Sans viser forcément la symétrie, nous souhaitons en revanche déployer autant que possible le regard en multipliant les exemples sur une période donnée : deux œuvres pour chaque pays, afin d’éviter les effets de focalisation trompeurs, une amplitude chronologique restreinte, afin de circonscrire la poétique d’un moment particulièrement doté de sens, les années 1640 constituant l’apogée parisienne du genre en France, le milieu du siècle proposant une formule récurrente et codifiée du genre en Espagne.
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[3]
Sur l’histoire culturelle et l’imaginaire de la décapitation, nous renvoyons à l’ouvrage d’A. Dominguez Leiva, Décapitations. Du culte des crânes au cinéma gore, Paris, P.U.F., 2004.
-
[4]
J. de Voragine, La Légende dorée [ca. 1280], Paris, Garnier-Flammarion, 1967, t. 2, p. 391.
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[5]
Ibid., p. 392.
-
[6]
Ces deux options sont caractéristiques des codes du genre hagiographique : la complication de la pièce à martyre par l’insertion d’une intrigue galante est un trait récurrent. Dans les pièces françaises, l’intrigue galante entre en concurrence avec l’intrigue religieuse, ce qui produit un conflit tragique pathétique, car l’empereur est contraint de sacrifier celle qu’il aime. Dans les pièces espagnoles, conformément aux habitudes de la comedia nueva, l’intrigue secondaire se déploie en contrepoint de l’intrigue centrale, sans y être rattachée par des liens de nécessité : le galant et l’empereur sont alors deux personnages distincts.
-
[7]
J. Puget de La Serre, Sainte Catherine, tragédie en prose, Paris, A. de Sommaville et A. Courbé, 1643, p. 82.
-
[8]
Ibid., p. 84.
-
[9]
Fr. Hédelin, abbé d’Aubignac, Le Martyre de sainte Catherine, tragédie [1649], Caen, Eleazar Mangeant, 1650, p. 111.
-
[10]
Ibid., p. 112.
-
[11]
P. Rosete Niño, La Rosa de Alexandría, la más nueva, dans Parte veinte y cuatro de comedias nuevas, y escogidas de los mejores ingenios de España, Madrid, Mateo Fernandez de Espinosa Arteaga, 1666, f. 255r° : « Coupez sa tête infâme ».
-
[12]
Ibid., f. 256r° : « Jésus, mon époux, Seigneur, recevez mon âme ».
-
[13]
L. Vélez de Guevara, La Rosa de Alexandría, dans Seguna parte de comedias escogidas de las mejores de España, Madrid, Imprenta Real, 1652, f. 199r° : « Le bruit d’une étincelle éclate entre les roues, et du milieu d’entre elles, sort Catherine, la moitié d’une roue dans la main, avec l’épée et la couronne, conformément à sa représentation iconographique ».
-
[14]
Ibid., f. 199r° : « Et tes saintes reliques trouveront une sépulture sur le sommet le plus élevé du mont Sinaï, où elles seront portées par mes anges, à la vue de tous ».
-
[15]
Rosete Niño, op. cit., f. 256r° : « Hé bien, faites-là apparaître, afin qu’à présent soit satisfait mon espoir de vengeance ».
-
[16]
Ibid., f. 256v° : « On la découvre sur une machine, en hauteur, avec l’épée et la palme, conformément à sa représentation iconographique, un ange en train de la couronner ».
-
[17]
Puget de La Serre, op. cit., p. 84.
-
[18]
Ibid., p. 85.
-
[19]
Ibid., p. 85.
-
[20]
D’Aubignac, op. cit., p. 118.
-
[21]
Ibid., p. 119.
-
[22]
Ibid.
-
[23]
Ibid., p. 118.
-
[24]
P. de Laudun d’Aigaliers, L’Art poétique français [1597], éd. J.-Ch. Monferran, Paris, S.T.F.M., 2000, p. 204.
-
[25]
Id., Dioclétian, dans Poésies de Pierre de Laudun d’Aigaliers, Paris, D. le Clerc, 1596, f. 11r°.
-
[26]
J. Boissin de Gallardon, Le Martyre de sainte Catherine, Les Tragédies et histoires saintes de Jean Boissin de Gallardon, Lyon, S. Rigaud, 1618, p. 242-345.
-
[27]
J.-Fr. Sarasin, Discours de la tragédie ou remarques sur L’Amour tyrannique [1639], Œuvres, Paris, Courbé, 1658, p. 335.
-
[28]
J. Pilet de La Mesnardière, La Poétique, Paris, A. de Sommaville, 1640, p. 109.
-
[29]
Voir Chr. Couderc, « El cadáver en escena en el teatro de Lope de Vega », à paraître dans les actes du congrès Estudio y edición del teatro del Siglo de Oro, Barcelone, oct. 2007. Cet article montre les diverses modalités d’exposition du macabre et du sanglant, selon les œuvres considérés (comedias à dominante comique ou tragique).
-
[30]
Sarasin, op. cit., p. 335.
-
[31]
Rosete Niño, op. cit., f. 256v°.
-
[32]
Vélez de Guevara, op. cit., f. 199v°.
-
[33]
Cette dimension mériterait être développée, mais ce n’est pas l’objet de cet article. Indiquons seulement que l’enjeu dévotionnel est sans doute davantage présent dans les pièces espagnoles. On note en effet que l’admiration des personnages français concerne l’héroïsme constant et le caractère sublime d’un spectacle qui ravit les sens : la célébration religieuse demeure secondaire. Dans les dénouements espagnols, l’apothéose de la sainte est essentiellement une victoire du christianisme, et sa configuration picturale soulignée à travers la didascalie « como la pintan » est censée démontrer la sainteté et activer la dévotion du spectateur, si l’on se réfère aux fonctions de l’image dans la culture de la Contre-Réforme, Sur ce dernier point, voir notamment Fr. Pacheco, El Arte de la pintura [1649], I, 11 (« Del fin de la pintura y de las imágenes y de su fruto y la autoridad que tienen en la iglesia católica »), éd. dans Fr. Calvo Serraller, La Teoría de la pintura en el siglo de oro, Madrid, Cátedra, 1981, p. 397-402, ainsi que « Función de la imagen en la España contrarreformista », dans J. Portús Pérez, Pintura y Pensamiento en la España de Lope de Vega, Hondarribia, Nerea, 1999, p. 20-30.
-
[34]
D’Aubignac, op. cit., p. 121.
-
[35]
Puget de La Serre, op. cit., p. 83-84.
-
[36]
A. López Pinciano, Philosophía antigua poética, éd. A. Carballo Picazo, Madrid, CSIC, 1983, t. 2, p. 56 : « C’est la thèse enseignée par Galien qui, dans le troisième volet de l’Usage des parties, affirme ainsi : “la muse poétique possède, entre autres parures, un ornement essentiel : le miracle et la merveille ; et par là il apparaît que le poème qui n’est pas prodigieux n’est rien” ».
-
[37]
Ibid., p. 57-58 : « Je parle de cette admiration causée par la survenue de quelque événement nouveau et étrange ; car cette nouveauté produit beaucoup de plaisir, et bien que, comme vous l’avez dit, et très bien dit, l’imitation seule apporte le plaisir, lorsqu’elle s’applique à une chose inouïe et jamais vue, elle étonne beaucoup plus et elle délecte son destinataire. Ainsi, je suis d’avis que le poète aille chercher des objets nouveaux et rares ; qu’il construise une histoire admirable ; et que sa fable soit prodigieuse et stupéfiante ».
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[38]
A. Regalado, « Sobre la puesta en escena, verosimilitud y admiratio », dans J. Aparicio Maydeu (éd.), Estudios sobre Calderón, Madrid, Istmo, 2000, p. 97-113.
-
[39]
J. Aparicio Maydeu, Calderón y la máquina barroca. Escenografía, religión y cultura en El José de las mujeres, Amsterdam, Rodopi, 1999.
-
[40]
P. Corneille, Trois discours sur le poème dramatique [1660], éd. B. Louvat et M. Escola, Paris, GF-Flammarion, 1999, p. 100-101.
-
[41]
Id., Examen de Nicomède, Œuvres complètes, éd. G. Couton, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1980-1987, t. II, p. 643.
-
[42]
Cette similitude entre pièces cornéliennes profanes et hagiographiques est clairement pointée par P. Pasquier, qui y voit la conséquence d’un goût particulier de Corneille pour les héros parfaits : « A-t-on assez prêté attention au fait que, dans le Discours de la tragédie, Corneille s’interroge sur le statut du héros tragique en associant constamment le prince arménien et la vierge d’Antioche à la triade formée par Antiochus, Héraclius et Nicomède ? Le prince souffrant et le chrétien sommé d’apostasier y apparaissent comme deux figures jumelles dont les reflets se confondent dans le miroir de la gloire. L’édifiante persécution du prince vertueux ne serait-elle donc qu’une transposition, dans les lointaines cours de l’Antiquité orientale ou de l’orient byzantin, du martyre du héros chrétien ? » (« Le héros tragique cornélien dans les Discours de 1660 ou comment s’accommoder avec Aristote », Littératures classiques, n°32, 1998, p. 88-89).
-
[43]
C’est ce que Corneille affirme après avoir réaffirmé l’intérêt d’exposer sur la scène des hommes très vertueux : « En voici deux ou trois manières, que peut-être Aristote n’a su prévoir parce qu’on n’en voyait pas d’exemples sur les Théâtres de son temps » (Trois discours sur le poème dramatique, éd. cit., p. 104).
1À partir de la fin du XVIe siècle, un genre théâtral singulier se répand en France et en Espagne : les premières pièces hagiographiques espagnoles apparaissent dès les balbutiements de la comedia nueva, sous la plume de Lope de Vega, tandis qu’en France la forme éclôt en 1596, avec le Dioclétian de Pierre de Laudun d’Aigaliers [1]. Une proportion considérable de ces pièces met en scène des saints martyrs, et se dénoue donc invariablement par la mise à mort du héros. Ces évocations théâtrales du martyre comportent en elles-mêmes des germes de violence évidents, et elles posent directement la question du traitement du sanglant au théâtre. Nous nous interrogerons sur la manière dont les dramaturges transposent – ou ne transposent pas – le spectacle sanglant sur la scène et tenterons de dégager une éventuelle spécificité du traitement théâtral du martyre au XVIIe siècle. Que l’on fasse primer, en la rendant violemment sensible, la cruauté du tyran sur la vertu du saint n’est pas dénué d’implications esthétiques et idéologiques. Ce choix délimite certaines orientations esthétiques, et module la place de l’enjeu dévotionnel dans l’effet produit sur le spectateur.
2Plus largement, ce questionnement ouvre tout un débat sur la manière dont la dramaturgie professionnelle – puisqu’il ne s’agit là ni de pièces de collège ni de mystères provinciaux joués à l’occasion de fêtes religieuses – peut accueillir au XVIIe siècle un genre aux relents médiévaux, que l’on a pu penser comme le simple vestige d’une esthétique ancienne, dont le martyre sanglant serait particulièrement symptomatique. La représentation scénique du martyre semble en effet rattachée à la tradition médiévale des Passions. Elle révélerait l’ancrage du genre hagiographique du XVIIe siècle dans une temporalité révolue, en un repli anachronique sur des formes dramatiques passées. S’il y a, en France comme en Espagne, une floraison relativement considérable de pièces à martyre, il convient donc de s’interroger sur la manière dont elles se situent par rapport au reste de la production théâtrale contemporaine : il s’agira de déterminer si leur esthétique les inscrit véritablement à la marge du champ théâtral, ou si, par les choix scénographiques et dramaturgiques dont elles témoignent, elles rejoignent les préoccupations et les débats contemporains. Sur ce point encore, les modalités de l’évocation du martyre peuvent constituer un point nodal de l’interprétation et permettre d’esquisser des lignes de partage significatives.
3Nous nous attacherons à ce moment conclusif du texte dans quatre réécritures dramatiques de la légende de sainte Catherine : deux pièces françaises et deux espagnoles [2], la Sainte Catherine de Puget de La Serre (1643) et Le Martyre de sainte Catherine attribuée à l’abbé d’Aubignac (1649), La Rosa de Alexandría de Luis Vélez de Guevara (1652) et La Rosa de Alexandría, la más nueva de Pedro Rosete Niño (1666). La légende de la sainte se dénoue par l’évocation d’une décapitation, martyre aux effets plastiques indéniables, qui renvoie à tout un imaginaire de la cruauté [3]. Nous comparerons dans un premier temps les éléments fournis par la légende hagiographique avec le traitement du martyre dans les pièces, afin de déceler les écarts propres à la réécriture dramatique. Nous nous interrogerons ensuite sur les effets produits par les traitements scéniques du martyre, pour dégager en dernier lieu la poétique vers laquelle convergent les options esthétiques des différentes œuvres. Une ligne commune s’esquisse en effet : le gommage systématique de l’événement sanglant, rejeté dans un ailleurs qui n’est pas toujours déterminé, permet la figuration visuelle d’un autre spectacle, venant s’y substituer.
Des légendes aux pièces : l’évacuation systématique du spectacle sanglant
4Les éléments fournis par la légende de sainte Catherine sont tout à fait stables, et présentent peu d’ambiguïté. Le matériau narratif ne comporte pas de ces ellipses ou imprécisions qui seraient autant de failles demandant à être comblées par les dramaturges. La situation initiale est celle d’une confrontation entre l’empereur romain Maxence, qui occupe Alexandrie, et la fille du roi d’Alexandrie, Catherine. Maxence appelle tous les habitants de la ville pour les faire participer à un sacrifice aux idoles païennes : Catherine se présente à lui et exprime, en tant que chrétienne, son refus d’obéir aux ordres. L’empereur convoque les meilleurs orateurs des provinces romaines pour convaincre la jeune fille de renier sa foi chrétienne, mais c’est elle qui parvient à les convertir. Elle incite également l’impératrice à changer de religion, avec succès. Catherine subit diverses tortures, mais elle demeure constante. Les Romains inventent alors un supplice d’une nouvelle sorte, une roue parsemée de lames tranchantes, pour venir à bout de la résolution de la chrétienne. Mais, d’après La Légende dorée de Voragine, « la bienheureuse vierge pria le Seigneur de briser cette machine pour la gloire de son nom et pour la conversion du peuple qui se trouvait là. Aussitôt un ange du Seigneur broya cette meule et en dispersa les morceaux avec tant de force que quatre mille gentils en furent tués [4] ». Ensuite, l’impératrice, qui proteste contre le traitement infligé à Catherine, est envoyée au martyre par son époux. Celui-ci tente une dernière fois de convaincre Catherine, en vain, et il la condamne finalement à la décapitation :
Quand elle fut décapitée, il coula de son corps du lait au lieu du sang. Alors les anges prirent son corps et le portèrent, de cet endroit, jusqu’au mont Sinaï, éloigné de plus de vingt jours de marche, et l’y ensevelirent avec honneur. [5]
6Cette légende hagiographique est particulièrement propice à la réécriture dramatique, car contrairement à celles, nombreuses, qui présentent simplement une confrontation entre le tyran et la sainte débouchant systématiquement sur le martyre, elle renferme des germes de retardement du dénouement – la dispute avec les orateurs et les entretiens avec l’impératrice, tous convertis par l’éloquence merveilleuse de la sainte. Les dramaturges ont en outre recomposé ce matériau narratif en le compliquant d’une intrigue galante, inventant un sentiment amoureux de l’empereur pour la sainte, ou déployant en contrepoint de l’intrigue religieuse des histoires de cape et d’épée [6]. Enfin, tous, tant en Espagne qu’en France, ont choisi de soustraire aux yeux des spectateurs le moment précis de la décapitation. Les procédés adoptés pour rendre ce carnage invisible ne sont pas tous les mêmes, et ils méritent une description détaillée.
7Dans les pièces françaises, le martyre est entièrement relégué hors scène. Ainsi, dans la Sainte Catherine de Puget de La Serre, l’empereur ordonne la mort de la chrétienne : « Qu’on luy tranche la teste tout maintenant, il faut éprouver si la force de ses charmes resistera à celle du glaive [7] », et Catherine sort. S’ensuit un long monologue de lamentation de l’empereur, qui se conclut par ces mots : « Voicy Lepide qui vient m’en apprendre les funestes nouvelles. Et bien, est-elle morte [8] ? » Le messager remplit alors son office et fait à l’empereur le récit de cette mort. Il en va de même dans la pièce attribuée à l’abbé d’Aubignac : après une dernière confrontation avec Catherine, l’empereur Maximin se résout à l’envoyer au martyre. « Oüy va mourir impie [9] », dit-il à Catherine et, une fois celle-ci sortie de scène, il demande à son chef de légion : « Valere, fais soudain qu’on me defface d’elle / Et m’en reviens toy-mesme apporter la nouvelle. [10] » Là aussi, l’empereur et les spectateurs prendront connaissance des modalités de la mort de l’héroïne par le récit d’un messager.
8Dans La Rosa de Alexandría de Pedro Rosete Niño, la décapitation se produit également hors scène, mais il n’est pas besoin de messager ou de récit dans ce dénouement : l’empereur ordonne la mort en s’écriant « cortadla su infama cabeza [11] ». Catalina sort pour subir son châtiment, mais le spectateur l’entend en coulisse remettre son âme à Dieu au moment où, on le suppose, le fer s’abat sur elle : « Jesús, esposo, Señor / Recibid el alma mía [12] ». Autrement dit, si le spectacle visuel est évité, le spectacle auditif ne l’est pas. La décapitation fait l’objet d’un éloignement relatif, mais elle n’est pas totalement déréalisée pour les sens du spectateur.
9Enfin, dans La Rosa de Alexandría, la más nueva de Vélez de Guevara, le martyre est totalement absent : il n’y a tout simplement pas de décapitation. Au dénouement, Catalina est soumise au supplice de la roue, quand un éclair brise l’instrument :
Suena ruido de fuego en las ruedas, y del medio dellas sale Santa Catalina con media rueda, y la espada, y corona, como la pintan. [13]
11Catherine monte alors directement au Ciel, en gloire aux côtés d’un Christ assis sur un trône. Catherine n’a donc pas vraiment subi de martyre sanglant, mais elle est morte puisque le Christ déclare :
13Il s’agit d’une mort miraculeuse non sanglante.
14Ainsi, dans toutes les pièces que nous venons d’examiner, le spectacle sanglant disparaît de la scène : les divers procédés relevés concourent tous à éloigner le sang de la vue des spectateurs. Ce retrait du sanglant s’effectue parfois d’une manière tout à fait traditionnelle, dans le cas des hors scène relayés par le récit d’un messager. Il peut également advenir d’une manière plus inattendue, lorsque le spectateur s’attend à tout voir et que la chrétienne sort de scène à la dernière minute, ou lorsque l’événement est littéralement aboli. Il nous faut à présent réfléchir aux effets de ce rejet systématique du sanglant au dénouement des pièces à martyre.
Le déplacement du spectacle final : du sanglant au prodigieux
15Dans au moins trois des quatre pièces, l’évacuation du spectacle sanglant ne constitue pas un simple refus du spectaculaire. En effet, la décapitation absente laisse le plus souvent la place à un autre type de spectacle. Dans la pièce de Vélez de Guevara, le dispositif scénique minutieusement élaboré possède un sens évident : le dramaturge substitue à la mort sanglante une mort miraculeuse et inexpliquée. En reléguant à la fin de l’intrigue le miracle de la roue brisée par un éclair divin et en l’associant à la victoire définitive de la sainte en gloire, dont les reliques seront précieusement sauvées par les anges, Vélez de Guevara fait se succéder directement deux miracles éloignés dans la légende. En somme, le prodigieux absorbe tout l’intérêt dramatique, ne laissant plus de place pour le martyre lui-même.
16Dans la pièce de Pedro Rosete Niño, le jeu scénique, bien que différent, est également assez sophistiqué : la décapitation s’accomplit en coulisse et la dissimulation du sanglant sert un effet de surprise également spectaculaire. En effet, lorsque les spectateurs internes ont entendu Catalina remettre son âme à Dieu, l’empereur ordonne que le rideau soit tiré, pour produire à la vue de tout le résultat du châtiment exemplaire :
18Or la didascalie indique que Catalina est en hauteur, dans le ciel, en train de se faire couronner par un ange : « Descúbrese puesta en la apariencia como la pintan, con la espada y palma, y el Ángel coronándola. [16] » L’empereur s’engouffre alors sous terre, avec le Démon, tandis que Catalina et l’ange s’envolent. Si la relégation de la décapitation en coulisse produit sur le spectateur une frustration et un effet d’attente, ces sentiments sont déjoués lorsque le rideau du fond de la scène est tiré, offrant de façon inattendue un spectacle prodigieux en lieu et place du spectacle sanglant. Le jeu de substitution est ici souligné : il s’inscrit au cœur d’une esthétique de la surprise que permet le voilement opéré par le rideau. Ainsi, dans ces deux pièces où le spectacle prime au dénouement, l’évacuation du sanglant s’effectue au profit du merveilleux qui trouve une expression scénique spécifique.
19L’on peut se demander ce qu’il en est dans les pièces françaises où le récit du messager vient en principe se substituer à toute image visuelle. On pourrait supposer que ce mode de représentation implique un évitement du spectaculaire. Or, dans la Sainte Catherine de Puget de La Serre, on obtient paradoxalement un effet similaire à celui des pièces espagnoles. En effet, lorsque Lépide vient relater le martyre à l’empereur, il met l’accent sur les prodiges qui ont accompagné la mort de la sainte : « S’en est fait, Sire : mais sans mentir, son trépas a esté tout remply de prodiges [17]. » Le récit, laissant la mort sanglante dans l’ombre, se creuse donc d’un glissement vers une autre manifestation visuelle. De plus, le spectacle scénique vient alors prendre le relais de l’évocation verbale. La didascalie indique :
On ouvre la tapisserie. Il [l’empereur] écoute la Musique des Anges qui paroissent sur la montagne de Sinay, où ils ensevelissent le corps de sainte Catherine. [18]
21L’empereur s’exclame alors :
De quels miracles éclatans suis-je delicieusement éblouy ? de quels charmes de joye sens-je mon ame comblée ? Je perds peu à peu l’usage de la voix dans mon ravissement. [19]
23Ainsi, le récit de Lépide est lacunaire et recentré sur les prodiges, et la scénographie vient compléter cette focalisation sur le miraculeux par une mise en scène merveilleuse et musicale du transfert du corps par les anges. On trouve donc dans cette pièce un effet scénique similaire à celui des pièces espagnoles, où prime le merveilleux.
24Reste la pièce attribuée à d’Aubignac, qui ne sacrifie pas, elle, au spectaculaire. On observe cependant dans le récit du messager Valère, comme dans celui de Lépide, un recentrement sur les prodiges. Valère commence son long discours ainsi : « Seigneur, jamais trespas ne fut si glorieux, / Ni son progrez si rare et si prodigieux [20]. » Ensuite, au lieu de décrire la décapitation, il évoque la vertu héroïque de la sainte. À l’empereur qui demande « Dis moy comme elle morte [21] ? » il répond :
26Autrement dit, à une question qui semblait appeler une description des souffrances, Valère répond en mettant l’accent sur la gloire, la grandeur et le triomphe de la chrétienne. La recomposition effectuée par le récit met à distance le sanglant pour évoquer exclusivement la gloire étonnante de l’héroïne, si bien d’ailleurs que Valère avoue l’admiration qui l’a saisi à la vue du spectacle : « Oüy Seigneur, la Chrestienne a vaincu vostre effort, / Et je viens d’admirer son triomphe et sa mort [23]. » Le spectaculaire ne domine pas au dénouement de cette pièce, mais les mots du messager travaillent à une métamorphose du sens, qui laisse la place à une nouvelle interprétation du martyre.
27Ainsi, par des procédés scéniques ou discursifs variés, tous les dramaturges déplacent l’attention du spectateur, de l’évocation du sanglant vers les prodiges du Ciel et la victoire de l’héroïne. Cette modification de la perspective finale, permise par la disparition du sang sur la scène et par les paroles des personnages, s’opère à la faveur d’un renversement des attentes des spectateurs internes, et en particulier de celles de l’empereur : préparé à l’évocation ou à la vision d’un spectacle horrible, celui-ci devient contre son gré le témoin d’un spectacle admirable.
Valeur heuristique du rejet du sanglant : vers une poétique nouvelle
28Nous sommes évidemment contraints de nous demander ce qui motive ce choix unanime des dramaturges. Dans un premier temps, et si l’on considère seulement le champ français, nous pouvons attribuer cette épuration de la scène aux interdits qui frappent la pratique théâtrale dès lors que les traités stigmatisent la présence de sang sur la scène. Au début du XVIIe siècle il est admis, voire conseillé, d’ensanglanter la scène. C’est ce que préconise Laudun d’Aigaliers en 1597 dans son Art poétique français, lorsqu’il affirme : « Plus les tragédies sont cruelles, plus elles sont excellentes [24] ». Très logiquement, lorsqu’il écrit son Dioclétian, pièce sur le martyre de saint Sébastien, il met en pratique ce dogme théorique, prolongeant le martyre du héros par la mort sanglante de l’impératrice et le suicide de sa servante. Cette débauche de violence est revendiquée par Laudun d’Aigaliers qui affirme dans l’Argument de sa pièce : « J’ay adjousté que la Dame de l’Imperatrice voyant sa dame martyrisée se tuë d’un poignard, à fin de faire le theatre plus sanglant [25]. » L’esthétique de l’horreur constitue ainsi une vraie tendance du genre hagiographique dans cette période. D’ailleurs, en 1618, on trouve un Martyre de sainte Catherine [26] qui met en scène la décapitation. Au tournant du siècle, l’orientation du genre hagiographique est tributaire des choix qui régissent le théâtre dans son ensemble, les dramaturges accommodant la matière religieuse aux modèles tragiques en vigueur.
29La perspective théorique se modifie à la fin des années 1630. Dans son Discours sur la tragédie, Sarasin affirme en 1639 que « l’on commet ces fautes lorsqu’on ensanglante la Scène [27] ». La Mesnardière exprime le même refus, en dénonçant très précisément le spectacle du martyre :
Mais je ne conteray jamais parmi les Spectacles parfaits, ces Sujets cruels & injustes, comme ceux où l’on expose les martyres de quelques Saints, où l’on nous fait voir la vertu traittée si effroyablement, qu’au lieu de nous fondre en larmes à l’aspect de ces cruautez, nous avons le cœur serré par l’horreur que nous concevons d’une si étrange justice. [28]
31Cette condamnation qui précède l’écriture des deux pièces françaises sur sainte Catherine pourrait effectivement avoir incité les dramaturges à ne pas exposer les martyres, et à ne pas faire voir la vertu maltraitée. En ce sens, la mise à distance par le discours constituerait un moyen efficace d’atténuer l’horreur en mettant l’accent sur d’autres aspects d’un tel dénouement. Le rejet du sanglant prendrait donc sens en regard de cette nouvelle conception de la tragédie, où le pathétique doit primer sur la cruauté brutale.
32Si l’on considère à présent le champ espagnol, cette hypothèse ne fonctionne guère : on ne trouve nulle proscription du sanglant chez les théoriciens, et il existe d’ailleurs au XVIIe siècle de nombreuses pièces qui mettent en scène la mort violente [29]. L’on peut penser par exemple à El mayor monstruo del mundo de Calderón (1637), représetant l’histoire d’Hérode et de Marianne, et montrant donc le conflit d’un tyran injuste et d’une victime innocente. Une telle situation n’est pas sans rappeler celle du martyre. Là, l’événement sanglant est même scéniquement redoublé en se voyant préfiguré par la blessure que Hérode inflige par accident à Ptolémée. Dans Morir pensando matar de Rojas Zorilla (1642), le motif de la tête coupée hante véritablement l’intrigue : Rosimunda voit son père décapité par Alboíno, qu’elle est obligée d’épouser. Ce dernier la contraint ensuite à boire dans le crâne de son père, en une scène particulièrement cruelle que n’aurait pas reniée le Shakespeare de Titus Andronicus. C’est à l’aune de cette scène-pivot que se développe toute la vengeance de Rosimunda, rendue doublement efficace par le poison et l’épée. On le voit, les pièces à martyre espagnole pourraient choisir la voie sanglante, sans contrevenir à un quelconque interdit esthétique, et sans constituer une exception par rapport au théâtre profane. Peut-être faut-il alors voir dans l’éviction du sanglant un choix positif, puisqu’il peut naître en un champ où nul interdit ne pèse sur sa représentation.
33Par ailleurs, s’il est indéniable qu’en France l’interdit des théoriciens joue un rôle dans la disparition du sang de la scène, l’on ne peut affirmer pour autant que les dénouements soient entièrement conformes aux règles. En effet, Sarasin proscrit le merveilleux au même titre que le sanglant :
L’on commet ces fautes lorsqu’on ensanglante la Scene, que l’on y represente des evenements prodigieux, & des Metamorphoses incroyables, & que l’on montre au peuple des impossibilitez. [30]
35Une stricte obéissance des Français aux préceptes devrait donc interdire également les apparitions angéliques prodigieuses que l’on a pu relever dans la Sainte Catherine de Puget de La Serre. L’esthétique des dénouements n’est donc pas, ou pas seulement dans le cas des Français, un choix par défaut. Elle constitue une proposition esthétique d’un nouveau genre, qui promeut un effet théâtral spécifique, l’admiration.
36En substituant au spectacle de la souffrance la vision ou l’évocation verbale des prodiges, les dramaturges font en effet naître au dénouement l’admiration, le ravissement et la surprise des spectateurs internes. Ces termes apparaissent dans les récits de Valère et de Lépide et dans les répliques de l’empereur chez Puget de La Serre, rapportés précédemment. Dans les pièces espagnoles, le spectacle se donne directement à admirer dans la glorification verbale effectuée par les anges eux-mêmes. Cette célébration trouve un relais chez le galant Severino qui qualifie Catherine de « Rosa de Alexandría [31] » dans la pièce de Rosete Niño, et en la personne du Christ, qui nomme la sainte de la même manière dans la pièce de Vélez de Guevara [32].
37À travers ces réactions qui s’inscrivent dans un dispositif de théâtre dans le théâtre – le martyre constituant le spectacle qui aimante le reste du personnel dramatique, ainsi mué en public interne – nous pouvons lire une mise en abyme des effets à produire sur les spectateurs externes. Or l’accent mis sur l’admiration face à la merveille constitue une réponse esthétique à un double problème, idéologique et poétique. D’un point de vue idéologique d’abord, l’éviction du sanglant permet de ne plus susciter le rejet qu’implique l’horreur, mais plutôt l’adhésion, à travers l’admiration. Ce choix rend au martyre son ambiguïté essentielle : se détachant du modèle sanglant, la mort est pitoyable et admirable à la fois. Elle demeure ainsi associée à la souffrance, mais non à l’injustice : la douleur du martyre devient la manière dont s’accomplit la victoire divine et n’est plus la simple expression de la cruauté humaine. Ces pièces à martyre s’érigent ainsi en théâtre de dévotion plutôt qu’en théâtre de la cruauté. Le genre hagiographique n’est alors plus un type particulier de tragédie sanglante, mais il retrouve une fonction idéologique en suscitant, au dénouement, l’adhésion aux valeurs religieuses [33].
38D’un point de vue poétique, le choix des dramaturges résout par ailleurs la question de la mise en scène d’un personnage parfait. En choisissant d’élaborer une intrigue autour d’un personnage ne commettant aucune faute et injustement persécuté, les dramaturges ne peuvent faire naître simultanément les deux effets cardinaux de la tragédie aristotélicienne, la crainte et la pitié. Se pose alors la question de l’effet émotionnel que peut susciter un tel héros. Les dramaturges français ne renoncent pas à la pitié : les empereurs des pièces françaises disent eux-mêmes éprouver ce sentiment, lorsqu’ils se voient contraints de mener à la mort une Catherine pour laquelle ils éprouvent une certaine affection. Dans la pièce attribuée à d’Aubignac, Maximin affirme en effet : « D’une indigne pitié je me sens émouvoir / Elle offence ma gloire, & trahit mon devoir [34] ». Dans la pièce de Puget de La Serre, l’empereur signale son dilemme :
J’ay commandé qu’on fist mourir cette belle Princesse, & un moment de son absence me fait ressentir mille morts. Faut-il que je sois absolu pour ma ruine, & que mon autorité souveraine ne me donne des sujets que pour m’affliger en m’obeïssant. […] Il est vrai, cette Princesse estoit coupable. Mais comment pouvois-je la contraindre à vous apporter de l’encens, si elle m’en demandoit à toute heure. Je l’accusois d’idolatrie, & sa beauté m’avoit déjà convaincu. Ha ! quelle injustice, elle a porté seule la peine d’un crime qui nous estoit commun. [35]
40Mais au lieu de la crainte, les dramaturges font naître l’admiration pour une personne parfaite victorieuse jusque dans la mort, et pour le Dieu qui permet ces prodiges. L’admiration constitue donc l’effet que peut produire sur le spectateur un personnage sans défaut et ne commettant aucune faute.
41Dans le champ espagnol, le recours à l’admiration s’inscrit dans un courant esthétique bien identifié. Tout d’abord, il est préconisé dans les traités. Ainsi, dans la Philosophía antigua poética d’Alonso López Pinciano, en 1596, l’un des personnages défend une poétique de la merveille qui repose sur le prodige :
Esta doctrina enseña Galeno, que en el tercero Del uso de las partes dize assí : « la poética musa, entre otros ornamentos y arreos que tiene, el principal es el milagro y maravilla ; por lo qual parece que el poema que no es prodigioso es de ninguno ser ». [36]
43Il défend l’idée d’une admiration qui proviendrait d’un événement inédit, et surprenant :
hablo desta admiración […] causada de algún acaecimiento nuevo y raro ; porque esta novedad haze mucho para el deleyte, que, aunque como avéys dicho, y muy bien, solo la imitación le trahía, mas quando es de cosa no oyda, ni vista, admira mucho más y deleyta. Assí soy de parecer que el poeta sea en la invención nuevo y raro ; en la historia, admirable ; y en la fábula, prodigioso y espantoso […]. [37]
45Cette poétique de l’admiration est ensuite mise en pratique par les dramaturges du Siècle d’Or qui se plaisent par exemple à dramatiser la geste des héros épiques nationaux, autres héros parfaits. L’admiration constitue par ailleurs un ressort esthétique puissant de la dramaturgie caldéronienne, comme l’ont montré dans des travaux récents Antonio Regalado [38] et Aparicio Maydeu [39].
46Il est toutefois remarquable et plus inattendu que des dramaturges français aient choisi de recourir à cet effet. L’aspect novateur de cette option esthétique a été noté par Corneille, qui a écrit une pièce hagiographique, Polyeucte, et mis en scène un autre héros parfait dans Nicomède. Dans son Discours de la tragédie, Corneille défend le héros parfait, qui a pu remporter un certain succès sur la scène :
L’exclusion des personnes tout à fait vertueuses qui tombent dans le malheur bannit les Martyrs de notre Théâtre : Polyeucte y a réussi contre cette Maxime, et Héraclius et Nicomède y ont plu, bien qu’ils n’impriment que de la pitié, et ne nous donnent rien à craindre, ni aucune passion à purger, puisque nous les y voyons opprimés, et près de périr, sans aucune faute de leur part, dont nous puissions nous corriger sur leur exemple. [40]
48Ces pièces ne sont pas aristotéliciennes au sens où, n’étant pas aptes à faire naître la crainte, elles reposent seulement sur le pathétique. C’est dans l’Examen de Nicomède que Corneille complète cette réflexion, en ajoutant que ce type de héros parfait produit un effet spécifique, l’admiration. Celle-ci viendrait se substituer à la crainte et permettrait peut-être, selon lui, une purgation des passions plus efficace :
Dans l’admiration qu’on a pour sa vertu, je trouve une manière de purger les passions, dont n’a point parlé Aristote, et qui est peut-être plus sûre que celle qu’il prescrit à la tragédie par le moyen de la pitié et de la crainte. L’amour qu’elle nous donne pour cette vertu que nous admirons, nous imprime de la haine pour le vice contraire. [41]
50Ces propos de Corneille indiquent l’originalité de ces œuvres reposant sur l’admiration, mais il faut bien noter qu’il associe, ce faisant, des pièces à martyre et des pièces à héros parfait profane [42]. Dans le sillage du théâtre à martyre se joue donc l’émergence d’un genre nouveau de tragédie qu’Aristote n’avait pu, dit Corneille, prévoir [43]. À travers le genre hagiographique, une formule tragique inédite apparaît, qui se présente comme une variante novatrice de l’esthétique pathétique contemporaine.
51En somme, l’on peut lire l’éviction du sanglant comme un double symptôme. Il s’agit sans doute, dans le cas des Français, d’un dépassement de l’esthétique de l’horreur qui a pu prévaloir en France au tournant des XVIe et XVIIe siècles. Toutefois, il ne faudrait pas y voir un simple retour à une esthétique aristotélicienne classique : la comparaison avec le théâtre hagiographique espagnol montre qu’en France, on expérimente des modèles nouveaux, qui ne sont pas sans rapport avec l’esthétique baroque de l’admiration qui prévaut en-deçà des Pyrénées.
Notes
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[1]
Nous ne nous attardons pas sur l’émergence du genre, qu’il faudrait évidemment penser de manière plus fine, en rapport avec les dramaturges valenciens pour l’Espagne, et dans son rapport au théâtre religieux du XVIe siècle en France. Sur ces aspects, voir pour le domaine français R. Lebègue, La Tragédie religieuse en France : les débuts (1514-1573), Paris, Champion, 1929, et K. Loukovitch, L’Évolution de la tragédie religieuse en France [1933], Genève, Slatkine Reprints, 1977 ; et pour l’Espagne, M. de los Reyes Peña, « Constantes y cambios en la tradición hagiográfica : del Códice de autos viejos a las comedias de santos del siglo XVII », dans J. Canavaggio (éd.), La Comedia, Madrid, Casa de Velázquez, 1995, p. 257-270, et J. L. Sirera, « Las comedias de santos en autores valencianos », dans J. Oleza Simó (éd.), Teatro y prácticas escénicas. II : La Comedia, Londres, Tamesis Books, 1986, p. 187-228.
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[2]
Sans viser forcément la symétrie, nous souhaitons en revanche déployer autant que possible le regard en multipliant les exemples sur une période donnée : deux œuvres pour chaque pays, afin d’éviter les effets de focalisation trompeurs, une amplitude chronologique restreinte, afin de circonscrire la poétique d’un moment particulièrement doté de sens, les années 1640 constituant l’apogée parisienne du genre en France, le milieu du siècle proposant une formule récurrente et codifiée du genre en Espagne.
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[3]
Sur l’histoire culturelle et l’imaginaire de la décapitation, nous renvoyons à l’ouvrage d’A. Dominguez Leiva, Décapitations. Du culte des crânes au cinéma gore, Paris, P.U.F., 2004.
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[4]
J. de Voragine, La Légende dorée [ca. 1280], Paris, Garnier-Flammarion, 1967, t. 2, p. 391.
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[5]
Ibid., p. 392.
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[6]
Ces deux options sont caractéristiques des codes du genre hagiographique : la complication de la pièce à martyre par l’insertion d’une intrigue galante est un trait récurrent. Dans les pièces françaises, l’intrigue galante entre en concurrence avec l’intrigue religieuse, ce qui produit un conflit tragique pathétique, car l’empereur est contraint de sacrifier celle qu’il aime. Dans les pièces espagnoles, conformément aux habitudes de la comedia nueva, l’intrigue secondaire se déploie en contrepoint de l’intrigue centrale, sans y être rattachée par des liens de nécessité : le galant et l’empereur sont alors deux personnages distincts.
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[7]
J. Puget de La Serre, Sainte Catherine, tragédie en prose, Paris, A. de Sommaville et A. Courbé, 1643, p. 82.
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[8]
Ibid., p. 84.
-
[9]
Fr. Hédelin, abbé d’Aubignac, Le Martyre de sainte Catherine, tragédie [1649], Caen, Eleazar Mangeant, 1650, p. 111.
-
[10]
Ibid., p. 112.
-
[11]
P. Rosete Niño, La Rosa de Alexandría, la más nueva, dans Parte veinte y cuatro de comedias nuevas, y escogidas de los mejores ingenios de España, Madrid, Mateo Fernandez de Espinosa Arteaga, 1666, f. 255r° : « Coupez sa tête infâme ».
-
[12]
Ibid., f. 256r° : « Jésus, mon époux, Seigneur, recevez mon âme ».
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[13]
L. Vélez de Guevara, La Rosa de Alexandría, dans Seguna parte de comedias escogidas de las mejores de España, Madrid, Imprenta Real, 1652, f. 199r° : « Le bruit d’une étincelle éclate entre les roues, et du milieu d’entre elles, sort Catherine, la moitié d’une roue dans la main, avec l’épée et la couronne, conformément à sa représentation iconographique ».
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[14]
Ibid., f. 199r° : « Et tes saintes reliques trouveront une sépulture sur le sommet le plus élevé du mont Sinaï, où elles seront portées par mes anges, à la vue de tous ».
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[15]
Rosete Niño, op. cit., f. 256r° : « Hé bien, faites-là apparaître, afin qu’à présent soit satisfait mon espoir de vengeance ».
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[16]
Ibid., f. 256v° : « On la découvre sur une machine, en hauteur, avec l’épée et la palme, conformément à sa représentation iconographique, un ange en train de la couronner ».
-
[17]
Puget de La Serre, op. cit., p. 84.
-
[18]
Ibid., p. 85.
-
[19]
Ibid., p. 85.
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[20]
D’Aubignac, op. cit., p. 118.
-
[21]
Ibid., p. 119.
-
[22]
Ibid.
-
[23]
Ibid., p. 118.
-
[24]
P. de Laudun d’Aigaliers, L’Art poétique français [1597], éd. J.-Ch. Monferran, Paris, S.T.F.M., 2000, p. 204.
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[25]
Id., Dioclétian, dans Poésies de Pierre de Laudun d’Aigaliers, Paris, D. le Clerc, 1596, f. 11r°.
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[26]
J. Boissin de Gallardon, Le Martyre de sainte Catherine, Les Tragédies et histoires saintes de Jean Boissin de Gallardon, Lyon, S. Rigaud, 1618, p. 242-345.
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[27]
J.-Fr. Sarasin, Discours de la tragédie ou remarques sur L’Amour tyrannique [1639], Œuvres, Paris, Courbé, 1658, p. 335.
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[28]
J. Pilet de La Mesnardière, La Poétique, Paris, A. de Sommaville, 1640, p. 109.
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[29]
Voir Chr. Couderc, « El cadáver en escena en el teatro de Lope de Vega », à paraître dans les actes du congrès Estudio y edición del teatro del Siglo de Oro, Barcelone, oct. 2007. Cet article montre les diverses modalités d’exposition du macabre et du sanglant, selon les œuvres considérés (comedias à dominante comique ou tragique).
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[30]
Sarasin, op. cit., p. 335.
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[31]
Rosete Niño, op. cit., f. 256v°.
-
[32]
Vélez de Guevara, op. cit., f. 199v°.
-
[33]
Cette dimension mériterait être développée, mais ce n’est pas l’objet de cet article. Indiquons seulement que l’enjeu dévotionnel est sans doute davantage présent dans les pièces espagnoles. On note en effet que l’admiration des personnages français concerne l’héroïsme constant et le caractère sublime d’un spectacle qui ravit les sens : la célébration religieuse demeure secondaire. Dans les dénouements espagnols, l’apothéose de la sainte est essentiellement une victoire du christianisme, et sa configuration picturale soulignée à travers la didascalie « como la pintan » est censée démontrer la sainteté et activer la dévotion du spectateur, si l’on se réfère aux fonctions de l’image dans la culture de la Contre-Réforme, Sur ce dernier point, voir notamment Fr. Pacheco, El Arte de la pintura [1649], I, 11 (« Del fin de la pintura y de las imágenes y de su fruto y la autoridad que tienen en la iglesia católica »), éd. dans Fr. Calvo Serraller, La Teoría de la pintura en el siglo de oro, Madrid, Cátedra, 1981, p. 397-402, ainsi que « Función de la imagen en la España contrarreformista », dans J. Portús Pérez, Pintura y Pensamiento en la España de Lope de Vega, Hondarribia, Nerea, 1999, p. 20-30.
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[34]
D’Aubignac, op. cit., p. 121.
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[35]
Puget de La Serre, op. cit., p. 83-84.
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[36]
A. López Pinciano, Philosophía antigua poética, éd. A. Carballo Picazo, Madrid, CSIC, 1983, t. 2, p. 56 : « C’est la thèse enseignée par Galien qui, dans le troisième volet de l’Usage des parties, affirme ainsi : “la muse poétique possède, entre autres parures, un ornement essentiel : le miracle et la merveille ; et par là il apparaît que le poème qui n’est pas prodigieux n’est rien” ».
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[37]
Ibid., p. 57-58 : « Je parle de cette admiration causée par la survenue de quelque événement nouveau et étrange ; car cette nouveauté produit beaucoup de plaisir, et bien que, comme vous l’avez dit, et très bien dit, l’imitation seule apporte le plaisir, lorsqu’elle s’applique à une chose inouïe et jamais vue, elle étonne beaucoup plus et elle délecte son destinataire. Ainsi, je suis d’avis que le poète aille chercher des objets nouveaux et rares ; qu’il construise une histoire admirable ; et que sa fable soit prodigieuse et stupéfiante ».
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[38]
A. Regalado, « Sobre la puesta en escena, verosimilitud y admiratio », dans J. Aparicio Maydeu (éd.), Estudios sobre Calderón, Madrid, Istmo, 2000, p. 97-113.
-
[39]
J. Aparicio Maydeu, Calderón y la máquina barroca. Escenografía, religión y cultura en El José de las mujeres, Amsterdam, Rodopi, 1999.
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[40]
P. Corneille, Trois discours sur le poème dramatique [1660], éd. B. Louvat et M. Escola, Paris, GF-Flammarion, 1999, p. 100-101.
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[41]
Id., Examen de Nicomède, Œuvres complètes, éd. G. Couton, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1980-1987, t. II, p. 643.
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[42]
Cette similitude entre pièces cornéliennes profanes et hagiographiques est clairement pointée par P. Pasquier, qui y voit la conséquence d’un goût particulier de Corneille pour les héros parfaits : « A-t-on assez prêté attention au fait que, dans le Discours de la tragédie, Corneille s’interroge sur le statut du héros tragique en associant constamment le prince arménien et la vierge d’Antioche à la triade formée par Antiochus, Héraclius et Nicomède ? Le prince souffrant et le chrétien sommé d’apostasier y apparaissent comme deux figures jumelles dont les reflets se confondent dans le miroir de la gloire. L’édifiante persécution du prince vertueux ne serait-elle donc qu’une transposition, dans les lointaines cours de l’Antiquité orientale ou de l’orient byzantin, du martyre du héros chrétien ? » (« Le héros tragique cornélien dans les Discours de 1660 ou comment s’accommoder avec Aristote », Littératures classiques, n°32, 1998, p. 88-89).
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[43]
C’est ce que Corneille affirme après avoir réaffirmé l’intérêt d’exposer sur la scène des hommes très vertueux : « En voici deux ou trois manières, que peut-être Aristote n’a su prévoir parce qu’on n’en voyait pas d’exemples sur les Théâtres de son temps » (Trois discours sur le poème dramatique, éd. cit., p. 104).