Notes
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[1]
Voir notamment Aulu-Gelle, Nuits Attiques, VII, 17, 1-2 ; Isidore de Séville, Étymologies, VI, 3, 3-5.
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[2]
Suétone, Vie de César, 44.
-
[3]
Ps. Platon, Hipparque, 228b ; Cicéron, De Oratore, III, 34, 37 ; Elien, Histoires variées, XIII, 14 ; Anthologie Palatine, XI, 442.
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[4]
Strabon, Géographie, IX, 1, 10 (C 394) ; Plutarque, Vie de Thésée, XX, 2, qui rapporte une information donnée par Héréas de Mégare.
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[5]
Bekker, Anecdota Graeca, II, p. 767-768. Ces témoignages sont datés du VIIe siècle après J.-C. Voir aussi Tzetzes, De Comœdia Græca, Ma 24-25 et 32-33 (Kaibel) sur une tradition où Pisistrate aurait réuni 72 savants pour compiler le texte d’Homère – contamination évidente de l’épisode de la traduction du Pentateuque par les Septante. Pour une discussion de la tradition sur l’histoire des bibliothèques anciennes, voir L. Canfora, La Véritable histoire de la bibliothèque d’Alexandrie, trad. J.-P. Manganaro et D. Dubroca, Paris, Desjonquères, 1988, en particulier p. 135-144 et 199-204.
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[6]
Il s’agit du Marcianus græcus 447, dont une cinquantaine de feuillets, au début, a été irrémédiablement perdue, correspondant au texte des livres I et II et au début du livre III. Deux témoins manuscrits indépendants, cependant, nous ont livré un texte abrégé, qui permet d’entrevoir le contenu des livres perdus.
-
[7]
Sur cette tradition, voir H. Blum, Die Antike Mnemotechnik, Hildesheim, G. Olms, 1969, et pour une perspective historique plus large, Fr. A. Yates, L’Art de la mémoire, trad. D. Arasse, Paris, Gallimard, 1966 ; sur les mnémotechniques médiévales dans leurs liens avec l’espace du livre manuscrit, voir M. Carruthers, Le Livre de la mémoire : une étude de la mémoire dans la culture médiévale, trad. D. Meur, Paris, Macula, 2004.
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[8]
Athénée, Deipnosophistes, I, 4 a-c : Calliphane se préparait aux jeux de citations des banquets en recopiant les trois ou quatre premiers vers d’un certain nombre de poèmes.
-
[9]
On relira le pamphlet de Lucien Contre le collectionneur de livres ignorant, qui montre bien les savoirs lettrés nécessaires à la lecture à haute voix, ainsi que la Technique grammaticale attribuée à Denys le Thrace, décrivant certains des codes de l’oralisation des textes littéraires.
-
[10]
Vitruve, De l’architecture. Livre VII, éd. et trad. par B. Liou et M. Zhuinghedau, Paris, Les Belles Lettres, 1995.
Xénophon, Mémorables, IV, 2
Je vais raconter maintenant comment [Socrate] attaquait ceux qui pensaient avoir reçu une excellente éducation et qui étaient orgueilleux de leur savoir. Sachant que le bel Euthydème avait rassemblé de nombreux écrits des poètes et des sophistes les plus renommés, qu’il croyait pour cette raison l’emporter déjà en sagesse sur ceux de son âge, et qu’il espérait les surpasser tous par son éloquence et par ses actions, ayant remarqué d’ailleurs que trop jeune encore pour se rendre à l’assemblée, il allait, lorsqu’il voulait s’occuper de quelque affaire, s’asseoir dans une boutique de sellier, Socrate y vint aussi, accompagné de quelques amis. [...] « Dis moi, Euthydème, demanda-t-il, est-il vrai, comme je l’ai entendu, que tu as réuni de nombreux écrits de ceux que l’on appelle “savants” ? » Euthydème de répondre : « Par Zeus, oui, Socrate, et je continue à en réunir, de manière à en avoir le plus grand nombre possible... »
2Socrate, l’homme de la parole vive qui n’a rien écrit, s’en prend à un jeune homme qui croit au pouvoir éducatif des livres. Socrate est aussi paradoxalement pris au piège dans la trame d’un texte écrit qui, sur le mode d’un dialogue, entend fixer sa voix et la donner à entendre chaque fois que le texte sera de nouveau lu, conférant à l’épisode une portée qui dépasse l’entretien avec Euthydème. Les Mémorables de Xénophon sont ici notre source.
3Pour être exemplaire, ou simplement compréhensible, la leçon de Socrate, sapant toutes les prétentions au savoir, doit se référer à une illusion partagée, en cette fin du Ve siècle avant J.-C., parmi les jeunes Athéniens ambitieux et fortunés, désireux de faire une carrière politique avec les meilleurs atouts. Aux maîtres sophistes qui s’efforcent de capter un auditoire en même temps qu’une clientèle en faisant étalage de leur virtuosité rhétorique et de leur agilité intellectuelle, et à ce maître de non-savoir qu’est Socrate, attaché à déconstruire les savoirs des autres, le jeune Euthydème préfère l’enseignement des livres. Il y a une part d’orgueil juvénile dans ce choix : il veut éviter de recevoir des leçons et surtout de paraître en recevoir. Les livres, ces maîtres discrets, préservent l’amour-propre.
4Euthydème se constitue donc une bibliothèque. Repérer, acquérir, réunir des livres : une bibliothèque est d’abord une collection d’objets matériels. Investis d’une valeur marchande, on les acquiert au gré des occasions ou par une prospection méthodique, on les achète ou on les emprunte, on fait l’acquisition d’un exemplaire ou on s’en approprie le texte en le faisant copier sur un rouleau neuf. Avant même d’être lus, les rouleaux de papyrus appellent des gestes et des soins particuliers, qu’il s’agisse de les ranger dans une boîte à livres ou dans un meuble, de les manipuler, de les dérouler et de les enrouler sans les déchirer, de les munir d’étiquettes ou de signes indiquant le texte qu’ils contiennent, de les entretenir et de les ranger. Il faut ensuite acquérir l’entraînement nécessaire pour lire des textes écrits en écriture continue, sans accents ni ponctuation, qui demandent souvent la vocalisation murmurée ou à haute voix, seule à même de faire surgir le découpage intelligible des mots et des phrases. Il faut enfin parvenir à la maîtrise intellectuelle qui permet non seulement d’appréhender le sens et la portée d’un livre singulier, mais aussi de penser la juxtaposition et la coexistence de livres différents, leurs rapports réciproques d’exclusion ou de présupposition, de redondance ou de complémentarité, leur place dans un ordre plus général des savoirs et dans le cursus d’un apprentissage.
5Qu’est-ce qui a motivé Euthydème à se constituer une bibliothèque ? Pour lui, le savoir semble proportionnel au nombre de livres. Et l’accumulation de ces derniers est potentiellement infinie. Euthydème aurait pu fréquenter les sophistes qui se font fort d’enseigner les clés de la réussite et du pouvoir, l’art de convaincre et de vaincre tout court, des techniques intellectuelles indépendantes de l’enjeu de la discussion. Il choisit de lire leurs écrits, une forme de communication plus lente de leurs savoirs, médiatisés par l’écriture, matérialisés dans le rouleau, se prêtant à la lecture et à la relecture, ainsi qu’à de multiples mises en relation, à la distanciation, à la mémorisation, à la maturation dans le temps, contrairement à l’éblouissement des performances sophistiques, où tout est promis dans l’instant.
6On peut croire au pouvoir de l’écrit et s’en tenir à un seul livre. Un livre qui délimiterait le champ du dicible ou du pensable, un livre en dehors duquel il n’importerait pas de savoir. Telle pourrait être la tentation dans les cultures du livre révélé ou du livre incorporé, offrant la satisfaction, la sécurité de tout englober, mais imposant aussi l’angoisse du labourage herméneutique, entre les mots et de lettre à lettre, pour faire surgir du texte les réponses à toutes les questions que l’on peut se poser, y compris celles qu’il ne s’est jamais posées.
7Euthydème, lui, croit que l’on devient plus savant en additionnant les rouleaux de papyrus : il suit une logique de capitalisation, en accumulant non des monceaux d’or et d’argent, comme Socrate l’en félicite, mais des trésors de sagesse, qui ne peuvent qu’enrichir ceux qui les possèdent en leur donnant plus de vertu. Il ne doute pas que le savoir soit transitif, de l’auteur au lecteur, grâce à la médiation d’une écriture qui fixe la parole vive et dont la matérialité graphique même ne constituerait pas un écran ou une frontière, mais serait le meilleur support pour endormir un savoir qui s’éveillera immanquablement sous l’œil et dans la voix d’un lecteur.
8Après avoir apprivoisé Euthydème, Socrate noue un long dialogue avec lui qui le détournera peu à peu de sa confiance aveugle dans le pouvoir des livres. Car à la différence des livres, Socrate pose des questions et conduit son interlocuteur d’impasse en impasse jusqu’à ce qu’il reconnaisse que sa bibliothèque ne pourra le préparer à la carrière politique à laquelle il aspire, et que les savoirs qu’il tente d’acquérir ne sont qu’illusions. Socrate semble admettre le rôle des livres dans l’apprentissage de savoirs techniques, comme la médecine, l’architecture ou la géométrie ; il comprend aussi que l’on réunisse, comme Euthydème, les œuvres complètes d’Homère, si l’on veut devenir un rhapsode, un récitant qui doit s’assurer d’une mémoire littérale de l’épopée. Mais en revanche, il va démontrer l’impuissance des livres à former un homme politique, un dirigeant, voire un citoyen avisé. Soumis à l’impitoyable dialectique de Socrate, qui le confronte à une série de contradictions et d’apories, Euthydème voit ses certitudes se désagréger peu à peu, son savoir réduit à néant. « Je pense qu’il vaut mieux me taire, car je cours le risque de ne savoir absolument rien. » Du moins aura-t-il compris qu’une conversation avec Socrate vaut mieux que tous les livres du monde : Euthydème devint l’un des disciples les plus fidèles du maître, ne le lâchant plus d’une semelle, réglant même une partie de sa vie sur celle de Socrate. Ce dernier cessa dès lors de le tourmenter et lui donna les notions les plus simples et les plus claires des choses qu’il pensait nécessaire de savoir et honorable de pratiquer.
Athénée, Deipnosophistes, I, 3 a-b
Il avait acquis des vieux livres grecs en si grand nombre qu’il dépassait tous ceux que l’on admirait pour leurs collections, Polycrate de Samos, Pisistrate le tyran d’Athènes, Euclide, un Athénien lui aussi, Nikocrate de Chypre et encore les rois de Pergame, le poète Euripide, le philosophe Aristote et Théophraste, et Nélée qui avait gardé les livres de ces deux derniers ; c’est auprès de lui, dit-il, que notre roi Ptolémée, Philadelphe de son surnom, acheta tous ces livres, et les fit venir dans la belle Alexandrie, avec les livres d’Athènes et les livres de Rhodes.
10Athénée de Naucratis, à la fin du IIe siècle de notre ère, évoque en ces termes la bibliothèque de Larensis, un riche Romain de l’ordre équestre qui réunissait dans sa demeure et autour de sa table un cercle de lettrés et d’érudits amateurs de bonne chère comme de vieux livres. Le début du premier livre des Deipnosophistes ne nous est parvenu que dans une version abrégée, mais ces quelques lignes semblent avoir échappé au filtre du compilateur : elles évoquent sur un mode hyperbolique la collection de livres de Larensis tout en la situant dans l’histoire des bibliothèques grecques, selon un schéma attesté par d’autres sources anciennes [1].
11Il s’agit moins de désigner le fondateur de la première bibliothèque que de situer Larensis dans une histoire dont l’un des moteurs est la croissance continue des collections de livres. Cette tradition entrelace trois fils distincts. Le premier est un fil politique, qui relie les tyrans d’Athènes et de Samos, les rois de Pergame et Ptolémée II Philadelphe, en passant par Euclide, peut-être l’archonte éponyme qui officialisa l’adoption de l’alphabet ionien à Athènes (403-402 avant J.-C.) : la bibliothèque est objet, instrument et symbole de pouvoir, liée à son créateur, turannos, magistrat ou roi, et au lieu où ce pouvoir s’exerce, cité ou capitale hellénistique. Le second fil est celui des bibliothèques privées de lettrés, à la fois lecteurs et auteurs, comme Euripide : il n’est pas indifférent que soit affirmée la place des livres dans la vie et dans le travail d’un poète dramatique dont l’œuvre était représentée au théâtre, mais circulait aussi, à une échelle sans doute moindre, sous forme de textes écrits. Le troisième fil est celui des bibliothèques de philosophes péripatéticiens, Aristote, Théophraste et Nélée, à la fois propriété individuelle et ressource partagée par une communauté en marge des institutions de la cité.
12Ces différents fils, du reste, se croisent et conduisent vers la bibliothèque du Musée d’Alexandrie, puisque Ptolémée Philadelphe se voit créditer de l’achat des livres d’Athènes et de Rhodes comme de ceux d’Aristote et de Théophraste. La collection de Larensis à Rome apparaît comme le terme provisoire de cette histoire, dont une étape importante est ici passée sous silence : les bibliothèques publiques fondées par les empereurs romains depuis Auguste. Le silence d’Athénée sur ces dernières ne donne que plus d’éclat à l’éloge de son riche patron. Or la mention de ces bibliothèques impériales ne pouvait que s’imposer dans ce schéma historiographique, posant l’ancienneté athénienne du modèle de la « bibliothèque d’État » : celle-ci était liée au pouvoir politique et économique, et à une quête de prestige qui s’appuyait sur le mécénat et sur la maîtrise symbolique de la culture à travers l’accumulation et la mise à disposition des livres. Cette généalogie des bibliothèques grecques a peut-être été élaborée par des érudits proches du Musée d’Alexandrie, pour souligner le prestige des Lagides, mais elle ne pouvait manquer de faire sens également dans le contexte romain. La réflexion que César confia à Varron [2] sur la fondation d’une grande bibliothèque à Rome inscrivait en effet ce dessein dans la continuité des bibliothèques grecques, en particulier de celle d’Alexandrie. Varron, auteur d’un traité De bibliothecis malheureusement perdu, souligna probablement lui aussi ces antécédents prestigieux, au prix de la projection anachronique du modèle des bibliothèques d’État publiques sur l’époque de Pisistrate, où n’existaient ni les livres ni les lecteurs pour une telle fondation.
13La signification politique de cette généalogie, pour les Lagides comme pour les empereurs romains, explique sans doute le choix de ses maillons les plus anciens, à commencer par Pisistrate d’Athènes. L’historien moderne peut cependant réfléchir à la part des interprétations et des projections anciennes, qui condensèrent dans le modèle unitaire de la bibliothèque des pratiques lettrées. La généalogie des grands collectionneurs de livres pourrait ainsi recouvrir une archéologie du concept même de bibliothèque. Une riche tradition, en effet, crédite Pisistrate d’avoir réuni les poèmes homériques, auparavant dispersés, et d’avoir imposé aux rhapsodes de les réciter sous une forme fixe et dans leur continuité [3]. En s’attachant à fixer la lettre de ces textes, il n’aurait pas hésité à la manipuler pour des raisons politiques, supprimant un vers d’Hésiode, en ajoutant un à l’Odyssée ou à l’Iliade [4]. Pisistrate apparaît ainsi comme l’illustre prédécesseur et modèle de Ptolémée Philadelphe, et dans certains méandres de la tradition, on l’imagine même lancer un appel solennel à toute la Grèce, invitant ceux qui possédaient des vers d’Homère à les lui vendre – cet appel excita la cupidité de certains au point d’écrire des faux vers homériques [5]. Ce qui vaut à Pisistrate d’occuper cette place inaugurale dans l’histoire des bibliothèques grecques, c’est son rôle dans la mise en forme des deux épopées homériques. Quant à Euclide d’Athènes, si l’identification avec l’archonte éponyme de la fin du Ve siècle est correcte, sa mention pourrait s’expliquer par son rôle dans l’introduction de l’alphabet ionien à Athènes : grammata, les lettres, pouvant aussi désigner les écrits et les livres, ce serait par une interprétation large de sa politique lettrée qu’on l’a crédité d’avoir réuni une collection de livres. Cette hypothèse, du reste, n’exclut pas que comme Euripide, Euclide ait effectivement réuni une collection de livres qu’Athénée est le seul à mentionner.
14Dans la logique du texte d’Athénée, un autre élément mérite d’être souligné. De Pisistrate l’Athénien à Larensis le Romain, le moteur de l’histoire des bibliothèques antiques est une translatio librorum. Le premier épisode est le départ de Nélée d’Athènes, dépité de n’avoir pas obtenu la direction de l’école d’Aristote : il s’en retourna dans sa patrie, à Scepsis en Troade, en emportant avec lui les livres d’Aristote et de Théophraste. Le second est la captation alexandrine de cette collection, qui vint s’ajouter aux livres d’Athènes et de Rhodes dans la bibliothèque du Musée. Le troisième est la constitution d’une bibliothèque de livres grecs dans la maison de Larensis à Rome. On pourrait dire que le quatrième épisode est la réduction de cette bibliothèque aux dimensions d’un livre composé de quinze rouleaux de papyrus, c’est-à-dire l’œuvre d’Athénée lui-même qui rapporte les conversations et les citations innombrables du cercle savant accueilli par Larensis : la bibliothèque est alors devenue portable, reproductible et donc dissociée d’un lieu physique, même si les hasards de la transmission manuscrite ne nous ont livré le texte d’Athénée que sur un codex unique [6].
15Au fil de ces transferts successifs, la distance se creuse entre le temps de la rédaction des textes et celui de leur rassemblement dans la bibliothèque. Cet écart temporel grandissant conditionne le sens, la portée, les usages de la collection. On peut imaginer que les tyrans grecs, dans la logique de ce schéma historiographique, réunissent les épopées homériques, dont la fixation écrite est attribuée à Pisistrate, ainsi que les écrits des poètes de leurs cercles lettrés. La bibliothèque d’Aristote, quant à elle, était composée de ses écrits, de toutes les notes et documents de travail résultant de ses recherches et de celles de ses disciples, d’un certain nombre d’écrits antérieurs – les dialogues de Platon, des écrits sophistiques, des manuels de rhétorique, certains textes des Présocratiques, des œuvres littéraires. Théophraste, lorsqu’il en hérita, lui ajouta ses propres ouvrages et ceux de ses disciples, ainsi que les livres qu’il avait acquis à titre personnel. Cette bibliothèque de travail déploie un horizon intellectuel où le présent de la pensée et de l’écriture mobilise et actualise des textes antérieurs, convoqués pour leurs effets heuristiques, problématiques, documentaires, illustratifs. Lorsque les rois hellénistiques rassemblent le plus grand nombre de livres possible dans leurs collections, ils visent à combler une double distance, temporelle et spatiale : la bibliothèque du palais devient le dépôt de la littérature classique, constituée par-là même en trésor et en héritage, en lieu de mémoire d’une culture grecque antérieure au nouveau monde ouvert par les conquêtes d’Alexandre et les partages entre ses successeurs. Par l’accumulation des objets matériels qui sont les supports des œuvres écrites, la bibliothèque donne corps à cette culture et fait du palais et de la capitale royale un centre de l’hellénisme, malgré son décentrement géographique par rapport à son foyer classique. Quant à Larensis, sa bibliothèque reflète une triple distance : distance dans le temps, car les « vieux livres grecs » désignent autant la vétusté des exemplaires que l’ancienneté des textes ; distance dans l’espace, des foyers de la culture grecque classique et des métropoles hellénistiques à la capitale de l’Empire romain ; double écart linguistique enfin, par le choix de la langue grecque plutôt que du latin et par l’importance des formes dialectales anciennes du grec littéraire (ionien…) comme des normes de sa « pureté » attique, fort éloignées de la langue commune parlée dans les premiers siècles de l’Empire.
16Cette histoire schématique des bibliothèques antiques, au début des Deipnosophistes d’Athénée, nous apparaît comme une mise en abyme de l’œuvre tout entière et comme un miroir renvoyant à Larensis un reflet particulièrement flatteur. Ce dernier, en effet, surpasse par l’ampleur de sa collection tous ceux qui l’ont précédé, héritier et destinataire d’un long processus de transmission des livres, des bibliothèques des cités grecques aux bibliothèques royales hellénistiques, avant de parvenir à Rome. Si la croissance exponentielle de la collection, de l’Athènes de Pisistrate à la Rome des Sévères, s’explique par le développement de la production lettrée, la multiplication des exemplaires et l’apport d’une littérature érudite prenant les textes classiques comme objet (commentaires, lexiques, monographies savantes, ouvrages thématiques, anthologies etc.), elle dessine aussi en creux le portrait de Larensis : aussi riche, généreux et cultivé que Ptolémée Philadelphe, comme lui il met sa bibliothèque à la disposition d’un cercle savant, Athénée et ses amis, il les régale, comme dans le Musée d’Alexandrie, par des banquets raffinés voués aux plaisirs de l’esprit et aux conversations érudites.
Pline l’Ancien, Histoire naturelle, VII, 24, 89
Quant au nommé Charmadas de Grèce, on pouvait lui désigner n’importe quel volume dans une bibliothèque : il le récitait par cœur comme s’il lisait.
18On ne connaît guère plus de Charmadas que son statut de philosophe, membre de l’Académie et élève de Carnéade. Il vivait à Athènes à la fin du IIe siècle avant J.-C. et laissa à la postérité le souvenir de ses aptitudes mnémotechniques extraordinaires, qui sont mentionnées par Cicéron (De Oratore, II, 89, 360) puis dans l’encyclopédie plinienne aux côtés de Cyrus qui pouvait désigner par leur nom tous les soldats de son armée, de L. Scipion qui faisait de même avec les citoyens romains, ou de Cinéas, l’ambassadeur de Pyrrhus, qui le lendemain de son arrivée à Rome connaissait les noms de tous les sénateurs et chevaliers.
19Charmadas, lui, offrait la preuve spectaculaire de l’étendue de sa mémoire, la démonstration des pouvoirs de cette mnémotechnique qu’il enseignait, en répondant à une forme de défi, en public et dans un lieu particulier : une bibliothèque. S’agissait-il de sa bibliothèque personnelle ? Ou de la bibliothèque de l’Académie ? Ou d’une bibliothèque liée à une institution éducative, comme celle du Ptolémaion, ce gymnase fondé à Athènes par Ptolémée Philadelphe, bibliothèque à laquelle les éphèbes du Ier siècle avant J.-C. faisaient un don annuel de cent rouleaux ?
20Si la mémorisation de textes littéraires et l’aptitude à les réciter par cœur sont à la base de l’éducation donnée par les grammairiens et les rhéteurs grecs, elles ne concernent la plupart du temps qu’un corpus de textes limité, voire des morceaux choisis, où les poèmes homériques occupent une place centrale. Le caractère extraordinaire de la mémoire de Charmadas tient à sa mise en scène : on lui désigne au hasard, semble-t-il, un rouleau de papyrus, et il se met à en réciter le texte intégral.
21Ce philosophe avait donc organisé sa mémoire sur le modèle d’une bibliothèque : son organisation matérielle, sous forme d’armoires ou d’étagères superposées et peut-être découpées en casiers, offrait un dispositif de « lieux de mémoire » cloisonnés et ordonnés spatialement. Une fois mémorisé ce dispositif fixe, on pouvait stocker sur ces étagères et dans ces casiers un certain nombre de contenus que l’on retrouvait chaque fois que l’on visualisait en esprit ces différents lieux et qu’on les parcourait selon un ordre fixe. C’est là l’un des principes de base de la mnémotechnique antique, qui apprenait à organiser sa mémoire par un ensemble structuré de lieux, par exemple sur le modèle d’une maison où l’on se déplaçait de pièce en pièce ou d’un portique dont on suivait du regard l’alignement de colonnes [7]. On plaçait le plus souvent dans ces lieux mentaux des images suffisamment vives et frappantes pour rappeler les éléments auxquels elles étaient associées par analogie. Un orateur, en visualisant mentalement la succession d’images placées dans son système de lieux de mémoire, pouvait ainsi mobiliser la trame d’une argumentation lors de son discours : il s’agissait de la mémoire des choses plus que des mots, apportant en temps réel les matériaux nécessaires à une performance oratoire.
22Si Charmadas a organisé sa mémoire selon les subdivisions d’une bibliothèque matérielle, ce n’est pas pour stocker sur ses étagères n’importe quel contenu de pensée, mais pour y ranger, comme autant de rouleaux virtuels, les livres de cette bibliothèque qu’il a appris par cœur. Quant on lui désigne un rouleau rangé dans la bibliothèque matérielle, Charmadas s’imagine tendre la main vers le rouleau correspondant de sa bibliothèque mentale, l’extraire de l’étagère, commencer à le dérouler, et lire le début du texte. On peut supposer en effet que l’espace graphique même du rouleau, avec ses colonnes d’écriture séparées par une marge et se succédant de gauche à droite, fonctionnait lui aussi comme une suite de lieux de mémoire, permettant de visualiser et de se remémorer le texte qui s’y trouvait écrit. Cette bibliothèque mentale était mise au service de la mémorisation littérale des textes, dans des performances publiques qui devaient convaincre les spectateurs de l’efficacité des techniques pratiquées par Charmadas.
23Si l’on admet que l’on désignait à Charmadas un rouleau d’un geste de la main, sans lui lire l’étiquette qui permettait d’en identifier le contenu, il fallait que la correspondance entre l’ordre de la bibliothèque mentale et celui de la bibliothèque matérielle soit strictement préservée. Une redistribution des rouleaux dans la seconde aurait ruiné le bon fonctionnement de la première. Il fallait aussi que les rouleaux de la bibliothèque matérielle soient répartis sur les étagères en fonction d’un ordre de classement préétabli, par exemple par genres littéraires et, à l’intérieur de ceux-ci, par auteurs rangés par ordre alphabétique, avec une nouvelle subdivision correspondant à leurs différentes œuvres.
24L’originalité de Charmadas est moins d’associer la récitation d’un texte à sa lecture mentale sur les tablettes ou les rouleaux de la mémoire, que de disposer d’un principe d’ordre plus général, permettant de stocker un grand nombre de textes distincts et d’en disposer instantanément, en reproduisant dans sa mémoire les gestes d’un lecteur extrayant un rouleau de papyrus d’une étagère et s’apprêtant à le dérouler. Peut-être Charmadas se contentait-il de citer les premières lignes de la première colonne de texte sur le rouleau, c’est-à-dire son arché, qui suffisait à vérifier le fonctionnement de sa mémoire sans lui imposer une récitation intégrale. Un passage d’Athénée nous apprend du reste que les lettrés désireux de se faire une réputation de culture en émaillant leurs conversations de citations, pouvaient se contenter de lire et d’apprendre le début des livres de leurs bibliothèques [8].
25On aimerait en savoir plus sur le degré de fidélité littérale de ces récitations de mémoire : quel était le seuil de variations, d’ellipses ou d’interpolations à partir duquel on jugeait comme inacceptable l’écart par rapport au texte original ? La question se pose pour nombre de citations chez les auteurs anciens, reposant souvent sur la mémoire ou sur des notes de lecture plus que sur la consultation directe du livre cité (l’absence de pagination et de numérotation sur les rouleaux de papyrus ne permettait que difficilement de retrouver un passage particulier). Les performances de Charmadas, d’autre part, entretiennent un rapport paradoxal avec les pratiques de la lecture lettrée, où l’oralisation était essentielle à l’interprétation du texte, dont elle restituait tout le découpage syntaxique, l’accentuation et les caractéristiques génériques, exigeant l’usage d’un ton et d’un mode particuliers de déclamation. C’était la lecture à haute voix qui identifiait le lecteur instruit, qui indiquait tout simplement que celui-ci comprenait le texte qu’il lisait [9].
26L’anecdote de Pline nous apporte un éclairage suggestif, quoi que trop allusif, sur un aspect sans doute exceptionnel de l’usage des bibliothèques antiques. Elle nous apprend aussi qu’une bibliothèque est à la fois un dispositif de rangement, intégré ou non dans une pièce ou dans un bâtiment spécialisé, une collection de livres, des textes inscrits sur des rouleaux, et la maîtrise intellectuelle et mentale de l’articulation de ces différentes dimensions : la bibliothèque est aussi une cosa mentale, l’organisation d’une mémoire et les textes mémorisés qui y sont rangés et qui attendent d’être lus.
27Charmadas fut peut-être l’un des précurseurs du sophiste Longin, qui fut le maître de Porphyre et se distinguait en particulier par la sûreté de son jugement critique sur les auteurs anciens. Son biographe, Eunape, écrit de lui : « il était une sorte de bibliothèque vivante et de musée ambulant » (Vies des Sophistes, 455-456). Une bibliothèque vivante, bibliothéké empsuchos, pourvue de vie, de souffle et de voix, qui déplaçait avec elle tous ses livres et tout son savoir et pouvait entamer ou reprendre à tout moment la lecture à haute voix de l’un des livres de sa mémoire…
Vitruve, De l’architecture, VII, Préface, 4-7
Comme les rois Attalides, séduits par les charmes puissants des études littéraires, avaient créé à Pergame, pour le plaisir de tous, une magnifique bibliothèque, Ptolémée lui aussi, animé d’une jalousie sans bornes et d’une ardente envie, n’avait pas prodigué moins d’efforts pour en constituer une du même type à Alexandrie. Lorsque, au prix de bien des soins, il fut parvenu à ce résultat, il pensa que cela ne suffisait pas s’il ne cherchait à l’accroître par des productions nouvelles dont il jetterait les semences. C’est pourquoi il fonda des jeux en l’honneur des Muses et d’Apollon et institua prix et distinctions pour les vainqueurs des compétitions littéraires comme ceux des joutes athlétiques.
Ces mesures étant prises, vint le moment des jeux, et il fallait désigner pour porter une appréciation un jury de lettrés. Le roi qui disposait déjà de six personnalités choisies parmi les citoyens, mais qui ne pouvait pas en trouver aussi rapidement une septième qui fût qualifiée, en référa aux responsables de la bibliothèque et leur demanda s’ils connaissaient quelqu’un qui fût apte à cette tâche. Ils lui répondirent alors qu’il y avait un dénommé Aristophane qui, chaque jour, avec une extrême ardeur et une extrême attention, lisait de bout en bout tous les livres les uns après les autres. Et c’est ainsi que dans l’assemblée des jeux, où des places réservées avaient été assignées aux juges, Aristophane, convoqué avec les autres, alla s’asseoir à la place qu’on lui avait attribuée.
La première compétition s’engagea ; c’était celle des poètes, qui lurent leurs œuvres, et le peuple tout entier manifestait pour signifier aux juges la décision à prendre. Aussi, lorsqu’on demanda son avis à chacun, six d’entre eux se prononcèrent dans le même sens, et c’est à celui dont ils avaient remarqué qu’il avait été le plus apprécié de la foule qu’ils attribuèrent le premier prix, et le second à celui qui suivait. Mais Aristophane, quand on lui demanda son avis, voulut que fût proclamé vainqueur celui que le peuple avait le moins apprécié.
Comme le roi et tout le public s’indignaient violemment, Aristophane se leva, et, sur sa demande, obtint qu’on le laissât parler. On fit donc silence et il révéla qu’un seul des concurrents était un poète : les autres avaient lu des morceaux dont ils n’étaient pas les auteurs ; or le devoir des juges était d’apprécier non pas des vols, mais des œuvres. Le peuple s’étonnait, le roi hésitait : Aristophane, sûr de sa mémoire, fit sortir d’armoires qu’il indiqua un grand nombre de volumes, et, les comparant avec des morceaux qui avaient été lus, força les plagiaires eux-mêmes à reconnaître leur faute. Aussi le roi ordonna-t-il qu’on les inculpât de vol, et après condamnation, il les renvoya couverts d’opprobres ; quant à Aristophane, il le combla d’immenses faveurs et lui confia la direction de la bibliothèque. [10]
29Disons-le d’emblée, ce récit édifiant a peu de chances de rapporter un événement réel. Il n’en compose pas moins une intéressante fiction étiologique sur la nomination d’Aristophane de Byzance à la tête de la bibliothèque d’Alexandrie, où il succéda à Eratosthène de Cyrène. Sans doute s’agissait-il d’une tradition biographique tout à l’honneur de ce grand lettré et grammairien, qui se glissa parmi les savoirs et les légendes relatifs à la bibliothèque d’Alexandrie. Notons aussi qu’au Ier siècle avant J.-C., un savant comme Vitruve pouvait affirmer que les Ptolémées avaient fondé leur bibliothèque pour imiter celle de Pergame et rivaliser avec elle, alors que la fondation alexandrine était bien antérieure à celle des Attalides.
30Une fois réunies toutes les œuvres du passé, comment accroître les collections de la bibliothèque ? comment éviter que celle-ci ne devienne le tombeau d’une culture éteinte ? En suscitant l’émergence d’une littérature contemporaine, qui pourrait venir se glisser sur les étagères, aux côtés des chefs-d’œuvre du passé. Le roi Ptolémée, en organisant des concours littéraires publics, veut donner toute publicité à la procédure de la sélection des textes. Il réunit pour cela un jury de sept lettrés, dont six sont des citoyens d’Alexandrie, le septième lui étant suggéré par les responsables de la bibliothèque.
31Les concurrents récitent leurs compositions en public, sans doute dans un théâtre, où les membres du jury ont leurs sièges réservés. Ce concours de poésie s’inscrit dans la tradition grecque classique, dont il reproduit le cadre religieux, festif et agonistique, sous la forme de jeux en l’honneur des Muses et d’Apollon. Les poètes soumettent leurs œuvres sous la forme de performances orales, peut-être avec un accompagnement musical, à un triple jugement : celui du roi, de son jury et du public. Ce sont ainsi différents critères de sélection qui entrent en conflit ouvert : si les jurés, forts de leur expertise lettrée, doivent s’attacher à la valeur littéraire intrinsèque des poèmes présentés, le public réagit dans l’immédiateté de ses émotions, face au spectacle et à la prestation scénique des concurrents. Les clameurs de la foule imposent un classement que les lettrés n’oseront contredire, le roi étant l’arbitre du verdict. Seul Aristophane s’oppose à cette unanimité en inversant le verdict populaire et en proposant de couronner le poète le moins acclamé.
32Cet épisode interroge le statut même d’une critique littéraire supposée experte, qui s’aligne servilement sur le jugement de la foule et privilégie le succès de la performance publique sur la qualité intrinsèque des textes déclamés. Il pose également la question de l’originalité et du plagiat en littérature, problématique sur laquelle s’ouvre le livre VII du traité de Vitruve. Je me limiterai à souligner le rôle de la bibliothèque dans cette histoire.
33Si les responsables de la bibliothèque du Musée d’Alexandrie proposent au roi de compléter son jury littéraire avec Aristophane, c’est que ce dernier est un lecteur qu’ils connaissent bien : « chaque jour, avec une extrême ardeur et une extrême attention, [il] lisait de bout en bout tous les livres les uns après les autres ». Méthodique, systématique, obsessionnel, peut-être, Aristophane lit intégralement les rouleaux dans l’ordre où ils se présentent sur les étagères. Ce faisant, il organise sa mémoire selon un double principe d’ordre : le dispositif matériel de stockage des livres, à savoir des étagères dans des armoires, correspondant probablement à une distribution par genres littéraires et discursifs et, à l’intérieur de ceux-ci, aux différents auteurs et à chacune de leurs œuvres ; ensuite la succession des colonnes de texte sur chaque rouleau de papyrus. Ces deux principes d’ordre s’appuient sur la mémoire visuelle, gestuelle et physique du lecteur, qui peut associer un passage particulier dans un rouleau avec son emplacement sur une étagère dans un lieu donné de la bibliothèque.
34Aristophane serait ainsi l’un des premiers lecteurs de la tradition occidentale à être habités par le fantasme de l’exhaustivité et de la complétude : lire tous les livres, dans l’ordre, de la plus grande bibliothèque qui soit ; faire siens ces milliers de livres qui ne lui appartiennent pas, en les rangeant dans la bibliothèque de sa mémoire ; s’approprier toute la culture, la paideia, en l’inscrivant dans son corps et dans son esprit, devenir un homme-bibliothèque, aller jusqu’au point au-delà duquel il n’y a plus rien à savoir ni à apprendre. Aux butinages aléatoires inspirés par la curiosité ou les trouvailles du moment ou aux nécessités d’une recherche particulière, Aristophane a préféré une méthode arbitraire mais systématique, qui garantit de parcourir toute la bibliothèque sans s’arrêter deux fois sur le même livre.
35Aristophane est donc lui aussi une bibliothèque vivante qui identifie immédiatement le plagiat des concurrents malhonnêtes. Encore faut-il pour les confondre et renverser le classement de la foule et des jurés exhiber les preuves irréfutables de leurs forfaits. Aristophane fait sortir des rouleaux en grand nombre de plusieurs armoires de la bibliothèque et entreprend de comparer les textes écrits aux textes récités à haute voix par les faux poètes. Opération savante de collation, entre les textes des uns et des autres, où l’évidence des correspondances dissipe tous les doutes sur le vol littéraire. Un grand nombre de rouleaux est mobilisé pour la démonstration : peut-être s’agit-il de dévoiler les modèles originaux de tous les poèmes lus, ou encore de montrer que les textes en compétition sont des patchworks de vers hétérogènes prélevés dans des livres différents, ruse lettrée qui n’en rend que plus frappante la perspicacité d’Aristophane.
36Pris en flagrant délit, les faux poètes reconnaissent leurs larcins. Piètres auteurs, ils apparaissent néanmoins comme des lecteurs connaissant leurs classiques, qui ont mis à profit leur fréquentation de la bibliothèque. On pourrait penser que la morale de l’histoire est que l’archilecteur Aristophane, par sa mémoire et par l’évidence des livres, a rétabli in extremis une certaine forme de justice face à un public ignorant et à des jurés guère plus avisés. Cependant, force est de constater que ce public a bon goût et qu’il a sélectionné par acclamation des poèmes relevant de la culture classique, qui avaient peut-être déjà été primés lors de concours et de fêtes antérieures et qui attestent de leur qualité et de leur efficacité propre en suscitant à nouveau l’enthousiasme. Aristophane, lui, obéit à une autre logique, privilégiant les critères de l’auctorialité et de la littéralité. Un texte ne peut pas appartenir à deux personnes à la fois, sauf si l’une d’elles se présente comme l’interprète d’un poème dont l’autre est l’auteur. Les livres conservés dans la bibliothèque ont fait l’objet d’un travail expert qui, dans la profusion des exemplaires matériels, a construit l’ordre des œuvres, fixées en un lieu de la carte de la paideia par un triple système de coordonnées : le nom d’auteur, le titre, le genre littéraire. La bibliothèque fixe aussi les textes dans l’ordre de la littéralité, en faisant de leur forme et de leur lettre un trait essentiel de leur identité.
37L’anecdote de Vitruve, dans la préface de son septième livre, reflète l’inquiétude de nombre de lettrés anciens sur le sort hasardeux promis à leurs écrits, une fois franchi le seuil de la publication, c’est-à-dire de la mise en circulation d’un exemplaire dont la diffusion centrifuge échappe à tout contrôle, faute d’une instance de régulation et d’un cadre juridique qui protégeraient le droit moral de l’auteur. Les plagiaires d’Alexandrie sont inculpés de vol et condamnés par le roi, moins pour avoir enfreint ce droit moral que pour avoir triché dans un concours placé sous le patronage des Muses et d’Apollon.
38Quant à Aristophane, il fut nommé à la tête de la bibliothèque d’Alexandrie où il poursuivit ses navigations de lecteur expert, tout en apportant des contributions importantes à l’interprétation des épopées homériques et à la lisibilité des poèmes du passé, sous la forme notamment d’un usage systématique des signes d’accentuation et de nouvelles normes d’édition qui fractionnèrent le fil de la scriptio continua pour découper les textes selon leur structure métrique.
Note bibliographique
39Les sources anciennes sur les bibliothèques antiques sont réunies par Jenö Platthy, Sources on the Earliest Greek Libraries with the Testimonia, Amsterdam, A. M. Hakkert, 1968. Ce recueil, toutefois, est incomplet. Pour resituer les quatre textes que nous avons choisi de commenter dans un tableau historique plus large, voir Guglielmo Cavallo (éd.), Le Biblioteche nel mondo antico e medievale, 6e éd., Bari, Laterza, 2002 ; Rudolf Fehrle, Das Bibliothekswesen im alten Rom, Freiburg in Brisgau, Universitätsbibliothek, 1986. Sur la bibliothèque d’Alexandrie, voir les ouvrages suivants de Luciano Canfora : La Véritable histoire de la bibliothèque d’Alexandrie, trad. Jean-Paul Manganaro et Danielle Dubroca, Paris, Desjonquères, 1988 ; La Bibliothèque d’Alexandrie et l’histoire des textes, Liège, Éd. de l’Université, 1992 ; Il Viaggio di Aristea, Bari, Laterza, 1996.
Notes
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[1]
Voir notamment Aulu-Gelle, Nuits Attiques, VII, 17, 1-2 ; Isidore de Séville, Étymologies, VI, 3, 3-5.
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[2]
Suétone, Vie de César, 44.
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[3]
Ps. Platon, Hipparque, 228b ; Cicéron, De Oratore, III, 34, 37 ; Elien, Histoires variées, XIII, 14 ; Anthologie Palatine, XI, 442.
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[4]
Strabon, Géographie, IX, 1, 10 (C 394) ; Plutarque, Vie de Thésée, XX, 2, qui rapporte une information donnée par Héréas de Mégare.
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[5]
Bekker, Anecdota Graeca, II, p. 767-768. Ces témoignages sont datés du VIIe siècle après J.-C. Voir aussi Tzetzes, De Comœdia Græca, Ma 24-25 et 32-33 (Kaibel) sur une tradition où Pisistrate aurait réuni 72 savants pour compiler le texte d’Homère – contamination évidente de l’épisode de la traduction du Pentateuque par les Septante. Pour une discussion de la tradition sur l’histoire des bibliothèques anciennes, voir L. Canfora, La Véritable histoire de la bibliothèque d’Alexandrie, trad. J.-P. Manganaro et D. Dubroca, Paris, Desjonquères, 1988, en particulier p. 135-144 et 199-204.
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[6]
Il s’agit du Marcianus græcus 447, dont une cinquantaine de feuillets, au début, a été irrémédiablement perdue, correspondant au texte des livres I et II et au début du livre III. Deux témoins manuscrits indépendants, cependant, nous ont livré un texte abrégé, qui permet d’entrevoir le contenu des livres perdus.
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[7]
Sur cette tradition, voir H. Blum, Die Antike Mnemotechnik, Hildesheim, G. Olms, 1969, et pour une perspective historique plus large, Fr. A. Yates, L’Art de la mémoire, trad. D. Arasse, Paris, Gallimard, 1966 ; sur les mnémotechniques médiévales dans leurs liens avec l’espace du livre manuscrit, voir M. Carruthers, Le Livre de la mémoire : une étude de la mémoire dans la culture médiévale, trad. D. Meur, Paris, Macula, 2004.
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[8]
Athénée, Deipnosophistes, I, 4 a-c : Calliphane se préparait aux jeux de citations des banquets en recopiant les trois ou quatre premiers vers d’un certain nombre de poèmes.
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[9]
On relira le pamphlet de Lucien Contre le collectionneur de livres ignorant, qui montre bien les savoirs lettrés nécessaires à la lecture à haute voix, ainsi que la Technique grammaticale attribuée à Denys le Thrace, décrivant certains des codes de l’oralisation des textes littéraires.
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[10]
Vitruve, De l’architecture. Livre VII, éd. et trad. par B. Liou et M. Zhuinghedau, Paris, Les Belles Lettres, 1995.