Notes
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[1]
Lettre du 8 janvier 1674 à Mme de Grignan, dans Mme de Sévigné, Correspondance, éd. R. Duchêne, Paris, Gallimard, « Bibl. de la Pléiade », 1978-1986, p. 661.
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[2]
Lettre du 21 octobre 1774 à M. de Guibert, dans Lettres de Mademoiselle de Lespinasse, Paris, Amyot, 1847, p. 390.
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[3]
Mercure de France du 25 mai 1779.
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[4]
La première tragédie lyrique de Quinault et Lully, Cadmus et Hermione, date de 1673. Arrivé à Paris en 1773, Gluck tente d’importer en France la réforme qu’il a d’abord, à Vienne, appliquée à l’opéra italien, et qui vise à simplifier et à unifier l’action afin de parvenir à une plus grande vérité dramatique.
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[5]
Nous insistons sur le fait que nos analyses concernent exclusivement le genre de la tragédie lyrique, et en aucun cas l’ensemble de la production lyrique.
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[6]
Sans minimiser la valeur de son témoignage (qui n’est certes pas unique), rappelons malgré tout que la fable d’Orphée et Eurydice ne pouvait que bouleverser Mlle de Lespinasse et la rendre « avide de ce genre de douleur » : en mai 1774, trois mois avant la création de l’œuvre, la mort du marquis de Mora, avec qui elle entretenait une correspondance enflammée, la plonge dans un désespoir d’autant plus profond, suicidaire même, qu’il se nourrit de la culpabilité de l’avoir trompé avec le colonel de Guibert, l’autre grande passion de sa vie. Comment n’aurait-elle pas été plus sensible que quiconque aux plaintes d’Orphée ?
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[7]
Les anciens actes I et II deviennent les actes II et III, les anciens actes III et IV sont fondus en un nouvel acte IV, l’acte V reste pratiquement identique. Pour l’analyse détaillée des deux versions (1737 et 1754), voir L’Avant-Scène Opéra, n° 209 (« Castor et Pollux, dir. J.-M. Fauquet »), juillet-août 2002. Le livret de 1754 sera cité infra d’après cette édition.
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[8]
Dans la première version, c’est sur la demande expresse de Télaïre que Pollux sacrifie son amour pour elle ; dans la seconde, il le fait volontairement puis, à la mort de Castor, décide de lui-même de l’arracher aux enfers. Ainsi, lorsqu’il se retrouve devant le temple de Jupiter, Pollux ne chante plus, comme en 1737 : « Nature, Amour, qui partagez mon cœur, / Qui de vous sera le vainqueur ? » (II, 1), mais : « Présent des Dieux, doux charme des humains, / Ô divine amitié, viens pénétrer nos âmes. » (III, 1).
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[9]
J.-Fr. de La Harpe, Lycée, t. XII, chap. VI : « De l’Opéra » (1799) ; rééd. dans L’Avant-Scène Opéra, n° 203 (« Castor et Pollux, dir. J.-M. Fauquet »), p. 117.
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[10]
Voir le commentaire du Mercure de France de février 1765, p. 175 : « Par le concours unanime et toujours égal des Français et des étrangers à ce spectacle, […] le procès entre la musique française et la musique italienne paraît définitivement jugé. »
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[11]
Correspondance littéraire, philosophique et critique par Grimm, Diderot, Raynal, Meister, etc., Paris, Garnier Frères, 1877-1882, t. IX, p. 442-443.
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[12]
Comme le montre la préface de Racine, Iphigénie, créée en août 1674, fut conçue largement en réaction à Alceste, représentée à Versailles en janvier. L’une et l’autre furent interprétées comme des mises en scènes métaphoriques du sacrifice de Mme de la Vallière, la maîtresse du roi, poussée par Bossuet à prendre le voile et à quitter le monde. Devant l’opéra comme devant la tragédie, les larmes de Louis XIV coulèrent à la vue de tous.
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[13]
À cet égard, la tragédie lyrique semble renouer avec la tragédie baroque du premier tiers du XVIIe siècle et avec l’esthétique de la tragi-comédie, où s’était d’abord illustré Quinault avant de s’associer à Lully. Voir A. Adam, Histoire de la littérature française au XVIIe siècle, Paris, Albin Michel, 1997, t. III, p. 239 sq.
-
[14]
Observations sur les écrits modernes, 30 mars 1743, Paris, Chaubert, 1735-1743, t. XXXII, p. 165.
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[15]
Art. « Opéra », Supplément à l’Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers par une Société de Gens de lettres, mis en ordre et publié par M***, Amsterdam, M. Rey, 1777, t. IV, p. 156.
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[16]
Grimm, art. « Poème lyrique », Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers. Cet article de l’Encyclopédie a aussi été publié à part dans la Correspondance littéraire de Grimm, éd. cit., t. XVI, p. 367-368.
-
[17]
Ibid., p. 367.
-
[18]
Dans la version de 1754. Ce monologue était primitivement placé à l’acte I, scène 3.
-
[19]
Il dut beaucoup au talent de Sophie Arnould, sa plus fameuse interprète, célébrée ainsi dans le Mercure de mars 1772, p. 161 : « Depuis le commencement de son rôle jusqu’à la fin, Mlle Arnould n’est plus le personnage de la pièce, mais Télaïre elle-même : dans le second acte, on verse avec elle des larmes sur le tombeau de Castor […]. On s’intéresse à ses plaisirs comme à ses peines, et tous les sentiments qu’elle éprouve passent involontairement dans l’âme du spectateur. »
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[20]
La Religieuse, éd. M. Delon, dans Diderot, Contes et romans, Paris, Gallimard, « Bibl. de La Pléiade », 2004, p. 261.
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[21]
J.-Ph. Rameau, « De l’expression », Code de musique pratique, Paris, Imprimerie Royale, 1760, p. 168.
-
[22]
Voir ses Observations sur notre instinct pour la musique, Paris, Prault, 1754, p. 67 : « le sentiment d’une douleur morne et du lugubre qui y règnent, tient tout du chromatique fourni par la succession fondamentale ». Cf. le Code de musique pratique, loc. cit. : « Ne se sent-on pas naturellement frappé de componction avec l’actrice qui chante Tristes apprêts […] au moment de la quinte au-dessous, savoir fa qui succède à ut sur la dernière syllabe ? Et ne se sent-on pas un peu soulagé quand l’ut revient immédiatement après la dernière syllabe de ces autres mots, pâles flambeaux […] ? » Nous ne pouvons évoquer ici les commentaires innombrables et admiratifs de l’audacieux et célèbre enchaînement harmonique entre le chœur de la scène 1 et le monologue de Télaïre ; sur cette question, voir Claude Lévi-Strauss, « En écoutant Rameau », Regarder, écouter, lire, Paris, Plon, 1993, p. 41-64.
-
[23]
Chabanon, Éloge de Rameau, Paris, 1764, p. 36. Voir aussi le commentaire du Mercure de France d’avril 1772, I, p. 167 : « à présent un bel air ferait un effet bien plus sensible ».
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[24]
Réponse à la critique de l’opéra Castor, s.l., 1773, p. 33-35.
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[25]
Éd. originale du livret : Iphigénie en Tauride, tragédie en quatre actes, représentée pour la première fois […] le mardi 11 mai 1779, Paris, Delormel, 1779.
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[26]
« La tension atteint son comble à la dernière apparition de ce vers, où Iphigénie est doublée à l’unisson, par le chœur des prêtresses – sur une note [sol] dangereusement aiguë pour les altos » (M. Noiray, dans L’Avant-Scène Opéra, n° 62, avril 1984, p. 49). L’édition originale du livret omet cette répétition chorale du vers d’Iphigénie.
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[27]
Voir sa réaction dans Mercure de France de juillet 1782, p. 42-43 ; cité par Cl. Lévi-Strauss, op. cit., p. 55. Notons aussi qu’au moment de la création parisienne d’Orphée et Eurydice, la scène des Enfers sera souvent comparée à celle de Castor et Pollux.
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[28]
Lettre du 1er juillet 1775, cité dans L’Avant-Scène Opéra, n° 73 (« Gluck, Alceste »), mars 1985, p. 13. En fait, Gluck englobe Calzabigi dans la critique qu’il adresse à Quinault ; la pique est perfide quand on sait que c’est Calzabigi lui-même qui est l’auteur de l’épître dédicatoire de l’Alceste italienne, considérée comme le manifeste de la réforme…
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[29]
Grimm, Correspondance littéraire, éd. cit., t. XII, p. 249-251.
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[30]
Ibid., t. XII, p. 173. L’Iphigénie dont parle ici Grimm est Iphigénie en Aulide (1774).
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[31]
Dans un premier temps, on lui adjoignit un ballet héroïque indépendant de Floquet, puis on chargea Gossec de composer un ballet qui lui serve de finale véritable.
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[32]
Grimm, Correspondance littéraire, éd. cit., t. XI, p. 235.
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[33]
Les choses évolueront dans les années 1780, période durant laquelle les grands principes de la réforme gluckiste seront plus généralement acceptés, y compris chez les Italiens (tel Sacchini, auteur d’un Œdipe à Colone).
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[34]
Diderot, Œuvres. IV : Esthétique, Paris, Robert Laffont, « Bouquins », 1996, p. 1182.
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[35]
De la poésie dramatique, « Des caractères », ibid., p. 1312.
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[36]
Cité par M. Noiray, « Les éléments d’une réforme », L’Avant-Scène Opéra, n° 73 (« Gluck, Alceste »), mars 1985, p. 20.
1À propos de l’Alceste de Lully, représentée en janvier 1674, Mme de Sévigné écrit à sa fille : « il y a des endroits de la musique qui ont mérité mes larmes. Je ne suis pas seule à ne les pouvoir soutenir ; l’âme de Madame de La Fayette en est alarmée [1]. » Un siècle plus tard exactement, en 1774, la création de la version française d’Orphée et Eurydice de Gluck provoque le même genre de réactions, si l’on en croit cette fois Mlle de Lespinasse : « cette musique me rend folle [...] ; mon âme est avide de ce genre de douleur [2]. » Et c’est en évoquant un « attendrissement souvent porté aux larmes » que le Mercure de France commentera, en 1779, cet autre succès de larmes qu’est l’Iphigénie en Tauride du même Gluck [3]. Comme dans les vers des librettistes, larmes et charmes riment volontiers ensemble à l’opéra, pour le plus grand plaisir des spectateurs. De fait, on pleure beaucoup à l’Académie royale de musique : sur la scène tout d’abord, où, intrigue galante oblige, les amours contrariées donnent lieu à force gémissements ; mais aussi dans la salle, où il n’est pas rare de voir le public sympathiser émotionnellement et physiologiquement avec le héros malheureux. Cette communion lacrymale semble ainsi être une constante du théâtre lyrique.
2Mais l’on est dès lors tenté de se demander de quelle nature sont ces larmes fictives – tant celles de héros que celles des spectateurs –, si elles sont analogues à celles de la tragédie parlée, et surtout si, au-delà de similitudes apparentes, le rapprochement entre les lignes de la marquise et les propos exaltés de l’amie de d’Alembert est aussi révélateur qu’il paraît l’être. Car en cent ans, de l’invention de la « tragédie en musique » par Lully et Quinault à la réforme de Gluck [4], l’opéra français a bien changé, tout comme son public, moins aristocratique, plus bourgeois. Cette évolution, sensible aussi bien dans les œuvres qu’au niveau de la réception, semble précisément se transcrire dans le langage des larmes et dans la nature du pathétique, qui tend à prendre une forme plus pure, plus authentiquement tragique. En effet, le pathétique première manière, celui des œuvres de Lully et Rameau, repose, comme nous le verrons, sur une esthétique du contraste : tout se passe comme si les scènes les plus bouleversantes devaient, pour être efficaces et créatrices de plaisir, s’accompagner de moments de détente et de légèreté qui les mettent en relief ; là se trouve le véritable charme des larmes. Au contraire, chez Gluck, qui entend renouer avec la tragédie antique, l’alternance des registres et l’atmosphère galante cèdent la place à un climat de tension permanente, où la continuité dramatique prend la forme d’une continuité de la plainte. De l’un à l’autre, on assisterait ainsi en quelque sorte au passage d’une esthétique du contraste à une esthétique de la continuité, signe d’un désir de retrouver, à travers l’opéra, l’essence et l’épure de la tragédie.
3Mais cette évolution, du moins en ce qui concerne le genre officiel et institutionnel qu’est la tragédie lyrique [5], n’a rien d’évident ; bien plus, à voir l’intensité et la durée de la résistance opposée aux innovations de Gluck, il est légitime de se demander dans quelle mesure elle a vraiment eu lieu en pratique. De ce point de vue, gardons-nous de prendre pour une généralité l’enthousiasme de Mlle de Lespinasse, qui en dit selon nous bien plus long sur la personnalité, la sensibilité et l’histoire individuelle de cette dernière que sur l’histoire et les transformations de la sensibilité au siècle des Lumières [6]. C’est ce risque d’une illusion d’optique rétrospective que nous voudrions examiner, en mettant en perspective l’œuvre la plus célèbre et la plus jouée de Rameau, Castor et Pollux, avec ces deux autres succès de larmes que furent l’Alceste de Lully et l’Iphigénie en Tauride de Gluck.
Castor et Pollux ou la tragédie lyrique à la française : pathétique et esthétique du contraste
4Lorsqu’ils créent Castor et Pollux en octobre 1737, alors qu’ils ont encore à essuyer les critiques acerbes des lullystes, Rameau et son librettiste Gentil-Bernard ne se doutent certainement pas que leur œuvre va devenir moins de deux décennies plus tard le chef-d’œuvre absolu et le symbole même de l’opéra français. De 1737 à 1785, elle sera représentée près de 324 fois, et le livret connaîtra seize éditions successives. Ce dernier représente le dévouement de Pollux pour Castor, à qui il sacrifie non seulement son amour pour la princesse Télaïre, mais encore sa propre vie, offerte en échange de la résurrection de son frère. Une telle intrigue, parce qu’elle permettait de déployer à travers la succession de tableaux variés tous les fastes du spectacle et des machines, laissait espérer la faveur du public. C’est ainsi qu’alternaient des scènes de bataille, une cérémonie funèbre, la traditionnelle descente aux Enfers, le tout culminant dans le ballet des constellations, au cours duquel Jupiter permet à Castor de partager l’immortalité de son jumeau.
5Mais la clef du succès de l’œuvre est ailleurs : en 1754, alors que s’essouffle la querelle des Bouffons qui met aux prises depuis 1752 les partisans de la musique française et ceux de la musique italienne, c’est précisément Castor et Pollux que l’Académie royale de musique choisit de reprendre afin d’y mettre un point final. Pour l’occasion, Rameau et Gentil-Bernard en proposent une version remaniée : un premier acte entièrement nouveau prend la place de l’ancien prologue allégorique et les autres actes sont remaniés en profondeur [7]. Ces modifications ne sont pas seulement structurelles, mais portent aussi sur le sens de l’œuvre. La dimension galante est atténuée au profit d’une célébration de l’amitié : c’est désormais le couple des jumeaux qui prend le pas sur le quatuor amoureux [8]. La seconde version paraît donc enregistrer l’évolution du goût vers un pathétique familial, celui-là même que l’on retrouvera, poussé à son paroxysme, dans l’Iphigénie en Tauride de Gluck et Guillard, où seuls entrent en jeu l’amour fraternel et l’amitié. Lorsqu’il analyse Castor et Pollux au tome XII de son Lycée, La Harpe parle ainsi d’« une sorte d’intérêt assez nouveau sur ce théâtre, mais en même temps assez fort pour se passer de la mollesse séduisante qui fait presque toujours partie de l’opéra [9] ».
6Mais cette nouveauté ne doit pas être surestimée. La version de 1754 fut d’abord pensée comme une machine de guerre, destinée à affirmer la suprématie de la tragédie lyrique contre l’invasion des Bouffons. Du reste, à chaque fois qu’il s’agira d’incarner le grand style français contre la menace italienne ou, plus généralement, contre l’évolution du goût, c’est toujours Castor et Pollux que l’Académie royale reprendra ; et à chaque fois, le succès sera considéré comme la preuve de cette supériorité [10]. Les commentaires que fait Grimm dans sa Correspondance littéraire à propos de la reprise de 1772 sont à cet égard significatifs : ils succèdent en effet directement à une longue analyse de Zémire et Azor, l’opéra-comique de Grétry et Marmontel inspiré de La Belle et la Bête, le conte de Mme de Beaumont paru en 1756. Représentée à la Comédie-Italienne, l’œuvre eut un succès qui effraya tellement l’Académie royale que celle-ci « eu[t] recours au grand remède » et reprit Castor et Pollux, « l’unique, l’efficace et miraculeux spécifique contre la rébellion de la musique étrangère ». Et Grimme de conclure ironiquement : « Le miracle s’est fait à l’ordinaire : tout ce qui reste encore de fidèles à l’ancienne et génuine musique française est accouru [11]. » L’important est que le remède est censé agir non seulement contre la musique italienne stricto sensu mais encore contre l’influence néfaste qu’elle exerce dans la musique française elle-même, notamment dans cet opéra-comique qui apparaît comme le laboratoire d’un nouveau goût musical. Grimm ne vient-il pas de dire à propos de Zémire et Azor qu’« il y avait dans ce conte de quoi enchanter, intéresser, faire fondre en larmes tout Paris, parce qu’il est plein de naïveté et d’intérêt » ?
7Les reprises de Castor et Pollux fonctionnent ainsi toujours comme une réaffirmation de l’esthétique officielle, celle de l’Académie royale de musique. L’œuvre est en effet considérée comme le type le plus complet de la tragédie lyrique française. La seconde version de 1754, en effet, innove moins en direction d’un pathétique familial qu’elle ne renoue avec l’héritage lulliste, comme s’il était nécessaire de remonter aux origines pour mieux clamer son identité nationale. L’essentiel des modifications structurelles de 1754 vise manifestement à rapprocher Castor et Pollux de l’Alceste de Quinault et Lully. Dans les deux cas, le premier acte se passe dans un décor nuptial ; puis la noce est interrompue par l’attaque du rival éconduit par l’héroïne, et dont le nom, Lyncée chez Rameau, Lycomède chez Lully, connote chaque fois la fourberie du loup. On assiste ensuite à une pompe funèbre au cours de laquelle retentissent les plaintes des héros et du chœur. Enfin, le sacrifice et la descente aux Enfers de Pollux rappellent évidemment ceux du « généreux Alcide », le divin Hercule qui sacrifie son amour au nom de l’amitié et de la gloire.
8Mais au-delà de l’intrigue et des personnages, la fidélité réside surtout dans la volonté de créer, par la structure même, et du même coup dans les émotions suscitées, une esthétique du contraste. Dans les deux œuvres, c’est cette alternance de scènes joyeuses et de scènes pathétiques, de moments d’action et de moments de repos, qui est le plus frappant. La seconde version de Castor et Pollux accuse encore cette impression, puisque chaque acte comprend désormais deux tableaux opposés dans le ton et les sentiments exprimés. Chez Lully comme chez Rameau, c’est donc à un type particulier de pathétique que nous avons affaire, fondé non sur la continuité et sur le crescendo, comme c’est le cas dans la tragédie, mais sur l’intermittence et le contraste. Cela n’implique nullement que le pathétique de la tragédie parlée possède une valeur ou une vérité supérieures à celui de la tragédie lyrique : dans les deux cas, les spectateurs pleurent vraiment, comme suffisent à le prouver les réceptions respectives de l’Alceste de Lully et Quinault et de l’Iphigénie de Racine, qui furent l’une comme l’autre, à quelques mois d’intervalle, deux grands succès de larmes [12]. Il s’agit moins, autrement dit, de postuler une différence de nature que de constater une différence de fonctionnement du pathétique [13]. À l’opéra, les divertissements et les ballets, en apportant une détente et un répit après les moments de tension, semblent bel et bien participer, par contraste, à la création et à la jouissance du pathétique, qu’ils rehaussent en l’isolant. Du même coup aussi, on peut concevoir que les larmes soient aussi bien de tristesse que de joie, et que la fin heureuse soit partie prenante d’un pathétique aux visages multiples.
9Bien plus, il semble que les larmes ne procurent du plaisir qu’au prix de cette alternance du sérieux et de la fête ; c’est ce qu’atteste ce témoignage d’un spectateur publié en 1743 dans les Observations sur les écrits modernes, le journal de l’abbé Desfontaines, à propos, non pas de Castor et Pollux, mais d’Hippolyte et Aricie, du même Rameau :
Un contraste bien ménagé fait grand plaisir. Par exemple, j’aime à voir la Demoiselle Camargo venir d’un air joyeux essuyer les larmes que Thésée m’a fait répandre dans le troisième acte d’Hippolyte. [14]
11La référence à la Camargo est ici révélatrice : c’était en effet une danseuse virtuose, championne de la danse haute, cette danse toute en sauts, en cabrioles et en entrechats, par opposition à la basse danse, où brillait sa rivale, Marie Sallé, réputée pour son style gracieux et délicat. Ce n’est donc pas seulement entre l’action principale et les divertissements que se manifeste la variété, mais aussi au sein des ballets eux-mêmes, qui peuvent – et doivent – faire alterner virtuosité et douceur.
12Cette insistance sur la variété et sur le fonctionnement particulier du pathétique à l’opéra est une des constantes de la réflexion des théoriciens. Ainsi la retrouve-t-on chez Marmontel dans l’article « Opéra » du Supplément de l’Encyclopédie :
Il est de l’essence de la tragédie que l’action n’ait point de relâche, que tout y inspire la crainte ou la pitié, et que le danger ou le malheur des personnages intéressants redouble de scène en scène. Au contraire, il est de l’essence de l’opéra que l’action n’en soit affligeante ou terrible que par intervalles et que les passions qui l’animent aient des moments de calme et de bonheur, comme on voit dans les jours d’orage des moments de sérénité. Il faut seulement prendre soin que tout se passe comme dans la nature, que l’espoir succède à la crainte, la peine au plaisir, le plaisir à la peine, avec la même facilité que dans le cours de la vie. [15]
14On remarquera qu’ici cette diversité, conforme à celle que l’on trouve dans la nature et dans la vie réelle, plaide évidemment en faveur de l’opéra, genre dont on a perpétuellement dénoncé l’artificialité, l’invraisemblance, et l’incapacité à imiter la nature. Or, si une telle analyse n’est guère surprenante de la part de Marmontel, futur librettiste de Piccinni et adversaire de Gluck, elle l’est apparemment davantage de la part de Grimm, partisan de la musique italienne. On lit ainsi dans l’article « Poème lyrique » de l’Encyclopédie :
La passion a ses repos et ses intervalles, et l’art du théâtre veut qu’on suive en cela la marche de la nature ; on ne peut pas au spectacle toujours rire aux éclats ni toujours fondre en larmes. […] Andromaque, au milieu de ses larmes, aperçoit quelques rayons d’espérance qui la calment : il n’y a qu’un pas de cette sécurité au moment affreux où elle verra périr son fils ; mais ces deux moments sont différents, et le dernier ne devient plus tragique que par la tranquillité du précédent. [16]
16Le contraste est ici une vertu fondamentale et propre à l’opéra, dont Grimm attend par ailleurs bien plus que de la tragédie ordinaire :
Le drame en musique doit donc faire une impression bien autrement profonde que la tragédie. […] Si la tragédie de Mérope m’attendrit, me touche, me fait verser des larmes, il faut que dans l’opéra les angoisses, les mortelles alarmes de cette mère infortunée, passent toutes dans mon âme ; […] que sa douleur et son délire me déchirent et m’arrachent le cœur : le musicien qui m’en tiendrait quitte pour quelques larmes […] serait bien au-dessous de son art. [17]
18Mais prenons-y garde : ce que désigne Grimm là par cette idée d’intervalles, c’est en fait moins une esthétique du contraste que l’opposition entre le « moment tranquille » et le « moment passionné », qui correspond pour lui à l’alternance entre le récitatif et l’air, l’air à l’italienne s’entend. Ce que Grimm met ici en relief, c’est donc le problème de l’expression lyrique du pathos et de la douleur.
19Or le paradoxe de la tragédie lyrique française, par opposition à l’opéra italien, c’est que si la création et l’efficacité du pathétique passent, au niveau de la structure d’ensemble, par des effets de contraste, dans sa forme même et dans son expression verbale et musicale il repose au contraire sur un continuum qui exclut non seulement le passage marqué du récitatif à l’air, mais aussi les brusques variations de rythmes et de tons. Un des exemples les plus célèbres et les plus aboutis de cette expression pathétique est le monologue de Télaïre « Tristes apprêts, pâles flambeaux » à la scène 2 de l’acte II de Castor et Pollux [18] : à la suite du chœur lugubre des Spartiates assemblés sous « des voûtes souterraines où l’on découvre plusieurs monuments éclairés par des lampes sépulcrales » (II, 1), Télaïre, seule devant le tombeau de Castor, y exprime son désespoir. Ce monologue célèbre [19] — que Diderot donne en exemple d’air à succès dans La Religieuse [20] — fut partout commenté à l’époque, à commencer par Rameau lui-même, qui affirme avoir voulu y peindre « des pleurs et des gémissements causés par de vifs regrets [21] » et analyse précisément les techniques d’écriture utilisées pour créer cet effet pathétique [22]. Sommet du style ramiste, et bien qu’unanimement admiré, il alimenta évidemment la polémique sur l’emploi et la présence d’airs dans la musique française. C’est ainsi que Chabanon y verra, dans son Éloge de Rameau paru en 1764, un « récitati[f] admirabl[e » mais regrettera, parce qu’il n’est ni assez « mesuré » ni assez « articulé », qu’on ne puisse le nommer un « très be[l] ai[r] [23] ». À l’inverse, l’auteur anonyme de la Réponse à la critique de l’opéra Castor défendra le choix de Rameau, en insistant sur la nécessité d’une expression pathétique homogène :
Peut-on supposer que Télaïre, dans ce moment de tristesse, soit bien disposée à chanter un bel air ? Je crois que l’expression en deviendrait un peu bouffonne. [24]
21L’opposition entre la musique française et la musique italienne concerne donc aussi bien l’expression circonscrite du pathétique que son inscription dans l’économie générale du livret. En effet, après le sommet pathétique de « Tristes apprêts, pâles flambeaux », l’action reprend et le ton change : la scène 3 débute par une symphonie guerrière, écho de la fin de l’acte I, cette fois suivie de chants de victoire, et non de cris de détresse. Puis Pollux entre en trombe sur la scène et exhorte son peuple à la vengeance :
23Le chœur, qui ouvrait l’acte II par le douloureux « Que tout gémisse, / Que tout s’unisse », renchérit alors :
La réforme gluckiste, ou le rêve d’une esthétique de la continuité pathétique
25La singularité de cette gestion du pathétique dans la tragédie lyrique ressort plus clairement encore – et par contraste – si on la met en regard du traitement qu’en propose Gluck dans Iphigénie en Tauride [25], vingt ans après la création de Castor et Pollux. Le rapprochement paraît légitime dans la mesure où, comme nous l’avons souligné, les deux œuvres mettent en scène le thème du sacrifice, de l’amour fraternel et de l’amitié. D’un côté Castor et Pollux, jumeaux et amis exemplaires ; de l’autre Oreste et Pylade, autres amis légendaires, et Iphigénie et Oreste, le frère et la sœur. Il nous a semblé pertinent de comparer plus précisément les scènes 1 et 2 de l’acte II de Rameau – le chœur « Que tout gémisse », puis le monologue de Télaïre – et la scène 6 de l’acte II d’Iphigénie en Tauride.
26À la fin de la scène 5, Iphigénie a appris la mort de son frère de la bouche même d’Oreste qui, ne l’ayant pas reconnue, lui cache son identité. La scène suivante se présente alors comme une longue plainte funèbre qu’échangent l’héroïne et le chœur, un peu sur le modèle du kommos antique. Comme chez Rameau, c’est à l’héroïne qu’est confié le sommet pathétique de l’œuvre. Mais à la différence de Castor et Pollux, où le monologue était nettement séparé du chœur auquel il succédait dans une nouvelle scène, chez Gluck et Guillard, la plainte et la douleur de l’individu se mêlent à celles de la collectivité. Lorsqu’à la fin de son air « Ô malheureuse Iphigénie », la prêtresse de Diane demande au chœur de ses compagnes : « Mêlez vos cris plaintifs à mes gémissements », ces dernières reprennent : « Mêlons nos cris plaintifs à ses gémissements ». Les deux plaintes s’unissent alors en un même et unique chant de deuil [26], destiné à inaugurer la cérémonie funèbre qui suit. Iphigénie, contrairement à Télaïre, ne s’isole plus devant les tristes apprêts du rite funèbre.
27Or le plus étonnant, c’est que, justement, les « tristes apprêts » de Gentil-Bernard réapparaissent ici textuellement, mais cette fois dans l’invocation cérémonielle du chœur qui conclut l’acte :
29Cet écho textuel n’est pas, ne peut pas être une coïncidence ; le monologue de Télaïre était bien trop célèbre pour que Guillard en ait fait un emprunt inconscient ou involontaire. Par ailleurs, Gluck était un grand admirateur de Rameau ; il avait assisté à la reprise de Castor et Pollux en 1764, et il avait été grandement impressionné par la scène de la pompe funèbre [27]. Pour toutes ces raisons, cet emprunt fonctionne selon nous comme une citation véritable et maîtrisée, une citation qui, exportée en quelque sorte hors de son milieu naturel, donnerait la mesure de la distance entre l’esthétique traditionnelle de la tragédie lyrique et celle que défend Gluck. De même, et de manière tout à fait symptomatique, l’apostrophe du chœur à l’« ombre plaintive » est ici tout entière de recueillement intérieur, et non plus, comme chez Rameau, appel à une vengeance sanguinaire.
30Il s’agit en effet pour Gluck de promouvoir une forme de drame presque sacrée, renouant avec les origines de la tragédie et reposant sur un pathétique ininterrompu. Dans Iphigénie en Tauride, pas une seule scène qui n’évoque, le plus souvent explicitement, les larmes versées continûment par les protagonistes et par le chœur. L’œuvre s’ouvre sur une prière en forme de lamentation et, à partir de cet instant, le ton funèbre n’est plus jamais suspendu, la tension plus jamais relâchée. Cette continuité est revendiquée très nettement par Gluck, qui entend ainsi se démarquer de la tradition et de l’esthétique du contraste, comme le prouvent ces propos écrits à du Roullet, le librettiste de l’Alceste parisienne :
À présent je commence à comprendre la finesse de Quinault […], qui rempli[t] [se]s ouvrages de personnes subalternes, pour donner relâche au Spectateur pour pouvoir se mettre dans une situation tranquille ; un opéra semblable [Alceste] n’est pas un divertissement, mais une occupation très sérieuse. [28]
32Autrement dit, Gluck prétend en finir avec le pathétique première manière, celui de la tragédie lyrique, pour lui substituer celui de la tragédie antique et parvenir ainsi à une véritable synthèse des deux genres tragiques. Ces options esthétiques expliquent qu’il ne puisse plus être question, dans Iphigénie, d’interrompre le continuo de la plainte. C’est donc sur de douloureux accents, et non sur un divertissement, que Gluck avait l’intention d’achever son deuxième acte – l’intention, et l’intention seulement car dans la réalité, il en alla bien autrement.
33Nous voudrions en effet insister sur ce fait trop souvent minoré, que la réforme tant attendue et tant débattue est longtemps restée lettre morte. En ce point, la théorie et les déclarations d’intention buttent sur une sorte de principe de réalité. Certes, la création d’Iphigénie en Tauride en mai 1779 fit très grande impression, comme le rapporte Grimm, qui ajoute à cette occasion : « Quand j’entends Iphigénie, j’oublie que je suis à l’Opéra ; je crois entendre une tragédie grecque [29]. » Et pourtant, c’est sans doute la résistance à la réforme, bien plus que le succès, qui apparaît ici comme essentielle. Une fois encore, comme de coutume, c’est Castor et Pollux qui en profite et qui joue le rôle de repoussoir ; Grimm est forcé de le reconnaître :
En voyant le succès prodigieux d’Alceste et d’Iphigénie […], nos gluckistes, nos bouffonistes triomphaient déjà d’avoir enfin réussi à former le goût de la nation. On vient de remettre Castor, et Castor a tout fait oublier. [30]
35C’est ainsi que, malgré les transformations supposées du goût et de la sensibilité, les dernières reprises de l’œuvre en 1780, 1782 et 1784 attireront encore un public nombreux et enthousiaste. À l’inverse, la réforme de Gluck aura du mal à se faire accepter. Déjà Alceste avait désappointé par son ton endeuillé et sa lugubre monotonie, et l’Académie royale de musique n’avait pu lui faire retrouver la faveur du public qu’en lui ajoutant un ballet final, à l’insu du compositeur brusquement rappelé à Vienne [31]. Dès lors, le succès était allé crescendo. Iphigénie en Tauride n’échappa pas à la règle : créée le 18 mai 1779, elle se trouva augmentée dès le début du mois de juin d’un ballet composé en hâte par Gossec et chorégraphié par Noverre, Les Scythes enchaînés, afin de satisfaire le goût ancestral et indéfectible des Français pour les divertissements dansés. Pire, on alla jusqu’à supprimer purement et simplement certains morceaux, jugés trop sinistres : c’est ainsi que disparut le « Contemplez ces tristes apprêts », en quelque sorte sacrifié sur l’autel du « Tristes apprêts » de Castor et Pollux, et remplacé par une brève marche.
36Il ne s’agit évidemment pas ici de nier que, peu à peu, le gluckisme ne cesse de gagner du terrain, des partisans et du succès, mais seulement de constater que ces avancées n’ont pu se faire, dans un premier temps du moins, qu’au prix de concessions qui ne peuvent qu’en relativiser l’importance. Car c’est évidemment le sens et la portée mêmes de la réforme qui disparaissent en même temps que les coupures et modifications imposées au livret et à la partition. Le pathétique voulu par Gluck et repris à la tragédie dramatique se trouve du même coup altéré, sans pour autant pouvoir retrouver la forme qu’il prenait à l’opéra depuis Lully : la structure d’ensemble de l’œuvre ne le permettait plus désormais, et les ajouts cosmétiques de dernière minute ne pouvaient guère y changer grand chose. En fait, il semblerait qu’à l’opéra – dans le genre sérieux s’entend – les Français ont alors du mal à supporter la véritable gravité, celle de la tragédie. Acceptée sur la scène de la Comédie-Française, à l’Académie royale la gravité devient inévitablement synonyme de monotonie, d’ennui, même, et peut-être surtout pour un bouffon comme Grimm. Ce dernier en arrivera même, à propos d’Alceste, à célébrer le livret de Quinault, qui « intéresse autant que celui [de du Roullet] ennuie et fatigue » ; il lui paraît par conséquent difficile de faire
une musique bien variée sur un poème où les mêmes situations, les mêmes mouvements reviennent sans cesse, où le chœur est continuellement sur la scène pour redire les mêmes choses et pour psalmodier éternellement sur le ton le plus funeste et le plus lugubre. [32]
38Aussi ne peut-on déceler dans la tragédie lyrique des années 1770 une évolution réelle vers le tragique, dont semble par ailleurs s’éloigner le reste de la production dramatique : l’opéra s’avère incapable de récupérer dans les faits le tragique du théâtre, objet d’une désaffection manifestement générale [33]. En ce sens la réforme constitue un demi-échec, que l’on considère les critiques qu’elle eut à essuyer mais aussi l’absence de tout commentaire de la part de celui qui aurait sûrement eu le plus à en dire. Ce silence aussi étonnant qu’éloquent, c’est celui de Diderot. Dans le Troisième Entretien sur Le Fils naturel (1757), il avait en effet appelé de ses vœux une réforme du genre lyrique, attendant celui qui rendrait « service à la poésie lyrique » en la faisant « descendre des régions enchantées sur la terre que nous habitons [34] ». Dans son essai De la poésie dramatique, il exprimait également son dégoût pour l’utilisation du contraste en musique et au théâtre [35] et partout, toujours, son désir de retrouver un tragique sans concession, inspiré des Anciens et incarné dans des personnages tels qu’Iphigénie ou Philoctète. Toutes ces recommandations, Gluck et ses librettistes les suivirent à la lettre. L’absence totale de toute référence à Gluck chez Diderot est en ce sens fort surprenante, et demeure mystérieuse.
39Quoi qu’il en soit de ce silence, une chose demeure : contrairement à ce que suggèrent de trompeuses illusions rétrospectives, la réforme de la tragédie lyrique, et en particulier l’évolution du traitement du pathétique, furent dans les faits bien plus problématiques qu’il n’y paraît. La résistance a longtemps semblé l’emporter sur les innovations, qui ne sont véritablement enregistrées en pratique qu’au cours des années 1780. Si le pathétique musical évolue, c’est finalement sans doute bien davantage dans les genres dits mineurs, qui le récupèrent et le modifient. Tout porte ainsi à croire que la vraie révolution de l’opéra se fait ailleurs, dans les marges du genre noble et institutionnel, et que celle de Gluck n’est en dernière analyse pas réellement représentative de l’évolution du goût et de la sensibilité. Lui-même l’avait pressenti, qui avait dit, après l’échec de la première d’Alceste :
Alceste […] ne doit pas plaire seulement à présent et dans sa nouveauté ; il n’y a point de temps pour elle ; j’affirme qu’elle plaira également dans deux cents ans. [36]
Notes
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[1]
Lettre du 8 janvier 1674 à Mme de Grignan, dans Mme de Sévigné, Correspondance, éd. R. Duchêne, Paris, Gallimard, « Bibl. de la Pléiade », 1978-1986, p. 661.
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[2]
Lettre du 21 octobre 1774 à M. de Guibert, dans Lettres de Mademoiselle de Lespinasse, Paris, Amyot, 1847, p. 390.
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[3]
Mercure de France du 25 mai 1779.
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[4]
La première tragédie lyrique de Quinault et Lully, Cadmus et Hermione, date de 1673. Arrivé à Paris en 1773, Gluck tente d’importer en France la réforme qu’il a d’abord, à Vienne, appliquée à l’opéra italien, et qui vise à simplifier et à unifier l’action afin de parvenir à une plus grande vérité dramatique.
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[5]
Nous insistons sur le fait que nos analyses concernent exclusivement le genre de la tragédie lyrique, et en aucun cas l’ensemble de la production lyrique.
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[6]
Sans minimiser la valeur de son témoignage (qui n’est certes pas unique), rappelons malgré tout que la fable d’Orphée et Eurydice ne pouvait que bouleverser Mlle de Lespinasse et la rendre « avide de ce genre de douleur » : en mai 1774, trois mois avant la création de l’œuvre, la mort du marquis de Mora, avec qui elle entretenait une correspondance enflammée, la plonge dans un désespoir d’autant plus profond, suicidaire même, qu’il se nourrit de la culpabilité de l’avoir trompé avec le colonel de Guibert, l’autre grande passion de sa vie. Comment n’aurait-elle pas été plus sensible que quiconque aux plaintes d’Orphée ?
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[7]
Les anciens actes I et II deviennent les actes II et III, les anciens actes III et IV sont fondus en un nouvel acte IV, l’acte V reste pratiquement identique. Pour l’analyse détaillée des deux versions (1737 et 1754), voir L’Avant-Scène Opéra, n° 209 (« Castor et Pollux, dir. J.-M. Fauquet »), juillet-août 2002. Le livret de 1754 sera cité infra d’après cette édition.
-
[8]
Dans la première version, c’est sur la demande expresse de Télaïre que Pollux sacrifie son amour pour elle ; dans la seconde, il le fait volontairement puis, à la mort de Castor, décide de lui-même de l’arracher aux enfers. Ainsi, lorsqu’il se retrouve devant le temple de Jupiter, Pollux ne chante plus, comme en 1737 : « Nature, Amour, qui partagez mon cœur, / Qui de vous sera le vainqueur ? » (II, 1), mais : « Présent des Dieux, doux charme des humains, / Ô divine amitié, viens pénétrer nos âmes. » (III, 1).
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[9]
J.-Fr. de La Harpe, Lycée, t. XII, chap. VI : « De l’Opéra » (1799) ; rééd. dans L’Avant-Scène Opéra, n° 203 (« Castor et Pollux, dir. J.-M. Fauquet »), p. 117.
-
[10]
Voir le commentaire du Mercure de France de février 1765, p. 175 : « Par le concours unanime et toujours égal des Français et des étrangers à ce spectacle, […] le procès entre la musique française et la musique italienne paraît définitivement jugé. »
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[11]
Correspondance littéraire, philosophique et critique par Grimm, Diderot, Raynal, Meister, etc., Paris, Garnier Frères, 1877-1882, t. IX, p. 442-443.
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[12]
Comme le montre la préface de Racine, Iphigénie, créée en août 1674, fut conçue largement en réaction à Alceste, représentée à Versailles en janvier. L’une et l’autre furent interprétées comme des mises en scènes métaphoriques du sacrifice de Mme de la Vallière, la maîtresse du roi, poussée par Bossuet à prendre le voile et à quitter le monde. Devant l’opéra comme devant la tragédie, les larmes de Louis XIV coulèrent à la vue de tous.
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[13]
À cet égard, la tragédie lyrique semble renouer avec la tragédie baroque du premier tiers du XVIIe siècle et avec l’esthétique de la tragi-comédie, où s’était d’abord illustré Quinault avant de s’associer à Lully. Voir A. Adam, Histoire de la littérature française au XVIIe siècle, Paris, Albin Michel, 1997, t. III, p. 239 sq.
-
[14]
Observations sur les écrits modernes, 30 mars 1743, Paris, Chaubert, 1735-1743, t. XXXII, p. 165.
-
[15]
Art. « Opéra », Supplément à l’Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers par une Société de Gens de lettres, mis en ordre et publié par M***, Amsterdam, M. Rey, 1777, t. IV, p. 156.
-
[16]
Grimm, art. « Poème lyrique », Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers. Cet article de l’Encyclopédie a aussi été publié à part dans la Correspondance littéraire de Grimm, éd. cit., t. XVI, p. 367-368.
-
[17]
Ibid., p. 367.
-
[18]
Dans la version de 1754. Ce monologue était primitivement placé à l’acte I, scène 3.
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[19]
Il dut beaucoup au talent de Sophie Arnould, sa plus fameuse interprète, célébrée ainsi dans le Mercure de mars 1772, p. 161 : « Depuis le commencement de son rôle jusqu’à la fin, Mlle Arnould n’est plus le personnage de la pièce, mais Télaïre elle-même : dans le second acte, on verse avec elle des larmes sur le tombeau de Castor […]. On s’intéresse à ses plaisirs comme à ses peines, et tous les sentiments qu’elle éprouve passent involontairement dans l’âme du spectateur. »
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[20]
La Religieuse, éd. M. Delon, dans Diderot, Contes et romans, Paris, Gallimard, « Bibl. de La Pléiade », 2004, p. 261.
-
[21]
J.-Ph. Rameau, « De l’expression », Code de musique pratique, Paris, Imprimerie Royale, 1760, p. 168.
-
[22]
Voir ses Observations sur notre instinct pour la musique, Paris, Prault, 1754, p. 67 : « le sentiment d’une douleur morne et du lugubre qui y règnent, tient tout du chromatique fourni par la succession fondamentale ». Cf. le Code de musique pratique, loc. cit. : « Ne se sent-on pas naturellement frappé de componction avec l’actrice qui chante Tristes apprêts […] au moment de la quinte au-dessous, savoir fa qui succède à ut sur la dernière syllabe ? Et ne se sent-on pas un peu soulagé quand l’ut revient immédiatement après la dernière syllabe de ces autres mots, pâles flambeaux […] ? » Nous ne pouvons évoquer ici les commentaires innombrables et admiratifs de l’audacieux et célèbre enchaînement harmonique entre le chœur de la scène 1 et le monologue de Télaïre ; sur cette question, voir Claude Lévi-Strauss, « En écoutant Rameau », Regarder, écouter, lire, Paris, Plon, 1993, p. 41-64.
-
[23]
Chabanon, Éloge de Rameau, Paris, 1764, p. 36. Voir aussi le commentaire du Mercure de France d’avril 1772, I, p. 167 : « à présent un bel air ferait un effet bien plus sensible ».
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[24]
Réponse à la critique de l’opéra Castor, s.l., 1773, p. 33-35.
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[25]
Éd. originale du livret : Iphigénie en Tauride, tragédie en quatre actes, représentée pour la première fois […] le mardi 11 mai 1779, Paris, Delormel, 1779.
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[26]
« La tension atteint son comble à la dernière apparition de ce vers, où Iphigénie est doublée à l’unisson, par le chœur des prêtresses – sur une note [sol] dangereusement aiguë pour les altos » (M. Noiray, dans L’Avant-Scène Opéra, n° 62, avril 1984, p. 49). L’édition originale du livret omet cette répétition chorale du vers d’Iphigénie.
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[27]
Voir sa réaction dans Mercure de France de juillet 1782, p. 42-43 ; cité par Cl. Lévi-Strauss, op. cit., p. 55. Notons aussi qu’au moment de la création parisienne d’Orphée et Eurydice, la scène des Enfers sera souvent comparée à celle de Castor et Pollux.
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[28]
Lettre du 1er juillet 1775, cité dans L’Avant-Scène Opéra, n° 73 (« Gluck, Alceste »), mars 1985, p. 13. En fait, Gluck englobe Calzabigi dans la critique qu’il adresse à Quinault ; la pique est perfide quand on sait que c’est Calzabigi lui-même qui est l’auteur de l’épître dédicatoire de l’Alceste italienne, considérée comme le manifeste de la réforme…
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[29]
Grimm, Correspondance littéraire, éd. cit., t. XII, p. 249-251.
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[30]
Ibid., t. XII, p. 173. L’Iphigénie dont parle ici Grimm est Iphigénie en Aulide (1774).
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[31]
Dans un premier temps, on lui adjoignit un ballet héroïque indépendant de Floquet, puis on chargea Gossec de composer un ballet qui lui serve de finale véritable.
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[32]
Grimm, Correspondance littéraire, éd. cit., t. XI, p. 235.
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[33]
Les choses évolueront dans les années 1780, période durant laquelle les grands principes de la réforme gluckiste seront plus généralement acceptés, y compris chez les Italiens (tel Sacchini, auteur d’un Œdipe à Colone).
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[34]
Diderot, Œuvres. IV : Esthétique, Paris, Robert Laffont, « Bouquins », 1996, p. 1182.
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[35]
De la poésie dramatique, « Des caractères », ibid., p. 1312.
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[36]
Cité par M. Noiray, « Les éléments d’une réforme », L’Avant-Scène Opéra, n° 73 (« Gluck, Alceste »), mars 1985, p. 20.