Notes
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[1]
Allusion à l’Oracle portatif, 274 : « Avoir de l’attractive : car c’est un charme politique puissant. Que ce galant crochet serve plus pour amener à soi les volontés que les profits, ou pour tout ensemble » ; « Tener la atractiva : que es un hechizo politicamente cortés. Sirva el garabato galante más para atraer voluntades que utilidades, o para todo » (Baltasar Gracián, Obras completas, éd. Arturo de Hoyo, Madrid, Aguilar, 1960, p. 222). Voir aussi El Héroe, « Primor XIII » (« Del despejo »), ibid., p. 25.
-
[2]
Voir l’Oracle portatif, 267.
-
[3]
Cité par Vladimir Jankélévitch, Le Je-ne-sais-quoi et le presque-rien. La manière et l’occasion, Paris, Éditions du Seuil, 1980, p. 25.
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[4]
André Félibien, Entretiens sur les vies et sur les ouvrages des plus excellents peintres anciens et modernes [1666], Trévoux, 1725, t. I, p. 83-84.
-
[5]
Ibid., p. 87.
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[6]
Antoine Gombauld, chevalier de Méré, Lettres, Paris, Denis Thierry et Claude Barbin, 1682, p. 336.
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[7]
Voir Méré, Œuvres complètes, éd. Boudhors, Paris, Les Belles Lettres, 1930, t. II, p. 45.
-
[8]
Voir Baltasar Gracián, Le Criticón, anthologie présentée et traduite de l’espagnol par Benito Pelegrin, Nantes, Le Passeur, 1993 ; Éthique et esthétique du baroque. L’espace jésuitique de Baltasar Gracián, Arles, Actes Sud, 1985 ; Le Fil perdu du Criticón de Baltasar Gracián, Aix-en-Provence, Université de Provence, 1984 ; voir également Figurations de l’infini. L’âge baroque européen, Paris, Éditions du Seuil, 2000. Benito Pelegrin a récemment traduit et annoté les Traités politiques, esthétiques, éthiques de Gracián (Paris, Éditions du Seuil, 2005).
-
[9]
Mercedes Blanco, Les Rhétoriques de la pointe. Baltasar Gracián et le conceptisme en Europe, Paris, H. Champion, 1992.
-
[10]
Le Criticón, I, crisi V (« Entrada del Mundo ») : « [La naturaleza] parece que le introduce en un reino de felicidades, y non es sino un cautiverio de desdichas ; que, cuando llega a abrir los ojos del alma, dando en la cuenta de su engaño, hállase empeño, hallase empeñados sin remedio, véese metido en el lodo de que fué formado, y ya ¿ qué puede hacer sino pisarlo, procurando salir sél colmo mejor pudiere ? » (Gracián, Obras completas, éd. Del Hoyo, p. 550-551).
-
[11]
Gracián, Oracle portatif, 15.
-
[12]
Ibid., 13 : « Milicia es la vida del hombre contra la malicía del hombre » (éd. Del Hoyo, p. 154).
-
[13]
Ibid., 130 : « Lo que no se ve es como si fuese » (ibid. p. 186).
-
[14]
Épictète, Manuel, 5.
-
[15]
Gracián, Oracle portatif, 251.
-
[16]
Id., Le Héros, « Excellence VII ».
-
[17]
Id., Oracle portatif, 23.
-
[18]
Voir aussi ibid., 7, 46, 267, 270.
-
[19]
Ibid., 267.
-
[20]
Vladimir Jankélévitch, op. cit., p. 16.
-
[21]
Les expressions sont de Vladimir Jankélévitch, ibid., p. 17.
-
[22]
Baltasar Gracián, Pages caractéristiques, trad. et notes de Victor Bouiller, Paris, Mercure de France, 1925.
-
[23]
« Es vida de las prendas, aliento del decir, alma del hacer, realce de los mismos realces. Las demás perfecciones son ornato de la naturaleza, pero el despejo lo es de las mismas perfecciones […] Tiene de privilegio lo más, debe al estudio lo menos, que aun a la disciplina es superior […] Sin él, toda belleza es muerta, y toda gracia, desgracia » (Oraculo manual, 127, Obras completas, éd. Del Hoyo, p. 185).
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[24]
Je renvoie à sa traduction de 1684 ; rééd. Paris, Payot / Rivages, 1994.
-
[25]
Je traduis ici despejo par « dégagement » et non par « déprise », comme je l’ai fait dans le cours de l’article.
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[26]
Le Héros, « Excellence XIII » (Obras completas, éd. Del Hoyo p. 25-26). Je reprends la traduction de Courbeville (Paris, Rollin fils, 1730) en l’améliorant.
-
[27]
Entretiens d’Ariste et d’Eugène, V [Paris, 1671], éd. B. Beugnot et G. Declercq, Paris, H. Champion, 2003, p. 280.
-
[28]
Voir Pierre Maréchaux, Énigmes romaines. Une lecture d’Ovide, Paris, Le Promeneur, 2000.
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[29]
Gracián, Oracle portatif, 300.
-
[30]
Ibid. : « Es la virtud cadena de todas las perfecciones, centro de las felicidades ; ella hace un sujeto prudente, atento, sagaz, cuerdo, sabio, valeroso, reportado, entero, feliz, plausible, verdadero y universal heroe […] La virtud es cosa de veras, todo lo demás de burlas » (éd. cit., p. 228). Je cite la traduction de Benito Pelegrin.
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[31]
Le Criticón, I, crisi XIII.
-
[32]
Ibid., I, crisi VII : « llenos de aire, rebutidos de borra : hombres de burla, todo mentira e embeleco. Los corrazones se les volvieron de corcho, sin jugo de humanidad ni valor de personas ; las entrañas se les endurecieron más que de pedernales ; los sesos de algodón, sin fondo de juicio ; la sangre, agua, sin color ni calor ; el pecho de cera, non ya de acero ; los nervios, de estopa, sin bríos ; los pies, de plomo para lo bueno, y de pluma para lo malo ; las manos, de pez, que todo se les pega ; las lenguas, de borra ; los ojos, de papel […]. » (éd. cit., p. 579-580).
-
[33]
Ibid., III, crisi VIII : « La cueva de la nada ».
-
[34]
Oracle portatif, 300 : « En una palabra, santo, que es decirlo todo de una vez. »
1On ne saurait faire l’économie de la grâce en lisant Gracián. Ce n’est pas seulement le hasard têtu d’une involontaire et fausse figure étymologique qui pourrait nous y conduire, mais plutôt l’omniprésence d’une notion qui ne cesse de protester contre les entreprises réductionnistes et de passer, au fil des descriptions et des définitions, pour un insaisissable, d’une notion à travers laquelle on fait l’expérience de ce qu’on pourrait appeler, à l’instar de Roland Barthes, « la mollesse des grands mots ». Du Héros au Criticón, de La Pointe et l’art du génie à l’Oracle portatif, la grâce hante les livres du jésuite espagnol. Néanmoins, son apparition nous laisse insatisfaits et comme sous l’emprise d’une semi-vérité. D’abord elle est l’irrégularité par excellence, l’inconstance personnifiée à travers cet oxymore tenace : son invisible présence nous comble dans le même temps qu’elle nous laisse inquiets. Ensuite elle a beau être le renfort quasi atmosphérique de l’être, à la fois offert et dissimulé, elle a beau lui apporter un supplément de spiritualité, pour qui connaît le sens éminemment stratégique de l’œuvre de Gracián, la grâce sous-tend le moins spirituel des arrivismes sociaux, le plus intéressé, le plus pragmatique, le plus trompeur.
2Comment expliquer la coexistence de la grâce et de l’art de « crocheter les cœurs [1] », la rencontre du dégagement désinvolte et de la vertu, la cohabitation du je ne sais quoi et de ce monde volatile et inconsistant de la Faveur dont le vent permanent – tout se négocie à prix d’air [2] – « fait vibrer, selon Pascal, les tuyaux des orgues humaines [3] » ? Il y a donc dans la grâce de Gracián un paradoxe continu : celui d’une spiritualité mise au service du jeu clandestin et de l’arrière-pensée, de la simulation et de la flagornerie. C’est ce paradoxe que nous aimerions regarder de près en essayant, à défaut de le réhabiliter, du moins de montrer comment il transcende ses propres apparences pour, à terme, devenir fécond.
3On sait que Gracián est, de tous les auteurs classiques espagnols, le plus traduit en français après Cervantès ; on sait aussi que l’œuvre d’Amelot de la Houssaye, qui fit paraître L’Homme de cour en 1684, chez Martin et Boudot à Paris, contribua au développement d’une esthétique de l’honnêteté et d’une théorie de l’art d’agréer qui fit fureur en France, dès 1660. On ne peut dire exactement si André Félibien ou le chevalier de Méré avaient lu en espagnol l’Oracle portatif, qui date de 1647, toujours est-il qu’il y a entre leur conception du je ne sais quoi et celle du despejo, de la « déprise » gracianesque une certaine similitude. De Félibien, dans Les Entretiens sur les vies et les ouvrages des plus excellents peintres anciens et modernes, il faut citer ce passage capital :
La beauté naît de la proportion et de la symétrie qui se rencontre entre les parties corporelles et matérielles. Et la grâce s’engendre de l’uniformité des mouvements intérieurs causés par les affections et les sentiments de l’âme. Ainsi quand il n’y a qu’une symétrie des parties corporelles les unes avec les autres, la beauté qui en résulte est une beauté sans grâce. [4]
5On peut développer assez aisément les présupposés de ce texte : tandis que la beauté se fonde sur un équilibre visible, obvie, dans l’évidence matérielle d’un projet conscient de sa finalité, de son succès formel, la grâce ne se dévoile que dans des instances mobiles, elle relève en un mot d’un dynamisme impondérable. Félibien le rappelle : la beauté tient dans le « juste rapport qu’il y a entre toutes les parties du corps », au contraire on ne juge de la grâce d’un corps que lorsqu’il « parle, rit ou fait quelque mouvement [5] ». Fort de cette opposition de la beauté et de la grâce, Méré renchérit dans ses lettres : la grâce, qu’il assimile à la notion d’agrément, est une beauté sombre et « que l’on ne découvre qu’à peine [6] ». Il y a là une nouvelle perspective d’étude : beauté et grâce ne seraient que les deux aspects d’une entité bicéphale. Mais une fois encore, lorsqu’il s’agit d’en arriver à la définition précise de la grâce, l’expression devient embarrassée ; car elle a besoin d’un support, le corps de la femme, hôtesse du salon mondain. Jamais assertée, elle s’exprime toujours dans une antithèse : elle est le versant dissimulé de la beauté et de son ostentation, une retraite de la lumière là où il y a surabondance d’éclat, des voies détournées et des nuances lorsqu’il y a vision pleine.
6La grâce de Méré rejoint ici celle de Gracián dans la mesure où elle est l’instrument presque volontaire d’une esthétique de l’agrément. Cette esthétique tient de la suspension : elle est anti-platonicienne dans la mesure où elle n’est jamais asymptotique d’une perfection antérieurement définie. L’agrément ne se fige pas dans une posture préformée ; il ne se livre qu’à demi dans l’instant fugace d’une présence-absence. Mais la différence qui oppose Gracián à Méré tient dans le but de cette esthétique : chez Méré, il s’agit d’entrer en résonance avec un conformisme restrictif, qui a nom bienséance [7]. Chez Gracián, il s’agit de fonder un théâtre de la captation, un spectacle qui, loin d’être un écho des conventions ambiantes, a pour vocation de les transcender en étant captieux, en crochetant les âmes. Une grâce au service du rapt et au service du pouvoir sur l’autre : voilà l’idéal gracianesque, que les théoriciens, de Jankélévitch à Benito Pelegrin [8] en passant par Mercedes Blanco [9], ont mis en lumière.
7Pour tenter de justifier ce paradoxe, il faut relire le début du Criticón :
[La Nature] semble avoir introduit l’homme dans un jardin de délices mais ce n’est qu’un bagne de douleurs et de larmes ; de sorte que lorsqu’il ouvre enfin les yeux de l’âme, découvrant trop tard le piège, il se trouve engagé sans recours, il se voit plongé dans la fange dont il fut formé. Dès lors, que peut-il faire sinon y patauger, tâchant de s’en tirer du mieux qu’il pourra ? [10]
9Cette page sous-entend une stratégie : échapper à la viscosité diabolique du bourbier humain pour devenir, ce faisant, le maître d’autrui. Elle suppose une pragmatique : adopter la politique du caméléon. Et c’est dans cet art de l’adaptation que Gracián souhaite concilier la conscience morale de l’homme avec l’évidence écrasante de la cruauté et de l’injustice du monde [11]. Idéalement, par une telle tactique, il croit en une possibilité de liberté et de perfectionnement humains qui suppose un Dieu de mansuétude, un Dieu complaisant. Ce Dieu suppose un dirigeant à sa mesure : un Prince chrétien qui, même s’il s’interdit le mensonge, ne récuse par l’usage de l’ambiguïté dans la parole comme dans l’acte. Les différentes œuvres de Gracián (Le Discret, Le Héros, Le Politique, l’Oracle portatif) ne sont que les différentes facettes de ce Prince, candidat à la renommée, aspirant de la gloire, par les lettres comme par les arts, et faisant siens ces trois grands principes d’action développés dans l’Oracle portatif : « la vie de l’homme est milice contre l’humaine malice [12] » ; « ce qui ne se voit pas passe pour ce qui n’existerait pas [13] » (version raccourcie de l’épictétien : « les hommes sont tourmentés par les opinions qu’ils ont des choses et non par les choses mêmes [14] ») ; enfin, « dans les affaires humaines, il faut agir comme s’il n’y en avait pas de divines, et dans les divines comme s’il n’y en avait pas d’humaines [15] ».
10Cette morale qui opère volontairement une rupture entre le séculier et le régulier, entre le mondain et le spirituel, justifie une recherche du consentement universel. Le héros sera plausible, à la lettre, digne des vivats de la foule et soumis à son agrément [16]. Pour parvenir à cette fin, il développera tout un théâtre fait de montre et d’occultation, de monstration par dissimulation, dans la mesure où « qui montre son jeu risque de perdre » et parce que l’« on cesse de tenir l’homme pour divin quand on le voit trop humain [17] ».
11Cette pragmatique fondée sur le dosage intelligent de l’ombre et de la lumière, de l’ostentation et de l’esquive, suppose une conscience spécieuse, qui n’est pas conscience de soi, mais des autres, qui n’existe pas pour soi, mais pour les autres. En bref, si le héros fait avaler aux autres son personnage, c’est pour recevoir en partage l’aval de sa personne. Elle suppose également une conscience esthétique fondée sur l’emploi concerté de l’apparence dans le but captieux – et fortuitement paronomastique – que l’on connaît : agréer pour agresser, séduire pour réduire [18], etc.
12Regardons de plus près, une fois ces principes mis en place, les modalités de cette esthétique : Gracián oppose volontiers l’homme substantiel à l’homme d’ostentation. Il dit qu’il faut préférer le solide de la substance à la vacuité de l’ostentation. Pourtant le livre du Discret qui raconte l’apologue du paon explique comment cette primeur du substantialisme va de pair avec une restauration des modalités : Dieu a conféré à ses créatures la possibilité d’être et de paraître à la fois. De fait, la manière d’être est un regain d’être, une parcelle supplétive d’être, infime majoration ontologique, présent du créateur à l’être, afin que sa nudité ne soit que temporaire et qu’elle puisse avoir la brillance sporadique et intermittente de l’ornement. Sans l’ornatus, nous dit Gracián, la perfection de l’être serait dans un état brut.
13Voyons maintenant comment la grâce gracianesque s’accommode d’une telle philosophie. Elle participe du « comment » : et le « comment », selon Gracián, édulcore la vérité de l’être. Citons Vladimir Jankélévitch :
15La grâce se réduirait donc à un excipient sucré, à l’onctueux coulis qui rehausse le mets. Oui, dans un sens : nous quittons là « l’anagogie escarpée de Platon » pour les « chemins sinueux de la démagogie », qui est « agogie par suavité [21] ». Et si l’on transpose cette métaphore sur un plan herméneutique, nous en arrivons à l’idée que l’allégorie est aussi centrale que la vérité, et l’intégument, aussi nécessaire que l’altior sensus. La grâce serait donc l’équivalent d’une atmosphérique diaprure couvrant la surface du phénomène ?
16Il faut revenir aux sources et au vocabulaire : Gracián utilise, toujours pour se référer à la grâce, le mot de despejo. Mais la fortune des traductions a un peu gauchi le sens de ce mot : Amelot de La Houssaye et, après lui, Joseph de Courbeville et Victor Bouiller ont vu en lui le je ne sais quoi cher au chevalier de Méré et à la tradition de l’honnêteté mondaine [22]. Un texte de l’Oracle portatif se rapproche singulièrement de la conception classique :
C’est la vie des grandes qualités, le souffle du dire, l’âme du faire, le lustre de tous les lustres. Les autres perfections sont l’ornement de la nature, le je-ne-sais-quoi est celui des perfections […] Il tient beaucoup plus du privilège que de l’étude, car il est même au-dessus de toute discipline […] Sans lui toute beauté est morte, toute grâce, disgrâce. [23]
18Du point de vue de l’histoire de la transmission des concepts, ce texte est problématique :
- Chez Méré, la grâce, assimilable au je ne sais quoi, est si difficile à définir qu’elle se perd dans l’apparente anarchie des listes, dans un faisceau de significations ; mais elle n’oublie jamais son point de départ : elle est toujours un plus eu égard à la beauté.
- Ici – dans la traduction (retouchée) d’Amelot [24] – le je ne sais quoi, forme apparemment synonyme de la grâce, fait l’objet d’un incroyable brouillage : il n’est plus tout à fait une modalité, il n’est pas tout à fait une substance. Quoique périphérique (le lustre de la beauté), il est obstinément central (l’âme des actions). Cette contradictoire verbale, destinée à atomiser ou à pluraliser les significations du je ne sais quoi, a fini par être elle-même contaminée par l’une des qualités majeures du concept : son mouvement. Le despejo est tour à tour pneuma, anima et animus en même temps qu’il est déprise.
- Dernière remarque, qui laisse pointer cette fois un embarras : le despejo fait renaître une beauté qui serait sans lui peut-être moins vivace ; mais il est le vrai support de la grâce, une de ses composantes, non pas son supplément, excepté l’élément caché de son efficience.
Du dégagement [25].
Le dégagement, c’est l’âme de toutes les qualités, c’est la vie de toute perfection, c’est l’élégance des actions, c’est la grâce des paroles, c’est ce qui enchante le goût, c’est ce qui flatte l’intelligence – c’est ce qui ne s’explique pas.
C’est la touche finale apportée à l’ouvrage – c’est une beauté formelle. Les autres qualités embellissent la nature, mais le dégagement les rehausse encore. Il est la perfection des perfections, une beauté qui les transcende toutes avec une grâce aérienne.
Il tient à je ne sais quoi d’aérien, d’indiciblement élégant dans le dire et dans le faire, et même dans la façon de penser.
Il est en grande partie inné ; le reste, il le tient de l’observation. Et jusqu’à présent, personne ne l’a vu obéir à une quelconque autorité. Il est même supérieur à l’art.
On l’apparente au charme pour sa séduction ; à l’allure pour son caractère insaisissable ; au brio pour la fierté qui l’accompagne ; au dégagement, donc, pour son caractère affable ; à l’aplomb, pour ce qu’il révèle de facilité. Mais tous ces mots ne traduisent que l’impossible tentation de le définir.
Ce serait injure que de le confondre avec la facilité : il se tient bien au-delà, au-delà même de la hardiesse. Bien qu’il suppose la légèreté, c’est une valeur ajoutée à la perfection.
Si les actions ont leur sage-femme, c’est au dégagement qu’elles doivent de voir le jour avec éclat.
Sans lui, la plus belle action reste lettre morte, et la plus grande perfection insipide. Loin d’être accessoire, il constitue parfois l’essentiel ; en agrémentant toute chose, il en souligne l’importance.
Il est l’âme de la beauté, l’esprit de la prudence ; il encourage la splendeur, il donne vie au courage. [26]
20Ce texte appelle plusieurs remarques :
211) L’aveu d’impuissance, dans la tentative de définition, est bien clair. La fuite de son objet dans le mouvement et dans le passage montre que les deux extraits (celui du Héros et celui de l’Oracle portatif cité tout à l’heure) sont frères et pour ainsi dire de même facture, et que les notions de grâce, de je ne sais quoi, d’agrément, de « déprise » ou de « dégagement » font l’objet, dans l’œuvre de Gracián, d’une quasi-indifférenciation : elles sont consubstantielles, interchangeables, elles se communiquent leurs vertus. D’où la difficulté : elles sont tantôt la partie d’un tout, tantôt la totalité elle-même. Le caractère irrationnel et affectif du despejo rejoint ici celui qui habite le je ne sais quoi dans un essai de définition par le Père Bouhours : « il est bien plus aisé de le sentir que de le connaître [27] ».
222) Et pourtant outre le fait qu’il est un accomplissement superlatif de l’être, un dépassement de l’ars, il apparaît ci comme une maïeutique de l’aspect éclatant de l’action. En tentant de commenter ce fragment qui brille par son décentrement et sa fuite permanente, je me perds moi-même comme tout à l’heure dans une espèce de définition-liste qui se contente de parler du despejo en termes d’efficience. Que fais-je à part énoncer de quoi il est capable ? Or Gracián insiste entre autres sur de nouvelles catégories qui relèvent de la dynamique (le despejo est un vecteur ontique toujours en mouvement ; il impulse à l’être son mouvement) et d’une certaine qualité de la matière (l’aérien, l’évanescent). Autrement dit, le statisme de la beauté et la pesanteur de l’agir trouvent ici leur expression dans une mouvante évanescence, qui loin de siéger à la périphérie de l’être, au pourtour de sa zone corticale, en féconde les profondeurs : la grâce accouche l’être de lui-même dans la lumière et dans la pléthore. Même la grâce est une maïeutique.
23Revenons maintenant à la question posée au début de l’étude : comment la grâce peut-elle s’accommoder non seulement de l’art du bluff mais encore de cette pléthore, de l’inflation volumétrique, de l’artificiel non fardé (qui ne montre pas son fard) qui, selon Gracián, est la caractéristique de tout art du paraître ? Comment peut-elle sous-tendre une éthique trompeuse, comme celle du pénétrant impénétrable ? C’est que la grâce est toujours menacée d’une rechute dans le pluralisme ; on commence par chercher la manière, puis on fait des manières, comme celui qui, à force d’avoir de la grâce, finit par faire des grâces. L’Oracle portatif insiste clairement sur cette idée, de telle sorte qu’il propose de transformer ce pluriel redouté en un singulier, cette pléthore en une paradoxale singularité ; en effet, la grâce se perd dans le pluriel (quand on la définit on est condamné au pluriel), mais son épiphanie refuse le pluriel et distille toujours le singulier ; d’où toutes ces maximes qui sont autant de conseils et d’antidotes contre l’inflation et le poids, contre le principe numérique. Un mot les résume : « se contenir » – « ne jamais se passionner » (8), « rester maître de soi » (52), « tempérer son imagination » (24), « préférer l’intension à l’extension » (27), « laisser sur sa faim » (299), « n’être pas surfin » (239), etc. En un mot, n’être point prodigue tout en ayant une capacité inépuisable (94).
24La grâce renvoie donc à l’économie, à une économie qui renverse les rôles : car le héros opposera son unique grâce aux grâces plurielles, c’est-à-dire aux afféteries des autres. Ce qui sauve la grâce, c’est qu’elle est donc une guerre froide, jamais une offensive déclarée : ne pas être deviné est une façon déguisée de mieux deviner l’autre, ne pas être percé à jour dans son acte, une manière de mieux déjouer ses pièges en faisant parade d’un faux-fuyant : la grâce sous-tend donc une relation unilatérale qui ne s’ouvre jamais sur l’échange et suppose une belligérance qui ne débouche jamais sur le conflit. Elle justifie ce leurre par un regard noir porté sur le monde. Le monde a d’emblée été entaché dès qu’il est né, c’est un âge de fer, sans concession (Ovide pense même l’âge d’or comme un négatif de l’âge de fer : conceptuellement il est comme déjà perverti avant l’heure [28]). La grâce sert donc de liant – Yves Hersant a parlé d’« entregent » –, qui convertit en esthétique agréable une éthique empoissée dans la faute, dans le péché originel.
25Comment alors convertir cette esthétique en spiritualité ? La grâce minuscule en Grâce majuscule ? En fait, tout le livre de Gracián est une tentative pour parvenir à cette fin : souvenons-nous de la dernière maxime de l’Oracle portatif : « enfin être saint [29] », et d’une sainteté qui aura transcendé la grâce centrale en vertu. Je cite Gracián :
La vertu est la chaîne de toutes les perfections et le centre de toute la félicité. Elle rend l’homme prudent, attentif, avisé, sage, vaillant, retenu, intègre, plausible, véritable et héros en tout […]. La vertu est une chose tout-à-bon, tout le reste n’est que moquerie. [30]
27On retrouve ici toutes les qualités qui dans le Héros émanaient de la grâce et qui sont maintenant transposées à la vertu. Mais ne nous trompons pas, c’est bien parce que la vertu, qui est force (vis), est un des avatars de la grâce, qu’on ne saurait l’assimiler à la Grâce majuscule, qui semble avoir décidément fui le livre. Entendons que cette sainteté vertueuse, cette vertu-là est toujours la vertu du « Héros » ou de l’« Homme de cour », pas celle du Saint touché par la grâce. Là où nous espérions une métamorphose, nous retrouvons de l’identique. Il faut donc s’accommoder de cette spiritualité déniée (disons limitée) en relatant l’apologue de la déconstruction de l’homme, qui figure dans un passage du Criticón : dans un chapitre intitulé « La foire de tout le Monde », Gracián décrit d’étranges boutiques où l’on vend de la bourre pour combler le vide interne des personnes ; il en montre d’autres où l’on peut acheter des oreilles comme on achète des langues. Il y a également des marchands d’air dont l’officine est contiguë aux marchands d’épouses (on paie ceux qui les achète [31]). Cette scène est une sorte de specificatio indirecte d’un passage antérieur où Gracián dissèque l’anatomie des hommes de maintenant :
pleins d’air, farcis de bourre : hommes bourrés de fourbe, de fraude et d’arnaques. Leurs cœurs devinrent de liège, sans suc humaniste et sans personnelle valeur ; leurs entrailles s’endurcirent plus que les pierres ; leur cervelles devinrent de coton, sans fond de jugement ; leur sang, de l’eau, sans couleur ni chaleur ; leur poitrine, de cire au lieu d’acier ; leurs nerfs d’étoupe, sans tonicité ; leurs pieds, de plomb pour le bien et de plume pour le mal ; leurs mains, de la poix où tout s’englue ; leur langue, de la bourre ; leurs yeux du papier. [32]
29Le constructeur de héros n’est plus qu’un fabricant de mannequin pour le grand Carnaval, à moins d’être un cynique déconstructionniste. Est-ce une façon de démolir l’édifice d’autrefois ? Non, mais bien de montrer le caractère suspect de la plénitude, et ici d’une fabrication sans mystère, d’une composition dosée dont on peut rendre compte en un seul dénombrement. Le despejo est étranger à cette cuisine, lui qui est rétif à la définition, aérien, pneumatique, subtil, fils de l’occasion qui, comme le rappelle Plutarque, s’attrape par les cheveux.
30On comprend mieux, en lisant cet apologue du carnaval, qu’il y a dans le pessimisme de Gracián une fuite devant tout ce qui symbolise l’ancrage ontologique – l’ontologie serait un pis-aller, une aporie. Est-il possible de fonder un système ontologique sur du mouvant, dans l’interstice d’une apparition disparaissante ? Oui. Le Monde du Criticón se dissout et, ce faisant, dissout tout le réel, à un moment donné, dans la « Caverne du Néant [33] », manière de montrer que même le torrent du monde, même les royaumes entiers n’ont aucune consistance, aucune pérennité. L’illusion était de croire en un continu et en une matérialité. Gracián instaure à la place une philosophie de l’intermittence, de l’ajouré et de l’intangible, par peur de l’empoissement et par constat d’héraclitéisme. La Grâce majuscule – apanage possible du Saint de la fin du livre, qui n’est qu’un heroe déguisé en saint [34] – n’est donc pas de ce monde, du moins de ce monde héroïque. La spiritualité de Gracián n’est pas d’avoir fait du héros un véritable saint et encore moins un Père du désert, c’est seulement d’avoir doté la mondanité sans interrogations sur soi et sur ses manques – que retiendra Méré – d’une profondeur noire. De fait, Gracián s’est volontairement pris à son propre piège. Lui qui redoutait la glu du statisme, le voilà pétrifié dans la posture mouvante de l’éternel cynique. Alors la grâce est là pour renverser les rôles – et chez lui tout n’est que renversement. Au fond, qu’est-ce que la grâce de Gracián, sinon un remède contre le drame de la clairvoyance ?
Notes
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[1]
Allusion à l’Oracle portatif, 274 : « Avoir de l’attractive : car c’est un charme politique puissant. Que ce galant crochet serve plus pour amener à soi les volontés que les profits, ou pour tout ensemble » ; « Tener la atractiva : que es un hechizo politicamente cortés. Sirva el garabato galante más para atraer voluntades que utilidades, o para todo » (Baltasar Gracián, Obras completas, éd. Arturo de Hoyo, Madrid, Aguilar, 1960, p. 222). Voir aussi El Héroe, « Primor XIII » (« Del despejo »), ibid., p. 25.
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[2]
Voir l’Oracle portatif, 267.
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[3]
Cité par Vladimir Jankélévitch, Le Je-ne-sais-quoi et le presque-rien. La manière et l’occasion, Paris, Éditions du Seuil, 1980, p. 25.
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[4]
André Félibien, Entretiens sur les vies et sur les ouvrages des plus excellents peintres anciens et modernes [1666], Trévoux, 1725, t. I, p. 83-84.
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[5]
Ibid., p. 87.
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[6]
Antoine Gombauld, chevalier de Méré, Lettres, Paris, Denis Thierry et Claude Barbin, 1682, p. 336.
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[7]
Voir Méré, Œuvres complètes, éd. Boudhors, Paris, Les Belles Lettres, 1930, t. II, p. 45.
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[8]
Voir Baltasar Gracián, Le Criticón, anthologie présentée et traduite de l’espagnol par Benito Pelegrin, Nantes, Le Passeur, 1993 ; Éthique et esthétique du baroque. L’espace jésuitique de Baltasar Gracián, Arles, Actes Sud, 1985 ; Le Fil perdu du Criticón de Baltasar Gracián, Aix-en-Provence, Université de Provence, 1984 ; voir également Figurations de l’infini. L’âge baroque européen, Paris, Éditions du Seuil, 2000. Benito Pelegrin a récemment traduit et annoté les Traités politiques, esthétiques, éthiques de Gracián (Paris, Éditions du Seuil, 2005).
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[9]
Mercedes Blanco, Les Rhétoriques de la pointe. Baltasar Gracián et le conceptisme en Europe, Paris, H. Champion, 1992.
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[10]
Le Criticón, I, crisi V (« Entrada del Mundo ») : « [La naturaleza] parece que le introduce en un reino de felicidades, y non es sino un cautiverio de desdichas ; que, cuando llega a abrir los ojos del alma, dando en la cuenta de su engaño, hállase empeño, hallase empeñados sin remedio, véese metido en el lodo de que fué formado, y ya ¿ qué puede hacer sino pisarlo, procurando salir sél colmo mejor pudiere ? » (Gracián, Obras completas, éd. Del Hoyo, p. 550-551).
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[11]
Gracián, Oracle portatif, 15.
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[12]
Ibid., 13 : « Milicia es la vida del hombre contra la malicía del hombre » (éd. Del Hoyo, p. 154).
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[13]
Ibid., 130 : « Lo que no se ve es como si fuese » (ibid. p. 186).
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[14]
Épictète, Manuel, 5.
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[15]
Gracián, Oracle portatif, 251.
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[16]
Id., Le Héros, « Excellence VII ».
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[17]
Id., Oracle portatif, 23.
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[18]
Voir aussi ibid., 7, 46, 267, 270.
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[19]
Ibid., 267.
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[20]
Vladimir Jankélévitch, op. cit., p. 16.
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[21]
Les expressions sont de Vladimir Jankélévitch, ibid., p. 17.
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[22]
Baltasar Gracián, Pages caractéristiques, trad. et notes de Victor Bouiller, Paris, Mercure de France, 1925.
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[23]
« Es vida de las prendas, aliento del decir, alma del hacer, realce de los mismos realces. Las demás perfecciones son ornato de la naturaleza, pero el despejo lo es de las mismas perfecciones […] Tiene de privilegio lo más, debe al estudio lo menos, que aun a la disciplina es superior […] Sin él, toda belleza es muerta, y toda gracia, desgracia » (Oraculo manual, 127, Obras completas, éd. Del Hoyo, p. 185).
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[24]
Je renvoie à sa traduction de 1684 ; rééd. Paris, Payot / Rivages, 1994.
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[25]
Je traduis ici despejo par « dégagement » et non par « déprise », comme je l’ai fait dans le cours de l’article.
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[26]
Le Héros, « Excellence XIII » (Obras completas, éd. Del Hoyo p. 25-26). Je reprends la traduction de Courbeville (Paris, Rollin fils, 1730) en l’améliorant.
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[27]
Entretiens d’Ariste et d’Eugène, V [Paris, 1671], éd. B. Beugnot et G. Declercq, Paris, H. Champion, 2003, p. 280.
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[28]
Voir Pierre Maréchaux, Énigmes romaines. Une lecture d’Ovide, Paris, Le Promeneur, 2000.
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[29]
Gracián, Oracle portatif, 300.
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[30]
Ibid. : « Es la virtud cadena de todas las perfecciones, centro de las felicidades ; ella hace un sujeto prudente, atento, sagaz, cuerdo, sabio, valeroso, reportado, entero, feliz, plausible, verdadero y universal heroe […] La virtud es cosa de veras, todo lo demás de burlas » (éd. cit., p. 228). Je cite la traduction de Benito Pelegrin.
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[31]
Le Criticón, I, crisi XIII.
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[32]
Ibid., I, crisi VII : « llenos de aire, rebutidos de borra : hombres de burla, todo mentira e embeleco. Los corrazones se les volvieron de corcho, sin jugo de humanidad ni valor de personas ; las entrañas se les endurecieron más que de pedernales ; los sesos de algodón, sin fondo de juicio ; la sangre, agua, sin color ni calor ; el pecho de cera, non ya de acero ; los nervios, de estopa, sin bríos ; los pies, de plomo para lo bueno, y de pluma para lo malo ; las manos, de pez, que todo se les pega ; las lenguas, de borra ; los ojos, de papel […]. » (éd. cit., p. 579-580).
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[33]
Ibid., III, crisi VIII : « La cueva de la nada ».
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[34]
Oracle portatif, 300 : « En una palabra, santo, que es decirlo todo de una vez. »