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Article de revue

De la grâce au sublime

Pages 189 à 207

Notes

  • [1]
    Kant, Observations sur le sentiment du beau et du sublime, trad. Roger Kempf, Paris, Vrin, 1969, p. 39.
  • [2]
    Ibid., p. 41.
  • [3]
    Je vais un peu vite en assimilant la beauté dont parle Kant à la grâce. Mais j’y suis autorisée du fait que Kant insiste sur le mouvement beaucoup plus que sur l’attitude ou la morphologie : cette beauté mobile est bien ce qu’il appelle ailleurs la grâce.
  • [4]
    De l’art de peinture, I, 27, dans L’Art de Peinture de C.-A. Dufresnoy, traduit en françois enrichy de remarques [par Roger de Piles] [1668], 2e édition, Paris, N. Langlois, 1673 [réimpr. Genève, Minkoff, 1973], p. 36.
  • [5]
    Dictionnaire universel français et latin, vulgairement appelé Dictionnaire de Trévoux, Paris, Compagnie des Libraires asssociés, 1771, 8 vol. in-folio (édition très remaniée par rapport à l’éd. originale de 1704).
  • [6]
    Ibid., art. « Grâce », t. IV, p. 578.
  • [7]
    Ibid.
  • [8]
    L’Art de Peinture de C.-A. Dufresnoy […], éd. cit., p. 179.
  • [9]
    Baldassare Castiglione, Le Livre du courtisan [Il Libro del Cortegiano, 1528], trad. Alain Pons, Paris, Garnier-Flammarion, 1987, p. 51 ; Cesare Ripa, art. « Venustà », Iconologia [1593 et 1603, pour l’édition illustrée], éd. Piero Buscaroli, Milan, Edizioni Associati S.p.A, 1992, p. 456.
  • [10]
    Longin, Du sublime, IX, 2.
  • [11]
    L’Idée du peintre parfait [1699], livre I de l’Abrégé de la vie des peintres, Hildesheim, Georg Olms Verlag, 1969, p. 10-11.
  • [12]
    B. Castiglione, op. cit., p. 53.
  • [13]
    Longin, Du sublime, VII, 2 ; XIII, 4 (trad. Jackie Pigeaud, Paris, Payot / Rivages, 1991.
  • [14]
    Kant, Critique de la faculté de juger, § 29, Remarque, dans Kritik der Urteilskraft [1790], Hamburg, Felix Meiner, 1924 ; trad. Alexis Philonenko, Paris, Vrin, 1968.
  • [15]
    Ibid., p. 54.
  • [16]
    C’est ce que démontre de façon particulièrement claire Jean-Pierre Cléro dans Théorie de la perception. De l’espace à l’émotion, Paris, P.U.F., 2000.
  • [17]
    B. Castiglione, op. cit., p. 58.
  • [18]
    Voir Paysage et ornement. Pour une théorie de l’ornance, dir. B. Saint Girons et Didier Laroque, Paris, Éditions de la Passion [Les Belles Lettres], 2003.
  • [19]
    De l’honnête dissimulation [Della dissimulazione onesta, 1641], trad. Mireille Blanc-Sanchez, éd. Salvatore S. Nigro, Paris, Verdier, « Terra d’altri », 1990, chap. XXV, p. 14 ; chap. V, p. 45 ; chap. XVI, p. 79 ; chap. XVIII, p. 83.
  • [20]
    Voir Adolphe Reinach, Textes grecs et latins relatifs à l’histoire de la peinture ancienne. Recueil Milliet [Paris, Klincksieck, 1921], éd. Agnès Rouveret, Paris, Macula, 1985, p. 356.
  • [21]
    Voir B. Saint Girons, Du sublime à la sublimation, Paris, Desjonquères, 2003, chap. I : « L’éducation au sublime ».
  • [22]
    Platon, La République, VII, 515 a.
  • [23]
    Voir ici même l’article de Giovanni Lombardo et sa traduction du traité de Démétrios (Lo Stile, Palerme, Aesthetica, 1999).
  • [24]
    Edmund Burke, Recherche philosophique sur l’origine de nos idées du sublime et du beau [A philosophical enquiry into the Origin of our Ideas of the Sublime and the Beautiful, 1757 / 1759], III, 2, trad. B. Saint Girons [1990], Paris, Vrin, 1998.
  • [25]
    « La notion de grâce chez Winckelmann », dans Winckelmann : la naissance de l’histoire de l’art à l’époque des Lumières, Paris, La Documentation française, 1991.
  • [26]
    Ibid., p. 59.
  • [27]
    Winckelmann, « De la grâce dans les ouvrages de l’art », dans Recueil de différentes pièces sur les arts, Paris, Barrois l’aîné, 1786 ; réimpr. Genève, Minkoff, 1973.
  • [28]
    Winckelmann, Geschichte der Kunst des Altertums, Dresde, 1764 ; rééd. Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1982, p. 155.
  • [29]
    Ibid., p. 158.
  • [30]
    Voir B. Saint Girons, « De l’interprétation du sublime chez Winckelmann », dans Entretiens Winckelmann, Premiers Entretiens de La Garenne-Lemot (8-11 juin 1994), dir. Jackie Pigeaud et Jean-Paul Barbe, Université de Nantes, 1995, p. 73-83.
  • [31]
    Antoine-Raphaël Mengs, Lettre à Dom Antonio Ponz, trad. Jansen, Amsterdam, Pissot, 1781, p. 199.
  • [32]
    Schiller, Lettre du 19 février 1793, à Körner ; Schiller y résume son traité De la grâce et de la dignité. Souligné par moi.
  • [33]
    Ibid.
  • [34]
    Trad. Alexis Philonenko, dans Kant, Œuvres philosophiques, III. Les derniers écrits, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1986, p. 34.
  • [35]
    Ibid.
  • [36]
    Montesquieu, Mes pensées (1720-1755), XII, 446, éd. Daniel Oster, Paris, Éditions du Seuil, p. 902. Souligné par moi. Ces formules sont contemporaines de l’Essai sur le goût dans les choses de la nature et de l’art, que Montesquieu rédigea, frappé de cécité, et que sa mort laissa inachevé.
  • [37]
    P. Yves-Marie André, Essai sur le beau, où l’on examine en quoi consiste précisément le beau dans le physique, dans le moral, dans les ouvrages de l’esprit et dans la musique, Paris, Guérin, 1741 ; rééd. Victor Cousin, Paris, Charpentier, 1843, p. 156.
  • [38]
    Voir B. Saint Girons, Fiat lux. Une philosophie du sublime, Paris, Quai Voltaire, 1993, I, 4 : « Risques de la simplicité ».
  • [39]
    « Sur la légèreté de l’outil » (conférence à l’Académie royale de peinture et de sculpture du 4 octobre 1755), Mercure de France, septembre 1756.
  • [40]
    Je souscris pour ces seuls textes au jugement d’Edouard Pommier sur « l’impasse de la théorie française de la grâce, écartelée entre l’allégeance à la norme classique et l’attrait de l’élégance aimable » (art. cit., p. 52).
  • [41]
    « Cette doctrine [la doctrine de Descartes] est en toute sa substance opposée à la bonne théologie, et même en plusieurs articles à la foi. Vous savez qu’elle a été réprouvée à Rome, par M. de Paris et par quelques universités. Vous ne pouvez ignorer que le père général et les supérieurs la défendent, que la compagnie prétend non seulement qu’on ne l’approuve point, mais encore qu’on la combatte, ainsi qu’on combattait celle de Calvin avant le Concile. » Ainsi s’exprime le Père Hervé Guymond dans une lettre au Père André, datée du 9 juillet 1707 et reproduite dans les Œuvres philosophiques du père André, éd. Victor Cousin, Paris, Charpentier, 1843. Mais le Père Le Valois ne disait pas autre chose en 1780 devant l’assemblée du clergé : « Messieurs, je cite devant vous M. Descartes et ses plus fameux sectateurs ; je les accuse d’être d’accord avec Calvin » (ibid., p. CCXX).
  • [42]
    P. André, Lettre à M. de Marb, ibid., p. XLVIII-XLIX.
  • [43]
    Voir Édouard Pommier, art. cit., p. 54 et 55.
  • [44]
    « Non satis est pulchra esse poemata ; dulcia sunto » (Horace, De arte poetica, v. 99).
  • [45]
    Art poétique, III, v. 189-190 et 287-288 (éd. J.-P. Collinet, Paris, Gallimard, 1985).
  • [46]
    Horace, Satires, I, 10, v. 44-45 : « les Camènes amies des champs, ont accordé à celui de Virgile la grâce aisée et spirituelle ». Cité par André dans son Essai sur le beau, 1741,VII.
  • [47]
    André, ibid.
  • [48]
    Ibid.
  • [49]
    Ibid.
  • [50]
    Montesquieu, Essai sur le goût [1757], « Du je ne sais quoi », dans Œuvres complètes, éd. Daniel Oster, Paris, Éditions du Seuil, 1964, p. 849. L’Essai est d’abord paru comme article de l’Encyclopédie (t. VII) sous le titre « Sur le goût dans les choses de la nature et de l’art ». On en trouve une édition moderne séparée : Paris, Rivages, 1993.
  • [51]
    D. Bouhours, Les Entretiens d’Ariste et d’Eugène [1671], V, Paris, Vve Delaulne, 1734, p. 318.
  • [52]
    Montesquieu, loc. cit.
  • [53]
    Ibid.
  • [54]
    Ibid.
  • [55]
    Ibid.
  • [56]
    Claude-Henri Watelet, Réflexions sur les différentes parties de la peinture, suite à L’Art de peindre, poème, Paris, Gérin et Delatour, 1760 [réimpr. Genève, Slatkine, 1969], p. 113.
  • [57]
    Ibid., p. 111.
  • [58]
    « C’est de l’ignorance que de ne pas distinguer ce qui a besoin de démonstration et ce qui n’en pas besoin » (Aristote, La Métaphysique, G, 4, 1006 a, trad. J. Tricot, Paris, Vrin, 1991, t. I, p. 197).

1Qui étudie la philosophie de la seconde moitié du XVIIIe siècle découvre bientôt deux fils conducteurs de maniement précieux, mais toujours délicat. Le premier, lié à la critique de la collusion du théologique et du politique, est la métamorphose (latente et souvent soigneusement dissimulée) de thèmes cardinaux de la théologie en thèmes esthétiques et éthiques ; le second, lié à la défiance face au féminin, sinon à la misogynie, est la transmutation des valeurs sensibles en valeurs intellectuelles, transmutation qui a bien souvent des allures de perte ou, du moins, de dessèchement radical.

2Or, par sa double appartenance au domaine de la théologie où elle manifeste l’arbitraire divin, et au domaine de la féminité, dont elle découvre l’irrésistible séduction, il est normal que la grâce inquiète au plus haut degré les défenseurs de la rationalité et de la masculinité. « Le moindre regard espiègle trouble les hommes plus que la plus difficile question. » Qui fait cette observation ? Kant en 1764, c’est-à-dire le philosophe qui achève la scission du sublime et du gracieux. « La vanité qu’on reproche tant au beau sexe est un défaut sans doute, mais un beau défaut », reconnaît-il au passage [1]. Avec cette notion de « beau défaut », non seulement se consomme le clivage entre éthique et esthétique, mais s’imprime sur l’esthétique le sceau de la féminité ! Ce défaut incite, en effet, à rendre visibles les grâces :

3

Je ne parle pas du dépit que nous concevrions si les femmes n’étaient disposées à bien accueillir nos flatteries. Cette inclination, qui ajoute encore à leurs charmes, les pousse à se donner un maintien, à laisser jouer la vivacité de leur esprit, à relever leur beauté et à nous éblouir. [2]

4La femme est belle dans le mouvement, la femme est gracieuse [3], alors que l’homme est sublime, aux yeux de Kant. Et le dialogue tacite qui organise dès lors leur rapport est le suivant : « Tu ne sens rien pour moi, mais je te forcerai à m’estimer » ; « Tu ne m’estimes pas, mais je te forcerai à m’aimer ». Pouvoir contre pouvoir… La remarque de Kant ne me semble en rien marquée du dérisoire de la misogynie ordinaire. Elle a l’avantage de montrer la profonde affinité du sublime et du gracieux, en tant qu’ils commandent une stratégie de pouvoir à la fois défensive et offensive. Le sublime et le gracieux y apparaissent comme des modes de comportement, choisis non pas dans un repli monadique sur soi, mais au contraire dans un rapport assumé à l’altérité. Et ils sont toujours à redéployer en profitant du kairos.

5Tous deux non seulement se produisent dans le mouvement, mais transmettent celui-ci, sous une forme ou une autre, après quelques instants de blocage. Ce ne sont pas des êtres sub specie aeternitatis comme les Idées platoniciennes. Ce sont des opérateurs dont l’efficacité se repère dans l’instant fugace de leur manifestation, dans la mémoire qu’elle crée et dans les effets qu’elle produit. Nul académisme n’est envisageable à leur propos, contrairement à ce qui se passe pour le beau. Et c’est par là que le sublime et le gracieux posent des problèmes épistémologiques analogues. Comment accéder à ce qui est aussi évanescent et fuyant ? Peut-on faire autre chose que décrire les effets de leur opération ? Leurs véhicules sont-ils repérables, leurs principes assignables ?

6Une grande différence apparaît cependant : autant la grâce se manifeste harmonieusement dans un cours du monde que, loin de contrarier, elle vient revêtir, même fugacement, d’un prix infini ; autant le sublime trahit un clivage, un désaccord foncier. La grâce s’assied dans le sensible, le sublime le fuit pour le retrouver de façon subite et imprévue. Dès lors la question cruciale est la suivante : que signifie le déplacement de la grâce vers le sublime ? Ce déplacement était-il inévitable ? Qu’y gagne-t-on et qu’y perd-on ?

Charme humain ou faveur divine ?

7Les Allemands font clairement le départ entre le charme qui émane de la personne (Anmut) et la faveur divine (Gnade), même s’ils utilisent aussi le terme Grazie forgé par Winckelmann. Les Italiens ont un vocabulaire très précis pour exprimer ce qui rend aimable : la leggiadria, qui concerne chez Alberti ou Della Casa un certain bonheur de composition (sa légèreté et sa mesure), et la sprezzatura de Castiglione, forme de nonchalance ou de désinvolture qui dissimule l’art qu’elle utilise. Charme esthétique, charme social et charme sexuel se trouvent alors intimement liés.

8Mais en France, le terme de grâce apparaît beaucoup plus nettement marqué par la religion. Et le sens théologique occupe le devant de la scène du Grand Siècle, par suite des violentes querelles entre jésuites et jansénistes sur la grâce efficace ou inefficace. Voilà qui grève les tentatives d’élaboration de la grâce dans la sphère esthétique au point que Dufresnoy croit devoir y reconnaître un présent « que l’homme reçoit plutôt du Ciel que de l’Art [4] ». Le Dictionnaire jésuite de Trévoux [5], dont la composition se poursuit tout au long du XVIIIe siècle, donne une définition introductive qui met en évidence l’orientation spéculative prédominante du temps : la grâce est « une faveur, une miséricorde, une libéralité qui n’est pas due. Si elle était due, elle cesserait d’être grâce [6] ». Faveur renvoie à l’arbitraire de celui qui la dispense et appartient au domaine théologico-politique ; miséricorde concerne la sensibilité éprouvée devant la misère d’autrui et relève de la morale et de la religion ; libéralité, enfin, caractérise les arts libéraux et donne une ouverture sur l’esthétique et la théorie de l’art. Le problème central du Trévoux est de capter la grâce in statu nascendi, dans son unité et sa multiplicité, à certains points de jonction de l’invisible et du visible. Et l’auteur (ou les auteurs) de l’article commence donc par étudier le domaine théologique où apparaît une grande diversité des grâces. Il vaut la peine de rappeler certains éléments de la curieuse taxinomie qu’il déploie, tant s’y fait jour la volonté d’organisation du monde par le principe gracieux. On distinguera :

  • les grâces naturelles, communes « aux Chrétiens et aux infidèles, aux bons et aux méchants », et les grâces surnaturelles « que Dieu répand sur les créatures raisonnables par rapport au salut éternel »,
  • et parmi ces dernières : les grâces extérieures (« secours généraux ») et les grâces intérieures (« secours intérieurs » que Dieu nous donne en propre).
Ces disjonctions influeront sur l’opposition esthétique entre grâces du corps et grâces de l’esprit. Les dichotomies suivantes, en revanche, toucheront bien davantage aux principes dynamiques de la manifestation gracieuse. Les théologiens s’échinent, en effet, à distinguer les différentes manières d’accéder à une perfection, comprise moins comme achèvement de soi par soi, que comme accomplissement par différentes sortes de secours divins.

9– Parmi les grâces intérieures, on distinguera les grâces gratuites, faites en vue du prochain, tel le don de la science, et les grâces sanctifiantes conférées pour notre salut.

10– Parmi les grâces sanctifiantes, on fera le départ entre grâces habituelles et grâces actuelles, lesquelles on est en droit de demander par la prière : la grâce actuelle est « du côté de l’entendement, une lumière qui nous éclaire […] et du côté du cœur, c’est un penchant, un attrait qui nous porte à le faire ».

11– Parmi les grâces actuelles, on ne confondra pas les excitantes et les efficaces. La grâce excitante nous excite au bien et nous donne le pouvoir de le faire, mais « ne le fait pas faire », tandis que la grâce efficace nous fait faire bien, quoiqu’on puisse ne pas le faire ».

12Comment dès lors décider de la présence de tel ou tel type de grâce ? « C’est cette question qui a fait tant de bruit entre ce qu’on appelle vulgairement Jansénistes et Molinistes et qui a causé, et cause encore, tant de troubles dans le Royaume ». Référons-nous au dogme qu’énonce le Trévoux :

13

Ce que l’Église ordonne de croire sur cette matière, c’est (1) Que cette grâce est nécessaire pour commencer, pour faire et pour finir une bonne œuvre : sans quoi l’on tomberait dans l’erreur des Pélagiens et Semi-Pélagiens. (2) Que la volonté peut résister à cette grâce et la rejeter : sans quoi l’on tomberait dans l’erreur de ceux qui ont nié la liberté. [7]

14Bref, la grâce est principe d’action parfaite, mais principe toujours résistible. Point de perfection sans la grâce, mais aucune nécessité a parte subjecti dans sa manifestation. Ce rapport entre contingence et nécessité fera l’objet de la méditation esthétique : la grâce, comme action « libre et immédiate » de l’âme « sur les ressorts de l’expression » n’approcherait-elle pas davantage de la perfection que la beauté elle-même ? Si l’on répond positivement, comment expliquer qu’elle règne chez le jeune âge et chez le sexe féminin, et qu’elle n’appartienne pas de façon privilégiée à l’âge de la raison développée et au sexe masculin ? On bute ici sur l’absurde ou le contradictoire.

Du rôle de la grâce dans la critique du beau

15Pourquoi le beau a-t-il besoin d’autre chose que de lui-même pour nous toucher et s’accomplir ?

161) Le beau est immobile ; mais la grâce et le sublime n’apparaissent que dans le mouvement : passage, passation. Le visible est le domaine privilégié de la première, le dicible du second.

172) Le beau se caractérise par son aséité (existence par soi-même) et n’a pas besoin de moi pour exister ; mais la grâce et le sublime sont adressés. Tous deux nous arrêtent et nous captivent, avant de nous jeter dans l’effervescence : la grâce « attire les yeux » et les tient « comme immobiles [8] », remarque Roger de Piles en 1668, le sublime terrasse et méduse. Mais l’une toucherait d’abord le cœur, et l’autre l’esprit ; l’une apparaîtrait davantage comme une faveur, l’autre davantage comme une épreuve.

183) Le beau se laisse représenter et possède des « moyens » ; la grâce et le sublime, eux, échappent à la mimèsis et ne jouissent que de « véhicules ». Mais la première entraîne rapt et appropriation, l’autre identification et émulation.

194) Le beau chatoie dans le sensible et manifeste sa diversité ; une vraie simplicité est, au contraire, consubstantielle à la grâce et au sublime. Mais la grâce regarde davantage du côté du sensible, le sublime du côté de l’intelligible. La grâce s’ajoute à la beauté, tel un assaisonnement selon Castiglione ou un condiment selon Ripa [9] ; le sublime, lui, s’y soustrait.

205) Le beau vibre dans des formes où il se donne sans réserve ; la grâce et le sublime, eux, ont toujours affaire à la dissimulation : ils effacent les traces de leur art. La grâce voile à la fois l’affectation et le refus de l’affectation, le sublime cache le goût et la peur de lui-même.

21Je voudrais revenir sur chacun de ces points pour montrer que l’opposition de la grâce et du sublime au beau est beaucoup moins sujette à caution que l’opposition qu’on essaie de faire paraître entre eux. Premièrement, dès l’antiquité, la grâce entre dans le domaine du discours, sous le chef du style agréable et élégant, et, inversement, le sublime se manifeste dans le comportement et notamment dans le silence comme « l’écho d’un grand esprit », suivant la formule de Longin [10]. Deuxièmement, le divorce entre le cœur et l’esprit – la grâce est « ce qui gagne le cœur sans passer par l’esprit [11] », écrit Roger de Piles en 1699 – est plus que contestable. Car le charme agissant de la grâce tout comme le pouvoir efficace du sublime agissent sur la totalité de l’être humain. Troisièmement, quand Castiglione conseille aux courtisans de « cueillir et voler (rubare) » la grâce à ceux qui la possèdent et de « mettre toute son application à ressembler à son maître, et, si c’est possible à se transformer en lui [12] », sans doute se souvient-il de Longin :

22

Car, par nature en quelque sorte, sous l’effet du véritable sublime, notre âme s’élève, et, atteignant des sommets, s’emplit de joie et d’exaltation comme si elle avait enfanté elle-même ce qu’elle a entendu.
L’imitation n’est pas un vol ; mais c’est comme l’empreinte de beaux caractères, de belles œuvres, ou d’objets bien ouvragés. [13]

23Imitation ou vol ? L’accent est en tout cas chaque fois mis sur l’effort d’identification et la recherche de l’empreinte. Je ne possède ni la grâce ni le sublime : ils me possèdent.

24Quatrièmement, s’il faut bien comprendre avec Kant que la simplicité est un style [14], et si on caractérise ce style avec Castiglione comme celui qui « montre que ce qu’on a fait et dit est venu sans peine et presque sans y penser [15] », l’opposition drastique entre sensible et intelligible que je n’ai cessé de dénoncer dans ce livre, empêche de saisir le miracle qu’est toujours la jonction du sensible et du suprasensible. Seul, le mouvement de transcendance fait le sérieux de la perception [16], mais il faut se garder d’hypostasier ce mouvement dans une transcendance effective, située hors de nous. Que pourrions-nous en savoir ? Nous ne pouvons pas nous quitter nous-mêmes et sortir de notre monde. Mais ce que nous pouvons essayer de comprendre, c’est comment la perception dépend de nos idiosyncrasies et de notre structure subjective : philosopher, c’est toujours passer du transcendant au transcendantal ou d’un problème de croyance à un problème de savoir. Seulement, quand on a effectué ce passage, tout est à recommencer, puisque se repose à nouveau la question : pourquoi la grâce et le sublime nous surprennent-ils à ce point ? Comment la surprise est-elle inscrite dans notre structure psychique ?

25J’en viens donc à mon cinquième point. Le beau reste immobile et montre ce qu’il montre. Mais la dynamique de la grâce et du sublime exige un jeu permanent du présenter et du cacher. Jeu qui est aussi un jeu de pouvoir et expose au meilleur comme au pire car, en dissimulant son art, on réussit parfois à le faire croire « beaucoup plus grand qu’il n’est en réalité [17] », comme le rappelle Castiglione. Sans doute aurait-on tendance à croire que la grâce se situerait davantage du côté de l’adjonction, ne serait-ce qu’à titre de condiment de la beauté, alors que le sublime se situerait du côté de la soustraction comme dislocation, obscurcissement ou simplification de ses formes. Mais si la ceinture qui donne à Vénus sa grâce fait appel à une logique de l’ornement ou de l’« ornance [18] », celle-ci a un sens soustractif aussi bien qu’additionnel. La détermination est négation, tel est le b.a.ba de la dialectique.

26Aussi bien Torquato Accetto traite-t-il indirectement de la grâce dans De l’honnête dissimulation (1641). L’art de dissimuler est, en effet, un « art de patience », dont on ne saurait « faire profession » et qu’il importe avant tout de ne pas exhiber ; incompatible avec une « outrecuidante conception de soi-même », il vise à préserver un espace ambigu qui permette, par une dissimulation avisée envers soi, de « prendre quelque récréation en se promenant quasiment hors de sa personne [19] ». Nul mensonge, assurément, mais le refus d’une recherche systématique de la vérité, un sage usage de la ruse (la mètis grecque), un véritable génie de se désassujettir et de se donner du champ. La relation à autrui et à soi-même se desserre et le monde devient plus respirable. La grâce me fait imaginer une liberté dont j’oublie le caractère factice ; le sublime m’arrache à la pesanteur, donne accès à l’inaccessible.

27Grâce et sublime sont ici fort connexes et ce qui les distingue est plus difficile à cerner qu’il n’y paraissait d’abord. Aussi bien faut-il nous arrêter quelque peu sur le grave problème suivant : pourquoi, dans les deux cas, le grand art consiste-t-il à dissimuler l’art ? Il faut s’étonner de ce lieu commun dont nous convenons aisément, alors que, en pratique, il nous arrive de donner gain de cause tantôt à l’esbroufe et tantôt à l’application. S’agit-il de savoir « lever la main » (« manum tollere »), seul art par lequel Appelle croyait se distinguer de ses rivaux, au dire de Pline [20] ? Mais que signifie au juste le refus du fini ? L’art qui n’est qu’art, la science qui n’est que science sont extrêmement ennuyeux : ils ne touchent pas à l’essentiel de l’existence. Mais, inversement, ce sont bien l’art et la science qui, sans trêve, relancent notre désir, avide de modes d’expression plus adaptés et d’un savoir plus total. Comment comprendre ?

28Ce qui caractérise le grand art, l’art en voie de constitution qui ne s’oppose plus à la science, mais est entraîné par elle et la soulève dans un mouvement d’invention, c’est un rapport à quelque chose que j’ai cherché à cerner à partir de l’atopon[21]. « Que voilà une image atopique et d’atopiques prisonniers ! », s’exclamait Glaucon devant le dispositif créé par Platon dans le mythe de la caverne [22]. Or l’atopon ne signifie pas seulement l’insituable, mais l’absurde, le contradictoire, l’impossible, tels qu’ils sont mis en évidence par l’ironie socratique ou par la démonstration indirecte en mathématiques. Mieux : en ce dernier sens, atopon devient synonyme de geloion, qui veut dire à la fois absurde, plaisant et ridicule, et constitue une notion-clé de la dialectique. Le problème est alors de ne pas marginaliser l’atopique ou le geloion, en en faisant un vécu-limite qui n’aurait rien à voir avec la structure même de notre expérience. Ce qui nous est révélé par eux détruit toute consistance : un fossé se creuse soudain entre deux énoncés, ou entre un comportement et un propos qui se montrent incompatibles. Le désarroi s’empare de nous et il s’agit d’y remédier le plus vite possible : à partir de là tout peut basculer.

29Il me semble qu’on ne saurait comprendre les rapports du sublime au gracieux et au comique si on ne se rapporte pas à cette menace qui provient de l’abîme ainsi découvert. Or il est un écrivain qui, dès l’antiquité, conçoit la charis comme le lieu de provenance commune du comique et d’un certain sublime. Démétrios, en effet, met en évidence l’existence de grâces comiques, grotesques et triviales qu’il oppose aux grâces nobles de la haute poésie. Rappelons-nous le Thersite de l’Iliade : il a beau se montrer absurde et ridicule (« geloion ») et incarner le type même de l’anti-héros, cela n’empêche pas Ulysse de le qualifier d’« orateur brillant ». Comment alors définir le style qui le caractérise ? Celui-ci ne peut être qu’une variété du style élégant (« glaphyros »), suave et agréable, celui emblématisé par Nestor, et traditionnellement opposé au style simple et concis de Ménélas comme à celui, impétueux et sublime, d’Ulysse. Dès les origines, donc, deux options s’ouvrent à l’éloquence agréable, comme l’a montré Giovanni Lombardo [23] : les formes nobles et la manière vulgaire du geloion.

30Démétrios nous ouvre encore la voie d’une seconde manière : de même qu’il oppose grâces tragiques et grâces comiques au sein du style élégant, il distingue ce que, en forçant un peu le texte, on pourrait appeler trois sublimes, puisque, outre le sublime gracieux, il caractérise un sublime qui appartient au grand style (« megaloprepes ») et un sublime qui relève du style puissant (« deinos ») et dont le défaut propre est justement d’être dépourvu de grâce (« acharis »). Voilà qui aurait pu être la source de la tripartition du sublime proposé par Kant dans les Observations sur le sentiment du beau et du sublime de 1764.

31Le gracieux ne serait-il pas, en effet, une modalité du sublime ? Et la grâce, de substantif, devrait-elle s’adjectiver ? Pour répondre à pareilles questions, il nous faut examiner de près les mouvements de la pensée de la seconde moitié du XVIIIe siècle européen.

L’éclipse de la grâce en Angleterre et en Allemagne

32L’éclipse de la grâce par le sublime dans la seconde moitié du XVIIIè siècle est un fait notoire en Angleterre. Elle ne permet plus la critique du beau dans L’Analyse de la beauté de Hogarth (1753), mais constitue son degré suprême, en ajoutant à la variété l’action composée (« intricacy »). Peintre soucieux de donner son essor à une peinture anglaise alors quasiment inexistante, Hogarth s’adonne à de véritables exercices topologiques pour surprendre le secret de la grâce et croit finalement le trouver dans une ligne qui n’est pas seulement sinueuse, mais dont les spires varient suivant un principe constant : la ligne serpentine.

33Mais la grâce se réduira bientôt à une espèce particulière de beauté et n’occupera plus qu’une place fort congrue dans les ouvrages d’esthétique de la fin du siècle. Sans doute Burke est-il particulièrement sensible à la grâce qui concerne moins la morphologie que « la posture et le mouvement », auxquels elle prête une « aisance », une « rondeur » et une « délicatesse », dont la « magie » est appelée le « je ne sais quoi » ; mais le paradoxe veut qu’il la présente comme une espèce du genre de la beauté, alors même qu’il s’en inspire directement pour définir la beauté. Il soustrait, en effet, celle-ci à la proportion et la détermine comme ce qui « inspire l’amour aussi naturellement que l’application de la glace ou du feu produit les idées du froid ou du chaud [24] ».

34Dans son Essai sur le goût de 1759, Gerard ne compte plus la grâce parmi les sept organes simples ou les sept principes du goût : nouveauté, sublimité, beauté, imitation, harmonie, ridicule, vertu. Ni Kames, dans ses Elements of criticism de 1762, ni Alison dans ses Essais sur la nature et les principes du goût de 1790 ne prennent fort au sérieux la question de la grâce. La critique du beau envahit pourtant la scène esthétique, mais le sublime, puis le pittoresque, avec Gilpin, Sir Uvedale Price ou Repton, prennent presque entièrement le relais. Seul, Reynolds fait exception dans un texte sur Gainsborough et la légèreté de manière proche de la conférence de Caylus Sur la légèreté de l’outil, que nous évoquerons bientôt.

35En Allemagne, la question est délicate, bien que le triomphe du sublime sur la grâce y soit vers la fin du siècle plus net qu’en Angleterre. L’article consacré par Winckelmann en 1753 à la grâce dans les œuvres d’art (Grazie, ni Gnade certes, vocable théologique, ni non plus Anmut, comme chez Schiller) a le plus grand retentissement, notamment en France, où il est immédiatement traduit, ainsi que l’a montré Edouard Pommier [25]. La grâce perd son rôle critique à l’égard du beau et se voit attribuer pour fonction d’annoncer la beauté et de préparer notre esprit à la comprendre par la médiation des sens [26]. Car les manifestations sensibles du beau vers lequel elle nous dirige sont en voie d’effacement. À l’instar d’un beau, devenu inexpressif, son paradoxe est alors d’être « comme l’eau, d’autant plus parfaite qu’elle a moins de goût [27] ».

36Winckelmann ne se contente pas de tirer la grâce vers l’abstraction : il développe une théorie du sublime qui concerne « das Erhabene » (et non « das Sublime ») et devient si éthérée qu’elle va jusqu’à dénier en 1764 tout sublime au Laocoon du Vatican : non seulement l’artiste y manifeste davantage de savoir que d’ingenium (Geist), mais, en soulignant de façon exagérée les musculatures, il ne nous montre finalement que l’assujettissement à la souffrance et à la mort, quelle que soit la dignité avec lesquelles elles se trouvent assumées. Tout autre est l’Apollon pythien du Belvédère qui, lui, « possède le sublime qui faisait défaut au Laocoon[28] » ; car il ne l’emporte pas seulement sur le serpent : avec lui, c’est la jeunesse qui s’immortalise dans toute sa force et sa douceur [29]. Et si l’on devine quelques restes de passions dans le dédain qui siège sur ses lèvres ou l’indignation qui gonfle les narines, une joie et une sérénité proprement divines envahissent ses traits et se communiquent au spectateur.

37Winckelmann isole alors un style sublime, intermédiaire entre le style archaïque et le beau style, et le reconstruit à partir des œuvres de Phidias, mais aussi de la contemplation de l’Amazone Sosandra de Kalamis, d’une tête de Pallas ou de la Niobé et ses filles, dispersées aujourd’hui entre le Musée des Offices à Florence et le Musée des Thermes à Rome [30]. Or, justement, ce style sublime se caractérise par une « grâce cachée » et proprement « céleste », « trop sublime » pour se commettre dans le sensible, car « le Très-Haut n’a pas d’image ». D’ordre plus poétique que proprement plastique, cette « grâce cachée » se trouve réservée aux sages qui y goûtent une sérénité d’âme analogue à celle de Dieu.

38C’est sous l’influence de Winckelmann et de sa tentative pour structurer l’histoire de l’art à partir de styles que Mengs distingue en 1776 les styles « sublime », « beau », « gracieux », « expressif » et « naturel ». Il donne à Raphaël la palme du style « expressif » et à Corrège celle du style « gracieux ». Corrège, en effet, « semble redouter les expressions trop fortes » et triomphe dans « l’art de trouver le moyen terme entre deux extrêmes, tant dans les dessins que dans le clair-obscur et dans le coloris [31] ». Les lignes ondoyantes, l’emploi des demi-teintes et des reflets caractérisent sa peinture qui évite le double défaut de la rigidité et de l’afféterie.

39Mais la grâce perd toute fonction chez Kant, comme on le voit bien dans sa polémique avec Schiller :

40

Nous voulons que soit respectée même la liberté de la nature, parce que, dans le critère esthétique, nous considérons chaque être comme fin en soi et que notre culte pour la liberté, envisagée comme bien suprême, nous amène à éprouver du dégoût et de l’indignation à la vue d’une chose sacrifiée à une autre et lui servant de moyen. [32]

41Le « critère esthétique » vient donc ici s’opposer au critère moral et l’on retrouve exprimée chez Schiller cette exigence de sprezzatura ou d’art caché, de simplicité apparente, qui caractérise le sublime. Définie comme une « beauté mobile » spécifiquement humaine, la grâce est moins le produit de la volonté que l’expression libre et heureuse de la sensibilité morale dans le cours du monde. Reste que, si la grâce emporte immédiatement l’adhésion émotionnelle, la dignité lui donne, en dernier ressort, son fondement : « C’est de la grâce seule que la dignité reçoit son crédit (Beglaubigung) ; c’est de la dignité seule que la grâce reçoit sa valeur (Wert)[33]. »

42Aussitôt l’ouvrage paru, Kant en fit mention dans une note de La religion dans les limites de la simple raison (1793), dans laquelle il rappelle qu’« en raison de sa dignité », lui-même ne saurait « attacher au concept de devoir aucune grâce ». Car celui-ci

43

enferme une obligation inconditionnelle, et la grâce se trouve en contradiction directe avec cela. La majesté de la loi (semblable à celle du Sinaï) n’inspire ni la crainte qui repousse, ni le charme qui invite à la familiarité, mais la vénération, le respect de l’inférieur vis-à-vis de son maître, et puisque dans ce cas, ce dernier est en nous-mêmes, c’est le sentiment du sublime qui est éveillé, et il nous ravit (hinreißt) plus que toute autre beauté. [34]

44Le sublime n’a rien de gracieux. Et si la vertu « tolère » le cortège des Grâces, celles-ci, affirme Kant, doivent « se tenir à distance respectueuse » : Hercule « ne devient Musagète qu’après avoir dompté les monstres ». On peut, certes, parler de « disposition esthétique » ou de « tempérament » de la vertu. Mais Kant n’entend par là rien d’autre que le fait d’être « courageux et partant joyeux, ou abattu par la crainte et découragé [35] ». Et il n’y a pas à ses yeux de vertu sans adhésion à sa maxime et sans auto-affectation par le bien.

45Bref, le sublime kantien est lié à la simplicité d’une norme parfaitement intériorisée : il ne concerne plus l’excès et le débordement imprévisible de l’ingenium. On sait le succès de pareille conception qui exclura entre la grâce et le sublime toute idée d’accord possible : idée pourtant suggérée chez Winckelmann et explicitement présente dans le corpus français du milieu du XVIIIe siècle, et tout particulièrement chez Montesquieu.

L’union de la grâce et du sublime

46Sur la fin de sa vie, Montesquieu entreprend dans ses cahiers une incisive critique du sublime monothéiste et du sublime abstrait des philosophes. Face à ce faux sublime, l’essentiel est à ses yeux de maintenir la grâce et, à travers elle, en même temps qu’au-delà d’elle, la diversité.

47

Il y a, dans le système des Juifs, beaucoup d’aptitude pour le sublime, parce qu’ils avaient coutume d’attribuer toutes leurs pensées et toutes leurs actions à des inspirations particulières de la Divinité : ce qui leur donnait un très grand agent. Mais, quoique Dieu y paraisse agir comme un être corporel, aussi bien que dans le système païen, cependant il ne paraît agité que de certaines passions ; ce qui lui ôte non seulement le gracieux, mais encore la variété du sublime. Et, d’ailleurs, un agent unique ne peut donner de variété : il laisse à l’imagination un vide étonnant, au lieu de ce plein que formait un nombre innombrable de Divinités païennes. [36]

48Montesquieu refuse le véritable sublime aux religions monothéistes par essence intolérantes, à la philosophie critique de Descartes qui répute comme faux ce qui est seulement vraisemblable et à ce qu’on appelé le fatalisme de Spinoza, lequel prive la surprise de son vrai sens. Grâce, poésie, liberté, multiplicité des agents, voilà ce qu’il revendique dans une philosophie de l’invention, qu’on pourrait, dans cette perspective, comparer à celle de Giambattista Vico, grand contempteur du cartésianisme.

49En exigeant l’union du gracieux et du sublime, Montesquieu n’est cependant pas isolé. Le Père André prône l’alliance du sublime et du gracieux en se référant à la « belle définition de la poésie française » qu’a donnée un de nos poètes :

50

L’art d’attraper facilement,
Sans être esclave de la rime,
Ce tour aisé, cet enjoûment,
Qui seul peut faire le sublime. [37]

51Je n’ai malheureusement pas encore réussi à trouver à quel poète il fait allusion, mais assurément « cet enjouement qui seul peut faire le sublime » mérite de figurer comme une belle trouvaille de l’esprit français.

52Imprégné par l’esprit de la Régence, Caylus aurait assurément souscrit à cette formule, lui qui considérait la pratique artistique de la grâce comme un des moyens privilégiés d’atteindre le sublime et la qualifiait de « légèreté d’outil ». Diderot, d’ailleurs, s’en souviendra, car, alors qu’il ne fait pas d’habitude entrer la grâce dans son vocabulaire, il parlera à propos de Chardin à la fois de grâce et de « sublime du technique [38] ».

53

[Le peintre médiocre] voit les corps du côté de la pesanteur, il en est accablé, pour ainsi dire, il succombe sous leur poids, il les rend comme il les voit, il ne peut alléger leurs masses, ses passages sont crus et s’écartent de cette élégante et légère harmonie que le grand maître exprime en conservant la vérité avec une délicatesse séduisante, qui n’est que la légèreté et qu’on peut regarder comme une des parties qui concourent au sublime de l’art. [39]

54Essayons donc de comprendre ce qui fait l’originalité du corpus esthétique français du milieu du XVIIIe siècle. Alors que mes recherches sur le sublime à cette époque m’ont plutôt portée vers un corpus anglais ou allemand (Burke et Kant, et ceux qui les entourent) mais aussi italien, avec Vico, je me suis aperçue que la question des rapports de la grâce au sublime se posait de façon cruciale entre l’Essai sur le beau du Père André de 1741 (septième discours), l’Essai sur le goût de Montesquieu de 1757 (passage sur le « je ne sais quoi ») et les Réflexions sur les différentes parties de la peinture de Watelet de 1760 (chapitre consacré à la grâce) : trois textes largement repris dans le Dictionnaire de Trévoux et, pour le texte de Watelet, dans l’Encyclopédie méthodique chez Panckoucke (1788), assorti d’ailleurs d’un article du peintre Robin. Face à ces écrits, les articles de Voltaire et de Watelet dans l’Encyclopédie paraissent moins intéressants : l’un présente une conception purement hédoniste de la grâce, l’autre une conception purement intellectualiste [40]. Watelet approfondira la question après 1758, et Voltaire s’engagera sur d’autres voies.

Pluralité des grâces

55Yves-Marie André est une figure originale de la compagnie de Jésus. Les Jésuites sont aristotéliciens et thomistes, ils ont interdit l’éloge de Descartes lors du retour de ses cendres et incité la Sorbonne à obtenir du Parlement de Paris la condamnation de sa philosophie [41]. André, lui, est cartésien et malebranchiste. Mais, persécuté et même embastillé, il ne cède jamais. Son grand œuvre fut une Vie de Malebranche en 999 pages, malheureusement disparue lors de son emprisonnement. La défense qu’il en établit en 1720 le montre se battant sur le double front du sublime et du gracieux [42] :

56

Je n’écris ni pour des anges, ni pour des géomètres ; j’écris pour les lecteurs ordinaires, qui veulent dans un livre quelque chose qui les réveille et qui les pique.

57André regrette l’absence de clarté des idées de la grâce, mais s’émerveille de ce que les descriptions faites par la « savante antiquité » nous en fassent si parfaitement « sentir le pouvoir ». Depuis Hésiode, Aglaé figure le brillant, Euphrosyne la douceur – et non la joie, la gaieté ou le plaisir – et Thalie la vivacité « ou, selon la propriété du mot grec, l’aménité semblable à celle d’une fleur fraîchement éclose ». Si André ne fait pas allusion au fait que Thalie est aussi la Muse de la comédie, il le laisse penser, et la référence aux fameuses grâces comiques de Démétrios n’est pas loin.

58La taille fine, les trois Grâces se tiennent par la main, sourient et paraissent toujours jeunes. André insiste sur leur « robe, traînante, légère et un peu diaphane, dont une élégante simplicité faisait toute la richesse ». Selon une tradition qui remonte à Pausanias – non cité ici –, André attribue ce tableau des Grâces à Socrate qui les aurait fait représenter à l’entrée du Temple de Minerve, à Athènes, où « envoyait ses disciples pour apprendre la bonne grâce à l’école des Grâces mêmes ». Socrate nous suggérerait ainsi une « philosophie des agréments » : philosophie de la mesure, de l’union des qualités, du riant, de la modestie, de la jeunesse et du decorum (les Grâces d’André ne sont pas nues). Nous sommes aux antipodes du Socrate nietzschéen agissant « comme si lui-même était mort », mais assez proches de Winckelmann qui fit orner ses Pensées sur l’imitation par une gravure, due à Œser, représentant Socrate sculptant les Grâces. Si d’ailleurs grâce il y a dans cette scène, c’est sur le versant comique, car Socrate s’y acharne lourdement, armé d’un burin et d’un marteau, sur le corps d’une des trois femmes couchées [43].

59Qu’est-ce que la grâce aux yeux d’André ? « non pas précisément la beauté absolue d’un objet, mais cette sorte de beauté sensible dont la vue répand dans l’âme une impression de joie et de contentement. » La grâce diffère de la beauté en ce qu’elle ne plaît pas seulement à l’esprit, mais « agrée au cœur ». Aux grâces du corps « qui sont les premières dont l’éclat sensible nous ait touchées », on opposera néanmoins les grâces de l’esprit « que nous n’avons connues que longtemps après, mais avec un plaisir de raison beaucoup plus satisfaisant ». Les grâces du corps concernent l’homme, son visage, son port et ses manières, mais aussi la nature créée par Dieu : l’arc-en-ciel, les fleurs dont « l’air de vie » fait croire qu’elles respirent, les paons et les cygnes qui se déplacent majestueusement « comme s’ils étaient sensibles à l’honneur de nos regards ». Mais André s’inquiète soudainement : que faire contre le manque de grâces extérieures ? « Dirai-je » à ceux qui en manquent « comme Platon à Xénocrate : allez sacrifier aux grâces avant que de vous montrer au monde ? » Un autre remède existe qui consiste à « remplacer les grâces du corps par celles de l’esprit ».

60« Il ne suffit pas que les poèmes soient beaux ; qu’ils soient gracieux ! », écrivait Horace [44], et Boileau :

61

Sans tous ces ornements le vers tombe en langueur,
La poésie est morte, ou rampe sans vigueur ; […]
De figures sans nombre égayez votre ouvrage ;
Que tout y fasse aux yeux une riante image. [45]

62Mais, remarque André, une seule grâce ne suffit pas : il faut savoir se laisser inspirer successivement par les trois grâces. Car « le brillant tout seul fatigue ; la douceur toute seule affadit ; la vivacité toute seule étourdit ». Unissons donc le flexible et le facétieux, comme le fait Horace dans son portrait de Virgile :

63

[…] molle atque facetum
Virgilio annuerunt gaudentes rure Camenae.[46]

64Les Muses ont accordé à Virgile

65

ces deux qualités qu’Horace réunit dans l’idée d’une composition gracieuse : molle atque facetum, c’est-à-dire un style doux et piquant ; deux qualités opposées en apparence, mais qu’il faut savoir accorder ensemble, ou renoncer aux grâces du discours. [47]

66Car « la douceur du style, toute seule, deviendrait fade ». Notons au passage que les Grâces (Camènes) sont rurales et non exclusivement urbaines comme elles le devinrent à la Renaissance, et qu’Horace songe au Virgile de Bucoliques et des Géorgiques, non à celui de l’Énéide, pour lequel ces catégories ne conviendraient guère :

67

Faut-il abandonner les Grâces à la conduite de deux aveugles, à l’imagination qui est une folle, et au cœur qui est un imbécile, toujours esclave, ou de ses fureurs, ou de ses faiblesses ? [48]

68Oui, à condition de mettre la justesse au nombre des Grâces. Il y a là une belle idée : celle de l’appropriation à la destination. Mais la pensée d’André devient plus faible quand il fait de la grâce une parure qu’on pourrait adopter à volonté :

69

Nous sera-t-il défendu de revêtir les idées de la raison de quelques images pour les rendre plus intéressantes, ou de quelques sensibilités pour les rendre plus aimables ? [49]

70La grâce alors ne « pense » pas par elle-même, elle est utilisée comme un accessoire. On conçoit dès lors qu’il pût paraître urgent de réagir contre pareil intellectualisme : c’est ce que fit Montesquieu, en réintroduisant le « je ne sais quoi », repris à Martial, Dolce, Bouhours ou Marivaux, au cœur même de la grâce.

L’amour et la surprise continuée

71Bien qu’il fasse sienne la distinction d’André entre grâces naturelles et grâces de l’esprit, Montesquieu ne fait pas reposer la grâce sur la justesse, mais la lie à un « charme invisible […] qu’on a été forcé d’appeler le “je ne sais quoi” [50] ». Le terme invisible est ici essentiel. Car le « je ne sais quoi » est, en effet, depuis Bouhours l’effet de traits dont la vitesse est trop grande pour que nous puissions les apercevoir : « ces choses sont visibles d’elles-mêmes, mais le mouvement qui les emporte les dérobe à notre vue [51] ». Tel n’est pas tout à fait le cas chez Montesquieu qui introduit une dimension temporelle : la grâce n’est annoncée par rien ; aussi sa manifestation nous surprend-elle et nous comble-t-elle d’autant plus que nous ne nous y attendions pas.

72Non contente d’animer et de « raccommoder » la beauté, la grâce est plus efficace qu’elle, parce qu’elle tient davantage qu’elle ne promet, tandis que la beauté, elle, promet plus qu’elle ne tient. La grâce se fonde sur une surprise que le simple beau se montre impuissant à donner. De ce principe il fait cinq applications dans le style staccato qui lui est familier :

731) La grâce est davantage liée à la laideur qu’à la beauté :

74

Nous sommes touchés de ce qu’une personne nous plaît plus qu’elle ne nous a paru devoir nous plaire […] Voilà pourquoi les femmes laides ont très souvent des grâces et qu’il est rare que les belles en aient. [52]

752) Elle se manifeste plus dans l’esprit que dans le corps et plus dans les manières que dans les traits. Cela, André l’avait bien vu, mais Montesquieu en donne une nouvelle explication :

76

les manières naissent à chaque instant, au lieu que le visage paraît d’abord et ne cache presque rien ; mais l’esprit ne se montre que peu à peu, quand il veut, et autant qu’il veut ; il peut se cacher pour paraître et donner cette espèce de surprise qui fait les grâces. [53]

773) Elle est plus particulièrement attachée aux femmes à cause de la loi de la pudeur qui freine les mouvements de leur liberté et rend ceux-ci d’autant plus charmants.

784) « Ainsi les grâces ne s’acquièrent point ; pour en avoir, il faut être naïf. Mais comment travailler à être naïf [54] ? » Comment surprendre sans méditer la surprise et paraître naturel sans montrer l’effort ? Mieux, comment surprendre alors que la perfection des modèles classiques elle-même semble condamner à leur reproduction ?

795) Les grâces ne peuvent se trouver que chez Vénus ; elles font défaut à Junon et à Pallas, « car la majesté demande une certaine gravité, c’est-à-dire une contrainte opposée à l’ingénuité des grâces » et la fierté se montre « opposée à la douceur des grâces, et d’ailleurs peut souvent être soupçonnée d’affectation » : voilà pourquoi « une des plus belles fictions d’Homère est celle qui donnait à Vénus l’art de plaire [55] ». Les Grâces sont filles de l’amour, du crédit qu’il engendre et de la vie qu’il fait naître.

80C’est en écho direct à Montesquieu et au Père André que Watelet construit son texte sur la grâce : expression de la liberté dans la nature, la grâce n’est plus liée à la justesse comme chez le P. André, elle ne traduit pas non plus ce « pouvoir invisible » qui, chez Montesquieu, laïcisait le pouvoir surnaturel des théologiens, mais s’identifie à la spontanéité pure, non entamée par la réflexion. Aussi l’âge de l’enfance est-il celui de la grâce, parce que la scission subjective y est très faible et qu’il en résulte « une unité d’action et une franchise qui plaît [56] ». Les femmes, bien sûr, incarnent au plus haut point la grâce, dans la mesure où l’incertitude réflexive ne vient pas briser leur ingénuité. Au contraire, selon Watelet, l’âge mûr verrait les « ressorts extérieurs » perdre de leur docilité et de leur souplesse, cependant que la vieillesse consacrerait leur évanouissement.

81Si la « justesse » du P. André nous semble trahir la grâce en la rendant adéquate à une destination, inversement, la conformation absolue des mouvements du corps aux mouvements de l’âme chez Watelet conduit à une théorie simpliste et caricaturale, où le degré de grâce devient inversement proportionnel au degré de réflexion. Face à la théorie de la justesse qui intellectualise trop la grâce et à celle de la spontanéité qui la naturalise trop, la théorie de la surprise continuée, développée par Montesquieu, rend, elle, parfaitement à la grâce son aspect de production imprévisible et gratuite.

82Mais de mauvais principes n’empêchent pas de fines remarques dynamiques. Nous avons vu à quel point André était sensible aux nuances complexes et contradictoires de la grâce : « Le brillant tout seul fatigue ; la douceur toute seule affadit ; la vivacité toute seule étourdit. » Lassitude, dégoût, vertige… Tous les risques sont là, et André nous indique le salut dans un juste assortiment des grâces qui se prêtent alors un mutuel secours. Quant à Watelet, on peut l’honorer d’avoir défini le paradoxe épistémologique propre à l’approche de la grâce :

83

La Beauté supporte un examen réitéré et réfléchi : ainsi l’on peut disputer le prix de la Beauté, comme firent les trois Déesses, tandis que le seul projet prémédité de montrer les Grâces les fait disparaître. [57]

84La grâce passe, elle ne reste pas. Réfléchissant sur l’évanescence de la grâce, Watelet insiste alors heureusement sur le fait que sa perception dépend non seulement d’une manifestation déterminée, mais de l’implication du témoin dans le spectacle gracieux. Une jeune fille peut surgir dans le champ de notre vision sur des modes lento, presto et prestissimo, mais sa grâce apparaîtra différemment selon la position d’étranger, de père ou d’amant assignée au spectateur. L’amour, ce lien démonique, crée en effet d’un seul mouvement la grâce et la sensibilité à la grâce.

85Il faut dénoncer les facilités que se donne une abstraction qui coupe les ponts avec le sensible. Quelle que soit la séduction exercée par la « grâce cachée » de Winckelmann et « d’autant plus parfaite qu’elle a moins de goût », il faut maintenir comme essentiels à la grâce : 1) le registre de la manifestation sensible où se découvre sa saveur propre, si fugitive soit-elle ; 2) le développement d’un travail et d’un art qui pénètrent le sensible de pensée, engendrent une certaine dissimulation et allègent du poids des choses ; 3) la pluralité des grâces qui se prêtent mutuelle assistance ou bien leur dualité maintenant l’opposition : grâces tragiques et grâces comiques, grâces civiles ou grâces rustiques ; 4) la chaîne ou plutôt la ronde qui se forme entre ce qui se donne, ce qui se reçoit et ce qui se transmet de nouveau. Nulle séparation entre les temps, habituellement disjoints, de la production et de la réception. Dotée d’une déconcertante fraîcheur, la grâce passe et repasse, toujours aussi fraîche et vive.

86Il y eut un temps en France où le pédantisme n’avait pas cours : sans doute attribuait-on trop d’importance à l’agrément, mais on n’avait pas encore la goujaterie d’exclure le sérieux du plaisant. La force du corpus français dix-huitiémiste me semble être de réussir à joindre une certaine qualité fugitive, mais inoubliable, du monde, et un moment, particulièrement intense, de la vie de l’esprit. On perdrait donc beaucoup à séparer le sublime de cette grâce sur le fondement de laquelle il a largement été pensé. Car les quatre caractéristiques de la grâce appartiennent au sublime à un degré éminent. Grâce et sublime renaissent avec chaque témoin sensible à leurs manifestations ; et c’est cette surrection miraculeuse qu’il faut s’efforcer de penser sous le double signe de la rigueur et de l’ivresse.

87Aussi bien n’y a-t-il pas lieu de se lamenter que le gracieux et le sublime soient mal établis. Il faut, au contraire, se réjouir qu’il reste des principes, indémontrables comme tout principe [58], s’imposant avec leur originalité et leurs contraintes propres. Face au vrai qui risque de nous enfermer dans la tautologie et dont l’invocation conduit trop souvent à un dogmatisme effrayant, face au bien dont l’idée trop rigide suppose une prédétermination de la nature humaine et entraîne à un moralisme impénitent, face au beau et à son immobilité paradisiaque qui risque d’engendrer un académisme stérile, le sublime et le gracieux ne libèrent-ils pas en nous une puissance incroyable de vie et de transmutation ?

88Dans pareille perspective, les avantages du sublime sur la grâce me paraissent, cependant, de trois ordres. Ils sont de permettre la fondation d’une philosophie qui pense ses liens avec la théologie, sans pour autant s’y assujettir ; de considérer la sublimation comme l’opération du sublime, dont l’efficace se manifeste dans le remaniement de notre organisation psychique ; de centrer, enfin, l’attention sur le fossé qui se manifeste entre l’idée de secours accordé par Dieu et celle d’une séduction propre à la personne et aux œuvres. Avec le sublime, le secours tend à se transformer en épreuve qu’il importe de surmonter dans le travail et l’éblouissement, et le charme se fait plus sérieux et caché. Sans doute est-il difficilement compatible avec cet enjouement que l’esprit français voulait y préserver, grâce à une dialectique qui permettait de s’élever du naturel au céleste.

89Il ne faut cependant pas se hâter de réduire la grâce à une espèce du genre sublime ; car, prise dans son sens théologique, la grâce, comme le sublime, nous saisit sans que nous puissions la saisir, nous frôle et nous empoigne : inappropriable, imprévisible, et pourtant efficace. La difficulté est finalement de comprendre comment, à l’âge moderne, le sublime s’enrichit au contact de la grâce. De même que Longin avait réalisé la fusion du style simple et du grand style, l’âge moderne produit celle du style élégant et du grand style : « le gracieux et la variété du sublime » s’attachent paradoxalement au sublime par la médiation du christianisme – ou plutôt de la contamination qui s’opère sous ses auspices entre les principes divin et simplement humain de la grâce.

Notes

  • [1]
    Kant, Observations sur le sentiment du beau et du sublime, trad. Roger Kempf, Paris, Vrin, 1969, p. 39.
  • [2]
    Ibid., p. 41.
  • [3]
    Je vais un peu vite en assimilant la beauté dont parle Kant à la grâce. Mais j’y suis autorisée du fait que Kant insiste sur le mouvement beaucoup plus que sur l’attitude ou la morphologie : cette beauté mobile est bien ce qu’il appelle ailleurs la grâce.
  • [4]
    De l’art de peinture, I, 27, dans L’Art de Peinture de C.-A. Dufresnoy, traduit en françois enrichy de remarques [par Roger de Piles] [1668], 2e édition, Paris, N. Langlois, 1673 [réimpr. Genève, Minkoff, 1973], p. 36.
  • [5]
    Dictionnaire universel français et latin, vulgairement appelé Dictionnaire de Trévoux, Paris, Compagnie des Libraires asssociés, 1771, 8 vol. in-folio (édition très remaniée par rapport à l’éd. originale de 1704).
  • [6]
    Ibid., art. « Grâce », t. IV, p. 578.
  • [7]
    Ibid.
  • [8]
    L’Art de Peinture de C.-A. Dufresnoy […], éd. cit., p. 179.
  • [9]
    Baldassare Castiglione, Le Livre du courtisan [Il Libro del Cortegiano, 1528], trad. Alain Pons, Paris, Garnier-Flammarion, 1987, p. 51 ; Cesare Ripa, art. « Venustà », Iconologia [1593 et 1603, pour l’édition illustrée], éd. Piero Buscaroli, Milan, Edizioni Associati S.p.A, 1992, p. 456.
  • [10]
    Longin, Du sublime, IX, 2.
  • [11]
    L’Idée du peintre parfait [1699], livre I de l’Abrégé de la vie des peintres, Hildesheim, Georg Olms Verlag, 1969, p. 10-11.
  • [12]
    B. Castiglione, op. cit., p. 53.
  • [13]
    Longin, Du sublime, VII, 2 ; XIII, 4 (trad. Jackie Pigeaud, Paris, Payot / Rivages, 1991.
  • [14]
    Kant, Critique de la faculté de juger, § 29, Remarque, dans Kritik der Urteilskraft [1790], Hamburg, Felix Meiner, 1924 ; trad. Alexis Philonenko, Paris, Vrin, 1968.
  • [15]
    Ibid., p. 54.
  • [16]
    C’est ce que démontre de façon particulièrement claire Jean-Pierre Cléro dans Théorie de la perception. De l’espace à l’émotion, Paris, P.U.F., 2000.
  • [17]
    B. Castiglione, op. cit., p. 58.
  • [18]
    Voir Paysage et ornement. Pour une théorie de l’ornance, dir. B. Saint Girons et Didier Laroque, Paris, Éditions de la Passion [Les Belles Lettres], 2003.
  • [19]
    De l’honnête dissimulation [Della dissimulazione onesta, 1641], trad. Mireille Blanc-Sanchez, éd. Salvatore S. Nigro, Paris, Verdier, « Terra d’altri », 1990, chap. XXV, p. 14 ; chap. V, p. 45 ; chap. XVI, p. 79 ; chap. XVIII, p. 83.
  • [20]
    Voir Adolphe Reinach, Textes grecs et latins relatifs à l’histoire de la peinture ancienne. Recueil Milliet [Paris, Klincksieck, 1921], éd. Agnès Rouveret, Paris, Macula, 1985, p. 356.
  • [21]
    Voir B. Saint Girons, Du sublime à la sublimation, Paris, Desjonquères, 2003, chap. I : « L’éducation au sublime ».
  • [22]
    Platon, La République, VII, 515 a.
  • [23]
    Voir ici même l’article de Giovanni Lombardo et sa traduction du traité de Démétrios (Lo Stile, Palerme, Aesthetica, 1999).
  • [24]
    Edmund Burke, Recherche philosophique sur l’origine de nos idées du sublime et du beau [A philosophical enquiry into the Origin of our Ideas of the Sublime and the Beautiful, 1757 / 1759], III, 2, trad. B. Saint Girons [1990], Paris, Vrin, 1998.
  • [25]
    « La notion de grâce chez Winckelmann », dans Winckelmann : la naissance de l’histoire de l’art à l’époque des Lumières, Paris, La Documentation française, 1991.
  • [26]
    Ibid., p. 59.
  • [27]
    Winckelmann, « De la grâce dans les ouvrages de l’art », dans Recueil de différentes pièces sur les arts, Paris, Barrois l’aîné, 1786 ; réimpr. Genève, Minkoff, 1973.
  • [28]
    Winckelmann, Geschichte der Kunst des Altertums, Dresde, 1764 ; rééd. Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1982, p. 155.
  • [29]
    Ibid., p. 158.
  • [30]
    Voir B. Saint Girons, « De l’interprétation du sublime chez Winckelmann », dans Entretiens Winckelmann, Premiers Entretiens de La Garenne-Lemot (8-11 juin 1994), dir. Jackie Pigeaud et Jean-Paul Barbe, Université de Nantes, 1995, p. 73-83.
  • [31]
    Antoine-Raphaël Mengs, Lettre à Dom Antonio Ponz, trad. Jansen, Amsterdam, Pissot, 1781, p. 199.
  • [32]
    Schiller, Lettre du 19 février 1793, à Körner ; Schiller y résume son traité De la grâce et de la dignité. Souligné par moi.
  • [33]
    Ibid.
  • [34]
    Trad. Alexis Philonenko, dans Kant, Œuvres philosophiques, III. Les derniers écrits, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1986, p. 34.
  • [35]
    Ibid.
  • [36]
    Montesquieu, Mes pensées (1720-1755), XII, 446, éd. Daniel Oster, Paris, Éditions du Seuil, p. 902. Souligné par moi. Ces formules sont contemporaines de l’Essai sur le goût dans les choses de la nature et de l’art, que Montesquieu rédigea, frappé de cécité, et que sa mort laissa inachevé.
  • [37]
    P. Yves-Marie André, Essai sur le beau, où l’on examine en quoi consiste précisément le beau dans le physique, dans le moral, dans les ouvrages de l’esprit et dans la musique, Paris, Guérin, 1741 ; rééd. Victor Cousin, Paris, Charpentier, 1843, p. 156.
  • [38]
    Voir B. Saint Girons, Fiat lux. Une philosophie du sublime, Paris, Quai Voltaire, 1993, I, 4 : « Risques de la simplicité ».
  • [39]
    « Sur la légèreté de l’outil » (conférence à l’Académie royale de peinture et de sculpture du 4 octobre 1755), Mercure de France, septembre 1756.
  • [40]
    Je souscris pour ces seuls textes au jugement d’Edouard Pommier sur « l’impasse de la théorie française de la grâce, écartelée entre l’allégeance à la norme classique et l’attrait de l’élégance aimable » (art. cit., p. 52).
  • [41]
    « Cette doctrine [la doctrine de Descartes] est en toute sa substance opposée à la bonne théologie, et même en plusieurs articles à la foi. Vous savez qu’elle a été réprouvée à Rome, par M. de Paris et par quelques universités. Vous ne pouvez ignorer que le père général et les supérieurs la défendent, que la compagnie prétend non seulement qu’on ne l’approuve point, mais encore qu’on la combatte, ainsi qu’on combattait celle de Calvin avant le Concile. » Ainsi s’exprime le Père Hervé Guymond dans une lettre au Père André, datée du 9 juillet 1707 et reproduite dans les Œuvres philosophiques du père André, éd. Victor Cousin, Paris, Charpentier, 1843. Mais le Père Le Valois ne disait pas autre chose en 1780 devant l’assemblée du clergé : « Messieurs, je cite devant vous M. Descartes et ses plus fameux sectateurs ; je les accuse d’être d’accord avec Calvin » (ibid., p. CCXX).
  • [42]
    P. André, Lettre à M. de Marb, ibid., p. XLVIII-XLIX.
  • [43]
    Voir Édouard Pommier, art. cit., p. 54 et 55.
  • [44]
    « Non satis est pulchra esse poemata ; dulcia sunto » (Horace, De arte poetica, v. 99).
  • [45]
    Art poétique, III, v. 189-190 et 287-288 (éd. J.-P. Collinet, Paris, Gallimard, 1985).
  • [46]
    Horace, Satires, I, 10, v. 44-45 : « les Camènes amies des champs, ont accordé à celui de Virgile la grâce aisée et spirituelle ». Cité par André dans son Essai sur le beau, 1741,VII.
  • [47]
    André, ibid.
  • [48]
    Ibid.
  • [49]
    Ibid.
  • [50]
    Montesquieu, Essai sur le goût [1757], « Du je ne sais quoi », dans Œuvres complètes, éd. Daniel Oster, Paris, Éditions du Seuil, 1964, p. 849. L’Essai est d’abord paru comme article de l’Encyclopédie (t. VII) sous le titre « Sur le goût dans les choses de la nature et de l’art ». On en trouve une édition moderne séparée : Paris, Rivages, 1993.
  • [51]
    D. Bouhours, Les Entretiens d’Ariste et d’Eugène [1671], V, Paris, Vve Delaulne, 1734, p. 318.
  • [52]
    Montesquieu, loc. cit.
  • [53]
    Ibid.
  • [54]
    Ibid.
  • [55]
    Ibid.
  • [56]
    Claude-Henri Watelet, Réflexions sur les différentes parties de la peinture, suite à L’Art de peindre, poème, Paris, Gérin et Delatour, 1760 [réimpr. Genève, Slatkine, 1969], p. 113.
  • [57]
    Ibid., p. 111.
  • [58]
    « C’est de l’ignorance que de ne pas distinguer ce qui a besoin de démonstration et ce qui n’en pas besoin » (Aristote, La Métaphysique, G, 4, 1006 a, trad. J. Tricot, Paris, Vrin, 1991, t. I, p. 197).
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