Couverture de LICLA_058

Article de revue

Pédant et bel esprit : la représentation du savant mondain et du mondain savant dans les comédies du XVIIe siècle

Pages 105 à 113

Notes

  • [1]
    Boniface et le Pédant, comédie en prose imitée de Bruno Nolano, Paris, Pierre Ménard, 1633, Second prologue.
  • [2]
    Furetière, Dictionnaire universel, La Haye et Rotterdam, Arnout & Reinier Leers, 1690.
  • [3]
    Beys, L’Hospital des Fous [éd. orig. 1636], Paris, Toussaint Quinet, 1639 ; Desmarets de Saint-Sorlin, Les Visionnaires, Paris, Camusat, 1637.
  • [4]
    Dans son Avis au lecteur, Beys signale : « Si les Fous que je mets dans cet Hospital te semblent sçavants, tu diras qu’il s’en trouve de pareils, & que j’ai voulu prendre les meilleurs. » Dans son Avertissement, Desmarets de Saint-Sorlin précise quant à lui que « tous les jours nous voyons parmi nous des esprits semblables, qui pensent pour le moins d’aussi grandes extravagances, s’ils ne les disent ».
  • [5]
    Les Visionnaires, II, 6, v. 679-682, éd. J. Truchet, dans Théâtre du XVIIe siècle, t. II, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1986.
  • [6]
    Ibid., v. 691-695.
  • [7]
    Ibid., II, 4, v. 497.
  • [8]
    Jean de Claveret, L’Esprit fort, Paris, Fr. Targa, 1637, III, 3, v. 828-880.
  • [9]
    Le Campagnard, Rouen, Guillaume de Luyne, 1657 ; L’Après-Soupé des auberges, éd. Ch. Mazouer, Paris, Nizet, 1987 [reprise de l’éd. de 1665].
  • [10]
    Le Campagnard, éd. cit., p. 172-173.
  • [11]
    La Tuillerie, Crispin bel esprit, Paris, Jean Ribou, 1682 ; Regnard, La Coquette ou l’Académie des Dames, dans Gherardi, Le Théâtre Italien ou le Recueil de toutes les scènes françoises qui ont esté jouées sur le Théâtre Italien de l’Hôtel de Bourgogne, Paris, Guillaume de Luyne, 1694.
  • [12]
    Crispin bel esprit, éd. cit., I, 1, p. 2-5.
  • [13]
    Ibid., I, 10, p. 38-39.
  • [14]
    Les Précieuses ridicules, sc. 9.
  • [15]
    Molière, La Critique de L’École des femmes, sc. 2.
  • [16]
    Sorel, Histoire comique de Francion, l. I, Paris, Gallimard, « Folio », 1996, p. 43.
  • [17]
    Pascal, Pensées, éd. Le Guern, fr. 667, Paris, Gallimard, « Folio », 1977, t. II, p. 171.
[...] vous trouverez beaucoup de subject ou de pleurer ou de rire : vous verrez icy comme un tableau racourcy de la vie humaine, &comme elle n’a rien d’asseuré ny de solide, assez d’affaires, beaucoup de deffauts, un peu d’apparence, &rien de bon en effect, comme nous trompons ou sommes trompés, faisons le mal ou le souffrons : Et sur tout prenez bien garde de certains droles qui passeront icy assez souvent [...]. [1]

1Lorsque Montaigne rappelle avec ironie son dépit quand, jeune spectateur, il assistait aux évolutions ridicules des régents bolonais des comédies italiennes, il ne prévoit certainement pas que le pédant deviendra par la suite un des personnages comiques les plus importants du répertoire français ni que, quelque cinquante années plus tard, Mademoiselle de Gournay apparaîtra dans la liste des personnages de deux comédies, l’une d’Antoine Gaillard et l’autre, La Comédie des Académistes, de Saint-Évremond, où « sa fille d’alliance » sera d’ailleurs quelque peu moquée pour son savoir démodé. Cependant, les traits moqueurs dont Montaigne affuble les pédants dans son essai sur le pédantisme se retrouvent dans de nombreux textes comiques du XVIIe siècle, des comédies, bien sûr, mais, et c’est déjà une des particularités du personnage, également des romans ou des satires. Issue à la fois de la tradition de la farce médiévale et du théâtre comique italien, la représentation caricaturale du savant et du monde professoral trouve, avec la comédie, un espace idéal pour exprimer ses vices et ses ridicules, aussi nombreux que variés. Présomptueux, fâcheux, autoritaire et misogyne, le pédant est, de surcroît, avare et parasite. Se croyant pur esprit, il est toujours maladroit et mal à l’aise avec son corps, ses gestes sont étriqués et son allure réglée par une démarche géométrique, ce qui permet à l’acteur de se livrer à un jeu physique débridé et outrancier propre à déclencher le rire. Mais c’est son langage qui donne au personnage sa véritable dimension théâtrale. Jargon volumineux et hyperbolique, son discours balance sans cesse entre sa volonté de ne pas être intelligible afin de paraître intelligent dans l’espoir d’obtenir de son entourage reconnaissance et respect, et la nécessité de se faire comprendre dans les situations les plus délicates où il se trouve plongé. Mais la popularité du pédant n’est pas seulement liée à ces travers physiques et langagiers, le personnage participe largement aux débats et aux polémiques qui, tout au long du siècle, touchent au savoir et à l’éducation. Le savoir dogmatique et élitiste de certains savants, l’usage des langues anciennes, le recours incessant aux autorités, la difficulté de s’ouvrir à la nouveauté scientifique ou philosophique sont en filigrane des présomptueuses péroraisons du pédant qui finissent le plus souvent en galimatias.

2Furetière enregistre cependant une acception du mot « pédant » autre que celle, restrictive, qui touche au métier de pédagogue ou aux étudiants mal dégrossis du collège ou de l’université : le pédantisme tombe aussi sur ceux qui prétendent posséder un savoir et le partager. Le vocable désigne toute personne qui

3

fait un mauvais usage des sciences, qui les corrompt & les altere, qui les tourne mal, qui fait de mechantes critiques & observations […]. [2]

4À côté de la dénonciation du savant et du savoir institutionnel incarné par de nombreux pédants de comédie à robe noire, s’affirme parallèlement une critique tout aussi féroce d’un nouveau pédantisme, attaché à qui fréquente de nouveaux lieux où la question du savoir est devenue rapidement essentielle, les académies et les salons. Au théâtre comme à la ville, ces deux mondes, même s’ils ont tendance à ignorer voire à moquer l’autre, ne sont pas si distants. Des savants, côtoyant des nobles et des bourgeois curieux, tendent à s’agréger aux mondains tandis que des courtisans et des mondaines souhaitent passer pour savants. Les pédants se multiplient donc et sont partout dénoncés, sans égard pour personne. Le langage s’adapte à la situation nouvelle : il est alors question de « beaux esprits » et de « savante », de « grammairien de cour » et de « femme pédante ». La comédie s’empare des uns et des autres, les entraînant dans la danse comique du ridicule et de l’outrance.

5Pour tracer les portraits comiques de ces nouveaux pédants il convient de se pencher sur quelques pièces emblématiques de la critique pédantesque, de s’interroger aussi sur la place prise par ces personnages ridicules dans la redéfinition non seulement des lieux d’expression du savoir mais aussi des attitudes et des comportements permis en société autour de la question du savoir.

6Entre le pédant d’université et le « bel esprit » qui participe aux conversations de salon, la comédie prendra d’abord un bien curieux détour. Avec L’Hospital des fous de Charles Beys et Les Visionnaires de Desmarets de Saint-Sorlin [3], le monde des lettrés et du savoir s’inscrit dans le paradigme de la déraison. Dans la première pièce s’agitent, entre autres, un poète extravagant, un philosophe, un plaideur et un alchimiste, dans la seconde un autre poète atteint de chimères et des amoureuses cultivées. La présentation de personnages monomaniaques, dont le dérèglement est lié au savoir, soulève de multiples questions : sur les théories médicales qui tentent de rendre compte des déséquilibres internes découlant de l’étude ou du travail intellectuel, sur la dimension philosophique et morale, amorcée quelques dizaines d’années auparavant par Montaigne et Charron, de la distinction entre savoir et sagesse, entre érudition et jugement.

7Si les personnages de ces deux pièces évoluent dans un monde bien à part, les auteurs rappellent que leur folie, si extravagante soit-elle, n’est pas si extraordinaire [4]. Dans Les Visionnaires, le personnage d’Amidor, poète extravagant, en est un exemple pertinent, son érudition étant à la hauteur de sa verve et de sa veine poétique. À plusieurs reprises, il est qualifié de « bel esprit » par son entourage. Alcidon fait de lui un portrait des plus élogieux :

8

Que cet homme est savant dedans l’Antiquité !
Il sait mêler la Fable avec la vérité,
Il connaît les secrets de la philosophie,
Et même est entendu dans la cosmographie. [5]

9Un peu plus loin, il ajoute :

10

Son esprit me ravit, son savoir me confond.
Ô Dieux! qu’il est subtil, et solide, et profond !
Je ne vois rien si beau qu’un savoir admirable ;
C’est un riche trésor à tous bien préférable,
C’est un flambeau divin que l’on doit respecter. [6]

11L’extravagance des personnages est à la mesure de leur aveuglement. Le ridicule enveloppe ce poète « bel esprit » comme ceux qui le jugent tel. Cependant, Sestiane, amoureuse de la Comédie, qualifie également les « esprits d’à présent », amateurs de théâtre, de « beaux esprits [7] ». Furetière remarque justement des emplois lexicaux contradictoires. S’il souligne d’abord, en citant Bouhours, les qualités de justesse, de force et de délicatesse d’un bel esprit dont les pensées sont « fines », les trouvailles « nobles & agreables » et les expressions « polies & naturelles », il relève avec le même auteur que le titre « est presentement fort decrié » et se demande « s’il ne vaudroit pas mieux être un peu bête, que de passer pour ce qu’on appelle communément bel esprit ». Les comédies notent ostensiblement et péjorativement ce qui semble passer ailleurs pour qualité rare et recherchée.

12De fait, elles ont largement contribué à cette évolution sémantique. Composé dès 1630 par Claveret, L’Esprit fort désigne Criton, amoureux d’Angélie, qui veut la séduire à coup de maximes vertueuses et de doctes harangues. Il n’hésite pas à qualifier d’ignorants ses rivaux et à dauber sur Malherbe et L’Astrée. Pourtant, la sentence d’Angélie tombe, qui discrédite le galant :

13

La vanité les porte à d’estranges folies
Mais leur loy n’est au fond qu’apparence & que fard
Que sous un mot pompeux ils ont reduit en art
Et donc par leur grimace impie & ridicule
Ils taschent d’esblouir quelques femmes credules. […]
Croire au dessous de soy les plus rares esprits, […]
C’est en quoy ces esprits qui n’ont rien que l’escorce
Dans leur sotte foiblesse establissent leur force. [8]

14Ainsi, jouer présomptueusement des apparences et tromper son entourage par des airs de supériorité, caractéristiques dès longtemps du pédant, voilà qui guette le galant tenté d’user artificieusement d’un prétendu savoir. Deux autres pièces nous le rappellent, qui mettent en scène des conversations qui se veulent savantes, Le Campagnard de Gillet de la Tessonerie et L’Après-soupé des auberges de Raymond Poisson [9]. Dans la première, Bazile, un vieillard qui chérit la science, s’est entiché d’un faux savant, Anselme, tandis que Phénice, sa nièce, qui a vécu à Paris, séduit le campagnard : ce noble de province « peu fait à la Cour » est à la fois victime du faux savoir pédantesque d’Anselme et d’un discours amoureux par trop affecté. L’opposition entre gens de cour et provinciaux fait aussi le sujet de la comédie de Poisson. Cette fois-ci, le ridicule tombe à la fois sur un marquis de noblesse récente prétentieux, sur une Vicomtesse qui « grasseye », mais aussi sur un gentilhomme de province qui tente de singer ses interlocuteurs pour la seule raison qu’ils viennent de Paris. Le marquis, aveuglé par sa présomption, se moque bien involontairement de son interlocutrice :

15

Le ravissant Esprit ! il charme en compagnie ;
On voit bien que… Morbleu, l’admirable Genie !
Hors vous et certain Homme, à present dans Paris
Madame, on trouveroit fort peu de beaux Esprits ;
On en voit rarement dans le Siecle où nous sommes. [10]

16On voit le portrait comique du « bel esprit » se dessiner peu à peu : courtisans et galantes sont pris dans la tourmente pédantesque. Les rencontres, les réunions deviennent l’occasion de conversations où se jauge l’esprit de chacun. Maladroits, sentencieux, critiques ou censeurs, les beaux esprits cherchent à travestir leur ignorance ou leur savoir mal digéré par des raisonnements et des jugements indélicats confinant à l’absurde et au galimatias. Le « bel esprit » est bien une mutation sociale et culturelle du type du pédant, à travers lequel sont dénoncées certaines pratiques et habitudes mondaines.

17À la fin du siècle, Crispin bel esprit et La Coquette ou l’Académie des Dames[11] permettent d’affiner le portrait du pédant mondain, qui reste un ridicule toujours populaire. Dans La Coquette de Regnard Madame Pindaret, femme de procureur qui veut de l’érudition jusque dans sa cuisine, prétend haut et fort qu’on se « decrasse en sa compagnie » si bien que tout un chacun avoue qu’elle n’a point « la conversation roturiere ». Dans la comédie de La Tuillerie, Crispin est un valet qui donne le change à un savant, au nom parlant de Pénétrant, et à Victorine, qui se veut femme d’esprit ; à son maître Valère le valet dévoile lui-même la recette de son succès :

18

À moins d’estre sçavant, on n’entre point chez elle,
Et ce n’est pas pour vous une chose nouvelle.
J’ay dons fait le sçavant, je me suis dit Autheur,
Victorine m’a crû plus docte qu’un Docteur.
J’en fait l’Adorateur, j’aprouve chaque chose,
Ce qu’elle fait en Vers, ce qu’elle dit en Prose […].
Et vous pourriez passez, Monsieur, pour la Copie
De ces Originaux dont la ville est remplie ;
De ces gens qui souvent ne sçachant A, ny B,
Passent pour beaux Esprits avec le nom d’Abbé […].
Tout vous réüssira sous ce déguisement.
Joignez à cet Habit une foible science,
On se laisse aujourd’huy tromper par l’aparence. [12]

19Selon Crispin, la « faible science » en question consiste simplement à savoir manier un discours flatteur et affecté. Curieusement, Victorine a un moment de lucidité pour dénoncer d’autres tromperies savantes :

20

On confond, il est vray, l’habile Homme & la Beste.
Damon est bel esprit parce qu’il fait des Vers,
Et cependant Damon a l’esprit de travers.
Lisidas, avec qui personne ne peut vivre,
Passe pour bel Esprit, parce qu’il fait un Livre.
Je connois bien des Gens, de qui le bel esprit
Consiste à condamner tout ce que l’on écrit.
L’on n’a jamais rien fait digne de leur estime,
Et personne à leur gré ne trouve le sublime. [13]

21L’illusion théâtrale se prête à dénoncer les tromperies du monde : le pédant est un type que la comédie a naturellement cherché à prolonger et à renouveler en marquant les affinités entre pédants de collège et « beaux esprits », que l’évolution de la vie de société pousse à faire montre d’un savoir. Les similitudes sont telles que le terme de pédantisme sert à désigner les uns et les autres. Alors que de vrais savants cherchent à s’adapter à l’esprit galant, des mondains s’escriment à reproduire les défauts traditionnellement prêtés aux érudits.

22Il revient à Molière de porter un coup fatal aux beaux esprits. Dans l’ensemble de son œuvre, il s’en prend au pédantisme sous toutes ses formes et à la crédulité de ses dupes, aveuglées par un langage trompeur dont la comédie excelle à dévoiler les ressorts. Cathos et Magdelon ont la naïve présomption de se faire initier au bel air et aux beaux endroits des ouvrages par de beaux esprits ; avides d’élégance et de « délicatesse furieuse » elles sont éblouies, en dépit des mises en garde de Gorgibus, par les belles paroles d’un Jodelet ou d’un Mascarille, qui a le front de déclarer : « Pour moi, j’ai cette manie de vouloir donner généralement sur tout ce qu’il y a de plus beau [14]. »

23Les Femmes savantes sont la pièce de Molière qui traite de ce problème avec le moins de complaisance. Trissotin, « bel esprit », rivalise de ridicule avec le savant Vadius. Ils bataillent à coups de lieux communs et de galimatias devant Philaminte, Armande et Bélise admiratives, qui représentent trois variétés de pédantisme : Philaminte est la plus doctrinaire et attardée dans son attachement aux sciences, Bélise est uniquement sensible à la forme du discours, tandis qu’Armande, entichée de philosophie, travestit en débats idéologiques des impressions ou des sentiments personnels. En contrepoint, la sincérité et le naturel du couple Clitandre-Henriette souligne l’altération des liens moraux et sociaux liée à la question du savoir. Car c’est le rapport entre savoir et pouvoir, entre autorité et manque de lucidité, qui inquiète. Le pédantisme, chez les personnages féminins de Molière, n’est pas simple affaire de querelles esthétiques ou idéologiques, mais un vice de l’esprit qui met en péril, aussi bien que l’individu, la communauté où il évolue. Le propos de l’auteur n’est évidemment pas de condamner l’accès des femmes au savoir, la tenue d’assemblées savantes et encore moins les idées ou les jugements avancés par ses personnages, mais l’amalgame qui tend à confondre les causes et les effets en asservissant la pensée à des obsessions ou des illusions. En Philaminte le désir d’« académie » ne répond ni à une aspiration de justice devant le savoir en vue d’un réel partage des connaissances, ni à la recherche désintéressée d’une sagesse susceptible d’éclairer son jugement, mais à une volonté d’élévation sociale, sectaire et partisane. Il s’agit de substituer un pouvoir à un autre sans remettre fondamentalement en cause ses vices et ses déviances. Pis, l’obscurantisme s’introduit dans des assemblées qui devraient condamner, au nom de la liberté de savoir, tout aveuglement stérile. L’hypocrisie de conversations superficielles n’ont rien à envier, dans leur vacuité, aux disputes pédantes de collège.

24Molière vise aussi le pédantisme des « spécialistes » ès lettres et langage et des trublions qui jugent sommairement d’une œuvre. Six mois après la première de L’École des femmes, Molière poursuit la querelle qu’elle a suscitée. Les personnages de La Critique appartiennent au monde de la cour : galantes, marquis ou poètes. D’emblée, Élise dresse un portrait lapidaire du marquis, un « extravagant » et un « turlupin », et de Climène, une précieuse qui « est la plus sotte bête qui se soit jamais mêlée de raisonner ». Pour autoriser la piètre opinion qu’il professe concernant la comédie de Molière, le marquis fait appel au verdict d’« autorités galantes » de son clan, qui sont immédiatement réfutées par la partie adverse, Dorante en particulier, pour leur présomption ou leur affectation. À leurs yeux, l’objet de la critique compte moins que la valorisation de son auteur, qui mise plus sur l’effet subjectif produit sur ses interlocuteurs que sur l’affirmation d’une pensée personnelle. Élise peut se moquer de Climène et de ses amis :

25

Elle l’avait invité à souper comme bel esprit, et jamais il ne parut si sot, parmi une demi-douzaine de gens à qui elle avait fait fête de lui, et qui le regardaient avec des grands yeux, comme une personne qui ne devait pas être faite comme les autres. Ils pensaient tous qu’il était là pour défrayer la compagnie de bons mots, que chaque parole qui sortait de sa bouche devait être extraordinaire, qu’il devait faire des impromptus sur tout ce qu’on disait, et ne demander à boire qu’avec une pointe. [15]

26Les travers des savants et ceux des marquis sont d’une grande proximité : la force de Molière est précisément de réunir un marquis extravagant, une précieuse affectée, un poète entêté dans le prolongement du pédantisme des docteurs de comédie.

27Sa critique du pédantisme construit et illustre sa vision de l’homme plongé dans la comédie des grimaces, des mensonges et de l’intolérance. Il esquisse ainsi les grandes lignes d’une sagesse qui tente d’éclairer, d’accompagner les spectateurs de bonne volonté. Les personnages du pédant mondain et du mondain pédant fixent des points de repère fondamentaux entre un savoir en mouvement et une société curieuse des choses de l’esprit, conférant à la comédie une nouvelle légitimité. La dénonciation du « bel esprit », qui tend à ériger d’autorité de nouvelles normes esthétiques, culturelles et intellectuelles à l’intention de quelques happy few, participe à l’élaboration de l’idéal d’honnêteté : de Faret à La Bruyère en passant par les moralistes le pédant et le bel esprit ont une fonction de repoussoir ; or, de cet idéal le théâtre offre une exploration particulièrement efficace puisqu’il met sous les yeux les enjeux moraux et sociaux de l’imposture pédante tout en permettant, grâce au rire, de s’en déprendre. Car nul ne peut absolument s’en garantir, et surtout pas les auteurs ou ceux qui passent pour l’être, les « beaux esprits de profession », qui tels les poètes extravagants d’antan dénigrent les œuvres d’autrui et s’érigent en censeurs dans de violentes et stériles polémiques. Au fil des douze acceptions du « beau », Furetière insère cet avertissement significatif :

28

Il seroit à souhaiter que ceux qui parlent, ou qui écrivent, fussent bien persuadez de cette regle, qu’il n’y a rien de beau que de vrai : cela retrancheroit des discours une infinité de vains ornements, & de fausses pensées.

29Les personnages du pédant et du bel esprit permettent à la comédie d’accéder à la réflexion esthétique sur le langage, notamment comme art poétique, par delà la simple représentation d’un idéal humain.

30L’influence de la comédie dans la critique des pédants et des beaux esprits n’est donc pas pour étonner. Elle a inspiré des auteurs aussi différents que Sorel et La Bruyère, et la description mordante de Madame d’Auchy par Guez de Balzac, dans une lettre à Madame Desloges en date du 20 septembre 1628, fait penser au théâtre. Au fond, la comédie tend à s’affirmer comme un autre espace d’éducation, voire d’instruction. Dénoncer le discours d’un docteur ridicule, la fatuité d’un courtisan qui se veut savant ou l’autoritarisme d’une pédante relève aussi de la formation des esprits. Or la comédie réussit admirablement l’alchimie qui consiste à dépasser la relation entre lieu d’échange du savoir et forme de pouvoir : on se moque publiquement de la doxa et de l’autorité du monde universitaire en même temps qu’est dénoncée la prétention des assemblées mondaines et savantes. Le théâtre, par le discrédit qu’il répand également sur les uns et sur les autres, est une nouvelle place publique où il est question d’instruire et de plaire. Il n’est finalement pas surprenant que ce soit un écrivain tel que Sorel qui nous en donne le témoignage au début de Francion :

31

C’est un grand avantage d’être instruit par le malheur des autres, et de ne pas entendre les enseignements d’un précepteur rechigné et déplaisant, mais ceux d’un agréable maître de qui les leçons ne sont que des jeux et des délices. Or, c’était ainsi que faisaient les anciens auteurs dedans leurs comédies qui instruisaient le peuple en lui donnant récréation. Cet ouvrage-ci les imite en toutes choses. [16]

32La comédie apparaît dès lors nécessaire à l’élaboration d’un juste jugement, même s’il peut paraître paradoxal qu’une esthétique de l’illusion serve à dévoiler les apparences trompeuses et les artifices. Pascal souligne combien l’art d’agréer est important pour tout ce qui touche au partage du savoir ; dans un fragment des Pensées, il précise :

33

On se forme l’esprit et le sentiment par les conversations, on se gâte l’esprit et le sentiment par les conversations. Ainsi les bonnes ou les mauvaises le forment ou le gâtent. Il importe donc du tout de les savoir choisir pour se le former et ne le point gâter. Et on ne peut faire ce choix si on ne l’a déjà formé et point gâté. Ainsi cela fait un cercle, dont sont bienheureux ceux qui en sortent. [17]

34La comédie offre peut-être une voie de salut : face au ridicule pédantesque, l’éclat de rire du spectateur peut l’aider à briser ce cercle vicieux. Tel n’est pas le moindre bonheur que puisse offrir la comédie.


Date de mise en ligne : 24/04/2013

https://doi.org/10.3917/licla.058.0105

Notes

  • [1]
    Boniface et le Pédant, comédie en prose imitée de Bruno Nolano, Paris, Pierre Ménard, 1633, Second prologue.
  • [2]
    Furetière, Dictionnaire universel, La Haye et Rotterdam, Arnout & Reinier Leers, 1690.
  • [3]
    Beys, L’Hospital des Fous [éd. orig. 1636], Paris, Toussaint Quinet, 1639 ; Desmarets de Saint-Sorlin, Les Visionnaires, Paris, Camusat, 1637.
  • [4]
    Dans son Avis au lecteur, Beys signale : « Si les Fous que je mets dans cet Hospital te semblent sçavants, tu diras qu’il s’en trouve de pareils, & que j’ai voulu prendre les meilleurs. » Dans son Avertissement, Desmarets de Saint-Sorlin précise quant à lui que « tous les jours nous voyons parmi nous des esprits semblables, qui pensent pour le moins d’aussi grandes extravagances, s’ils ne les disent ».
  • [5]
    Les Visionnaires, II, 6, v. 679-682, éd. J. Truchet, dans Théâtre du XVIIe siècle, t. II, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1986.
  • [6]
    Ibid., v. 691-695.
  • [7]
    Ibid., II, 4, v. 497.
  • [8]
    Jean de Claveret, L’Esprit fort, Paris, Fr. Targa, 1637, III, 3, v. 828-880.
  • [9]
    Le Campagnard, Rouen, Guillaume de Luyne, 1657 ; L’Après-Soupé des auberges, éd. Ch. Mazouer, Paris, Nizet, 1987 [reprise de l’éd. de 1665].
  • [10]
    Le Campagnard, éd. cit., p. 172-173.
  • [11]
    La Tuillerie, Crispin bel esprit, Paris, Jean Ribou, 1682 ; Regnard, La Coquette ou l’Académie des Dames, dans Gherardi, Le Théâtre Italien ou le Recueil de toutes les scènes françoises qui ont esté jouées sur le Théâtre Italien de l’Hôtel de Bourgogne, Paris, Guillaume de Luyne, 1694.
  • [12]
    Crispin bel esprit, éd. cit., I, 1, p. 2-5.
  • [13]
    Ibid., I, 10, p. 38-39.
  • [14]
    Les Précieuses ridicules, sc. 9.
  • [15]
    Molière, La Critique de L’École des femmes, sc. 2.
  • [16]
    Sorel, Histoire comique de Francion, l. I, Paris, Gallimard, « Folio », 1996, p. 43.
  • [17]
    Pascal, Pensées, éd. Le Guern, fr. 667, Paris, Gallimard, « Folio », 1977, t. II, p. 171.

Domaines

Sciences Humaines et Sociales

Sciences, techniques et médecine

Droit et Administration

bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Retrouvez Cairn.info sur

Avec le soutien de

18.97.14.91

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions