Notes
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[1]
A. Adam, Théophile de Viau et la libre pensée française en 1620 [1935], réimpr. Genève, Slatkine, 1965 ; sur la générosité, voir les p. 303-313.
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[2]
L’Histoire comique de Francion paraît anonymement dans une version en sept livres en 1623 (chez Pierre Billaine), puis, toujours anonymement, dans une version augmentée de quatre livres et notablement modifiée, en 1626 ; enfin, une dernière version paraît en 1633, en douze livres, sous le nom d’auteur de Nicolas Moulinet du Parc, portant le titre de La Vraye Histoire comique de Francion. A. Adam a édité le roman dans un texte issu de la combinaison des trois versions dans Romanciers du xviie siècle, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1958. Le passage qu’il lui consacre dans son Théophile de Viau est compris entre les p. 297 et 316.
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[3]
Histoire comique de Francion, p. 242-243 de l’édition d’A. Adam, à laquelle toutes les citations renverront : Romanciers du xviie siècle, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1958.
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[4]
Ibid., p. 302-303.
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[5]
I. Bugliani, « Francion eroe libertino », Saggi e ricerche di letteratura francese, VII, Pisa, La Goliardica, 1966, p. 9-68.
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[6]
G. Saba, Théophile de Viau e la critica, Trieste, Istituto di philologie moderne, n° 4, 1964, p. 88.
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[7]
Théophile de Viau, Œuvres complètes, Paris/Rome, Nizet/Edizioni dell’Ateneo, 1984, t. I, p. 398, n. 79.
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[8]
Ce discours ouvre la série des textes liminaires de La Science des choses corporelles que Sorel publie dès 1634 chez Pierre Billaine, sans nom d’auteur, mais avec un quatrain de Guy Patin à Carolo Sorello (sous-titre : Première partie de la Science humaine, Où l’on connaît la Vérité de toutes les choses du Monde par les forces de la Raison ; Et l’on trouve la réfutation des Erreurs de la Philosophie vulgaire). Il sera systématiquement reproduit en tête des versions successives de La Science universelle (1641, Paris, Toussaint Quinet ; 1668, Paris, Nicolas Le Gras).
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[9]
R. Hogdson, « Une idéologie subversive : Sorel et la société de son temps », P.F.S.C.L., n°14-1, 1981, p. 105-113.
-
[10]
C. Rizza, « La notion de généreux dans le Francion de Sorel », dans E. Kanceff (éd.), Studi di storia della civilità letteraria francese, Mélanges offerts à Lionello Stozzi, Paris, Champion, 1996, t. I, p. 259-272.
-
[11]
« L’itinéraire de Francion prend alors fin ; le protagoniste n’est plus un révolté mais il semble avoir acquis cette sorte d’humilité vertueuse qui, selon Descartes, serait une des marques d’un esprit généreux » (ibid., p. 272). Voir Descartes, Les Passions de l’âme, art. 155, Paris, Gallimard, « Tel », 1988, p. 247.
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[12]
Sorel aurait, dans la deuxième partie, infléchi son « histoire comique » vers le modèle, plus conventionnel, du roman d’aventures sentimental, les aventures du héros étant unifiées par la quête de la femme aimée.
-
[13]
« D’un roman à métamorphoses : la composition du Francion de Charles Sorel », Baroque, n° 6, p. 97-103 ; repris dans P. Dandrey (éd.), Charles Sorel / Histoire comique de Francion, Paris, Klincksieck, « Parcours critique», 2000, p. 97-105.
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[14]
Cyrano a consacré le salut en usage dans le milieu libertin – « Songez à librement vivre » – en le transposant dans la société de la Lune : « c’est l’adieu dont en ce pays-là on se sert pour prendre congé de quelqu’un », commente le narrateur (L’Autre monde ou les États et Empires de la lune, éd. Madeleine Alcover, Paris, Champion, 2004, p. 136).
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[15]
Nous entendons cette notion dans le sens fort que lui accorde Tullio Gregory et qui donne son unité au recueil d’articles publié sous le titre Genèse de la raison classique de Charron à Descartes, Paris, PUF, « Épiméthée », 2000. La culture libertine se définit au fil de ses analyses comme un ensemble complexe mais cohérent de références et de questionnements communs, ancrés sur deux grands héritages : la philosophie antique (de Platon à Cicéron) envisagée comme critique de la tradition religieuse et le naturalisme italien.
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[16]
« Le courage m’étant alors crû de beaucoup, je soupirais en moi-même de ce que je n’avais encore fait aucun exploit de guerre, bien que je fusse à l’âge où les Chevaliers errants avaient déjà défait une infinité de leurs ennemis, et je ne vous saurais exprimer le regret que j’avais, de voir que mon pouvoir ne répondait pas à ma volonté. » (p. 183). Preuve de la pérennité de ce thème chez Sorel, on retrouve dans le passage consacré aux romans de chevalerie dans De la connaissance des bons livres le constat que leur lecture éveille chez le lecteur une disposition à la générosité : « On doit croire que cette lecture étant faite avec circonspection, excite les jeunes hommes à se montrer généreux et libéraux, et même pieux. » (De la connaissance des bons livres, Paris, André Pralard, 1671, p. 151-152).
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[17]
« Éloignés de tout idéal de magnanimité et de noblesse d’âme, les amis de Francion semblent plutôt continuer la tradition de ces compagnons de la basoche, de ces enfants sans souci que l’écolier Villon avait célébrés » (C. Rizza, art. cit., p. 262).
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[18]
Ibid.
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[19]
« Encore qu’ils décrivaient les faits généreux de plusieurs grands personnages, ils ne s’enflammaient point de générosité, et ne partait d’eux aucune action recommandable. Avec tout cela c’étaient les gens les plus présomptueux de la terre. Chacun croyait faire mieux que tous les autres et se fâchait lorsque l’on ne suivait pas ses opinions » (p. 233). C. Rizza tire encore parti de cet épisode pour remarquer que dans l’esprit de Sorel « la qualité de libertin n’implique pas l’existence d’un naturel généreux » (art. cit., p. 263), mais sans prendre garde que le terme de libertin ne pouvait être à l’époque et dans le contexte politique employé positivement et revendiqué comme un signal de ralliement : dans le roman, il est toujours vecteur de satire.
-
[20]
Art. cit., p. 266.
-
[21]
Voir M. Rosellini, « La fête libertine du Francion : du festin au banquet philosophique », Cahiers Textuel, n° 22, nov. 2000, p. 65-80.
-
[22]
C’est pour ce motif, et non par un quelconque mouvement de renoncement, que Francion refuse le vin que Raymond verse à profusion : « Je n’en ferai rien, répondit-il, j’aime mieux user de mes forces en me jouant avec Laurette, qu’en me jouant avec Bacchus. Si j’en prenais trop, tout mon corps serait brutalement assoupi, et ne pourrait plus prendre avec les femmes qu’un plaisir lent, et j’ose dire bien douloureux. » À quoi Raymond réplique, d’une formule bien épicurienne (le « quemque sua trahit voluptas » de Virgile) : « Hô bien […], chacun est libre ici, suivez la volupté qui vous est la plus agréable. » (p. 318).
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[23]
« Le tour qu’on joue à Hortensius lui faisant croire que des Polonais l’ont choisi comme leur roi révèle le goût pour une moquerie subtile et raffinée que le petit écolier remplaçant la chair d’un pâté par un chasse-pied [sic] n’aurait même pas su imaginer. C’est passer de la farce à la comédie. » (art. cit., p. 269-270).
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[24]
« Que vous avez produit de miracles, Belle Déesse : il n’y a que ceux qui voient le Soleil même, qui soient échauffés de ses rayons : Ceux qui ne voient que sa figure ne le sont point : mais j’ai été enflammé jusqu’à l’excès en ne voyant que votre portrait. Quel destin empêche qu’en vous considérant maintenant vous-même, je ne sois tout réduit en cendre. Le Ciel ne me fit-il point cette grâce de me conserver en mon premier être, afin que je souffre éternellement ? » (p. 355). C. Rizza cite cette déclaration au style ampoulé, mais se hâte de la mettre au compte de la « parodie des romans sentimentaux », sans considérer qu’elle prépare la suite, qui est son déchiffrement sans vaine pudeur par Naïs acceptant l’aveu du désir qui s’y cache : « Monsieur, dit naïvement Naïs, je reconnais clairement que vous êtes d’une humeur si mauvaise qu’il est fort malaisé de vous rendre satisfait. Quoi, vous ne vous contentez pas de mon portrait qu’on vous a donné ; je pense qu’à la fin vous en voudrez posséder l’original. » (p. 357).
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[25]
La plaidoirie de Francion devant Naïs à la fin du roman joue précisément sur la distinction entre l’appétit indifférencié pour les « beaux fruits » qui se présentent et le désir sélectif pour une personne : « Je l’ai aimée [Émilie], dit Francion, comme j’aimerais un beau fruit que je verrais sur l’arbre et auquel je ne voudrais point pourtant toucher. Mais plutôt je l’ai aimé de l’amour que l’on porte aux fleurs et non davantage. Je pense que vous ne voulez pas que je sois aveugle et que je cesse de considérer les divers ouvrages de la Nature. Je les trouve tous beaux, mais cette affection que je leur porte retourne à vous, car rien n’a de beauté au monde que ce qui vous ressemble en quelque sorte ; néanmoins, si c’est être criminel de vivre ainsi, je veux bien changer d’humeur pour demeurer dans les termes de l’obéissance. » (p. 525).
-
[26]
« Pour moi, dit alors Francion, je ne trouve point que ce me soit une chose désavantageuse d’épouser une veuve, elle en sait mieux ce que c’est d’aimer. Il m’en fallait une nécessairement, et si elle a été à un autre homme que moi, à combien de femmes ai-je été aussi ? » (p. 461).
-
[27]
La Science des choses corporelles, éd. cit., p. 3 ; La Science universelle, éd. de 1641, Paris, T. Quinet, p. 8 ; éd. de 1668, Paris, N. Le Gras, p. 14.
-
[28]
Le De republica, ouvrage que Cicéron a consacré à la définition du meilleur régime politique et du meilleur citoyen (De optimo civitatis statu et de optimo cive) et qui se présente sous la forme d’un dialogue entre Scipion Émilien (le destructeur de Carthage) et ses amis quelques jours avant sa mort, se clôt au Livre VI par le récit qu’il fait à ses jeunes interlocuteurs d’un songe initiatique qu’il a eu dans sa jeunesse en Afrique et où son grand-père, le premier Scipion l’Africain, lui a révélé les arcanes de l’univers. Cicéron suit dans cet épisode final son modèle Platon, qui achevait les dix livres de sa République (614 a-621 b) par le récit du voyage de l’âme d’un soldat mort au combat (Er, originaire de Pamphilie) qui, par un privilège unique, se trouve réincarnée sans avoir perdu la mémoire de sa vie antérieure ; ce mythe permettait à Platon de décrire la structure de l’univers et le jugement des âmes après la mort. La conjonction de ces deux récits est au fondement d’un véritable genre littéraire aux xvie et xviie siècles : le songe allégorique. Sorel reprend donc une tradition. Mais il n’est sans doute pas indifférent qu’alors que Scipion cherchait dans le ciel entrevu en songe le secret de l’au-delà (pour apprendre, en l’occurrence, quelles « récompenses plus solides et gardant plus de fraîcheur » – que les statues et les couronnes – y sont promises aux bons citoyens) et qu’Er y suivait le destin de l’âme après la mort, Francion y découvre les secrets du processus de la naissance : inversion comique, certes, puisque la sexualité est impliquée dans l’affaire, mais aussi inversion à valeur philosophique, qui signale l’adhésion de l’auteur au naturalisme, puisque la question de l’âme se trouve relever entièrement de la nature.
-
[29]
G. Bruno, De la cause, du principe et de l’un, dans Œuvres complètes, t. III, éd. G. Aquilecchia, trad. Luc Hersant, Paris, Les Belles Lettres, 1996. Ce dialogue constitue, de l’avis de son commentateur moderne Michele Ciliberto, « le noyau théorique fondamental de la nova filosofia » auquel G. Bruno fera sans cesse référence dans ses autres écrits (Introduction, p. IX).
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[30]
« Je joindrai avec beaucoup de raison aux Novateurs Astronomes, ceux qui ont publié quelques Opinions touchant la pluralité des Mondes, et qui pour les faire valoir, ont établi divers ordres d’Astres lumineux et d’opaques. C’est ici un des inconvénients de l’opinion du Mouvement de la terre. Il n’y a point de doute que l’une de ces opinions a fait naître l’autre, et qu’on ne croit que le Monde est d’une étendue infinie, qu’à cause que premièrement on s’est persuadé que la Terre n’est point le Centre, et qu’il se trouve plusieurs autres Globes pareils. Personne n’a proposé cela plus hardiment et plus distinctement qu’un certain Iordanus Brunus Nolanus, de qui il faut que nous parlions à présent. » (La Science universelle, Paris, N. Le Gras, 1668, t. IV, p. 398).
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[31]
« Il est vrai que voulant imiter Lucrèce Poète Epicurien, il a affecté de remplir ses Vers de mots antiques, en quoi il n’a pas tant de grâce que son original ; Enfin, pour ce qui est de ses propositions, quoiqu’il ne réussisse point mal en ce qui est contre Aristote et ses Sectateurs, il est certain qu’on ne lui accordera pas ce qu’il dit contre quelques Théologiens, qui croient que le Monde est fini […]. Néanmoins il assure toujours que Dieu est partout […] et comme il ne touche aucun des points de la Foi, nonobstant quelques petits mots de ses Commentaires, qui paraissent un peu libres à ceux qui les entendent ; il aurait bien pu sauver le reste et se sauver soi-même, faisant passer tout cela pour des Hypothèses et des suppositions qu’il n’approuvait point » (ibid., p. 403).
-
[32]
Bayle résumera la thèse du quatrième dialogue de Bruno, De la cause, du principe et de l’un, par cette formule radicale : « La matière des corps n’est point différente de la matière des esprits. » (Dictionnaire historique et critique, art. « Brunus (Jordanus) »).
-
[33]
Voir l’Introduction de De l’infini, de l’univers et des mondes par M. A. Granada, dans G. Bruno, Œuvres complètes, éd. G. Aquilecchia, t. IV, trad. J.-P. Cavaillé, Paris, Les Belles Lettres, 1995, p. XXXIX sq.
-
[34]
Notons que Bruno a poussé les conséquences de sa thèse de la Vie-matière infinie jusqu’à admettre le principe de la génération spontanée : il considère en particulier que « s’il arrive qu’un monde soit détruit ou renouvelé, la production des animaux, aussi bien parfaits qu’imparfaits, est effectuée par la force et la vertu de la nature sans qu’il y ait un acte de génération au commencement », c’est-à-dire « sans qu’un individu comme parent en produi[se] un autre comme fils » (De l’infini, de l’univers et des mondes, éd. cit., p. 366).
-
[35]
Certes, l’utilisation des thèses de Bruno n’est pas rigoureuse de la part de Sorel et, loin de les illustrer par les implications qu’il en tire, il s’en détache. Le philosophe italien, en effet, développait l’ontologie de la Vie-matière de manière plus cohérente en supprimant toute différence entre les âmes, non seulement celles des hommes entre eux, mais aussi celles des hommes et des bêtes (Cabale du cheval pégaséen, dans Œuvres complètes, t. VI, Paris, Les Belles Lettres, 1994, p. 90). Ainsi la « vertu » et le « mérite » individuel ne pouvaient être dus qu’au labeur proprement humain, l’homme n’étant finalement supérieur aux bêtes que par la forme de son corps et tout particulièrement sa main, instrument spécifique de la culture humaine (ibid., p. 96).
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[36]
Dans l’encyclopédie que reconstitue La Science universelle la politique est, avec l’économie et la justice, une branche de la morale pratique, comme en témoigne le plan de la seconde partie.
-
[37]
Les passages cités ci-dessous ont en effet disparu de la version de 1626 de l’Histoire comique de Francion.
-
[38]
C’est bien sur cette vertu, qualité ontologique plutôt que banalement morale, que s’appuie l’auteur anonyme de 1623 pour mépriser les critiques des lecteurs : « Presque tous ceux qui liront mes écrits ayant le jugement offusqué feront une tout autre estime de mes opinions, qu’ils ne devraient. Mais je ne m’en affligerai pas beaucoup, car la vertu qui est entièrement céleste participe à l’essence de la divinité qui ne tire sa gloire que de soi ; c’est une chose manifeste que la satisfaction qu’elle a en elle-même, de s’être dignement exercée, lui sert d’une récompense que rien ne peut égaler. » (« Advertissement d’importance aux lecteurs », p. 61).
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[39]
L’Épître « Aux Grands » fait en effet partie des ouvrages de Francion dont le livre XI, dans la version de 1633, dresse l’inventaire (p. 1326, var. de la p. 438).
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[40]
La Science des choses corporelles, éd. cit., p. 8-9.
-
[41]
Il faut noter que, dans la classification des savoirs qui structure La Science universelle, la politique est une branche de l’éthique, elle-même dépendant étroitement de la science. C’est donc au terme d’un long processus de « perfection de l’homme », ancré sur une connaissance de la nature délivrée du poids de l’aristotélisme, que l’homme en société pourra espérer atteindre une « parfaite félicité ». Telle est la perspective que Sorel donne à sa nouvelle « encyclopédie ».
-
[42]
Les brocards contre le « fils d’un Marchand, ignorant et présomptueux » qui « en marchant enviait le haut bout », s’achève sur cette chute : « Un de mes compagnons me vint dire alors, que je le quittasse là. Aussi veux-je, repartis-je, j’ai bien peu de raison de disputer contre un habit, car je ne vois rien ici autre chose, contre qui je puisse avoir querelle […]. L’on lui pardonne, mais à la charge qu’il n’entrera jamais en contestation, qu’avec des manteaux comme lui. » (p. 242-243).
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[43]
Art. cit., p. 272.
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[44]
Et, justement, quand ils croient contrefaire la noblesse, les bourgeois trahissent leur véritable condition par le mépris qu’ils affectent à l’égard du peuple : « Le malheur est que ceux de qui la noblesse est le moins établie, croient qu’ils ne sauraient mieux se faire connaître que par une furieuse insolence, et ce n’est qu’en cela qu’ils tâchent de contrefaire les nobles. […] Quant à ceux qui ne se rendent éminents que par les charges qu’ils ont achetées, ou qu’ils ont eues par hasard plutôt que par mérite, ils traitent les autres avec un extrême mépris. » (« Remontrances sur les erreurs et les vices », La Science des choses corporelles, éd. cit., p. 3-4 ; La Science universelle, éd. de 1668., t. I, p. 45).
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[45]
Ce n’est sans doute pas un hasard, si, en dépit de son programme explicite, Sorel n’écrit jamais cette politique qui devrait couronner La Science universelle.
1Cette question en contient une autre : la générosité libertine existe-t-elle ? Si celle-ci généralement ne se pose pas, c’est que la thèse d’Antoine Adam, véritable « inventeur » de la notion, a prévalu dans la critique. Dans son ouvrage sur la vie et la pensée de Théophile de Viau [1], il faisait de Francion, le héros « généreux » d’aventures comiques et satiriques créé par Charles Sorel en 1623 [2], l’incarnation littéraire du héros de la « libre pensée ». En mettant en lumière la dimension philosophique de la pensée de Théophile et les réseaux de sociabilité propres à en assurer la diffusion, A. Adam était ainsi conduit à majorer la valeur de ce trait éthique du personnage, la générosité, en l’arrachant au cercle étroit de la fiction. Le fait que Sorel s’était formé au contact du milieu libertin suffisait à valider à ses yeux l’hypothèse selon laquelle il aurait créé son héros à l’image de Théophile, si bien que Francion se trouvait incarner dans ses aventures des positions quasi doctrinales. La « générosité » qui le caractérisait devenait dès lors un trait majeur de l’ethos libertin. Il s’agissait, pour ce personnage présenté comme le descendant d’une vieille famille bretonne, de réaffirmer la grandeur d’âme et le désir de distinction attachés à la condition noble et impliqués dans le qualificatif de « généreux » (étymologiquement dérivé de genus, race, naissance), mais en les investissant dans la recherche de la liberté sous toutes ses formes – libre circulation dans l’espace social, libre examen des dogmes et des doctrines, libre disposition du corps et des affects –, plutôt que dans la fidélité à un groupe social, à ses valeurs, à ses traditions. Ainsi A. Adam mettait-il en lumière la distance qui séparait la générosité dans son acception libertine de la fameuse « générosité cornélienne » qui a marqué la notion d’un sceau indélébile dans l’histoire littéraire. Par là, il affirmait implicitement le caractère politique singulier de cette « vertu » : alors que chez Corneille elle devait engager le héros à prendre en charge les intérêts d’un clan (Rodrigue), d’un parti (Cinna), d’une secte (Polyeucte), voire de la cité entière (Horace) pour finir, une fois le conflit résolu, par s’intégrer à l’appareil de l’État, elle fondait chez le héros libertin une posture de sécession à l’intérieur de la société. Celle-ci peut en effet être décelée dans les interventions « satiriques » de Francion qui visent à en pointer les « vices » – du simple quolibet à l’adresse des passants arrogants [3] aux libelles rimés contre des gentilshommes bien en cour [4] –, dans son engagement au service d’un grand seigneur (Clérante) retiré des « affaires » sans doute dans une position critique à l’égard de la politique royale et, finalement, dans son installation en Italie, hors du royaume de France.
2Si la thèse d’A. Adam a soulevé des objections, elles ont porté sur l’assimilation de Francion à Théophile. Mais la générosité s’est imposée sans conteste comme la vertu centrale du « héros libertin », incarnation des idées diffusées par Théophile dans son entourage. C’est sur cette base que trente ans plus tard Ivanna Bugliani a élaboré sa propre analyse du « héros libertin [5] ». Et l’éditeur des Œuvres complètes de Théophile lui-même, Guido Saba, tout en récusant l’assimilation de Francion à Théophile [6], renvoyait aux pages d’A. Adam pour la définition du terme « généreux [7] ». Sur cette lancée, la critique récente a continué à accorder à la générosité la valeur éthique et idéologique que lui ont conférée les analyses d’A. Adam, tout en la rapatriant, si l’on peut dire, sur le territoire de Sorel. Sa portée politique a été ainsi mise en lumière par Richard Hodgson, qui a montré la continuité entre les thèmes de la satire développée par Francion dans la première partie de ses aventures, et ceux qui apparaissent dans le premier des « Avant-discours » de La Science universelle, « Remontrances sur les erreurs et les vices [8] » ; ce constat permet de restituer à Sorel la paternité de la rédéfinition de la générosité, tout en confirmant son identité libertine [9].
3C’est tout récemment qu’a émergé une véritable contestation. Dans un article paru dans les Mélanges offerts à Lionello Sozzi en 1996 sur le thème de la « civilité littéraire française », Cécilia Rizza réexamine « la notion de généreux dans le Francion » et récuse l’analyse d’A. Adam [10]. Sa position est radicale : elle consiste à désolidariser la générosité comme valeur éthique d’avec l’idéologie libertine. La démonstration se fait en deux temps : dans l’espace « libertin » du roman, c’est-à-dire sa version de 1623, bornée aux aventures de jeunesse de Francion, la générosité n’est qu’une caricature de valeur, caractérisant tout au plus un comportement juvénile bien représenté dans la tradition de la basoche ; quand la générosité accède à la dignité éthique – c’est-à-dire quand elle coïncide avec la définition qu’imposera Descartes par la formule d’« humilité vertueuse [11] » – dans la seconde partie du roman (sous les deux versions que Sorel fait paraître après le procès de Théophile, en 1626, puis en 1633), le héros a cessé d’être libertin, comme d’ailleurs son auteur. Notons que sous l’une et l’autre forme, la générosité est dépouillée de toute portée politique : les propos et les conduites satiriques de Francion ne peuvent valoir pour des prises de position à l’intérieur de la cité, puisque ce ne sont que pochades d’étudiant ; quant à l’affirmation finale d’une authentique générosité, elle se cantonne à l’espace privé, puisqu’il ne s’agit plus pour le héros que de régler sa conduite et de conclure son mariage.
4L’argumentation s’appuie sur la discontinuité des deux parties du roman. Mais, alors que cette discontinuité a longtemps été admise comme un fait d’évidence, pour ainsi dire générique [12], elle a été récemment remise en cause par l’analyse structurelle à laquelle s’est livré Jean Serroy [13]. Or, dès lors qu’on se situe bien dans un même espace romanesque et dans la continuité d’une même narration, il paraît plus juste de parier sur la cohérence de la construction du personnage principal, que de faire fonds sur sa disparité. D’autant plus que l’impression de disparate provient peut-être de ce que l’on recherche la cohérence au niveau anecdotique des actions et des situations plutôt qu’au niveau des représentations fondamentales. Or c’est à ce niveau, en rapport avec le mode philosophique de questionnement qui est celui de Sorel dans toute son œuvre par-delà les frontières des genres, que peut se poser la question du sens politique de la générosité. Non pas comme expression d’une pensée politique mais comme manière de se situer dans la société contemporaine. Et, de ce point de vue, le « généreux » selon Sorel nous éclaire peut-être sur ce qui constitue, selon la formule en usage parmi les libres esprits, le « librement vivre » libertin [14].
5Il ne s’agit toutefois pas ici de se borner à démontrer à nouveau que la générosité est bien une valeur libertine assumée comme telle par l’auteur du Francion, en parfaite cohérence avec le reste de son œuvre, et qu’elle reste constante chez son héros au fil de ses aventures et de leur réécriture, sans qu’il soit d’ailleurs besoin pour l’identifier de convoquer la figure et la pensée de Théophile. En réexaminant le dossier ouvert par C. Rizza et en nous efforçant de retrouver la cohérence profonde des éléments qu’elle juge disparates, nous nous proposons de mettre en lumière, dans la perspective de Sorel, mais aussi peut-être au-delà, dans ce qu’il est convenu d’appeler la culture libertine [15], les implications politiques d’une notion qui, dans le cadre de la narration comique et satirique, ne pouvait évidemment qu’être traitée avec brièveté et légèreté.
La générosité de Francion : un enfantillage
6La générosité de Francion est présentée par le récit d’enfance comme un caractère inné. Si A. Adam y voyait la marque de la vocation libertine du héros, c’est qu’elle associait l’aversion pour le vulgaire – signe d’appartenance à la noblesse – à la « franchise » – au double sens qu’a le terme dans la langue du premier xviie siècle : à la fois liberté de parole et goût de l’indépendance – et à l’amour des plaisirs. La haine pour « les actions basses, les paroles sottes et les façons niaises » (p. 169) de ses compagnons de jeux est, en effet, un « instinct » premier chez le jeune Francion, qui valide en quelque sorte sa naissance puisqu’il est marquis de la Porte. Dans le milieu littéraire parisien, ce sentiment spontané le rapprochera des « poètes libertins » qui, du fait de leur « humeur franche », ont « quelque chose de meilleur en eux que le vulgaire » (p. 233). Car la générosité fait aussi bon ménage avec la « débauche », ce qui paraît contredire sa valeur aristocratique pour la doxa morale. Au collège, Francion passe ainsi son temps « parmi les compagnies des Écoliers les plus généreux, et les plus débauchés » (p. 210). Certes, la débauche est alors restreinte au partage des friandises introduites en fraude dans le collège et au larcin de quelque pâté ou d’une bonne bouteille que se réservent les maîtres de pension. La générosité, quant à elle, se manifeste seulement par les bons tours joués aux pédants – plus particulièrement au « maître de chambre » Hortensius – pour les punir de leur cupidité et de leur ineptie. Toutefois elle se nourrit, chez Francion du moins, du rêve de bravoure qu’entretient sa lecture assidue des romans de chevalerie. Lecture qui lui fait d’emblée haïr « ces viles conditions à quoi les hommes s’occupent en ce siècle » (p. 175) et éprouver douloureusement l’exiguïté et la bassesse du champ d’action que lui offre le collège [16]. C’est donc pour satisfaire cette aspiration à l’héroïsme qu’il réunit, à son entrée dans le monde, une « compagnie » de « braves et généreux » (p. 241). On y trouve encore l’alliance de la débauche et de la haine du vulgaire puisque les compagnons, qui se sont connus en étant « tous les jours à la débauche », prennent l’engagement de « mépriser les âmes viles de tant de faquins qui sont dans Paris, et qui croient être quelque chose à cause de leurs richesses ou de leurs ridicules Offices » (p. 241). Forts de ce principe, ils font subir des vexations aussi bien aux « fils de marchands » (p. 242) qui veulent se faire passer pour nobles qu’aux fils de famille qui dégradent la noblesse. Par là ils se font reconnaître par les « hommes de courage » et jusqu’à la cour, qui fait de leurs « exploits » ses « entretiens ordinaires » (p. 244), tandis que les bourgeois les vitupèrent. Il est alors prouvé que la générosité peut se passer de la naissance, puisqu’elle est elle-même la source de la véritable noblesse. Francion a en effet décrété que, pour être reçu parmi les « braves et généreux », « il n’importait pas d’être fils de Marchand, ni de Financier, pourvu que l’on blâmât le trafic et les Finances » (p. 241), et de conclure : « Nous ne regardions point à la race, nous ne regardions qu’au mérite. »
7C. Rizza minimise la portée idéologique de ce qu’elle considère comme un classique comportement de groupe, assimilable aux joyeux désordres estudiantins du Moyen Âge [17]. Elle en voit la preuve dans la protestation qu’élève le collégien contre l’obligation de prendre un état dans une société « où les lois naturelles sont corrompues, où les esprits les plus généreux sont contraints de prendre les plus sottes charges pour troubler leur repos, au lieu de vivre parmi la tranquillité qui n’est pas refusée aux brutes » (p. 212). Il s’agit pour elle d’un « refus de la médiocrité et de la modération pour affirmer un désir de liberté sans bornes [18] » propre à la jeunesse dorée de toutes les époques. Elle conclut à l’absence de toute connotation héroïque dans la conduite de Francion et de ses compagnons, dont Sorel soulignerait d’ailleurs le manque de vrai courage et de loyauté en l’assimilant à celle des « poètes libertins », dont le héros se détache après avoir constaté le caractère superficiel de l’admiration qu’ils professent pour les actes généreux [19].
8Qu’en est-il de l’alliance, plus fondamentale pour le libertinage, de la générosité avec la recherche du plaisir ? Le cartouche placé à la porte de la salle du festin appelle bien à la constitution d’une communauté d’esprits libres, en pastichant l’inscription gravée à l’entrée de l’Académie platonicienne (« Que nul n’entre ici, s’il n’est géomètre ») :
Que personne ne prenne la hardiesse d’entrer ici,S’il n’a l’âme véritablement généreuse,S’il ne renonce aux opinions du vulgaire,Et s’il n’aime les plaisirs de l’Amour.
10La formule « âme généreuse » réaffirme la solidarité de la haine du vulgaire et de l’amour du plaisir. L’inscription affirme que l’émancipation à l’égard de la morale sexuelle commune peut distinguer, voire ennoblir. Le contexte épicurien est ici, comme dans l’ensemble du récit de la fête, parfaitement explicite. Mais C. Rizza remarque que Francion n’y adhère pas, puisqu’il prend ses distances à l’égard de la réduction de l’amour « à la pure sexualité [20] » et qu’il met en cause la vie libertine en lui prédisant un avenir funeste : « Nous nous trouverons à la fin trompés. » (p. 312). Il serait trop long de développer ici la position épicurienne particulière qui est celle de Francion [21]. Bornons-nous à remarquer que dans cet épisode, loin de renoncer à la débauche, il souhaite en tirer le plus grand plaisir, en refusant l’assoupissement de l’âme aussi bien que celui des sens [22]. Nous nous intéresserons surtout à l’autre versant de la thèse de C. Rizza : le revirement de Sorel et la transformation de l’idéologie de son héros après le procès et la mort de Théophile.
Constance et consistance de la générosité dans l’Histoire comique
11Dans la version de 1626 un ajout significatif sert de transition entre le Livre IV et le Livre V, c’est-à-dire entre les « aventures scolastiques » de Francion et ses démêlés avec le milieu littéraire parisien : « Néanmoins il faut remarquer partout cette générosité d’esprit de Francion, qui ne la quitte jamais. » (p. 1282, var. de la p. 226). Si Sorel avait décidé de faire évoluer l’éthique de son héros en désancrant sa générosité du contexte de ses aventures libertines, pourquoi avoir tenu à la mentionner explicitement à un moment charnière du récit entre la première et la deuxième version, alors que ni la construction narrative, ni même la cohérence du discours d’accompagnement ne l’exigeaient ? Or c’est bien le même Francion, ami des plaisirs de la chair et pourfendeur des imposteurs, qui s’engage sur les routes à la recherche de la belle Naïs dans la deuxième partie de son histoire ajoutée en 1626.
12Ses nouvelles aventures le campent en effet de nouveau en redresseur de torts. Il va d’abord réintégrer dans son ménage un cabaretier injustement traité par sa femme (p. 326-334). Puis il ira punir un certain seigneur Du Buisson, qui a usurpé la noblesse et la dégrade par son avarice. Il se fait héberger chez lui en qualité de cousin, boit sa cave et vide son garde-manger, encourage le commerce amoureux de sa fille et les dépenses de son fils, pour enfin lui asséner une leçon de conduite sans réplique (p. 343-352). Plus tard, quand il se retrouvera sous la défroque d’un berger parmi les villageois italiens, il continuera à fustiger la convoitise et la crédulité humaines avec les mêmes contes, les mêmes pièges et les mêmes tours de magie naturelle qu’il avait employés pour abuser le mari de Laurette, sa maîtresse, au début du roman (p. 99). Quant à la mystification qu’il monte avec ses compagnons pour se moquer d’Hortensius (son couronnement en roi de Pologne), si elle dispose de plus de moyens, est-elle vraiment plus relevée que celles qu’il avait organisées au collège, notamment le pseudo-projet de mariage avec la belle Frémonde (p. 202-209) [23] ? Jusque dans l’épilogue, la narration insiste sur la fidélité qui lie Francion aux actions de sa jeunesse par-delà son assagissement : alors que « se voyant obligé de ne plus vivre en garçon » il prend « une humeur si grave et si sérieuse que l’on n’eût pas dit que c’eût été lui-même », il a « de la peine à se repentir de beaucoup de petites méchancetés qu’il avait faites en sa jeunesse pour châtier les vices des hommes » (p. 527).
13En Naïs – et malgré les échos néo-platoniciens qu’éveille la quête de la femme suscitée par la vision de son portrait –, Francion ne trouve pas une image idéale mais bien son alter ego féminin. Naïs, c’est certes la moderne version de la naïade, rencontrée « aux eaux » d’une station thermale, mais aussi la « naïve », celle qui adhère sans affèterie à sa nature (nativa). S’il sait tourner le compliment galant pour faire sa cour, ni lui ni elle ne sont dupes de la rhétorique pétrarquiste et ils savent faire parler, sans détour ni retardement, le désir qui se dissimule sous les métaphores convenues [24]. C’est au nom de cette franchise qui les réunit que Naïs convertit Francion à la fidélité, à l’issue de son aventure calamiteuse avec la courtisane Émilie qui l’a conduit en prison comme faux-monnayeur (p. 470-526). Il abandonne sans doute alors un certain type de comportement libertin, une inconstance fondée sur l’indifférenciation des choix sexuels [25], mais sans rien renier pour autant de son attachement au plaisir physique de l’amour, trouvant une garantie dans le fait que Naïs, en tant que veuve, n’en ignore rien elle-même [26]. Ainsi, l’évolution que Sorel a ménagée à son héros, loin de lui faire renier sa générosité première pour lui en substituer une autre, plus relevée et plus conforme à l’éthique commune, suit au contraire son dessein initial, si l’on veut bien considérer que celui-ci n’est ni anecdotique ni transitoire, mais fondamental et philosophiquement fondé. Cet aspect est bien mis en lumière par certains passages de La Science universelle, ouvrage qui, bien que postérieur au premier Francion, n’est pas en contradiction avec son idéologie. C’est du reste un ouvrage de nature à nous engager plus nettement sur le terrain de la politique.
La matière de la vertu
14Dans les « Remontrances sur les erreurs et les vices » qui servent d’Avant-discours à La Science universelle, Sorel reprend, dans son contenu et dans sa tonalité, la diatribe de Francion contre les nobles arrogants.
Quand ils verraient quelque personne qui aurait la même vertu qu’on publie de leurs ancêtres, ils n’en feraient aucun état, d’autant qu’ils s’imaginent que la noblesse ne peut venir autrement que de père en fils. Ils croient être composés d’une meilleure matière que le reste des hommes. [27]
16L’expression « meilleure matière » pourrait passer pour une simple manière d’ironiser sur le sentiment de supériorité que nourrissent les nobles « de race » si elle ne renvoyait précisément à un épisode du songe de Francion. Celui-ci, transporté au ciel, observe sous la conduite d’un guide – le palefrenier du char du soleil – les coulisses de la marche du monde. La narration suit le modèle canonique du songe allégorique, combinaison du songe de Scipion et du voyage dans l’au-delà d’Er le Pamphilien, mais le transpose dans le registre comique [28]. Après avoir vu les rouages qui commandent les mouvements des planètes, il assiste à la production des êtres vivants. Son guide le conduit « jusqu’à un grand bassin de cristal » contenant « une certaine liqueur blanche comme savon » et lui explique : « C’est la matière des âmes des mortels dont la vôtre est composée. » (p. 141). Des chérubins qui volètent autour du bassin prélèvent un peu de son contenu avec un chalumeau : le guide apprend à Francion qu’ils iront ainsi souffler « des âmes dans la matrice des femmes », et il ajoute « que tant plus ils prenaient de matière, tant plus l’enfant qu’ils avaient le soin de faire naître, serait plein de jugement et de générosité » (p. 143). Qu’est-ce que cette mystérieuse « matière » ? On voit qu’elle ne se confond pas avec la « semence » de la génération, que les femmes ont reçue « dix-huit jours auparavant ». Le guide en donne l’origine : « Cette matière-ci est faite des excréments [sécrétions naturelles des corps] des Dieux. » (p. 143). Cette origine mêlée rend compte de la diversité que présentent les hommes dans leurs « sentiments et leurs défauts », alors même que « leurs âmes sont toutes composées de la même étoffe » : les dieux étant perpétuellement en conflit, « ce qui sort de leur corps garde encore des inclinations à la guerre éternelle ». Or chez les humains la disparité due à la « matière » qui les anime est encore accentuée par les différences qui affectent la disposition des organes et la composition des humeurs du corps.
17Sous cet aspect plaisamment mythologique c’est une doctrine sérieuse que convoque cette scène – sérieuse au point d’avoir entraîné son auteur sur le bûcher : on peut en effet y reconnaître la théorie de la Vie-matière de Giordano Bruno. Celle-ci, énoncée en particulier dans un dialogue de 1584, De la cause, du principe et de l’un, postule une matière spirituelle universelle capable d’animer la matière corporelle elle-même infinie et immortelle par-delà les formes transitoires qu’elle prend [29]. Sorel connaît bien le philosophe nolain, comme le prouve la notice conséquente qu’il lui consacre dans le traité des « Novateurs modernes en la philosophie » qui clôt le quatrième tome de La Science universelle. Il lui rend hommage pour l’audace de ses prises de position contre l’aristotélisme, qui domine encore l’université à l’époque où Sorel publie son ouvrage [30]. Il déplore toutefois que devant le tribunal de l’Inquisition Bruno ne se soit pas abrité derrière son statut de poète pour prétendre que ses thèses les plus dangereuses n’étaient que des fictions [31]. C’est précisément ce qu’il fait lui-même en cantonnant les théories matérialistes à la sphère anodine du rêve. Car les thèses de Bruno sont dangereuses. Fondamentalement anti-aristotéliciennes – puisque le philosophe conçoit une matière qui ne reçoit pas sa forme de l’extérieur et qui porte en elle-même son principe d’animation –, empruntant à l’épicurisme le principe de l’atomisme, elles sont difficilement compatibles avec la théologie chrétienne : selon l’ontologie de la Vie-matière infinie, en effet, il n’y a aucune spécificité ni aucune primauté de l’âme humaine, et il est impossible d’envisager une quelconque expiation des péchés après la mort [32]. Les actes du procès vénitien attestent que les Inquisiteurs de Venise avaient fait porter l’interrogatoire tout particulièrement sur cette question de la matérialité de l’âme et du principe d’infinitude de la nature et que Bruno est allé jusqu’à reconnaître que d’un point de vue philosophique il ne pouvait exclure la métempsycose [33]. On peut donc supposer que si Sorel reprend, même allusivement, une théorie si risquée, c’est qu’il en tire un certain profit.
18De fait, il semble que la théorie de l’âme matérielle nourrisse l’imaginaire de la naissance qu’il investit dans sa conception de la générosité. C’est bien d’une qualité du genos qu’il s’agit, déterminée par la naissance, certes, mais la naissance conçue comme un processus singulier et non comme le vecteur d’une transmission généalogique. À l’idéologie nobiliaire qui rattache l’individu à une lignée par l’intermédiaire symbolique du sang, Sorel oppose la représentation d’un individu autonome, directement relié à l’énergie vitale universelle [34]. Dans la fiction du songe, c’est la conjonction des humeurs des dieux et des fluides d’un corps humain particulier qui préside à la naissance. Le cadre du matérialisme épicurien remanié par Bruno permet donc à Sorel de penser la naissance comme un fait de nature contre ceux qui ne l’envisagent que dans sa dimension sociale [35]. Ce bricolage philosophique est riche de conséquences, à la fois sur le plan éthique et sur le plan politique, qui pour Sorel sont étroitement associés [36].
Vertu et politique
19L’éthique de Francion, dont l’observation nous a guidés jusqu’ici, englobe la conduite érotique. Dans son débat avec Raymond, il prouve qu’il relève bien de sa générosité de jouir des plaisirs de l’amour autrement que ses compagnons. Il leur est supérieur en ceci que, connaissant sa véritable « nature », il a le souci de maintenir la solidarité de l’âme et du corps dans un mouvement qui s’accorde à celui de l’univers. Son discours de justification est alors empreint d’un lyrisme cosmique :
Ces tremblements de voix font trembler mignardement mon âme : mais ce n’est pas une merveille, car mon naturel n’a de l’inclination qu’au mouvement, je suis toujours en une douce agitation. Mon esprit et mon corps tremblent toujours à petites secousses […] ; aussi je ne touche ce beau sein qu’en tremblant, mon souverain plaisir c’est de frétiller, je suis tout divin, je veux être toujours en mouvement comme le Ciel.
21Ainsi l’intervention auprès du cabaretier Robin et de sa femme peut apparaître comme une application de cette théorie du plaisir. Dans la première version de l’histoire, dont l’obscénité a par la suite été censurée [37], Francion ne se bornait pas à soumettre les époux à une parodie de l’épreuve du « congrès » pour les déclarer aptes au service conjugal et les engager à bien vivre ensemble, il leur donnait des conseils pour mieux s’accorder sexuellement : « Vous avez des mouvements un peu trop grossiers, et trop lents ; désormais rendez les plus prompts et plus agiles, vous en aurez tous les deux plus de délectation. » (p. 333-334). Ce qu’il leur transmettait alors c’était sa propre culture de l’érotisme, dont il avait revendiqué le raffinement noble contre les principes de l’épicurisme vulgaire professés par Raymond. Il affirmait, en effet, conserver jusque dans l’« action » de l’amour « quelque chose de divin et de céleste », alors que les « paysans », auxquels son compagnon pensait pouvoir s’assimiler dans cette action, sont « quant à eux, tout terrestres et brutaux » (p. 322). La différence résidait, bien évidemment, dans l’application de l’âme à l’action du corps puisque, remarquait Francion, les paysans « qui n’ont point d’autre envie, que de saouler leur appétit stupide, qui ne diffère en rien de celui des brutes, […] ne le font que du corps, et nous le faisons de l’âme et du corps tout ensemble, puisque faire y a » (ibid.). Ainsi les généreux s’accordent-ils au mouvement incessant de cette matière animée dont leur âme est faite. C’est ce même mouvement subtil que Francion enseigne à Robin. Ne manifeste-t-il pas ainsi la solidarité des humains dans l’ordre de la nature, par-delà la distance sociale ?
22En effet, si le naturalisme de Bruno est la raison secrète de l’épicurisme de Francion, il semblerait qu’il soit aussi le soubassement clandestin de la politique sorélienne. Sorel fonde sa réflexion politique sur la « vertu », notion fondamentale de la pensée naturaliste, dans la mesure où elle unit qualité éthique et énergie vitale [38]. La vertu est donnée à chaque individu à sa naissance, indépendamment de sa filiation : ainsi, un fils à « l’âme généreuse » comme le jeune Du Buisson peut naître d’un père vil. C’est cette vertu, qualité intime de l’âme, qui génère le mérite, visible à tous. On saisit mieux pourquoi la valorisation de la générosité produit une méritocratie qui n’a rien d’égalitaire. On peut fonder sur le mérite une nouvelle aristocratie, celle des esprits libres et éclairés, qui est aussi une aristocratie de naissance, mais intransmissible. Bien que le mérite, comme la vertu qui le soutient, ne dépende pas de la condition, on n’en peut faire un meilleur usage qu’en le mettant au service de l’illustration de sa condition, quelle qu’elle soit. En revanche, tous les « vices » qui affectent la société dérivent de cette perversion fondamentale du rapport de la nature des individus à leur condition. C’est sur cet implicite que s’appuie l’auteur anonyme du Francion de 1626, dans l’arrogante épître – « négatoire » et non dédicatoire – qu’il adresse « Aux Grands », et qui sera, dans la version de 1633, attribuée au héros lui-même [39] :
Celui qui est paysan et qui vit fort bien en paysan, me semble plus louable que celui qui est né Gentilhomme et n’en fait pas les actions. Tellement que ne prisant chacun que pour ce qu’il est, et non pas pour ce qu’il a, j’estime également ceux qui ont la charge des plus grandes affaires, et ceux qui n’ont qu’une charge de cotrets sur le dos, si la vertu n’y met de la différence.
24Les implications politiques paraissent surtout dans la critique de l’état des choses existant. Dans ce cadre, on le voit, il faut prendre au pied de la lettre la protestation du jeune Francion contre une société « où les lois naturelles sont corrompues » ainsi que son aspiration à « vivre parmi la tranquillité qui n’est pas refusée aux brutes ». C’est bien le mythe d’un état de nature accordé à la nature généreuse du héros qui affleure dans cette déclaration ainsi qu’une critique précise de la corruption actuelle. En effet, dans une société où la vertu des individus n’est pas reconnue, où le principe de hiérarchisation qui prévaut est la naissance dans sa seule dimension sociale, et que ce principe est lui-même battu en brèche par le pouvoir grandissant de l’argent, les lois se bornent à sanctionner pour maintenir l’ordre. La justice n’existe pas sous sa forme positive de justice distributive. Ce thème est clairement développé dans les « Remontrances sur les erreurs et les vices » :
Pour ce qui est de cette partie de la Justice qui concerne la récompense des bonnes actions, elle n’est aucunement pratiquée. Si quelqu’un fait quelque chose de meilleur que les autres, il demeure sans récompense. Les charges et les honneurs, qui devraient être la reconnaissance de la vertu, sont accordés aux enfants des Mercadents et des Usuriers, auxquels ils ne sont jamais refusés pourvu qu’ils aient de quoi les acheter, encore qu’ils rendent des témoignages des mauvaises habitudes qu’ils ont prises de leurs Pères. Cela ôte le courage de bien faire à ceux qui en auraient l’intention, puisque l’on s’avance plutôt par les tromperies et les autres mauvaises actions que par le savoir et la probité. [40]
26La vénalité des charges, qui est au centre de toute la diatribe politique de Sorel, est pour lui l’indice du degré de corruption de la société, puisqu’elle consacre le triomphe de l’avoir sur l’être dans l’évaluation des individus. C’est la réalisation politique de la corruption éthique que produit l’argent [41], puisqu’en acquérant des charges les « fils de mercadents et d’usuriers » – c’est-à-dire la frange de la bourgeoisie qui a le plus directement affaire à l’argent – s’approprient de l’être – en l’occurrence de « l’être noble » – par de l’avoir. Aussi comprend-on que l’engagement des « braves et généreux » ait consisté essentiellement à « blâm[er] le trafic et la Finance » (p. 241), puisque trafic et finance avilissent l’âme.
27Cette perspective éclaire le sens des actions punitives de la bande des généreux et de Francion lui-même. Il s’agit dans tous les cas d’amener les individus déviants à incarner leur condition, à « être » pleinement ce qu’ils sont nés. C’est patent dans le cas, justement, des « fils de mercadents et d’usuriers » qui croient pouvoir tenir le haut du pavé dans leurs habits de cour : Francion leur démontre que dans cette posture usurpée ils ne « sont » que l’habit qu’ils arborent comme un attribut de noblesse [42]. La chose est moins claire dans l’épisode de la correction de Du Buisson, puisque sa noblesse est aussi usurpée, qu’il est en fait un « partisan ». Mais du moins doit-il cesser de dégrader le nom noble qu’il s’est donné : c’est là le but que vise clairement Francion quand il déclare : « Je veux le rendre noble, moi, et malgré qu’il en ait » (p. 338). De fait la conversion de l’avare à la « libéralité », qui est « un des principaux ornements de la Noblesse » (p. 335), profitera à ses enfants qui « ne tiennent rien de monde des humeurs de leur race », ayant « des âmes assez généreuses », et qui aspirent, eux, à la dépense aristocratique : se « vêtir richement » pour la fille et « fournir au jeu et à la débauche » pour le fils (ibid.). Celui-ci accompagnera Francion dans ses aventures romaines, s’intégrant à une nouvelle forme de « bande des généreux » : la réunion d’esprits libres qui se constitue dans les États du pape autour du gentilhomme français. Aussi ne peut-on convenir, avec C. Rizza, que la générosité finale du héros de Sorel soit le fruit de « la sagesse un peu mélancolique de l’âge mûr » et de « l’acceptation d’un mode de vie assez bourgeois [43] ».
28Bien au contraire, à partir d’enjeux idéologiques et de présupposés philosophiques singuliers, il apparaît bien que Sorel se livre là à un travail de redéfinition des valeurs aristocratiques propre à fonder une politique libertine. Ainsi, travaillant la notion éthique de la générosité, il en fait découler l’impératif de la « naïveté » (nous dirions « authenticité ») sans lequel une société ne peut sainement vivre. Une telle règle devrait conduire chaque membre de la polis à soutenir sa condition par un mérite approprié, sans chercher à s’attribuer fallacieusement ou par imposture les attributs d’une condition autre. On voit bien les enjeux symboliques qu’implique une telle règle pour Sorel lui-même, issu d’une ancienne famille de robins qui se trouve destituée de son prestige par l’accès de nouvelles couches de la bourgeoisie aux charges de la magistrature et qui tente de le reconquérir en s’inventant une généalogie noble. Néanmoins, cette règle – utopique dans sa formulation – entre tout à fait en résonance avec la conduite sociale de ceux qu’on appelle les libertins dans ce premier quart du siècle. Aristocrates, ils entretiennent une familiarité certaine avec le peuple dans le cadre d’une « débauche » vouée à la célébration du plaisir. Or, dans la société d’ordres, n’est-ce pas une naturalité commune – telle qu’elle est assumée par une conduite « naïve » – qui rapproche la noblesse et le peuple, tandis qu’elle ne peut que les éloigner d’une bourgeoisie vouée à la facticité, voire à la contrefaçon [44] ? Dans la fiction sorélienne on voit cette familiarité à l’œuvre dans l’épisode de la fête villageoise, où les deux gentilshommes, Clérante et son « domestique », prennent plaisir à se confondre sous le déguisement avec les paysans, et dans le dialogue égalitaire que noue Francion au fil de ses aventures avec les moins sots des gens du peuple : la vieille maquerelle Agathe, Aimée, la « bourgeoise » de la noce, Robin le cabaretier et, plus tard, Joconde, la villageoise lectrice de pastorales.
29Certes, ce sont là chez Sorel des principes esquissés mais jamais systématisés : ils n’apparaissent que dans des discours à valeur de diatribe contre les « vices » du siècle, et jamais dans l’élaboration de perspectives positives [45]. En revanche, on les retrouve au fondement de son genre narratif de prédilection. L’histoire comique, dans sa version picaresque qu’il emprunte aux Espagnols, est l’espace fictionnel où se côtoient nobles et gueux. Devenu « roman comique », le genre, sous la plume de Scarron, de Furetière, ou même de Sorel encore dans son Polyandre inachevé, fera sa caractéristique essentielle de la critique – féroce et sans indulgence – de la bourgeoisie.
Notes
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[1]
A. Adam, Théophile de Viau et la libre pensée française en 1620 [1935], réimpr. Genève, Slatkine, 1965 ; sur la générosité, voir les p. 303-313.
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[2]
L’Histoire comique de Francion paraît anonymement dans une version en sept livres en 1623 (chez Pierre Billaine), puis, toujours anonymement, dans une version augmentée de quatre livres et notablement modifiée, en 1626 ; enfin, une dernière version paraît en 1633, en douze livres, sous le nom d’auteur de Nicolas Moulinet du Parc, portant le titre de La Vraye Histoire comique de Francion. A. Adam a édité le roman dans un texte issu de la combinaison des trois versions dans Romanciers du xviie siècle, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1958. Le passage qu’il lui consacre dans son Théophile de Viau est compris entre les p. 297 et 316.
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[3]
Histoire comique de Francion, p. 242-243 de l’édition d’A. Adam, à laquelle toutes les citations renverront : Romanciers du xviie siècle, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1958.
-
[4]
Ibid., p. 302-303.
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[5]
I. Bugliani, « Francion eroe libertino », Saggi e ricerche di letteratura francese, VII, Pisa, La Goliardica, 1966, p. 9-68.
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[6]
G. Saba, Théophile de Viau e la critica, Trieste, Istituto di philologie moderne, n° 4, 1964, p. 88.
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[7]
Théophile de Viau, Œuvres complètes, Paris/Rome, Nizet/Edizioni dell’Ateneo, 1984, t. I, p. 398, n. 79.
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[8]
Ce discours ouvre la série des textes liminaires de La Science des choses corporelles que Sorel publie dès 1634 chez Pierre Billaine, sans nom d’auteur, mais avec un quatrain de Guy Patin à Carolo Sorello (sous-titre : Première partie de la Science humaine, Où l’on connaît la Vérité de toutes les choses du Monde par les forces de la Raison ; Et l’on trouve la réfutation des Erreurs de la Philosophie vulgaire). Il sera systématiquement reproduit en tête des versions successives de La Science universelle (1641, Paris, Toussaint Quinet ; 1668, Paris, Nicolas Le Gras).
-
[9]
R. Hogdson, « Une idéologie subversive : Sorel et la société de son temps », P.F.S.C.L., n°14-1, 1981, p. 105-113.
-
[10]
C. Rizza, « La notion de généreux dans le Francion de Sorel », dans E. Kanceff (éd.), Studi di storia della civilità letteraria francese, Mélanges offerts à Lionello Stozzi, Paris, Champion, 1996, t. I, p. 259-272.
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[11]
« L’itinéraire de Francion prend alors fin ; le protagoniste n’est plus un révolté mais il semble avoir acquis cette sorte d’humilité vertueuse qui, selon Descartes, serait une des marques d’un esprit généreux » (ibid., p. 272). Voir Descartes, Les Passions de l’âme, art. 155, Paris, Gallimard, « Tel », 1988, p. 247.
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[12]
Sorel aurait, dans la deuxième partie, infléchi son « histoire comique » vers le modèle, plus conventionnel, du roman d’aventures sentimental, les aventures du héros étant unifiées par la quête de la femme aimée.
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[13]
« D’un roman à métamorphoses : la composition du Francion de Charles Sorel », Baroque, n° 6, p. 97-103 ; repris dans P. Dandrey (éd.), Charles Sorel / Histoire comique de Francion, Paris, Klincksieck, « Parcours critique», 2000, p. 97-105.
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[14]
Cyrano a consacré le salut en usage dans le milieu libertin – « Songez à librement vivre » – en le transposant dans la société de la Lune : « c’est l’adieu dont en ce pays-là on se sert pour prendre congé de quelqu’un », commente le narrateur (L’Autre monde ou les États et Empires de la lune, éd. Madeleine Alcover, Paris, Champion, 2004, p. 136).
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[15]
Nous entendons cette notion dans le sens fort que lui accorde Tullio Gregory et qui donne son unité au recueil d’articles publié sous le titre Genèse de la raison classique de Charron à Descartes, Paris, PUF, « Épiméthée », 2000. La culture libertine se définit au fil de ses analyses comme un ensemble complexe mais cohérent de références et de questionnements communs, ancrés sur deux grands héritages : la philosophie antique (de Platon à Cicéron) envisagée comme critique de la tradition religieuse et le naturalisme italien.
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[16]
« Le courage m’étant alors crû de beaucoup, je soupirais en moi-même de ce que je n’avais encore fait aucun exploit de guerre, bien que je fusse à l’âge où les Chevaliers errants avaient déjà défait une infinité de leurs ennemis, et je ne vous saurais exprimer le regret que j’avais, de voir que mon pouvoir ne répondait pas à ma volonté. » (p. 183). Preuve de la pérennité de ce thème chez Sorel, on retrouve dans le passage consacré aux romans de chevalerie dans De la connaissance des bons livres le constat que leur lecture éveille chez le lecteur une disposition à la générosité : « On doit croire que cette lecture étant faite avec circonspection, excite les jeunes hommes à se montrer généreux et libéraux, et même pieux. » (De la connaissance des bons livres, Paris, André Pralard, 1671, p. 151-152).
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[17]
« Éloignés de tout idéal de magnanimité et de noblesse d’âme, les amis de Francion semblent plutôt continuer la tradition de ces compagnons de la basoche, de ces enfants sans souci que l’écolier Villon avait célébrés » (C. Rizza, art. cit., p. 262).
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[18]
Ibid.
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[19]
« Encore qu’ils décrivaient les faits généreux de plusieurs grands personnages, ils ne s’enflammaient point de générosité, et ne partait d’eux aucune action recommandable. Avec tout cela c’étaient les gens les plus présomptueux de la terre. Chacun croyait faire mieux que tous les autres et se fâchait lorsque l’on ne suivait pas ses opinions » (p. 233). C. Rizza tire encore parti de cet épisode pour remarquer que dans l’esprit de Sorel « la qualité de libertin n’implique pas l’existence d’un naturel généreux » (art. cit., p. 263), mais sans prendre garde que le terme de libertin ne pouvait être à l’époque et dans le contexte politique employé positivement et revendiqué comme un signal de ralliement : dans le roman, il est toujours vecteur de satire.
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[20]
Art. cit., p. 266.
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[21]
Voir M. Rosellini, « La fête libertine du Francion : du festin au banquet philosophique », Cahiers Textuel, n° 22, nov. 2000, p. 65-80.
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[22]
C’est pour ce motif, et non par un quelconque mouvement de renoncement, que Francion refuse le vin que Raymond verse à profusion : « Je n’en ferai rien, répondit-il, j’aime mieux user de mes forces en me jouant avec Laurette, qu’en me jouant avec Bacchus. Si j’en prenais trop, tout mon corps serait brutalement assoupi, et ne pourrait plus prendre avec les femmes qu’un plaisir lent, et j’ose dire bien douloureux. » À quoi Raymond réplique, d’une formule bien épicurienne (le « quemque sua trahit voluptas » de Virgile) : « Hô bien […], chacun est libre ici, suivez la volupté qui vous est la plus agréable. » (p. 318).
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[23]
« Le tour qu’on joue à Hortensius lui faisant croire que des Polonais l’ont choisi comme leur roi révèle le goût pour une moquerie subtile et raffinée que le petit écolier remplaçant la chair d’un pâté par un chasse-pied [sic] n’aurait même pas su imaginer. C’est passer de la farce à la comédie. » (art. cit., p. 269-270).
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[24]
« Que vous avez produit de miracles, Belle Déesse : il n’y a que ceux qui voient le Soleil même, qui soient échauffés de ses rayons : Ceux qui ne voient que sa figure ne le sont point : mais j’ai été enflammé jusqu’à l’excès en ne voyant que votre portrait. Quel destin empêche qu’en vous considérant maintenant vous-même, je ne sois tout réduit en cendre. Le Ciel ne me fit-il point cette grâce de me conserver en mon premier être, afin que je souffre éternellement ? » (p. 355). C. Rizza cite cette déclaration au style ampoulé, mais se hâte de la mettre au compte de la « parodie des romans sentimentaux », sans considérer qu’elle prépare la suite, qui est son déchiffrement sans vaine pudeur par Naïs acceptant l’aveu du désir qui s’y cache : « Monsieur, dit naïvement Naïs, je reconnais clairement que vous êtes d’une humeur si mauvaise qu’il est fort malaisé de vous rendre satisfait. Quoi, vous ne vous contentez pas de mon portrait qu’on vous a donné ; je pense qu’à la fin vous en voudrez posséder l’original. » (p. 357).
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[25]
La plaidoirie de Francion devant Naïs à la fin du roman joue précisément sur la distinction entre l’appétit indifférencié pour les « beaux fruits » qui se présentent et le désir sélectif pour une personne : « Je l’ai aimée [Émilie], dit Francion, comme j’aimerais un beau fruit que je verrais sur l’arbre et auquel je ne voudrais point pourtant toucher. Mais plutôt je l’ai aimé de l’amour que l’on porte aux fleurs et non davantage. Je pense que vous ne voulez pas que je sois aveugle et que je cesse de considérer les divers ouvrages de la Nature. Je les trouve tous beaux, mais cette affection que je leur porte retourne à vous, car rien n’a de beauté au monde que ce qui vous ressemble en quelque sorte ; néanmoins, si c’est être criminel de vivre ainsi, je veux bien changer d’humeur pour demeurer dans les termes de l’obéissance. » (p. 525).
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[26]
« Pour moi, dit alors Francion, je ne trouve point que ce me soit une chose désavantageuse d’épouser une veuve, elle en sait mieux ce que c’est d’aimer. Il m’en fallait une nécessairement, et si elle a été à un autre homme que moi, à combien de femmes ai-je été aussi ? » (p. 461).
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[27]
La Science des choses corporelles, éd. cit., p. 3 ; La Science universelle, éd. de 1641, Paris, T. Quinet, p. 8 ; éd. de 1668, Paris, N. Le Gras, p. 14.
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[28]
Le De republica, ouvrage que Cicéron a consacré à la définition du meilleur régime politique et du meilleur citoyen (De optimo civitatis statu et de optimo cive) et qui se présente sous la forme d’un dialogue entre Scipion Émilien (le destructeur de Carthage) et ses amis quelques jours avant sa mort, se clôt au Livre VI par le récit qu’il fait à ses jeunes interlocuteurs d’un songe initiatique qu’il a eu dans sa jeunesse en Afrique et où son grand-père, le premier Scipion l’Africain, lui a révélé les arcanes de l’univers. Cicéron suit dans cet épisode final son modèle Platon, qui achevait les dix livres de sa République (614 a-621 b) par le récit du voyage de l’âme d’un soldat mort au combat (Er, originaire de Pamphilie) qui, par un privilège unique, se trouve réincarnée sans avoir perdu la mémoire de sa vie antérieure ; ce mythe permettait à Platon de décrire la structure de l’univers et le jugement des âmes après la mort. La conjonction de ces deux récits est au fondement d’un véritable genre littéraire aux xvie et xviie siècles : le songe allégorique. Sorel reprend donc une tradition. Mais il n’est sans doute pas indifférent qu’alors que Scipion cherchait dans le ciel entrevu en songe le secret de l’au-delà (pour apprendre, en l’occurrence, quelles « récompenses plus solides et gardant plus de fraîcheur » – que les statues et les couronnes – y sont promises aux bons citoyens) et qu’Er y suivait le destin de l’âme après la mort, Francion y découvre les secrets du processus de la naissance : inversion comique, certes, puisque la sexualité est impliquée dans l’affaire, mais aussi inversion à valeur philosophique, qui signale l’adhésion de l’auteur au naturalisme, puisque la question de l’âme se trouve relever entièrement de la nature.
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[29]
G. Bruno, De la cause, du principe et de l’un, dans Œuvres complètes, t. III, éd. G. Aquilecchia, trad. Luc Hersant, Paris, Les Belles Lettres, 1996. Ce dialogue constitue, de l’avis de son commentateur moderne Michele Ciliberto, « le noyau théorique fondamental de la nova filosofia » auquel G. Bruno fera sans cesse référence dans ses autres écrits (Introduction, p. IX).
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[30]
« Je joindrai avec beaucoup de raison aux Novateurs Astronomes, ceux qui ont publié quelques Opinions touchant la pluralité des Mondes, et qui pour les faire valoir, ont établi divers ordres d’Astres lumineux et d’opaques. C’est ici un des inconvénients de l’opinion du Mouvement de la terre. Il n’y a point de doute que l’une de ces opinions a fait naître l’autre, et qu’on ne croit que le Monde est d’une étendue infinie, qu’à cause que premièrement on s’est persuadé que la Terre n’est point le Centre, et qu’il se trouve plusieurs autres Globes pareils. Personne n’a proposé cela plus hardiment et plus distinctement qu’un certain Iordanus Brunus Nolanus, de qui il faut que nous parlions à présent. » (La Science universelle, Paris, N. Le Gras, 1668, t. IV, p. 398).
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[31]
« Il est vrai que voulant imiter Lucrèce Poète Epicurien, il a affecté de remplir ses Vers de mots antiques, en quoi il n’a pas tant de grâce que son original ; Enfin, pour ce qui est de ses propositions, quoiqu’il ne réussisse point mal en ce qui est contre Aristote et ses Sectateurs, il est certain qu’on ne lui accordera pas ce qu’il dit contre quelques Théologiens, qui croient que le Monde est fini […]. Néanmoins il assure toujours que Dieu est partout […] et comme il ne touche aucun des points de la Foi, nonobstant quelques petits mots de ses Commentaires, qui paraissent un peu libres à ceux qui les entendent ; il aurait bien pu sauver le reste et se sauver soi-même, faisant passer tout cela pour des Hypothèses et des suppositions qu’il n’approuvait point » (ibid., p. 403).
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[32]
Bayle résumera la thèse du quatrième dialogue de Bruno, De la cause, du principe et de l’un, par cette formule radicale : « La matière des corps n’est point différente de la matière des esprits. » (Dictionnaire historique et critique, art. « Brunus (Jordanus) »).
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[33]
Voir l’Introduction de De l’infini, de l’univers et des mondes par M. A. Granada, dans G. Bruno, Œuvres complètes, éd. G. Aquilecchia, t. IV, trad. J.-P. Cavaillé, Paris, Les Belles Lettres, 1995, p. XXXIX sq.
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[34]
Notons que Bruno a poussé les conséquences de sa thèse de la Vie-matière infinie jusqu’à admettre le principe de la génération spontanée : il considère en particulier que « s’il arrive qu’un monde soit détruit ou renouvelé, la production des animaux, aussi bien parfaits qu’imparfaits, est effectuée par la force et la vertu de la nature sans qu’il y ait un acte de génération au commencement », c’est-à-dire « sans qu’un individu comme parent en produi[se] un autre comme fils » (De l’infini, de l’univers et des mondes, éd. cit., p. 366).
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[35]
Certes, l’utilisation des thèses de Bruno n’est pas rigoureuse de la part de Sorel et, loin de les illustrer par les implications qu’il en tire, il s’en détache. Le philosophe italien, en effet, développait l’ontologie de la Vie-matière de manière plus cohérente en supprimant toute différence entre les âmes, non seulement celles des hommes entre eux, mais aussi celles des hommes et des bêtes (Cabale du cheval pégaséen, dans Œuvres complètes, t. VI, Paris, Les Belles Lettres, 1994, p. 90). Ainsi la « vertu » et le « mérite » individuel ne pouvaient être dus qu’au labeur proprement humain, l’homme n’étant finalement supérieur aux bêtes que par la forme de son corps et tout particulièrement sa main, instrument spécifique de la culture humaine (ibid., p. 96).
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[36]
Dans l’encyclopédie que reconstitue La Science universelle la politique est, avec l’économie et la justice, une branche de la morale pratique, comme en témoigne le plan de la seconde partie.
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[37]
Les passages cités ci-dessous ont en effet disparu de la version de 1626 de l’Histoire comique de Francion.
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[38]
C’est bien sur cette vertu, qualité ontologique plutôt que banalement morale, que s’appuie l’auteur anonyme de 1623 pour mépriser les critiques des lecteurs : « Presque tous ceux qui liront mes écrits ayant le jugement offusqué feront une tout autre estime de mes opinions, qu’ils ne devraient. Mais je ne m’en affligerai pas beaucoup, car la vertu qui est entièrement céleste participe à l’essence de la divinité qui ne tire sa gloire que de soi ; c’est une chose manifeste que la satisfaction qu’elle a en elle-même, de s’être dignement exercée, lui sert d’une récompense que rien ne peut égaler. » (« Advertissement d’importance aux lecteurs », p. 61).
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[39]
L’Épître « Aux Grands » fait en effet partie des ouvrages de Francion dont le livre XI, dans la version de 1633, dresse l’inventaire (p. 1326, var. de la p. 438).
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[40]
La Science des choses corporelles, éd. cit., p. 8-9.
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[41]
Il faut noter que, dans la classification des savoirs qui structure La Science universelle, la politique est une branche de l’éthique, elle-même dépendant étroitement de la science. C’est donc au terme d’un long processus de « perfection de l’homme », ancré sur une connaissance de la nature délivrée du poids de l’aristotélisme, que l’homme en société pourra espérer atteindre une « parfaite félicité ». Telle est la perspective que Sorel donne à sa nouvelle « encyclopédie ».
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[42]
Les brocards contre le « fils d’un Marchand, ignorant et présomptueux » qui « en marchant enviait le haut bout », s’achève sur cette chute : « Un de mes compagnons me vint dire alors, que je le quittasse là. Aussi veux-je, repartis-je, j’ai bien peu de raison de disputer contre un habit, car je ne vois rien ici autre chose, contre qui je puisse avoir querelle […]. L’on lui pardonne, mais à la charge qu’il n’entrera jamais en contestation, qu’avec des manteaux comme lui. » (p. 242-243).
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[43]
Art. cit., p. 272.
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[44]
Et, justement, quand ils croient contrefaire la noblesse, les bourgeois trahissent leur véritable condition par le mépris qu’ils affectent à l’égard du peuple : « Le malheur est que ceux de qui la noblesse est le moins établie, croient qu’ils ne sauraient mieux se faire connaître que par une furieuse insolence, et ce n’est qu’en cela qu’ils tâchent de contrefaire les nobles. […] Quant à ceux qui ne se rendent éminents que par les charges qu’ils ont achetées, ou qu’ils ont eues par hasard plutôt que par mérite, ils traitent les autres avec un extrême mépris. » (« Remontrances sur les erreurs et les vices », La Science des choses corporelles, éd. cit., p. 3-4 ; La Science universelle, éd. de 1668., t. I, p. 45).
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[45]
Ce n’est sans doute pas un hasard, si, en dépit de son programme explicite, Sorel n’écrit jamais cette politique qui devrait couronner La Science universelle.