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Littératures classiques, n° 98, 2019. Sur les circonstances intellectuelles et institutionnelles du projet « Haine du théâtre », voir l’avant-propos de ce précédent volume, qui résumait également la démarche scientifique et les principaux résultats de la recherche.
1Ce deuxième volet de l’enquête prenant pour objet les controverses sur le théâtre succède à un volume consacré aux origines des débats, aux controverses particulières et aux dynamiques polémiques [1]. Il se penche plus directement sur les arguments et les discours. Cela n’implique aucunement une démarche qui laisserait le contexte au second plan pour favoriser une pure histoire des idées : le sens de celles-ci dépend très fortement du contexte et les enjeux d’un argument n’apparaissent que s’il est rapporté à une situation précise. Par exemple, en Angleterre au XVIIe siècle, l’accusation d’idolâtrie associe le plus souvent fascination pour la représentation théâtrale et fascination pour la liturgie catholique, en identifiant défenseurs du théâtre et papistes : les débats sur le spectacle s’articulent alors à la querelle religieuse, parce qu’ils en constituent un champ de bataille alternatif et parce que la portée polémique du réquisitoire s’en trouve renforcée.
2Après avoir envisagé les spécificités des différentes aires culturelles, le séminaire de recherche du projet « Haine du théâtre » avait passé en revue les ressorts et les dimensions de l’argumentaire dans une succession de séances collectives : « La haine du théâtre : une question religieuse ? », « La haine du théâtre : une question économique ? », « La haine du théâtre : une question politique ? », « Haine du théâtre : haine des acteurs », « Haine du théâtre : haine du plaisir », « Haine du théâtre : haine des femmes ». Le premier volume a déjà largement abordé, de manière plus ou moins ponctuelle, plus ou moins directe, l’ensemble de ces questions. Ce numéro s’organise donc autour de plusieurs arguments importants : le théâtre comme espace diabolique et trompeur ; la stigmatisation de la dimension sensible du spectacle ; les soubassements anthropologiques de la condamnation. En considérant ces différents aspects, il s’agit de voir à quel point est trompeuse l’impression de stabilité que donnent ces argumentaires, recyclés d’un siècle à l’autre et d’un pays à l’autre. Car tant du côté de l’accusation que de la défense, ils font l’objet de déplacements et de reformulations, à des fins stratégiques ou au gré de l’évolution des poétiques, des pratiques culturelles ou des conceptions anthropologiques.
3Un des phénomènes les plus marquants est l’influence des condamnations patristiques sur les polémiques de l’Europe moderne. Le devenir de l’argument d’idolâtrie, l’un des premiers griefs adressé au théâtre, sinon le premier, en est un exemple parlant. Développé par Tertullien et reformulé en identification du théâtre à un lieu diabolique et trompeur, notamment pour combler l’absence de condamnation dans les Écritures, il fait l’objet de modulations diverses et complexes. Comme le montre Marie-Hélène Goursolas, c’est un grief polymorphe, apte à masquer les enjeux réels des discours. Elle dégage ainsi trois usages de l’argument dans la polémique : la caution patristique, qui permet une condamnation de l’essence même du théâtre, en vertu de son origine païenne ; l’usage antipapiste, évoqué plus haut et qui sert de trait d’union entre la question du théâtre et la querelle religieuse ; et les emplois métaphoriques, transformant les dramaturges et les comédiens en idoles qui fascinent le spectateur et détournent le chrétien de son salut. Enrica Zanin s’intéresse à la condamnation de la scène comme espace mimétique (c'est-à-dire comme imitation fausse du vrai) et à son influence dans la pensée poétique. La critique, de tradition platonicienne, reprise par Tertullien et relancée par Augustin, est en réalité peu présente comme telle dans les différents débats européens, sinon de manière stratégique. Mais elle influence la théorisation de la vraisemblance en favorisant un vraisemblable « ordinaire », qui forge des exemples crédibles et utiles aux spectateurs. Par contrecoup, l’argument resurgit en France dans le réquisitoire des années 1660, ce qui poussera des théoriciens (Rapin, Rymer) à envisager la mimèsis dramatique comme l’imitation des principes universels des choses.
4En se penchant sur le devenir des arguments s’inspirant du De divinatione daemonum de saint Augustin, qui visait les ludi scaenici romains, c’est aussi aux points de contacts et aux échanges entre deux domaines discursifs que s’intéresse Marie Saint-Martin : le théâtre et la démonologie. La possession, l’illusion, l’empathie, l’incarnation sont des catégories manipulées dans les deux espaces conflictuels (où elles sont d’ailleurs utilisées par les deux camps), les débats sur le théâtre puisant à l’occasion dans les réflexions démonologiques et réciproquement. Enfin, la présence et les prolongements de la pensée augustinienne sont étudiés dans la controverse espagnole par Florence d’Artois. Ce qui surprend d’abord, c’est la faible présence d’Augustin – ou sa présence implicite, chez Mariana ou Crespí – et la sous-représentation des Confessions par rapport à La Cité de Dieu. Il faut attendre l’affaire Guerra, à la fin du XVIIe siècle, pour que la référence à Augustin occupe le centre du débat, mais de façon biaisée. Dans son entreprise apologétique, Guerra manipule les textes pour en donner une interprétation circonstancielle et écarter l’argumentation ontologique. Ses adversaires mobilisent quant à eux plutôt la dimension anthropologique (la contagion passionnelle). Dans son usage de l’augustinisme, cette querelle est emblématique de la controverse espagnole dans son ensemble, qui résiste au débat ontologique et se focalise sur l’interdiction, bien concrète, des représentations théâtrales.
5Le corps – celui des actrices et des acteurs, celui des spectateurs et des spectatrices – occupe une place centrale dans l’argumentaire. Il intervient en fait doublement : sur la scène, comme ce qui provoque la fascination du public et des désordres de toutes sortes, et, dans la salle comme sur la scène, comme lieu de la concupiscence et plus largement des passions et des affects. Françoise Decroisette montre que cette focalisation des discours va de pair, en Italie, avec la professionnalisation : les acteurs de la commedia dell’arte, alors appelée le « théâtre des zanni », développent une éloquence du corps qui suscite des réactions troubles et paradoxales, mêlant enthousiasme et dénonciation violente, peur et attirance. L’ambivalence tient d’ailleurs à une forme de prudence car ces troupes exceptionnelles se sont acquis la protection des grands et des princes. En réponse aux critiques, les comédiens développent un discours de légitimation centré sur l’intelligence et le savoir, qui montre lui aussi, en creux, que ce qui pose problème, c’est le caractère vivant, charnel du corps en jeu.
6La haine du théâtre s’est largement focalisée sur les comédiennes. C’est particulièrement vrai en Italie où elles ont très tôt acquis un prestige qui a favorisé toutes sortes de phantasmes érotiques. Andrea Fabiano analyse ainsi la manière dont la présence du corps féminin « devient l’amplificateur de la pulsion scopique qui fonde le rapport entre la scène et la salle ». Du XVIe au XVIIIe siècle, il occupe le discours des rigoristes comme des réformateurs (Riccoboni, Scipione Maffei). Goldoni se trouve pris, quant à lui, entre son exigence de moralisation et la nécessaire efficacité du spectacle qui joue de cette séduction ; aussi choisit-il de la mettre en scène dans des pièces comme La Cameriera brillante ou La Locandiera, qui constituent de véritables réflexions en acte sur le pouvoir de fascination du théâtre et de l’actrice.
7À l’obsession pour les actrices répond une attention toute particulière portée aux spectatrices, qu’examine Véronique Lochert à travers le corpus anglais et français des XVIe et XVIIe siècles. Elles représentent alors une part croissante du public et occupent à ce titre une place centrale dans le discours antithéâtral, au nom du contrôle patriarcal qui doit s’exercer sur leurs corps et leur sexualité. Le théâtre apparaît comme une machine à piéger les femmes, en raison des rencontres qu’elles y font, des intrigues qu’elles y voient représenter et de la séduction des sens et du regard à laquelle elles s’abandonnent. Leur réception devient ainsi emblématique de l’effet du spectacle, aliénant et corrupteur. En s’arrêtant sur les textes polémiques français de la deuxième moitié du XVIIe siècle, Sarah Nancy choisit justement d’interroger cette imprégnation du discours théâtrophobe par les femmes et le féminin car les polémistes ne spéculent pas seulement sur la présence réelle des femmes au théâtre (débauche, incitation au vice, sensibilité accrue qui facilite la chute), ils pratiquent la stigmatisation par la métaphore, en féminisant tout ce qu’ils dénoncent : effets d’effémination, séduction, fascination, beautés fausses et artificielles… En nouant altérité et altération, ils font du féminin l’autre face du théâtre, la haine du théâtre prenant chez eux des airs de haine du « genre » ; si bien qu’à travers le féminin se dit le rejet ou la peur du théâtre comme lieu où jeu et costume sont moteurs de vérité, et comme espace de construction des valeurs et des identités.
8La haine du théâtre n’est pas seulement une haine du corps, c’est avant tout une haine du spectacle ; de ce fait, le discours sur le regard est également révélateur de ses évolutions. Sylviane Léoni reprend dans cette perspective le corpus antique pour le comparer à celui de l’affaire Caffaro (1694). Les anciennes modélisations de la vue reposent sur l’idée d’une porosité entre les êtres et les choses, entre le sujet et l’objet ; aussi le regard devient-il aisément le truchement de l’emprise – éventuellement satanique – du spectacle sur l’âme. Le changement du savoir optique opéré au XVIIe siècle a finalement peu d’effet sur un discours théâtrophobe qui reprend les autorités antiques mais en situant ailleurs l’origine de la menace : elle ne réside plus dans les images extérieures mais à l’intérieur, dans le spectateur-sujet, que sa fragilité morale rend réceptif au spectacle des passions. Marion Lafouge retrace l’histoire d’un autre support de la haine du spectacle, celui de la couleur : de la querelle d’Alceste (1674) à la polémique rousseauiste contre l’opéra français après la querelle des Bouffons (1753), en passant par la querelle de la musique française et de la musique italienne (1705), les termes des débats ne cessent de se redistribuer (entre Anciens et Modernes, entre la fable et la musique), mais la couleur demeure associée à une valorisation du plaisir et du jugement amateur ; à travers elle, c’est la part du sensible dans l’art qui se trouve interrogée.
9D’un argument à l’autre, on est sans cesse reconduit à la dimension spectaculaire du théâtre et à la co-présence des « participants » de l’expérience théâtrale ; ce qui pose problème, c’est la relation que le spectacle institue entre tous ceux y participent, sur la scène et dans la salle, relation ouverte aux possibles et à l’imprévisible, et qui est susceptible de changer les uns et les autres. Aussi tout discours sur les effets présuppose-t-il une conception du public ou une figure du spectateur, indissociable d’une anthropologie. Et c’est à cette dimension du discours polémique qu’est consacrée la dernière section de ce volume. Ellen MacKay identifie une tension dans les conceptions de l’expérience théâtrale, entre l’effectivité matérielle, violente, saisissante du spectacle et son innocuité, son caractère impalpable ou insaisissable. C’est sur ce deuxième pôle, qui suppose une disposition passive ou relâchée des spectateurs que son propos se penche, notamment à travers le discours très commenté de Wengrave dans The Roaring Girl (1611) de Middleton et Dekker, qui identifie le parterre à une île flottante ; il programme ainsi une sorte de stase cognitive dans un public rassemblé en une collectivité indifférenciée, comme une vague sur laquelle voguera la pièce.
10C’est en s’intéressant à la notion de « tolérance » envers le théâtre, telle qu’elle a été théorisée par les théologiens italiens, que Bruna Filippi repère une évolution majeure dans l’argumentation contre les comédies : au XVIe siècle les théologiens prenaient la société pour point de départ de leur réflexion, alors qu’au XVIIe siècle ils se focalisent sur l’individu, sa perception et ses affects. En analysant le sort que le jésuite Ottonelli fait à la tolérance dans sa grande somme Della Christiana Reformazione del Teatro (1646-1652), elle montre à quel point cette volonté d’ouverture est minée par les traces encore manifestes d’une profonde aversion envers le théâtre. Logan J. Connors revient sur l’idée d’impression à travers laquelle détracteurs comme défenseurs pensent l’effet émotionnel du théâtre au XVIIe siècle ; l’élaboration par l’abbé Dubos d’une impression superficielle, mais associée à un plaisir intellectuel, permet de sortir de cette impasse éthico-théorique – signalant par là un déplacement significatif dans l’histoire socio-politique du sujet. Enfin, l’article de Larry Norman est consacré à la Dissertation critique sur l’Iliade d’Homère de Jean Terrasson, où se trouve une critique des tragédies anciennes qui, sous le signe d’un rationalisme entièrement laïque, reprend en fait en sous-main des arguments du discours religieux afin de penser une tragédie moderne, pathétique et morale. Annonçant la démarche qu’adoptera Rousseau pour Le Misanthrope dans sa Lettre à d’Alembert, la méfiance de Terrasson à l’égard du théâtre le conduit ainsi à proposer toute une série de réécritures de Sophocle, de Racine ou de Quinault – occasion de constater une nouvelle fois que l’un des intérêts de la « haine du théâtre » est de nourrir la création dramatique.
11Ces quelques pistes sont loin d’avoir fait le tour des questions. Si nous mesurons mieux l’ampleur des polémiques, si nous cernons davantage les argumentations, nous avons encore du mal à en apprécier l’impact. Il faut un peu d’effort pour comprendre à quel point les troupes sont tentées de répliquer à leurs adversaires. Il faut imaginer les foudres que prédicateurs puritains, pasteurs piétistes ou curés catholiques lançaient quotidiennement dans leurs sermons. Et il faut encore plus d’effort pour déchiffrer les réponses qu’acteurs et dramaturges leur faisaient, car celles-ci se devaient d’être indirectes et allusives, faute de quoi les troupes se seraient encore davantage exposées à des accusations d’impiété, avec les conséquences que celles-ci pouvaient avoir.
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Littératures classiques, n° 98, 2019. Sur les circonstances intellectuelles et institutionnelles du projet « Haine du théâtre », voir l’avant-propos de ce précédent volume, qui résumait également la démarche scientifique et les principaux résultats de la recherche.