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Article de revue

Intraduisible, ou traduction infidèle ? Le mot politique (1560-1590)

Pages 29 à 37

Notes

  • [1]
    P. de L’Estoile, « Le Pourtraict et description du Politique de ce Temps », Les Belles Figures et Drolleries de la Ligue : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k859264h/f26.image.
  • [2]
    Pour les liens pré-modernes entre la mixité de sens et la monstruosité, voir W. Williams, Monsters and their Meanings in Early Modern Culture : Mighty Magic, Oxford, Oxford University Press, 2011.
  • [3]
    M. Turchetti, « Une question mal posée : l’origine et l’identité des Politiques au temps des guerres de Religion » ; M. Yardeni, « La pensée politique des “Politiques” : Étienne Pasquier et Jacques-Auguste de Thou » dans Th. Wanegffelen (dir.), De Michel de L’Hospital à l’Édit de Nantes : politique et religion face aux églises, Clermont-Ferrand, Presses universitaires Blaise-Pascal, 2002, p. 357-390 et 495-510. À voir aussi M.-L. Demonet, « Quelques avatars du mot “politique” (XIVe-XVIIe siècle) », Langage et société, n° 113, 2005, p. 33-62.
  • [4]
    J. Miernowksi, « “Politique” comme injure dans les pamphlets au temps des guerres de Religion » dans Th. Wanegffelen (dir.), op. cit., p. 337-356.
  • [5]
    M. Greengrass, “Epilogue. Régime Change: Restoration, Reconstruction and Reformation”, A. Forrestal et E. Nelson (éd.), Politics and Religion in Early Bourbon France, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2009, p. 246-257.
  • [6]
    B. Cassin (dir.), Vocabulaire européen des philosophies : dictionnaire des intraduisibles, Paris, Le Robert, 2004, « Introduction », p. XXI.
  • [7]
    Ibid., p. XVII.
  • [8]
    T. Cave, “Epilogue”, R. Tomlinson et T. Demetriou (éd.), The Culture of Translation in Early Modern England and France, 1500-1650, Basingstoke, Palgrave Macmillan, p. 196.
  • [9]
    Voir G. P. Norton, The Ideology and Language of Translation in Renaissance France and their Humanist Antecedents, Genève, Droz, 1984, p. 58-60.
  • [10]
    N. Rubinstein, « The History of the Word Politicus in Early Modern Europe », A. Pagden (éd.), The Languages of Political Theory in Early Modern Europe, Cambridge, Cambridge University Press, 1987, p. 41-57.
  • [11]
    Tr. G. Cappel, Le Prince de Nicolas Machiavelle secrétaire et citoien de Florence, Paris, Ch. Estienne, 1553, p. Aii v°.
  • [12]
    E. Sciacca, Umanesimo e scienza politica nella Francia del XVI secolo : Loys Le Roy, Florence, L. S. Olschki, 2007, p. 135.
  • [13]
    L. Le Roy, Les Politiques d’Aristote, esquelles est monstrée la science de gouverner le genre humain en toutes espèces d’estats publiques [1568], Paris, Vascovan, 1576, « Argument du premier livre », p. 2.
  • [14]
    Ibid.
  • [15]
    L. Le Roy, De la vicissitude ou Varieté des choses en l’univers, Paris, P. L’Huilier, 1575, p. 115.
  • [16]
    Ibid., p. 117. Quand Le Roy parle de phrase, on pense au phrasis, mot-clé du vocabulaire contemporain de la traduction : voir G. P. Norton, op. cit., p. 330.
  • [17]
    L. Le Roy, Les Politiques d’Aristote, éd. cit., « Argument du premier livre », p. 2.
  • [18]
    Sur translatio studii et translatio imperii, voir E. R. Curtius, European Literature and the Latin Middle Ages, trad. W. Trask, Londres, Routledge, 1953, p. 27-30.
  • [19]
    L. Le Roy, Les Politiques d’Aristote, éd. cit., p. 10.
  • [20]
    Ibid., « Préface », p. aiiij.
  • [21]
    Voir à ce sujet T. Hampton, Literature and Nation in the Sixteenth Century: Inventing Renaissance France, Ithaca / Londres, Cornell University Press, 2001.
  • [22]
    L. Le Roy, Consideration sur l’histoire françoise, et l’universelle de ce Temps, dont les merveilles sont succinctement recitées, Paris, F. Morel, 1567, p. Diiij.
  • [23]
    Id., Les Politiques d’Aristote, éd. cit., « De la politique et des legislateurs plus renommez qui l’ont prattiquee… » [Préface], p. biv.
  • [24]
    J. Bodin, « Préface », Les Six livres de la Republique, éd. C. Fremont et al., Paris, Fayard, 1986, t. I, p. 9-10.
  • [25]
    Ibid.
  • [26]
    Sur la souveraineté, voir L. Foisneau (éd.), Politique, droit et théologie chez Bodin, Grotius et Hobbes, Paris, Kimé, 1997 ; H.A . Lloyd, Jean Bodin: This Pre-Eminent Man of France, Oxford, Oxford University Press, 2017, p. 133-142. Sur la souveraineté et la traduction, voir O. Keohane, “Bodin on Sovereignty: Taking Exception to Translation?”, Paragraph, n° 38, 2015, p. 245-260.
  • [27]
    M. Turchetti, “Bodin as Self-Translator of his République: Why the Omission of ‘Politicus’ and Allied Terms from the Latin Version?”, dans M. J. Burke et M. Richter (éd.), Why Concepts Matter: Translating Social and Political Thought, Leyde / Boston, Brill, 2012, p. 109-118.
  • [28]
    Ibid., p. 113.
  • [29]
    J. Bodin, Les Six livres de la république. Livre premier / De Republica libri sex. Liber I, éd. N. De Aurajo et M. Turchetti, Paris, Classiques Garnier, 2013, p. 150.
  • [30]
    Voir T. D. Baranova, À coup de libelles : une culture politique au temps des guerres de religion, Genève, Droz, 2012.
  • [31]
    Ibid., p. 189.
  • [32]
    Le Réveille-matin des Francois, et de leurs voisins, Edimbourg, J. James, 1574, p. 143.
  • [33]
    Ibid., « Argument du premier dialogue », n.p.
  • [34]
    J. Bodin, Les Six livres de la République, éd. C. Fremont et al., t. I, p. 109.
  • [35]
    Le Réveille-matin des Francois, et de leurs voisins, éd. cit., p. 1.
  • [36]
    Description de l’homme politique de ce temps avec sa foy et religion qui est un Catalogue de plusieurs hérésies et athéismes, où tombent ceux qui préfèrent l’estat humain à la Religion Catholique, Paris, Bichon, 1588, p. 3.
Quel est ce monstre ici, et comment a-t-il nom ?
Des Grecs est dit Syrene, et des Hebrieux Dagon,
Et ce Siecle aujourdhuy Politique l’appelle.[1]

1Cet article porte sur les usages du mot politique au XVIe siècle, quand le mot devient sujet de controverses exceptionnelles. Dans le contexte d’un renouvellement des savoirs, la discipline de la politique est en plein essor ; la renommée (puis la notoriété) de Machiavel la rend suspecte ; divers auteurs proposent des interprétations très différentes de la politique dans le contexte des guerres de religion. Le substantif masculin, le politique, peut signifier l’incarnation humaine de l’action politique, un « sage gouverneur », le sauveur pragmatique de la France, ou bien un hypocrite, une girouette, un monstre qui change de nom selon le temps, comme dans les vers cités en épigraphe, tirés d’un placard qui date de la fin des guerres. Quel est ce monstre ? Sa monstruosité, comme nous le verrons, réside dans son instabilité [2].

2En outre, on a longtemps considéré que le pluriel, les politiques, désigne un tiers parti dans les guerres civiles : ce tiers parti supposé forge un compromis entre les catholiques et les protestants pour mettre fin aux guerres et installer Henri IV sur le trône. Sauf que récemment, les historiens ont remarqué que ce tiers parti n’existait pas en réalité. Selon Myriam Yardeni, être « politique » serait plutôt une mentalité régnant parmi des parlementaires érudits qui appartiennent à la noblesse de robe, et qui se développe vers la fin du XVIe siècle [3]. La mentalité « politique » serait celle des héritiers d’Érasme et de Michel de L’Hospital, des catholiques modérés qui militent en faveur de la paix et acceptent le futur Henri IV malgré ses liens avec la Réforme. Mais dans les documents contemporains, personne ne se déclare pour « les politiques ». Quand le mot désigne un parti, il est en général péjoratif [4]. L’image du parti iréniste des « politiques » est plutôt une création des historiens sous le règne de Henri IV et ultérieurement [5].

3Le parti n’existe pas – ou alors ses membres agissent sous d’autres noms – mais le mot existe bel et bien, et s’utilise abondamment : le substantif peut être positif, négatif, ou péjoratif ; la notion est en voie de transformation. Il s’agit d’un terme qui renvoie à des textes érudits latins et grecs, tout comme il évoque plus tard des connotations de conflit, de menaces, venant d’un groupe mystérieux qu’auraient inventé certains historiens. Cette variété de contextes rend le mot très délicat à lire et donc intraduisible par définition, bien qu’il soit initialement une traduction, une vulgarisation du terme grec politikos. Plusieurs libellistes ciblent « le politique de ce temps » ou soulignent qu’il est une créature d’aujourd’hui (comme dans les vers en épigraphe), suggérant que le sens du mot varie d’un jour à l’autre. Barbara Cassin indique que l’intraduisibilité est étroitement liée à l’instabilité du sens [6]. En effet, notre intérêt porte sur une série de traductions : « l’intraduisible, c’est plutôt ce qu’on ne cesse pas de (ne pas) traduire [7] ». Terence Cave a remarqué que tout acte de communication est un acte de traduction, et que tout acte de traduction est imparfait [8]. Les écrivains de l’époque en sont bien conscients. Au XVIe siècle, on voit établies en France deux vives cultures intellectuelles qui sont proches l’une de l’autre : celle de la philologie, et celle de la traduction. On s’interrogeait alors sur le « vrai » sens des mots (chez Rabelais par exemple, sous un jour satirique), sur les possibilités que permet la langue française (voir la Deffense de Du Bellay) et sur la fonction culturelle et didactique de la traduction (voir Du Bellay encore, et plus tard Louis Le Roy et Étienne Pasquier). Nous examinerons ici plus en détail la façon dont des écrivains définissent « la politique » et « le politique » en tant que concepts et en tant que figures, respectivement, laissant de côté les spécificités idéologiques par souci de brièveté ; nous examinerons la façon dont les controverses autour du mot politique (re)naissent de ce contexte où les limites du langage se découvrent en traduction. Les débats relatifs à la traduction sont riches à l’époque, surtout autour du concept horatien du « fidus interpres[9] »; nous proposons comme hypothèse que l’intraduisibilité du mot politique constitue un cas de traduction infidèle intentionnelle, dans la mesure où les écrivains manipulent ce mot pour mettre en avant leurs propres idées. Infidélité, imperfection, intraduisibilité : les fissures que provoquent les usages de ce mot-clé représentent des créations et des tentatives de changement, de renouvellement et de conflictualité politiques. Nous nous focaliserons sur deux modes de la « traduction » ainsi largement définie : les traductions érudites, et les traductions polémiques.

Les traductions érudites

4Les traductions du XVIe siècle accordent à la politique une puissance et une possibilité de mobilité qu’elle n’avait pas avant la Renaissance. Soulignons que les premiers usages du substantif politique en français remontent à l’époque médiévale, principalement dans le programme aristotélicien de l’université de Paris où la politique, comme l’œconomie et l’éthique, fait partie de la philosophie morale [10]. Toutefois, le XVIe siècle élève la politique au-dessus des autres disciplines. Un traducteur du Prince de Machiavel remarque par exemple :

5

[La politique est] le sommet de la philosophie laquelle est Royne de nostre vie […] Sans laquelle les autres sciences qui ne sont que demoiselles, ou ornements de nostre grande Dame seroient nulles. [11]

6C’est dans ce contexte que l’on voit paraître la première traduction des Politiques d’Aristote directement du grec en français. Le traducteur en est Loys Le Roy, disciple de Guillaume Budé puis professeur de grec au Collège Royal. Pendant les années 1560, il écrit plusieurs libelles politiques, y compris De l’origine, antiquité, progrès, excellence, et utilité de l’art Politique (1567), qui devient la préface aux Politiques d’Aristote (1568). Le Roy, au demeurant lecteur attentif de Machiavel [12], revendique dans cette préface-pamphlet l’importance primordiale de la politique. Dans les paratextes de sa traduction, il relie l’acte de traduire à la portée élargie de la politique.

7Au départ, Le Roy se présente comme une sorte de fidus interpres, ayant rendu Les Politiques d’Aristote comme ils sont « en [leur] Grec original », le sens « fidelement exposé [13] ». Il confesse néanmoins qu’il a ajouté « des expositions » : ce terme fait référence à ses commentaires abondants, souvent plus longs que le texte d’Aristote [14]. En fait, le concept de l’ajout est crucial chez Le Roy, qui va conclure son chef-d’œuvre, De la vicissitude (1575), par un chapitre qui pose la question suivante : « S’il est vray ne se dire rien qui n’ait esté dict paravant, et qu’il convient augmenter par propres inventions la doctrine des anciens [15]. » Le Roy prône cette « augmentation par propres inventions » ; il critique les « tousjours translateurs ou commentateurs cachez soubs l’ombre d’autruy », et affirme : « chasque aage à son genre peculier de parler. Chasque nation et aage sa phrase [16]. » En considérant la particularité de « nostre aage » dans ses Politiques d’Aristote, Le Roy propose finalement dans sa traduction de « rendre l’œuvre politique plus accomplie par la conférence des choses anciennes et modernes [17] ». Il réalise ainsi une version de la translatio imperii en même temps qu’une translatio studii, c’est-à-dire un transfert tout à la fois des connaissances et des pouvoirs [18]. Il déclare dans son commentaire du Premier livre qu’une série de « translations » a déplacé les centres du pouvoir depuis le temps d’Aristote [19]. Le Roy décrit une politique puissante, « mère des disciplines », qui est alors prééminente parmi les savoirs, et dont l’assise théorique pourrait se trouver dans la France de son époque [20].

8Ainsi, Le Roy invente une politique particulière pour son époque. Il trouve son inspiration partiellement dans l’optimisme qui sous François Ier a accompagné l’essor de l’humanisme [21]. Mais il est également influencé par les guerres de religion : « Nous avons veu toutes les parties de la France en confusion, presque sans justice, loix & magistrats. [22] » Sa politique fait précisément contrepoids à la confusion :

9

Elle nourrit liberalement les enfans en bonnes mœurs et disciplines : eleve le coeur des jeunes hommes, par l’esperance des charges et dignitez futures : adoucit les molesties des plus aagez, par authorité et respect de leur conseil et expérience […], contente les sages, guide les Magistrats, conduict les Roys et Empereurs, regit les estats, entretenant par equité les inferieurs avec les superieurs […], promettant aux vrais politiques perpetuelle louange en recompense de leurs extremes labeurs. [23]

10Cette « politique » qui « régit les estats » s’oppose donc à l’image de la France en proie aux désordres. Dans ses écrits, Le Roy dépeint une politique (dont l’incarnation serait « le vrai politique ») qui gère la mobilité (ou bien la vicissitude) du monde temporel, et qui pourrait donc changer selon le temps. Il fait tout pour déclarer la réussite de son stratagème de traducteur. Ce faisant, il met en avant son acte de traduction et laisse le champ ouvert à d’autres extensions ou à d’autres réécritures du texte politique, selon les exigences du moment. Un tel programme paraît être rempli par le traité des Six livres de la République de Jean Bodin, qui voit le jour huit ans plus tard, en 1576, après le moment charnière que furent les massacres de la Saint-Barthélemy en 1572, et qui figure parmi les premières œuvres originales du corpus politique pré-moderne. Bodin partage l’idée exprimée chez Le Roy, à savoir le concept d’une science politique bien maîtrisée susceptible de corriger les erreurs contemporaines (Bodin fustige Machiavel), et souhaite aussi amplifier les discours anciens : il affirme que « Platon et Aristote ont tranché si court leurs discours Politiques, qu’ils ont plustot laissé un appetit, que rassasié ceux qui les ont leus [24] ».

11La République de Bodin peut être considérée comme une traduction dans la mesure où elle représente une réévaluation de ce qu’est la politique. Bodin souligne d’ailleurs l’échange linguistique qui a lieu dans ce travail. Sa fameuse préface en est un exemple frappant, où il annonce sa décision d’écrire en français, après avoir jusqu’ici publié en latin :

12

Mais depuis que l’orage impetueux a tourmenté le vaisseau de nostre Republique avec telle violence que le Patron mesmes, et les Pilotes sont comme las et recruds d’un travail continuel, il faut bien que les passagers y prestent la main […]. C’est pourquoy de ma part ne pouvant rien mieux, j’ay entrepris le discours de la Republique en langue populaire, tant pour ce que les sources de la langue Latine sont presque taries, et qui seicheront du tout, si la barbarie causee par les guerres civiles continue, que pour estre mieux entendu de tous François naturels. [25]

13Bodin se trouve ainsi obligé de se traduire, ou tout au moins de se vulgariser. Cette traduction est une source de chagrin, mais en écrivant en français il se considère comme ce passager qui prête la main au vaisseau de la république ; sa théorie de la souveraineté, avec son insistance sur l’obéissance à l’autorité monarchique, est au cœur de ce projet de sauvetage [26].

14Bodin ne se contente pas pourtant de vulgariser le propos de sa République. Il le traduit bientôt en latin : son De Republica paraît en 1584. Dans son auto-traduction pourtant, comme Mario Turchetti l’a noté, le mot politicus brille par son absence [27]. On pourrait attribuer cela au purisme linguistique, suivant la tradition des philologues italiens du Quattrocento, tel Leonardo Bruni, qui voulaient nettoyer un latin corrompu par des mots d’étymologie grecque comme politicus : Bruni avait proposé civilis comme substitut du terme politicus. Mario Turchetti suggère aussi que les controverses autour du parti supposé des « politiques » ont contribué à cette aversion pour le mot politicus. Presque toutes les traductions de politique dans le De republica sont, pourtant, plus des gloses que des traductions mot à mot qui remplaceraient politique par civil[28]. Dans la préface de l’édition latine, en outre, on trouve « politica decreta[29] », ce qui suggère que politique aurait pu être un indice disciplinaire indispensable. Dans le latin de Bodin, donc, le mot politique s’avère intraduisible de manière assez littérale : soit absent, soit insolite.

Les traductions polémiques

15On pense en effet que Bodin aurait rédigé sa préface en ayant à l’esprit les écrits des « monarchomaques », c’est-à-dire la nouvelle forme de théorie politique qui date du lendemain de la Saint-Barthélemy et qui affirme que des actes de résistance contre la monarchie sont justifiés s’ils sont commis pour défendre la liberté religieuse. Parmi ce corpus, Le Réveille-matin des François (1574) mérite d’être examiné ici parce qu’il présente les usages les plus frappants du mot politique, sans présenter les caractéristiques établies de la mentalité « politique » (catholique, modéré, parlementaire) puisque ses auteurs sont des protestants exilés [30]. On retrouve ainsi dans ce texte une « traduction » du mot politique – ses occurrences sont plutôt concentrées sur le politique – bien différente de celles de Bodin ou de Le Roy. Nous appelons « polémique » ce genre de traduction parce que les textes en question font partie de la masse de libelles qui paraissent lors des guerres de religion et y participent [31]. Or il va de soi que les catégories « érudit » et « polémique » se recoupent.

16Le Réveille-matin se compose de deux dialogues dont l’un des personnages principaux s’appelle « le Politique ». Le premier se présente comme une conversation entre des réfugiés français qui a lieu en Hongrie dans la maison d’Alithie (dont le nom vient du grec, aletheia, qui signifie « vérité ») : en tant qu’incarnation de la vérité, Alithie facilite la mise à l’épreuve éthique qui a lieu dans le premier dialogue. Le Politique, catholique au début, prend la parole pour raconter, avec l’Historiographe, l’histoire récente de la France. Ensuite, deux nouveaux personnages les rejoignent : l’Église, et Daniel, le prophète biblique. L’Église et Daniel chargent le Politique et l’Historiographe de mettre en place de nouvelles « loix et ordonnances politiques [32] » qui permettront d’établir un nouvel État selon les exigences de l’Église réformée. Il s’agit ici d’un usage de la politique à l’opposé de celui proposé par Le Roy (la politique qui « adoucit »), ou de celui de Bodin, qui exige l’obéissance au roi et au magistrat.

17Le rôle du Politique est défini au début du texte comme suit :

18

Le Politique aide l’Historiographe au récit de l’histoire et marque incidemment les fautes faites de tous les deux costez, montrant à l’oeil le miserable estat de la France. [33]

19Le Politique est donc censé être objectif. En effet, les auteurs mettent en scène le changement idéologique vécu par le Politique. À la fin du premier dialogue, il se convertit à la Réforme et l’Église l’envoie répandre la nouvelle partout en Europe : il va annoncer avec la Réforme une révolution à venir. Le deuxième dialogue se situe à Fribourg en Suisse (donc à la frontière du monde catholique et du monde protestant) et vise une réception européenne, le parcours des personnages comprend la France, l’Angleterre, la Suisse et la Hongrie. Les auteurs protestants semblent profiter de la puissance et de la mobilité pré-existantes du concept de « politique ». Puis le Politique du Réveille-matin devient littéralement mobile, entreprenant un voyage à travers l’Europe. Alors que Bodin, dans sa République, nomme « politique » celui qui patrouille devant la ville pour empêcher l’entrée de personnes indésirables [34], le Politique du Réveille-matin franchit les frontières pour transformer l’Europe.

20Chez Le Roy comme chez Bodin, le pouvoir de la politique se relie à celui de la personne qui est chargée d’affaires politiques et qui détient un pouvoir spécifique impliquant la surveillance et la régulation. Chez les auteurs réformés du Réveille-matin, la politique repose plutôt sur l’ouverture et sur la liberté de conscience. Il est évident que les pratiques politiques esquissées dans les trois textes varient beaucoup, et que la politique est dès lors indéfinissable et intraduisible. Pour remédier à ce problème, il faut disposer d’experts, de ces « vrais politiques » dont parle Le Roy, et il faut exclure les mauvais. Dans Le Réveille-matin, Alithie se fait fort de comprendre si le Politique chez lui est bon ou mauvais. Elle décide enfin de lui faire confiance :

21

je m’asseureray que telles gens que les Politiques d’aujourd’hui ne te destourneront facilement de l’amitié que tu me portes. [35]

22Vers la fin des guerres de religion, des libellistes – ceux qui critiquent les « politiques » et qui amorcent alors l’image d’un tiers parti de modérés – semblent regretter l’absence d’une description définitive du « politique ». Mais ce regret est largement rhétorique : en réalité, ils en profitent pour attaquer leurs ennemis. Par exemple, le poème ci-dessous se lamente sur la dégradation du mot politique, en évoquant d’abord l’image d’un politique sage, tel que l’auraient reconnu un Bodin ou un Le Roy :

23

Ce nom de Politique estoit un nom d’honneur,
C’estoit le juste nom, d’un juste Gouverneur. […]
Aujourd’huy ce beau nom, souillé de mille vices
N’est plus qu’un nom d’horreur, qui destruit les polices,
Un nom rempli d’ordure, et qui est mesprisé.
Par le crime de ceux qui en ont abusé. [36]

24Ici, le poète anonyme met l’accent sur le mot politique lui-même. Il signale l’usage abusif du mot, dont les conséquences sont dangereuses, voire catastrophiques, car mal utiliser le mot revient à mal se conduire dans la vie réelle. Il semble qu’une sorte de mauvaise traduction ait transformé le nom « d’honneur » en nom « d’horreur ». En filigrane de la déploration, on retrouve cependant une nouvelle manière d’utiliser le mot politique – une nouvelle « traduction » –, à savoir dans le but de condamner les ennemis du catholicisme. Le titre du libelle où paraît ce poème annonce en fait un catalogue d’hérésies commises par « l’homme politique de ce temps » qui « préfère l’estat humain à la Religion Catholique ». Le poète présente la figure traditionnelle du « juste Gouverneur » précisément pour le traduire en « un nom rempli d’ordure ». Bien loin d’être complètement séparé du discours théorique sur la politique, ce libelle y fait allusion. Souvenons-nous du poème cité en épigraphe : le monstre qui s’appelle maintenant « Politique » s’appelait « Sirène » en grec, et « Dagon » en hébreu. Ces déplacements culturels nous rappellent la translatio studii : il s’agit d’une évocation, ou bien d’une parodie, des traductions érudites. Dans le cas de politique, on constate une communication réciproque entre l’érudit et le polémique qui intensifie l’agitation linguistique autour du mot.

25Il n’était pas question ici de démontrer les origines du parti supposé des « politiques », ni d’esquisser la façon dont une mentalité « politique » se serait développée. À titre de conclusion, soulignons plutôt que l’on voit paraître entre 1568 et 1588 différents textes qui cherchent à mobiliser le mot politique (leurs auteurs comptent des polémistes protestants comme des catholiques ligueurs) parmi lesquels figurent aussi des œuvres érudites écrites par des juristes catholiques. Louis Le Roy affirme une forte confiance dans l’acte de traduction ; pour lui la politique s’avère plus que traduisible. Pourtant il confère à la politique toute une gamme de pouvoirs et de possibilités, et il admet que le sens va changer selon la langue, selon la nation, selon les vicissitudes du monde. Le Roy parle de « nostre aage », Bodin des guerres civiles « continues », Alithie dans Le Réveille-matin craint les « politiques d’aujourdhuy » et les polémistes ligueurs déplorent ce qu’est devenu « l’homme politique de ce temps » : ainsi ils soulignent la nature fugace de ces formulations d’une politique perpétuellement figurée au présent. En retraçant les usages et les contestations du mot politique, nous voyons que celui-ci devient intraduisible du fait de traductions multiples qui ne s’accordent pas entre elles, reflétant et causant ainsi les discords politiques qui caractérisent les guerres de religion. Toute traduction du mot peut bel et bien s’avérer une trahison, dans un contexte d’intense conflit où la fidélité, comme la foi religieuse, est constamment mise en question. Et puisqu’aucune définition n’est fixe, personne n’est fidus interpres, même si tous affectent de l’être.


Date de mise en ligne : 14/11/2018

https://doi.org/10.3917/licla1.096.0029

Notes

  • [1]
    P. de L’Estoile, « Le Pourtraict et description du Politique de ce Temps », Les Belles Figures et Drolleries de la Ligue : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k859264h/f26.image.
  • [2]
    Pour les liens pré-modernes entre la mixité de sens et la monstruosité, voir W. Williams, Monsters and their Meanings in Early Modern Culture : Mighty Magic, Oxford, Oxford University Press, 2011.
  • [3]
    M. Turchetti, « Une question mal posée : l’origine et l’identité des Politiques au temps des guerres de Religion » ; M. Yardeni, « La pensée politique des “Politiques” : Étienne Pasquier et Jacques-Auguste de Thou » dans Th. Wanegffelen (dir.), De Michel de L’Hospital à l’Édit de Nantes : politique et religion face aux églises, Clermont-Ferrand, Presses universitaires Blaise-Pascal, 2002, p. 357-390 et 495-510. À voir aussi M.-L. Demonet, « Quelques avatars du mot “politique” (XIVe-XVIIe siècle) », Langage et société, n° 113, 2005, p. 33-62.
  • [4]
    J. Miernowksi, « “Politique” comme injure dans les pamphlets au temps des guerres de Religion » dans Th. Wanegffelen (dir.), op. cit., p. 337-356.
  • [5]
    M. Greengrass, “Epilogue. Régime Change: Restoration, Reconstruction and Reformation”, A. Forrestal et E. Nelson (éd.), Politics and Religion in Early Bourbon France, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2009, p. 246-257.
  • [6]
    B. Cassin (dir.), Vocabulaire européen des philosophies : dictionnaire des intraduisibles, Paris, Le Robert, 2004, « Introduction », p. XXI.
  • [7]
    Ibid., p. XVII.
  • [8]
    T. Cave, “Epilogue”, R. Tomlinson et T. Demetriou (éd.), The Culture of Translation in Early Modern England and France, 1500-1650, Basingstoke, Palgrave Macmillan, p. 196.
  • [9]
    Voir G. P. Norton, The Ideology and Language of Translation in Renaissance France and their Humanist Antecedents, Genève, Droz, 1984, p. 58-60.
  • [10]
    N. Rubinstein, « The History of the Word Politicus in Early Modern Europe », A. Pagden (éd.), The Languages of Political Theory in Early Modern Europe, Cambridge, Cambridge University Press, 1987, p. 41-57.
  • [11]
    Tr. G. Cappel, Le Prince de Nicolas Machiavelle secrétaire et citoien de Florence, Paris, Ch. Estienne, 1553, p. Aii v°.
  • [12]
    E. Sciacca, Umanesimo e scienza politica nella Francia del XVI secolo : Loys Le Roy, Florence, L. S. Olschki, 2007, p. 135.
  • [13]
    L. Le Roy, Les Politiques d’Aristote, esquelles est monstrée la science de gouverner le genre humain en toutes espèces d’estats publiques [1568], Paris, Vascovan, 1576, « Argument du premier livre », p. 2.
  • [14]
    Ibid.
  • [15]
    L. Le Roy, De la vicissitude ou Varieté des choses en l’univers, Paris, P. L’Huilier, 1575, p. 115.
  • [16]
    Ibid., p. 117. Quand Le Roy parle de phrase, on pense au phrasis, mot-clé du vocabulaire contemporain de la traduction : voir G. P. Norton, op. cit., p. 330.
  • [17]
    L. Le Roy, Les Politiques d’Aristote, éd. cit., « Argument du premier livre », p. 2.
  • [18]
    Sur translatio studii et translatio imperii, voir E. R. Curtius, European Literature and the Latin Middle Ages, trad. W. Trask, Londres, Routledge, 1953, p. 27-30.
  • [19]
    L. Le Roy, Les Politiques d’Aristote, éd. cit., p. 10.
  • [20]
    Ibid., « Préface », p. aiiij.
  • [21]
    Voir à ce sujet T. Hampton, Literature and Nation in the Sixteenth Century: Inventing Renaissance France, Ithaca / Londres, Cornell University Press, 2001.
  • [22]
    L. Le Roy, Consideration sur l’histoire françoise, et l’universelle de ce Temps, dont les merveilles sont succinctement recitées, Paris, F. Morel, 1567, p. Diiij.
  • [23]
    Id., Les Politiques d’Aristote, éd. cit., « De la politique et des legislateurs plus renommez qui l’ont prattiquee… » [Préface], p. biv.
  • [24]
    J. Bodin, « Préface », Les Six livres de la Republique, éd. C. Fremont et al., Paris, Fayard, 1986, t. I, p. 9-10.
  • [25]
    Ibid.
  • [26]
    Sur la souveraineté, voir L. Foisneau (éd.), Politique, droit et théologie chez Bodin, Grotius et Hobbes, Paris, Kimé, 1997 ; H.A . Lloyd, Jean Bodin: This Pre-Eminent Man of France, Oxford, Oxford University Press, 2017, p. 133-142. Sur la souveraineté et la traduction, voir O. Keohane, “Bodin on Sovereignty: Taking Exception to Translation?”, Paragraph, n° 38, 2015, p. 245-260.
  • [27]
    M. Turchetti, “Bodin as Self-Translator of his République: Why the Omission of ‘Politicus’ and Allied Terms from the Latin Version?”, dans M. J. Burke et M. Richter (éd.), Why Concepts Matter: Translating Social and Political Thought, Leyde / Boston, Brill, 2012, p. 109-118.
  • [28]
    Ibid., p. 113.
  • [29]
    J. Bodin, Les Six livres de la république. Livre premier / De Republica libri sex. Liber I, éd. N. De Aurajo et M. Turchetti, Paris, Classiques Garnier, 2013, p. 150.
  • [30]
    Voir T. D. Baranova, À coup de libelles : une culture politique au temps des guerres de religion, Genève, Droz, 2012.
  • [31]
    Ibid., p. 189.
  • [32]
    Le Réveille-matin des Francois, et de leurs voisins, Edimbourg, J. James, 1574, p. 143.
  • [33]
    Ibid., « Argument du premier dialogue », n.p.
  • [34]
    J. Bodin, Les Six livres de la République, éd. C. Fremont et al., t. I, p. 109.
  • [35]
    Le Réveille-matin des Francois, et de leurs voisins, éd. cit., p. 1.
  • [36]
    Description de l’homme politique de ce temps avec sa foy et religion qui est un Catalogue de plusieurs hérésies et athéismes, où tombent ceux qui préfèrent l’estat humain à la Religion Catholique, Paris, Bichon, 1588, p. 3.

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