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Article de revue

Trouble dans la galanterie ? Préciosité et questions de genre

Pages 107 à 118

Notes

  • [1]
    D. Denis, Le Parnasse galant, Paris, Champion, 2001, p. 304-321.
  • [2]
    Ces catégories n’entendent désigner dans mon propos que leur construction et les usages qu’on en fait, dans une perspective qui cependant ne peut jamais demeurer strictement nominaliste : du mot à la chose, il paraît difficile de ne jamais passer à la chose sans le mot. Ainsi, nous ne nous interdisons pas de compter parmi les précieuses celles qui, sans que nous disposions pour l'instant de documents attestant qu'elles furent nommées ainsi, sont extrêmement proches des précieuses et de leur idéal.
  • [3]
    R. Duchêne, Les Précieuses, ou comment l’esprit vint aux femmes, Paris, Fayard, 2001, p. 51.
  • [4]
    J’emprunte la formule à D. Denis, « Préciosité et galanterie : vers une nouvelle cartographie », dans D. Wetsel et F. Canovas (éd.), La Culture du Grand Siècle. Actes du 33e congrès de la North American Society for Seventeenth Century French Literature, t. II, Tübingen, G. Narr (« Biblio 17 », n° 144), 2003, p. 17-39.
  • [5]
    N. Hepp, « La galanterie », dans P. Nora (dir.), Les Lieux de mémoire. III : Les France, Paris, Gallimard, 1992, p. 745-783.
  • [6]
    A. Viala, La France galante, Paris, Puf, 2008, dans la « Note académique et citoyenne » qui clôt l’ouvrage, p. 482-487.
  • [7]
    Cl. Habib, Galanterie française, Paris, Gallimard, 2006.
  • [8]
    M. Dupas, Corneille galant. Comédie cornélienne et histoire de la sexualité, thèse de doctorat, dir. H. Merlin-Kajman, Université de Paris 3, soutenue le 8 janvier 2015, à paraître aux Classiques Garnier. Cette thèse remarquable a servi de point de départ à nombre de considérations développées ici, étant entendu que toute erreur dans l’interprétation de ses propositions m’est imputable.
  • [9]
    Voir l’analyse que M. Dupas donne de ce livre dans sa thèse, p. 230-231 et passim.
  • [10]
    Plus exactement, la galanterie figure le désir, mais sans le corps, ou si peu : d’où sa connivence aisée avec l’attirail le plus stéréotypé de l’amour, sa « fadeur » délibérée. Voir A. Viala, op. cit. p. 154 ; D. Roche, « Contenance et forme des émotions publiques », Littératures classiques, n° 68 (« Les émotions publiques et leurs langages », dir. H. Merlin-Kajman), été 2009, p. 189-201. À l’opposé de cet amuïssement galant du corps désirant, on dotera les précieuses d’un corps grotesque, « démanché », dont on guette le trébuchement : voir M. Dufour-Maître, Les Précieuses. Naissance des femmes de lettres en France au XVIIe siècle, Paris, Champion, 1999, rééd. 2008, p. 65-79.
  • [11]
    H. Merlin-Kajman, « Introduction », Littératures classiques, n° 68, été 2009, p. 21.
  • [12]
    M.-Cl. Vallois, « Galanteries plurielles », ibid., p. 145-158.
  • [13]
    E. Keller-Rahbé, dans Mme de Villedieu, Les Galanteries grenadines, Saint-Étienne, Publications de l’Université de Saint-Étienne, 2006, p. 13.
  • [14]
    Chr. Biet, « Équivocité des genres et expérience théâtrale », dans Georges Vigarello (dir.), Histoire de la virilité. 1 : L’invention de la virilité, de l’Antiquité aux Lumières [2011], Paris, Éditions du Seuil, « Points Histoire », 2015, p. 327-365.
  • [15]
    L.-G. Tin, dans L’Invention de la culture hétérosexuelle, fait apparaître cette culture à travers les résistances (féodales, cléricales, médicales) qu’elle a suscitées, permettant ainsi de défaire son apparente naturalité (Paris, Éditions Autrement, 2008). M. Dupas, analysant la préciosité comme résistance à la galanterie, offre une voie similaire, à laquelle nous souscrivons pleinement (op. cit., p. 376-401).
  • [16]
    Analysée notamment par D. Denis : voir Le Parnasse galant, op. cit., p. 22-36 ; « “Sçavoir la carte” : Voyage au Royaume de Galanterie », Études littéraires, vol. 34, n° 1-2, hiver 2002, p. 179-189 ; « Les inventions de Tendre », Intermédialités. Histoire et théorie des arts, des lettres et des techniques, n° 4, automne 2004, p. 45-67. Voir également J. Peters, Mapping Discord, allegorical cartography in early modern French writing, Newark, University of Delaware Press, 2004.
  • [17]
    Molière, Les Précieuses ridicules, sc. 1.
  • [18]
    A. Viala, op. cit., p. 36-38.
  • [19]
    Ibid., p. 167-168.
  • [20]
    D. Stanton, « The Fiction of Préciosité and the fear of women », Yale French Studies, automne 1981, p. 107-134.
  • [21]
    D. Denis, « Préciosité et galanterie », art. cit.
  • [22]
    Ph. Sellier, « La névrose précieuse : une nouvelle Pléiade », Essais sur l’imaginaire classique, Paris, Champion, 2005, « Champion Classiques », p. 215-235.
  • [23]
    J.-M. Pelous propose ainsi de considérer « le concept de Préciosité » comme « le support d’un sentiment d’étrangeté » : Amour précieux, amour galant (1654-1675). Essais sur la représentation de l’amour dans la littérature et la société mondaines, Paris, Klincksieck, 1980, p. 452.
  • [24]
    Cette explication est au centre de la démonstration de J.-M. Pelous, mais faute des documents découverts depuis, ce qu’il appelle « l’orthodoxie du Tendre » se trouve disjoint de la question des précieuses, qu’il prive de toute réalité.
  • [25]
    La Gazette galante [1657], Le Catéchisme des Précieuses [s.d.], publiés en annexes de La Précieuse (M. de Pure, La Précieuse ou le Mystère de la Ruelle [1656-1658], éd. M. Dufour-Maître, Paris, Champion, 2010). Voir aussi L’Escole morale des filles, dont il existe bien une édition de 1657, qui fait mention de la lutte que mène Sapho contre les fausses précieuses : L’Escole morale des Filles. Seconde partie, Paris, L. Champhoudry, 1657, cote BnF : R-23755.
  • [26]
    Une périodisation serrée pourrait faire apparaître cette intériorisation du code en norme puis en schème de pensée, depuis l’efflorescence des « lois », « maximes » et « règlements » d’amour (pas tous satiriques) à leur disparition (que chantera Carmen sur le ton de l’évidence : l’amour « n’a jamais, jamais connu de loi », au moment même où elle subvertit cette loi). Voir D. Denis, Le Parnasse galant, op. cit., p. 110.
  • [27]
    Th. Laqueur, La Fabrique du sexe : essai sur le corps et le genre en Occident, Paris, Gallimard, 1992.
  • [28]
    On trouve cette formule chez Chapelain, Desjardins, de Pure, Somaize, et positivement chez Madeleine de Scudéry : « Il est même bon de se tirer du commun des femmes, qui sont ordinairement plus considérées pour les enfants qu’elles donnent dans leurs familles que pour leur propre mérite » (Mathilde d’Aguilar, cit. par Ph. Sellier, « "Se tirer du commun des femmes" : la constellation précieuse », Essais sur l’imaginaire classique, op. cit., p. 197-213, p. 197).
  • [29]
    Voir les travaux classiques de G. Rubin, « Le marché aux femmes » [« The Traffic in Women », 1975], dans R. Mesli (éd.), Surveiller et jouir. Anthropologie politique du sexe, Paris, EPEL, 2010, p. 23-82 ; Marché au sexe [Sexual traffic], textes réunis par É. Sokol, Paris, EPEL, 2002.
  • [30]
    M. Foucault, Histoire de la sexualité. I : La volonté de savoir, Paris, Gallimard, 1976, chap. IV.
  • [31]
    Voir A. Viala, op. cit., chap. 10 et 13. Parmi les bénéfices que le pouvoir tire de la galanterie, outre le fort avantage démographique qu’on peut escompter d’un royaume converti au mariage d’amour, il faut placer la relative effémination des sujets masculins, au profit de la « virilité absolue » du monarque (St. Perez, « Louis XVI ou la virilité absolue ? », dans Histoire de la virilité. 1 : L’invention de la virilité, de l’Antiquité aux Lumières, op. cit., p. 250-291).
  • [32]
    La tendresse est « cela seulement qui fait la douceur de l’amitié, et qui la fait constante, et violente tout ensemble » C’est « une certaine sensibilité de cœur » dans les âmes nobles « qui fait que, lorsqu’elles ont de l’amitié, elles l’ont sincère, et ardente » (Clélie. Histoire romaine, Ière partie [1654], éd. Ch. Morlet-Chantalat, Paris, Champion, 2001, p. 117-118, nous soulignons). La Gazette de Tendre narre ainsi le rapide voyage vers Tendre de la duchesse de Saint-Simon, emportée sur une île flottante au fil de l’Inclination : figuration de l’amitié (entre femmes ici) dont nous ne parvenons peut-être plus à penser l’ardeur en dehors du schéma de l’homosexualité : voir Madeleine de Scudéry, Paul Pellisson et leurs amis, Les Chroniques du Samedi, suivies de pièces diverses (1653-1654), éd. A. Niderst, D. Denis et M. Maître, Paris, Champion, 2002, p. 311-312). La norme de l’amour hétérosexuel fait au contraire de l’amitié un sentiment tempéré, plus faible que l’amour, et qui ne peut (plus) être le lieu de la pleine réalisation subjective.
  • [33]
    La réponse galante à l’idéal précieux pourrait être la suivante : la chasteté, il y a des couvents pour ça. Voir Ch. Sorel, « Pour et contre l’Amitié tendre hors le Mariage » (Œuvres diverses ou Discours meslez, Paris, Compagnie des Libraires, 1663) et Tristan L’Hermite, « La Carte du Royaume d’Amour » [Sercy en prose, 1658] (Œuvres complètes, t. II, Paris, Champion, 2002, p. 529-540). Très significativement, l’article cité de Ph. Sellier ne dit mot de Madeleine de Scudéry, reconnue pourtant dans un article précédent comme la « Souveraine des Précieuses ». Sans doute parce qu’il est un peu difficile d’interpréter du côté d’une hystérie de fuite le refus volontaire, très conscient et très argumenté, qu’elle fait du mariage, afin de conserver et son autonomie, et des relations sociales érotisées et chastes telles que les codifie la Carte de Tendre.
  • [34]
    Sc. 17 (nous soulignons). Le ballet de La Déroute des Précieuses s’achève significativement par le chœur d’Amour et Hyménée (éd. R. Duchêne, Les Précieuses, op. cit., p. 333).
  • [35]
    Parmi ces textes, voir Ch. Sorel, « Pour et contre l’Amitié », op. cit. ; Le Mariage de l’Amour et de l’Amitié (anonyme, Paris, Sercy, 1666). M. Dupas analyse à juste titre la Carte de Tendre comme « inclusivement exclusive » des Terres inconnues, au sens où celles-ci, dûment figurées par la Carte, ne le sont que pour marquer leur extranéité au royaume de Tendre : quoi qu'il représente (mariage, passion amoureuse ?), ce territoire lointain est en effet exclu de l'idéal scudérien, et devrait demeurer inexploré. Il paraît cependant impossible, à son auteur même peut-être, de conserver à la Carte sa pureté de « morale d’amitié », comme le montrent immédiatement l’interprétation d’Aronce et la conclusion matrimoniale du roman. C’est ainsi que la Carte de Tendre s’offre, quasi d'emblée, comme « le grand modèle amoureux du monde galant » (A. Viala, op. cit., p. 150). 
  • [36]
    Saint-Évremond, « La Prude et la Precieuse », Œuvres meslées, Amsterdam, Mortier, 1704, t. IV, p. 146-148.
  • [37]
    M. de Pure, La Précieuse, éd. cit., p. 134.
  • [38]
    A. Furetière, Nouvelle allégorique ou Histoire des derniers troubles arrivés au Royaume d'Éloquence [1658], éd. M. Bombart et N. Schapira, Toulouse, Société de Littératures Classiques, 2004.
  • [39]
    « Par troque facétieuse, / Blondin devient précieuse » (G. de Brébeuf, Lucain travesti, Paris, A. de Sommaville, 1656).
  • [40]
    Parmi ces très rares mentions du « précieux » : « Je suis dans une rage extréme / Lors qu’un faux delicat, ou qu’un faux precieux / Me dit d’un ton fort serieux, / Qu’il veut longtemps languir, gémir avant qu’on l’aime, / Pour en trouver l’Amour bien plus delicieux » (Recueil dit La Suze-Pellisson, IIIe partie, Paris, Quinet, 1668, p. 38, nous soulignons).
  • [41]
    « Remontrance des peintres de portraits aux prétieuses de ce temps » [ca 1659], éd. E. de Barthélemy, Revue universelle des arts, 1860, t. XII, p.  211 (nous soulignons).
  • [42]
    M. de Pure, La Précieuse, éd. cit., p. 109-112.
  • [43]
    J. Butler, Trouble dans le genre [Gender Trouble, 1990], Paris, La Découverte, 1999, p. 61.
  • [44]
    Ibid., p. 69 (nos interventions entre crochets).
  • [45]
    Sur le recours par M. de Pure à la notion de persona ficta, je me permets de renvoyer à mon article « La Précieuse de Michel de Pure : de l’impossible corps des femmes à la personne de la lectrice », dans D. Wetsel et F. Canovas (éd.), La Culture du Grand Siècle. Actes du 33e congrès de la North American Society for Seventeenth Century French Literature, t. II, op. cit., p. 61-75.
  • [46]
    M. Foucault, Les Mots et les choses, Paris, Gallimard, 1966, « Tel », p .7-16 ; id., « Des espaces autres » [1984], Dits et écrits. II, Paris, Gallimard, « Quarto », 2001, p. 752-762 ; M. Dupas, op. cit., p. 148 sq., 293 sq., 321 sq. et passim. Dans la galanterie, les femmes sont l’objet d’hommages et de services bien réels, mais adressés à ce qu’elles ne sont que fictivement, à la différence de la Dame du dispositif courtois et des seules que Scarron, par exemple, reconnaît comme véritables précieuses, c’est-à-dire d’authentiques princesses (Epistre chagrine, à Monseigneur le Mareschal d’Albret, Paris, Courbé, 1659).
  • [47]
    Il n’est, pour reprendre l’argumentation de Cl. Habib (op. cit., p. 36 sq.), que de constater la réversibilité immédiate et si fréquente de la galanterie en violente goujaterie dès lors que la fille sifflée dans la rue rompt, dans un sens ou dans l’autre, le jeu qui la fait objet du désir, pour affirmer le sien propre.
  • [48]
    A. Furetière, « Histoire de Javotte », Le Roman bourgeois [1666], éd. M. Roy-Garibal, Paris, GF- Flammarion, 2001, p. 198 sq. ; A. Perdou de Subligny, La Fausse Clélie. Histoire française, galante et comique, Amsterdam, J. Wagenaar, 1671.
  • [49]
    J. Butler, op. cit., p. 36.

1 Un « paradigme du féminin [1] » semble dominer, parmi d’autres catégories littéraires et culturelles, la préciosité et la galanterie [2], la première désormais quasi écartée au profit de la seconde. Les œuvres qu’on qualifiait au XIXe siècle de « précieuses » sont aujourd’hui reconnues comme « galantes ». Aux yeux d’un critique, les précieuses elles-mêmes paraissent une « espère rare et mêlée » que le génie de Molière a fait accéder à une consistance toute fictionnelle, au prix d’une supercherie dont les contemporains ne se sont pas même avisés : les « précieuses » seraient en réalité des galantes, et l’emploi de ce nom « la conséquence inattendue et démesurée d’une dérisoire anomalie grammaticale », qui donne à « galante » des connotations bien différentes de « galant », puisqu’à l’origine et de façon constante dans l’histoire de la galanterie, une « femme galante » est a priori une femme débauchée [3].

2 Il semble, au contraire, que la différence des connotations ne constitue nullement une « anomalie » qu’une rectification du lexique permettrait de corriger. « Galantes sans aimer les galants », celles qu’on a nommées « précieuses » semblent avoir posé à la galanterie une question épineuse, qui n’est pas sans retentissement aujourd’hui encore, parce qu’elle touche à la sexualité, entendue comme le lien supposé naturel entre amour et sexe, ainsi qu’à la construction des identités féminine et masculine : à cet égard, la rareté du « précieux » interroge autant que la satire des précieuses. Le long processus occidental par lequel le sexe féminin a été construit comme le sexe de l’amour, identifié à cet amour même, trouve dans la galanterie une étape décisive, que l’éviction des précieuses par le ridicule signale comme conflictuelle, encore aujourd’hui peut-être.

3 Il conviendra donc d’examiner la manière dont l’histoire de la sexualité peut éclairer celle de la galanterie, et les raisons pour lesquelles l’irritante « question précieuse [4] » résiste à son assimilation pure et simple à la galanterie, comme à son éviction totale à titre d’objet indésirable ou inconsistant. L’interprétation du « tendre » paraît un des enjeux majeurs du différend entre galanterie et préciosité : la codification que propose le tendre d’une amitié (homo- et hétérosociale) incluant l’amour ardent mais excluant le sexe, se heurte à la norme hétérosexuelle en voie d’imposition, progressivement devenue un schème de la pensée qui permettra l’invention du sexe féminin.

Mythe désirable et mauvais objet

4 La galanterie est une catégorie « vive » : elle s’offre comme l’exemple d’une réhabilitation réussie d’un pan de la culture. Elle paraît non seulement – et à raison – une catégorie historique pertinente, un « lieu de mémoire [5] », mais encore une valeur vivante, quoique menacée. Pour Alain Viala, la galanterie travaille le présent et constitue, par la valeur de réciprocité, le fondement de l’équité, de l’égalité et « le meilleur ferment de la civilisation des mœurs » : la relation entre les hommes et les femmes qu’elle codifie offre un patron désirable pour l’ensemble des relations sociales [6]. Valeur culturelle identitaire pour Claude Habib [7], la galanterie devrait, de son statut actuel de civilité formelle et désuète, « catachrèse [8] » d’un ancien art d’aimer, redevenir une manière authentique, et authentiquement française, de réguler les rapports des hommes et des femmes, manière menacée à la fois par la ségrégation des sexes (promue par l’« islamisme » selon l’auteur) et par l’individualisme (libéral, mais aussi prêté à la théorie queer d’origine anglo-saxonne [9]).

5 La galanterie touche en effet quelque chose à quoi nous tenons, qui nous constitue autant que nous y sommes attachés, plus ou moins consciemment. Cette manière désirable d’inscrire le respect, cum grano salis, dans la relation des hommes aux femmes, et de maintenir la distance, ma non troppo, dans la relation des femmes aux hommes, semble s’offrir comme la solution d’une question que ne résout pas l’égalité moderne : en-deçà des affres du désir et de la passion [10], la possibilité d’une relation civile et harmonieuse des sexes dont on affirme ainsi la différence et la complémentarité, loin du différend des sexes ou des interrogations « bizarres » (queer) sur leur naturalité. La galanterie paraît à cet égard un des « grands récits » du processus de civilisation [11] et de l’invention du rôle civilisateur de la femme : mythe désirable, séducteur, galant peut-être, qui appelle une généalogie tâchant d’éclairer les soubassements de son institution et la force de sa performativité.

6 Sans doute vaut-il mieux évoquer des galanteries conflictuelles. On peut être frappé, dans les ouvrages cités, par la centralité de la « belle galanterie » et par le rejet à ses marges, comme excès ou déviances, de la séduction libertine, de la débauche, de la pruderie et de la préciosité. Il convient peut-être alors de rappeler le caractère pluriel [12], contradictoire et polémique de la galanterie, objet en son temps d’un « intense questionnement idéologique [13] », d’une codification hautement problématique liée précisément au genre [14] et à la conduite des femmes [15]. À leur propos, la cartographie morale du temps [16] s’épuise en des distinguos qui font éclater ses cadres. La formule de La Grange, « un ambigu de précieuse et de coquette [17] », atteste de la perplexité face à la multiplication des formules du féminin et à l’impuissance croissante de la caractérologie à les fixer : les contemporains se demandent, non sans une pointe d’anxiété, comment distinguer les galantes des coquettes, les précieuses des prudes, comment situer les « prudo-coquettes » (Furetière), ou les « précieuses galantes » (Somaize), elles-mêmes distinctes des « véritables précieuses » dignes d’autant de respect que des princesses (Scarron), à moins que ce soient les femmes véritablement savantes, à ne pas confondre avec les « coquettes d’esprit » (Du Bosc). Les « galantes sans aimer les galants » sont-elles adeptes de la tendresse, ou « fausses précieuses » ? La question paraît nettement moins aiguë concernant le genre masculin : la galanterie envisage certes ce qui distingue un galant homme d’un homme galant [18], mais ne fait guère de place à l’analyse de ce qui sépare le « blondin » du « coquet » ou du « pousseur de beaux sentiments », le « précieux » ne se rencontrant quasi jamais.

7 Les précieuses, dans ce cadre, jouent le rôle de « mauvais objet ». L’absence d’un corpus précieux, qui permettrait de définir un style précieux, ne suffit pas à éliminer le phénomène en tant que fait social et littéraire. Il y a bien eu « quelque chose », reconnaît Alain Viala, qui aurait affecté, voire infecté la galanterie : le comportement, heureusement éphémère, de quelques femmes « qui ont cru faire galant en poussant jusqu’à l’excès » le raffinement [19]. Autrement dit, une poignée de précieuses ridicules. Domna Stanton fait remarquer qu’à propos des précieuses, la critique a souvent emboîté le pas de la satire [20] ; qu’on leur prête aujourd’hui encore manières outrées, langage abscons et pudibonderie ridicule est pour le moins déconcertant. Le bel article de Delphine Denis mis à part [21], la préciosité continue d’être à la fois privée d’existence légitime – et les précieuses de tout projet sensé, les explications allant du snobisme passager à la névrose collective [22] – et mobilisée pour désigner cet étrange « quelque chose » qui menaçait la galanterie, en perturbe peut-être encore le retour désirable [23]. La préciosité ressemble quelque peu, à cet égard, au « mauvais objet » de la psychanalyse : une résolution par le clivage de l’ambivalence constitutive du même objet : la satire – et la critique dans ses pas ? – identifient (construisent) une part frustrante ou inquiétante de la galanterie, jusqu’à l’éliminer symboliquement, voire l’irréaliser [24].

8 L’interprétation du tendre paraît au centre de ce qui est ainsi perçu comme une ambivalence intenable. L’assimilation explicite faite par les contemporains entre les précieuses et les adeptes du tendre, la mention – plus amusée que satirique – de Madeleine de Scudéry comme « Souveraine des Précieuses [25] », obligent en effet à reconsidérer les relations de ces trois termes et l’aura axiologique variable dont chacun est accompagné. L’idéal que le tendre promeut dans l’espace conflictuel de la galanterie semble avoir été interprété comme refus féminin ridicule, prétention, hypocrisie, ou pis-aller de celles qui ne pouvaient aspirer à mieux, à savoir un mariage : cette requalification du tendre en préciosité interdit de faire de l’idéal de Madeleine de Scudéry le mot d’ordre de la galanterie, du moins tout uniment.

Norme hétérosexuelle et amitié tendre

9 Si l’on suit Louis-Georges Tin dans sa démonstration, la galanterie constituerait, sur le temps long, le dernier chapitre de l’institution de la norme hétérosexuelle, au sens du lien entre « hétéro-sexe » et amour, dans le cadre notamment de l’invention du mariage d’amour : la satire des précieuses serait alors la trace des conflits qui marquent le passage d’une codification de l’amour hétérosexuel à son intériorisation, à sa naturalisation [26], dont l’ultime manifestation est l’invention du sexe (« biologique ») féminin [27]. Rendues éminemment visibles par la satire, les précieuses alors peuvent constituer le moyen de penser la progressive invisibilité de la norme hétérosexuelle et sa performativité.

10 Un reproche majeur fait à celles qui encourent la qualification de « précieuses » concerne leur volonté de « se tirer du commun des femmes [28] » : or qu’est-ce que le « commun des femmes » dans une société d’ordres, sinon le fait qu’elles sont, indépendamment de la naissance et du rang qui leur confèrent dignité et respect, objets de l’échange homosocial dans le dispositif d’alliance [29] ? Ce que Foucault nomme « le dispositif de sexualité [30] » désigne ce lien, construit comme naturel, entre amour et sexe, venu au secours d’un dispositif d’alliance que bousculent les voies nouvelles de la subjectivation et de l’individualisation. Ainsi, chez Molière, la superposition est parfaite in fine, c’est-à-dire au dénouement, du dispositif d’alliance et du dispositif de sexualité venu se greffer sur lui : le choix spontané du cœur et du désir correspond toujours à la meilleure solution pour la reproduction sociale, que perturbent au contraire l’égoïsme et la monomanie des pères. Cette congruence des deux dispositifs contribue à légitimer le dispositif de sexualité, avant sa parfaite naturalisation. Au passage, la dimension politique de cette affirmation d’un « commun des femmes » ne saurait échapper, non plus que le ridicule que la satire des précieuses attache à leur « royauté » imaginaire. L’égalitarisme galant fabrique bientôt, au contraire, hommes et femmes confondus en un chœur célébrant l’amour, des sujets occupés à s’entr’aimer. Ainsi, dans le Prologue de Cadmus et Hermione (1673), le cadre emprunté à l’ancienne pastorale dissimule l’élimination du différend des bergers et des bergères au profit d’une harmonie amoureuse toute prête à se convertir en adoration éblouie du monarque [31].

11 En quoi exactement consiste le danger que les précieuses font courir à la « sexualité », entendue comme le lien supposé naturel entre sexe et amour ? Sous la houlette de leur « Souveraine », Madeleine de Scudéry, elles prétendent définir l’espace d’un amour véritable et « ardent » sans sexe, le tendre, comme espace de relations sociales (homo et hétérosociales) mais aussi comme espace de subjectivation féminine, dont l’activité littéraire est le signe et le fruit [32]. Le refus du sexe et du mariage est constitutif de ce mode de subjectivation, en ce qu’il est choix autonome, profane et théorisé et non pas conformation aux règles de la chasteté imposée aux femmes par les institutions religieuse, familiale et étatique [33]. C’est fondamentalement ce que dit la volonté prêtée aux « précieuses » de se donner du prix, quand celui-ci demeure fixé par l’échange homosocial.

12 De manière significative, la satire des précieuses met alors en scène leur exclusion, volontaire ou subie, du champ matrimonial : c’est la conclusion, sans appel, des Précieuses ridicules : « Allez vous cacher pour jamais[34] ». Cette exclusion s’étend au champ même de la vie, largement assimilé à la fonction reproductive des femmes : les thèmes de la vieillesse, de la laideur et de l’impécuniosité des précieuses participent de cette éviction du champ de la vie, ainsi que le caractère mécanique de leur corporéité et bien sûr leur « jargon » qui les exclut de l’échange. Je ne puis ici que mentionner, sans pouvoir m’y étendre ici, les efforts (réussis) par lesquels le dispositif de sexualité, tout en disqualifiant les précieuses, récupère à son profit l’amitié tendre pour la mettre au service du mariage [35]. La nature enfin triomphe de la volonté artificielle des précieuses, rappelées in fine à l’hétérosexualité qu’elles fuient [36].

13 Le projet d’interroger la littérature galante sous l’angle du genre engage donc, plus avant, une généalogie de cette nature féminine, au sens où la catégorie « femme » elle-même est produite comme un genre coextensif à un sexe biologique, « voué » à l’amour (hétérosexuel) et consubstantiel à celui-ci, renvoyant les précieuses au statut improbable d’étranges animaux inconnus des naturalistes [37]. Le discours littéraire galant – y compris des femmes souvent – est un des moyens de la production de la « femme » comme sujet moderne, charge à elle de constituer en cause de soi cet effet discursif. Le genre féminin, dont les caractéristiques pourront être partiellement incorporées par les hommes sans menacer leur identité, s’adosse pour les femmes à l’invention de leur sexe.

Du genre au sexe

14 Le triomphe de « Dame Galanterie [38] » paraît un triomphe du paradigme du féminin, voire une promotion féminine équivalente à celle qu’on attribue à la courtoisie. À tous sont données en modèle de comportement les valeurs civilisatrices supposées féminines, largement construites alors comme telles, de douceur, grâce, finesse, délicatesse, enjouement : au grand dam de nombreux doctes, de nombreux moralistes clercs ou laïcs, mais pas tous (car certains peuvent voir aussi dans cette féminisation fictive une forme d’abaissement de l’orgueil masculin, profitable par ailleurs aussi au pouvoir), guerriers, officiers et grands bourgeois sont formés à un type de relation avec les femmes marqué non seulement par la reconnaissance respectueuse des valeurs qu’on leur prête, mais aussi par l’adoption et l’intériorisation partielles de ces valeurs, conduisant à un efféminement à la fois massif et contrôlé du genre masculin. Massif, dans la mesure où la galanterie s’offre en effet comme modèle pour toute la vie sociale ; contrôlé, dans la mesure où les caractéristiques traditionnelles du genre masculin ne s’effacent pas, les « galants » devant rester aussi hommes de guerre, d’offices ou d’affaires (Mascarille et Jodelet ont ainsi à cœur d’exhiber leurs « furieuses plaies » : le (sexe) masculin sous la « petite oie » qui déguise le valet en maître, mais qui l’effémine aussi). L’effémination garde l’allure d’un jeu, d’une « troque facétieuse [39] ». La promotion féminine, réelle mais partielle et contrôlée elle aussi, s’opère par l’élimination du discours, devenu malséant, de la « mauvaiseté des femmes », par la requalification du défaut féminin (ce signe du moins jusque-là consubstantiel à leur nature) en qualités positives, la faiblesse et l’imbécillité devenant douceur, finesse et délicatesse naturelles, par la capacité qu’on leur reconnaît de dire oui ou non, sachant par ailleurs que le oui les situe chez les putains, le non chez les prudes, et le oui et non, ou le ni oui ni non, chez les coquettes, caractère nouveau lui aussi.

15 En regard de ces valeurs féminines désirables, les précieuses seront impertinentes, orgueilleuses, outrées dans leur raffinement et leur refus de l’amour, artificielles surtout : comment dire mieux la naturalité des femmes véritables, conformes au génie de leur sexe propre, dont commencent ainsi de se dessiner les linéaments ? On peut saisir aussi à cette lumière le soin pris de dénier toute existence au précieux, d’en faire un simple satellite de la précieuse, de rabattre soigneusement sur la caractérologie de la seule précieuse ce qui relève de la relation des sexes, à savoir le choix (nécessairement partagé pourtant) de l’hétérosocialité amoureuse [40]. Ce « refus de l’amour » ne peut être alors que le fait de femmes, et de femmes en marge de leur propre sexe, défini et identifié comme le sexe de l’amour (hétérosexuel). Supposées trouver « de quoi se satisfaire entre elles », les précieuses permettent de reconsidérer l’homosexualité féminine (mais aussi masculine) comme une construction hétéronormative venue recouvrir une forme de socialité nouvelle des hommes et des femmes, et des femmes entre elles, jugée impossible ou indésirable. L’idéal de l’amour platonique, jusqu’ici porté par des voix masculines admirées, semble ne plus être que le produit d’esprits féminins malades : des précieuses, vieilles atroces, « le cerveau creux, un peu fêlé, […] Fera sortir quelques idées, / À la Platonne accommodées [41] ».

16 Le discours galant s’offre alors comme un moyen d’instituer la naturalité de cette identification des femmes à l’amour (hétérosexuel) : une performance du sexe même, qui fondera la légitimité du genre. La Précieuse de Michel de Pure non seulement thématise, mais effectue ce dispositif hétéronormatif constitutif des sexes dans leur rapport hiérarchique.

17 Une « fable mystérieuse », prise en charge par le narrateur lui-même, propose à l’ouverture du roman une étiologie des genres [42] : fondée en nature, la différence des sexes semble préexister à la loi divine, et n’impliquer en soi aucune hiérarchie. La fable postule donc deux sujets « devant la loi », figurée ici par les dieux, dont le rôle est de fonder en raison la domination de l’un sur l’autre. La hiérarchie est ainsi implicitement posée comme naturelle et nécessaire, et de fait toujours déjà tranchée en faveur de l’homme, puisque c’est de son point de vue qu’est postulée, un bref instant purement théorique, l’égalité de la femme, « cette belle compagne, qui était si égale à lui-même ».

18 Or les dieux s’avèrent inaptes à cette tâche de législation rationnelle de la hiérarchie des sexes, étant eux-mêmes sexués et donc pris dans le différend des sexes. C’est donc le Destin qui, ne voulant être « ni pour l’un ni pour l’autre », formule un jugement qui « parut si équitable, que les parties en furent apaisées ». Il le fait non pas en décidant de la domination, mais en dotant chacun des deux sexes de son genre propre : la raison sera l’apanage masculin, ce qui lui permet d’être le chef, en apparence après-coup, mais de fait parce qu’il avait vocation par avance à être le chef ; l’amour sera le domaine de la femme, mais en apparence seulement, puisque c’est à condition « d’être régi par le Destin qui avait si favorablement jugé pour le sexe ». Le jugement est conforme à la raison, principe masculin, en ce qu’il dote la femme d’un empire où elle ne saurait régner, étant par nature « sujette à la mollesse », « faible qualité jugée incompatible avec l’autorité et la supériorité », mais auquel elle sera assimilée. La boucle est bouclée, qui permet alors d’interdire aux femmes les territoires de la raison, sauf à perdre leur sexe et à faire « une espèce particulière, sous le nom d’Amazones ». Les hommes, au contraire, auront pour but légitime de conquérir l’empire d’amour, dont les femmes sont les « montagnes » à grimper…

19 Comme le montre Judith Butler, « […] la loi produit l’idée d’un “sujet avant la loi”, puis fait disparaître cette formation discursive avant de la convoquer à titre de prémisse fondatrice naturalisée pour légitimer en retour l’hégémonie régulatrice de cette même loi [43] ». Le genre apparaît ainsi comme le moyen discursif par lequel le sexe « est produit et établi dans un domaine “prédiscursif” qui précède la culture, telle une surface politiquement neutre [le Destin, qui est bien ici ne-uter, ni pour l’un ni pour l’autre, ne suit qu’en apparence les dieux, dont on sait au contraire qu’il les précède et les domine] sur laquelle intervient la culture [la culture comme Destin] après coup [44] ». La fable de Michel de Pure a ceci en effet de singulièrement moderne, que le Destin chez lui n’est pas tant la nature que la culture : il intervient en dernier, manifestant ainsi que le sexe est toujours déjà un genre, à savoir une relation hiérarchique. Au bout du « conte », la femme n’existe ni comme sujet autonome, ni même comme Autre, mais comme simple objet de conquête. Il s’agit bien de construire le désir féminin naturel comme désir du plaisir masculin, sans que soit envisagée la moindre réciprocité, et de faire de cette construction la définition même de l’identité féminine, promise au succès que l’on connaît.

20 La Précieuse organise alors la production d’un objet logiquement impossible. Placé à l’orée du texte, le mythe étiologique en fournit le sens : la Précieuse, en tant que territoire féminin à la fois autonome, raisonnable et soustrait à l’hétérosexualité, est une impossibilité logique, et le roman effectue son éviction de la scène du réel [45]. Ainsi s’est trouvée placée sous les rires plus ou moins violents l’invention d’une voie de subjectivation féminine qui, maintenant l’amour profane à distance du sexe, faisait de cette dissociation la condition d’un plein accomplissement de soi. Que dit alors la galanterie bien entendue, sinon que l’espace de l’autonomie subjective des femmes est un espace fictionnel, par excellence celui du mensonge galant de la littérature, qui se déploie dans l’hétérotopie de la ruelle [46] ? Il importe en effet de ne dénier à la galanterie ni son inscription dans le réel d’une hétérosocialité nouvelle, ni son caractère foncièrement fictionnel, dans la mesure où elle offre une autonomie sans droits, à chaque instant révocable [47]. Le titre de précieuse menace alors, de façon constante, celle qui aurait la naïveté de prendre au sérieux, le temps d’une cour prénuptiale ou en marge de la sujétion conjugale, les « sonnets et sonnettes », les romans, ceux de Madeleine de Scudéry peut-être surtout, poisons pour les âmes simples [48].

21 Mais en même temps, le mythe de Michel de Pure exhibe son caractère de fiction régulatrice, ouvrant par là la possibilité de sa critique. Si la « fable mystérieuse » est une allégorie du discours de la différence des sexes qu’est le roman, elle en est aussi la métonymie, voire la synecdoque : le « mystère » de la précieuse est alors le mystère – la mystification – qui performe le sexe sur la base de la « fable » qu’est le genre. Lectrices et autrices peuvent alors trouver dans le discours galant lui-même les voies d’une subjectivation critique, qu’elles ne se sont pas fait faute d’emprunter.

22 

23 Une approche du phénomène galant en termes de genre doit ainsi tenir compte des risques de l’essentialisation du genre, et envisager le sexe même comme construction sur la base du genre, c’est-à-dire du rapport hiérarchique que la galanterie inverse fictivement, moins pour l’atténuer que pour le rendre désirable au bout du compte. Les conditions épistémiques de l’imposition de la norme hétérosexuelle et de l’invention (découverte et construction) du sexe féminin s’élaborent aussi par le discours littéraire. Ainsi, le caractère à la fois extraordinairement massif et stéréotypé du discours galant indique bien que la performativité de la norme dépend de sa réitération rituelle [49]. La lecture sérielle devient alors une voie privilégiée de l’accès au texte littéraire comme producteur d’habitus : dans « l’archive galante » mise au jour par Delphine Denis, et dont les listes de titres sont impressionnantes, une étude de la ritualité performative de ces discours normatifs peut prendre place, aux côtés de la recherche des inflexions particulières qui font échapper quelques-uns de ces innombrables textes au stéréotype et à la fadeur, et ouvrent un chemin, via la littérature, à une autonomie féminine.


Date de mise en ligne : 04/10/2016.

https://doi.org/10.3917/licla1.090.0107

Notes

  • [1]
    D. Denis, Le Parnasse galant, Paris, Champion, 2001, p. 304-321.
  • [2]
    Ces catégories n’entendent désigner dans mon propos que leur construction et les usages qu’on en fait, dans une perspective qui cependant ne peut jamais demeurer strictement nominaliste : du mot à la chose, il paraît difficile de ne jamais passer à la chose sans le mot. Ainsi, nous ne nous interdisons pas de compter parmi les précieuses celles qui, sans que nous disposions pour l'instant de documents attestant qu'elles furent nommées ainsi, sont extrêmement proches des précieuses et de leur idéal.
  • [3]
    R. Duchêne, Les Précieuses, ou comment l’esprit vint aux femmes, Paris, Fayard, 2001, p. 51.
  • [4]
    J’emprunte la formule à D. Denis, « Préciosité et galanterie : vers une nouvelle cartographie », dans D. Wetsel et F. Canovas (éd.), La Culture du Grand Siècle. Actes du 33e congrès de la North American Society for Seventeenth Century French Literature, t. II, Tübingen, G. Narr (« Biblio 17 », n° 144), 2003, p. 17-39.
  • [5]
    N. Hepp, « La galanterie », dans P. Nora (dir.), Les Lieux de mémoire. III : Les France, Paris, Gallimard, 1992, p. 745-783.
  • [6]
    A. Viala, La France galante, Paris, Puf, 2008, dans la « Note académique et citoyenne » qui clôt l’ouvrage, p. 482-487.
  • [7]
    Cl. Habib, Galanterie française, Paris, Gallimard, 2006.
  • [8]
    M. Dupas, Corneille galant. Comédie cornélienne et histoire de la sexualité, thèse de doctorat, dir. H. Merlin-Kajman, Université de Paris 3, soutenue le 8 janvier 2015, à paraître aux Classiques Garnier. Cette thèse remarquable a servi de point de départ à nombre de considérations développées ici, étant entendu que toute erreur dans l’interprétation de ses propositions m’est imputable.
  • [9]
    Voir l’analyse que M. Dupas donne de ce livre dans sa thèse, p. 230-231 et passim.
  • [10]
    Plus exactement, la galanterie figure le désir, mais sans le corps, ou si peu : d’où sa connivence aisée avec l’attirail le plus stéréotypé de l’amour, sa « fadeur » délibérée. Voir A. Viala, op. cit. p. 154 ; D. Roche, « Contenance et forme des émotions publiques », Littératures classiques, n° 68 (« Les émotions publiques et leurs langages », dir. H. Merlin-Kajman), été 2009, p. 189-201. À l’opposé de cet amuïssement galant du corps désirant, on dotera les précieuses d’un corps grotesque, « démanché », dont on guette le trébuchement : voir M. Dufour-Maître, Les Précieuses. Naissance des femmes de lettres en France au XVIIe siècle, Paris, Champion, 1999, rééd. 2008, p. 65-79.
  • [11]
    H. Merlin-Kajman, « Introduction », Littératures classiques, n° 68, été 2009, p. 21.
  • [12]
    M.-Cl. Vallois, « Galanteries plurielles », ibid., p. 145-158.
  • [13]
    E. Keller-Rahbé, dans Mme de Villedieu, Les Galanteries grenadines, Saint-Étienne, Publications de l’Université de Saint-Étienne, 2006, p. 13.
  • [14]
    Chr. Biet, « Équivocité des genres et expérience théâtrale », dans Georges Vigarello (dir.), Histoire de la virilité. 1 : L’invention de la virilité, de l’Antiquité aux Lumières [2011], Paris, Éditions du Seuil, « Points Histoire », 2015, p. 327-365.
  • [15]
    L.-G. Tin, dans L’Invention de la culture hétérosexuelle, fait apparaître cette culture à travers les résistances (féodales, cléricales, médicales) qu’elle a suscitées, permettant ainsi de défaire son apparente naturalité (Paris, Éditions Autrement, 2008). M. Dupas, analysant la préciosité comme résistance à la galanterie, offre une voie similaire, à laquelle nous souscrivons pleinement (op. cit., p. 376-401).
  • [16]
    Analysée notamment par D. Denis : voir Le Parnasse galant, op. cit., p. 22-36 ; « “Sçavoir la carte” : Voyage au Royaume de Galanterie », Études littéraires, vol. 34, n° 1-2, hiver 2002, p. 179-189 ; « Les inventions de Tendre », Intermédialités. Histoire et théorie des arts, des lettres et des techniques, n° 4, automne 2004, p. 45-67. Voir également J. Peters, Mapping Discord, allegorical cartography in early modern French writing, Newark, University of Delaware Press, 2004.
  • [17]
    Molière, Les Précieuses ridicules, sc. 1.
  • [18]
    A. Viala, op. cit., p. 36-38.
  • [19]
    Ibid., p. 167-168.
  • [20]
    D. Stanton, « The Fiction of Préciosité and the fear of women », Yale French Studies, automne 1981, p. 107-134.
  • [21]
    D. Denis, « Préciosité et galanterie », art. cit.
  • [22]
    Ph. Sellier, « La névrose précieuse : une nouvelle Pléiade », Essais sur l’imaginaire classique, Paris, Champion, 2005, « Champion Classiques », p. 215-235.
  • [23]
    J.-M. Pelous propose ainsi de considérer « le concept de Préciosité » comme « le support d’un sentiment d’étrangeté » : Amour précieux, amour galant (1654-1675). Essais sur la représentation de l’amour dans la littérature et la société mondaines, Paris, Klincksieck, 1980, p. 452.
  • [24]
    Cette explication est au centre de la démonstration de J.-M. Pelous, mais faute des documents découverts depuis, ce qu’il appelle « l’orthodoxie du Tendre » se trouve disjoint de la question des précieuses, qu’il prive de toute réalité.
  • [25]
    La Gazette galante [1657], Le Catéchisme des Précieuses [s.d.], publiés en annexes de La Précieuse (M. de Pure, La Précieuse ou le Mystère de la Ruelle [1656-1658], éd. M. Dufour-Maître, Paris, Champion, 2010). Voir aussi L’Escole morale des filles, dont il existe bien une édition de 1657, qui fait mention de la lutte que mène Sapho contre les fausses précieuses : L’Escole morale des Filles. Seconde partie, Paris, L. Champhoudry, 1657, cote BnF : R-23755.
  • [26]
    Une périodisation serrée pourrait faire apparaître cette intériorisation du code en norme puis en schème de pensée, depuis l’efflorescence des « lois », « maximes » et « règlements » d’amour (pas tous satiriques) à leur disparition (que chantera Carmen sur le ton de l’évidence : l’amour « n’a jamais, jamais connu de loi », au moment même où elle subvertit cette loi). Voir D. Denis, Le Parnasse galant, op. cit., p. 110.
  • [27]
    Th. Laqueur, La Fabrique du sexe : essai sur le corps et le genre en Occident, Paris, Gallimard, 1992.
  • [28]
    On trouve cette formule chez Chapelain, Desjardins, de Pure, Somaize, et positivement chez Madeleine de Scudéry : « Il est même bon de se tirer du commun des femmes, qui sont ordinairement plus considérées pour les enfants qu’elles donnent dans leurs familles que pour leur propre mérite » (Mathilde d’Aguilar, cit. par Ph. Sellier, « "Se tirer du commun des femmes" : la constellation précieuse », Essais sur l’imaginaire classique, op. cit., p. 197-213, p. 197).
  • [29]
    Voir les travaux classiques de G. Rubin, « Le marché aux femmes » [« The Traffic in Women », 1975], dans R. Mesli (éd.), Surveiller et jouir. Anthropologie politique du sexe, Paris, EPEL, 2010, p. 23-82 ; Marché au sexe [Sexual traffic], textes réunis par É. Sokol, Paris, EPEL, 2002.
  • [30]
    M. Foucault, Histoire de la sexualité. I : La volonté de savoir, Paris, Gallimard, 1976, chap. IV.
  • [31]
    Voir A. Viala, op. cit., chap. 10 et 13. Parmi les bénéfices que le pouvoir tire de la galanterie, outre le fort avantage démographique qu’on peut escompter d’un royaume converti au mariage d’amour, il faut placer la relative effémination des sujets masculins, au profit de la « virilité absolue » du monarque (St. Perez, « Louis XVI ou la virilité absolue ? », dans Histoire de la virilité. 1 : L’invention de la virilité, de l’Antiquité aux Lumières, op. cit., p. 250-291).
  • [32]
    La tendresse est « cela seulement qui fait la douceur de l’amitié, et qui la fait constante, et violente tout ensemble » C’est « une certaine sensibilité de cœur » dans les âmes nobles « qui fait que, lorsqu’elles ont de l’amitié, elles l’ont sincère, et ardente » (Clélie. Histoire romaine, Ière partie [1654], éd. Ch. Morlet-Chantalat, Paris, Champion, 2001, p. 117-118, nous soulignons). La Gazette de Tendre narre ainsi le rapide voyage vers Tendre de la duchesse de Saint-Simon, emportée sur une île flottante au fil de l’Inclination : figuration de l’amitié (entre femmes ici) dont nous ne parvenons peut-être plus à penser l’ardeur en dehors du schéma de l’homosexualité : voir Madeleine de Scudéry, Paul Pellisson et leurs amis, Les Chroniques du Samedi, suivies de pièces diverses (1653-1654), éd. A. Niderst, D. Denis et M. Maître, Paris, Champion, 2002, p. 311-312). La norme de l’amour hétérosexuel fait au contraire de l’amitié un sentiment tempéré, plus faible que l’amour, et qui ne peut (plus) être le lieu de la pleine réalisation subjective.
  • [33]
    La réponse galante à l’idéal précieux pourrait être la suivante : la chasteté, il y a des couvents pour ça. Voir Ch. Sorel, « Pour et contre l’Amitié tendre hors le Mariage » (Œuvres diverses ou Discours meslez, Paris, Compagnie des Libraires, 1663) et Tristan L’Hermite, « La Carte du Royaume d’Amour » [Sercy en prose, 1658] (Œuvres complètes, t. II, Paris, Champion, 2002, p. 529-540). Très significativement, l’article cité de Ph. Sellier ne dit mot de Madeleine de Scudéry, reconnue pourtant dans un article précédent comme la « Souveraine des Précieuses ». Sans doute parce qu’il est un peu difficile d’interpréter du côté d’une hystérie de fuite le refus volontaire, très conscient et très argumenté, qu’elle fait du mariage, afin de conserver et son autonomie, et des relations sociales érotisées et chastes telles que les codifie la Carte de Tendre.
  • [34]
    Sc. 17 (nous soulignons). Le ballet de La Déroute des Précieuses s’achève significativement par le chœur d’Amour et Hyménée (éd. R. Duchêne, Les Précieuses, op. cit., p. 333).
  • [35]
    Parmi ces textes, voir Ch. Sorel, « Pour et contre l’Amitié », op. cit. ; Le Mariage de l’Amour et de l’Amitié (anonyme, Paris, Sercy, 1666). M. Dupas analyse à juste titre la Carte de Tendre comme « inclusivement exclusive » des Terres inconnues, au sens où celles-ci, dûment figurées par la Carte, ne le sont que pour marquer leur extranéité au royaume de Tendre : quoi qu'il représente (mariage, passion amoureuse ?), ce territoire lointain est en effet exclu de l'idéal scudérien, et devrait demeurer inexploré. Il paraît cependant impossible, à son auteur même peut-être, de conserver à la Carte sa pureté de « morale d’amitié », comme le montrent immédiatement l’interprétation d’Aronce et la conclusion matrimoniale du roman. C’est ainsi que la Carte de Tendre s’offre, quasi d'emblée, comme « le grand modèle amoureux du monde galant » (A. Viala, op. cit., p. 150). 
  • [36]
    Saint-Évremond, « La Prude et la Precieuse », Œuvres meslées, Amsterdam, Mortier, 1704, t. IV, p. 146-148.
  • [37]
    M. de Pure, La Précieuse, éd. cit., p. 134.
  • [38]
    A. Furetière, Nouvelle allégorique ou Histoire des derniers troubles arrivés au Royaume d'Éloquence [1658], éd. M. Bombart et N. Schapira, Toulouse, Société de Littératures Classiques, 2004.
  • [39]
    « Par troque facétieuse, / Blondin devient précieuse » (G. de Brébeuf, Lucain travesti, Paris, A. de Sommaville, 1656).
  • [40]
    Parmi ces très rares mentions du « précieux » : « Je suis dans une rage extréme / Lors qu’un faux delicat, ou qu’un faux precieux / Me dit d’un ton fort serieux, / Qu’il veut longtemps languir, gémir avant qu’on l’aime, / Pour en trouver l’Amour bien plus delicieux » (Recueil dit La Suze-Pellisson, IIIe partie, Paris, Quinet, 1668, p. 38, nous soulignons).
  • [41]
    « Remontrance des peintres de portraits aux prétieuses de ce temps » [ca 1659], éd. E. de Barthélemy, Revue universelle des arts, 1860, t. XII, p.  211 (nous soulignons).
  • [42]
    M. de Pure, La Précieuse, éd. cit., p. 109-112.
  • [43]
    J. Butler, Trouble dans le genre [Gender Trouble, 1990], Paris, La Découverte, 1999, p. 61.
  • [44]
    Ibid., p. 69 (nos interventions entre crochets).
  • [45]
    Sur le recours par M. de Pure à la notion de persona ficta, je me permets de renvoyer à mon article « La Précieuse de Michel de Pure : de l’impossible corps des femmes à la personne de la lectrice », dans D. Wetsel et F. Canovas (éd.), La Culture du Grand Siècle. Actes du 33e congrès de la North American Society for Seventeenth Century French Literature, t. II, op. cit., p. 61-75.
  • [46]
    M. Foucault, Les Mots et les choses, Paris, Gallimard, 1966, « Tel », p .7-16 ; id., « Des espaces autres » [1984], Dits et écrits. II, Paris, Gallimard, « Quarto », 2001, p. 752-762 ; M. Dupas, op. cit., p. 148 sq., 293 sq., 321 sq. et passim. Dans la galanterie, les femmes sont l’objet d’hommages et de services bien réels, mais adressés à ce qu’elles ne sont que fictivement, à la différence de la Dame du dispositif courtois et des seules que Scarron, par exemple, reconnaît comme véritables précieuses, c’est-à-dire d’authentiques princesses (Epistre chagrine, à Monseigneur le Mareschal d’Albret, Paris, Courbé, 1659).
  • [47]
    Il n’est, pour reprendre l’argumentation de Cl. Habib (op. cit., p. 36 sq.), que de constater la réversibilité immédiate et si fréquente de la galanterie en violente goujaterie dès lors que la fille sifflée dans la rue rompt, dans un sens ou dans l’autre, le jeu qui la fait objet du désir, pour affirmer le sien propre.
  • [48]
    A. Furetière, « Histoire de Javotte », Le Roman bourgeois [1666], éd. M. Roy-Garibal, Paris, GF- Flammarion, 2001, p. 198 sq. ; A. Perdou de Subligny, La Fausse Clélie. Histoire française, galante et comique, Amsterdam, J. Wagenaar, 1671.
  • [49]
    J. Butler, op. cit., p. 36.
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