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Article de revue

À l'atelier, chez soi ou à la fabrique

Comment rester luthier au début du XXe siècle ?

Pages 129 à 151

Notes

  • [1]
    Sur l’implantation des luthiers mirecurtiens à Paris, voir Sylvette Milliot (2013) ; sur les phases d’expansion de la lutherie, voir L’âme et la corde, 1983.
  • [2]
    Ce corpus d’enquêtes orales est présenté en détail dans les Carnets de la phonothèque (Maison Méditerranéenne des Sciences de l’Homme) sur le site :
    http://phonotheque.hypotheses.org/ganoub/le-metier-de-luthier.
  • [3]
    Sur Couesnon à Paris, voir Thomas Le Roux (2002).
  • [4]
    Sur un instrument de musique à cordes, le chevalet est une pièce placée entre les cordes et la table d’harmonie de l’instrument : son rôle est de transmettre les vibrations des cordes à la table qui va amplifier le son produit. Le chevalet sert aussi à maintenir l’espacement entre les cordes et, pour les instruments à manche, à les maintenir à la bonne hauteur par rapport à celui-ci.
  • [5]
    Partage des communaux d’après la loi du 10 juin 1793. Mis en application à Mirecourt par le partage du pâquis du Bois du Four.
  • [6]
  • [7]
    Sur la réforme des activités culturelles musicales proposée par Landowski, voir notamment Guy Saez (2015).

1Jusqu’au milieu du xxe siècle, les luthiers établis dans différentes régions de France sont en majorité originaires de Mirecourt. Cette petite ville des Vosges est le berceau de la lutherie française, une pratique artisanale qui s’y implante au xviie siècle et prendra un essor véritable à partir de la deuxième moitié du xviiie siècle (Rothiot, 2013). La concentration de cette activité artisanale à Mirecourt donne naissance à de véritables dynasties de luthiers dont les noms – inscrits dans les violons, altos, violoncelles et contrebasses de leur fabrication – traversent les siècles et les pays. Mirecourt a en effet exporté au niveau national et international un grand nombre d’instruments de musique, mais aussi beaucoup d’hommes de métier. Les luthiers formés dans les ateliers mirecurtiens sont partis exercer leur art dans les grandes villes de France [1], d’Europe et d’autres continents, notamment en Amérique.

2Parmi les activités artisanales puis manufacturières de la cité vosgienne, la fabrication de violons pour les hommes et de dentelles pour les femmes a occupé jusqu’au début du xxe siècle une place originale dans l’économie locale et dans l’imaginaire régional. Le luthier et la dentellière formaient le couple emblématique des artisans mirecurtiens d’autrefois. Cependant, leur situation a souvent rimé avec dureté des conditions de travail, revenus misérables et pauvreté endémique, poussant ces artisans à changer de métier ou à diversifier leurs activités pour survivre. Quelles stratégies professionnelles ont développé les artisans luthiers – qu’ils soient patrons ou « ouvriers » (au double sens originel du terme : « celui qui fabrique » et « celui qui loue ses services moyennant salaire ») – pour « s’en sortir » ? Cette question lancinante s’est posée de manière récurrente pendant la première moitié du xxe siècle, bouleversée par quatre grandes crises qui ont failli aboutir à la disparition du métier de luthier. Je m’appuierai sur des enquêtes menées dans les années 1980 auprès de différents luthiers originaires de Mirecourt au sujet de leurs itinéraires professionnels personnels [2].

« On ne demandait pas leur avis aux enfants »

3Les entretiens réalisés portent sur le parcours de douze personnes nées entre 1895 et 1907. Dix d’entre elles ont fait un apprentissage complet de lutherie ou d’archèterie artisanales. Une onzième a appris la fabrication artisanale des chevalets et se considère également comme « luthier ». Il s’agit uniquement d’hommes. Artisan luthier est un métier strictement masculin jusqu’aux années 1970, à trois ou quatre exceptions près depuis la naissance de la lutherie en France. Les femmes qui ont fabriqué et signé leurs violons entre le xixe et le début du xxe siècle étaient soit femme soit fille de luthier et travaillaient dans l’atelier familial, comme Mme Chanot dans la première moitié du xixe siècle (Desmarais, 1836) ou Jenny Bailly au début du xxe siècle, qui prit la succession de son père. Le douzième parcours est celui d’une ouvrière en lutherie travaillant à l’usine et affectée à l’une des opérations de fabrication des instruments ; elle-même est l’épouse de l’un des luthiers interrogés.

4Toutes ces personnes sont originaires de Mirecourt ou des villages environnants. La plupart indiquent que, à leur génération, le choix personnel n’a joué aucun rôle dans leur orientation professionnelle. C’étaient les parents qui décidaient. Comme le souligne Pierre Enel (né en 1903), « De mon temps, on ne demandait pas leur avis aux enfants. Tu feras ci, tu feras ça, et encore autre chose. Il n’y avait rien à dire ». Dans le contexte du début du xxe siècle, on constate que les enfants, au moment où ils sont orientés vers la lutherie, sont 7 (sur les 12 concernés) à être privés de la présence de leurs pères, soit décédés soit mobilisés à la guerre de 1914-1918. Dans ce cas, c’est la mère de famille ou encore un oncle qui a pris la décision de leur faire apprendre la lutherie.

5Pour les garçons issus de familles déjà dans le métier, l’orientation est quasi automatique. L’archetier Charles-Alfred (né en 1907), qui espérait poursuivre ses études au lycée, raconte comment la pression paternelle s’exerça pour qu’il rejoigne l’atelier familial, alors qu’il avait 14 ans et était au collège :

6

Je voulais être vétérinaire. Arrivent les grandes vacances... C’était en 1922. Le commerce marchait à plein tube. Le père dit : « Monte donc à l’atelier, tu nous rendras quelques services ». Bon ! Et quand est arrivée la rentrée d’octobre : « Tu vois, tu ne t’es pas déplu. Tu t’es bien mis au travail manuel. Eh bien, tu vas rester ! » À l’époque, on ne discutait pas avec les parents. Je suis resté.

7Certains luthiers cependant disent avoir choisi ce métier délibérément. C’est le cas de Pierre Claudot (né en 1906) qui, au contraire, a dû convaincre sa mère veuve de l’autoriser à faire cet apprentissage, alors qu’elle était au départ réticente à son projet de devenir luthier comme l’était son père, Félix Claudot. Pour d’autres, la lutherie représentait alors à Mirecourt l’horizon professionnel le plus évident et le plus stable. C’était un vivier d’emplois. Pour le monde ouvrier, selon Robert Baumann (né en 1907), « c’était soit la lutherie, soit la Cotonnière » (filature de coton). Il n’y avait pas de choix à proprement parler. Eugène Guinot (né en 1905) à la question de savoir pourquoi il avait voulu être luthier plutôt que vigneron comme son père, un métier il est vrai en déclin à cette période en raison du phylloxera, répondait : « À Mirecourt, tout le monde était luthier à cette époque-là. Presque tout le monde ».

8Les luthiers de l’enquête sont presque tous fils de luthiers – certains descendent d’une lignée luthière sur plusieurs générations. Seuls deux d’entre eux sont issus d’un autre milieu, celui de l’agriculture ; pour ces derniers, le choix de la lutherie s’est fait pour des raisons économiques davantage que par affinité ou par tradition, bien que l’un d’eux ait quand même de lointains ascendants luthiers. Par ailleurs, dans les parcours pris en compte, il y a trois fils de patrons : dans un cas, il s’agit d’un patron d’usine employant plusieurs centaines d’ouvriers et, dans les deux autres cas, de patrons d’entreprises moyennes, comptant de 10 à 50 ouvriers dans les années 1920 et menant des activités de fabrication en partie mécanisée. Il y a également le fils d’un petit patron luthier décédé, issu d’une lignée de luthiers, mais qui n’avait aucun ancrage dans un atelier familial en activité à Mirecourt. Tous les autres sont issus de familles d’artisans luthiers embauchés dans les ateliers artisanaux ou encore d’ouvriers travaillant dans les fabriques de lutherie. Jusqu’au milieu du xxe siècle, les déterminismes à l’œuvre pour exercer le métier d’artisan luthier relèvent de la filiation, de la résidence et du genre. Pour un jeune Mirecurtien, devenir luthier avait à cette période un parfum de fatalité.

La lutherie entre facture artisanale et fabrication industrielle

9Au tournant du xxe siècle, la production d’instruments à cordes frottées (violon, alto, violoncelle, contrebasse) et à cordes pincées (guitares, mandolines) est une activité économique importante à Mirecourt. Elle est associée à la fabrication des instruments à vent et à bois dans certaines entreprises. De nombreuses activités économiques sont liées à la lutherie, comme par exemple la fabrication de l’outillage, celle des accessoires ou le débit de bois de lutherie. Les maisons de lutherie se distribuent en différentes catégories. La plus répandue reste le petit atelier artisanal, un modèle hérité des xviiie et xixe siècles : son recrutement, basé sur la famille, compte le patron luthier, son ou ses fils, et un ou deux apprentis. L’extension de cette unité au-delà du cercle familial correspond à l’atelier artisanal moyen qui réunit de 5 à 50 ouvriers. Enfin, la manufacture (appelée localement « Grande Maison » par opposition aux « Petites Maisons » précédentes), est une configuration qui est apparue dans la seconde moitié du xixe siècle, regroupant des centaines d’ouvriers. À ces structures, s’ajoutent les luthiers qui travaillent seuls à domicile en produisant pour les diverses maisons de lutherie : il s’agit souvent de professionnels très habiles se passant de contremaître, ou encore de luthiers occasionnels comme les paysans-luthiers qui pendant la saison hivernale taillent certaines parties de l’instrument destinées aux manufactures.

10Selon les chiffres d’Éric Tisserand (2013 : 94), on dénombre, en 1896, 200 petits artisans luthiers dans la région de Mirecourt et 14 ateliers de 5 à 50 ouvriers. Dix ans plus tard, le recensement de 1906 indique que la lutherie occupe 631 personnes, dont plus de 72% à Mirecourt même. Les autres intervenants de ce secteur se répartissent entre 24 communes de proximité avec une concentration de luthiers fabricants dans les villages alentour, à « Mattaincourt (54 luthiers), Poussay (42 luthiers) et Juvaincourt (29 luthiers) » dont la production est destinée à des maisons mirecurtiennes (Tisserand, 2013 : 84-96). Les premières manufactures de Mirecourt sont Thibouville-Lamy, créée en 1857, et Laberte-Humbert Frères, née près de vingt ans plus tard, en 1876. Dans le catalogue de Thibouville-Lamy de 1906, on lit que « plus de 150 000 instruments sortent annuellement » de la fabrique de Mirecourt, chaque série portant une marque (choisie entre plus d’une trentaine) déterminée en fonction de sa qualité. La firme qui vend également des instruments à vent et bois comprend d’autres usines, une à Paris et une à La Couture.

Figure 1

L’atelier de vernissage de la Maison Laberte-Humbert Frères [s.d.] (archives de l’auteure)

Figure 1. L’atelier de vernissage de la Maison Laberte-Humbert Frères [s.d.] (archives de l’auteure)

L’atelier de vernissage de la Maison Laberte-Humbert Frères [s.d.] (archives de l’auteure)

11Au début du xxe siècle, la demande en instruments de musique est forte, suscitant l’implantation de deux autres manufactures de lutherie dans la cité vosgienne. L’entreprise Couesnon de Paris – dont la principale activité est la fabrication et la vente de cuivres et bois – installe une succursale à Mirecourt pour les instruments à cordes [3]. Une autre manufacture, Mamlock, s’établit en produisant notamment des violons moulés. Ces entreprises ont développé le « travail à la division », qui scinde les opérations de fabrication de l’instrument, chaque ouvrier ne réalisant plus qu’une partie du violon. La mécanisation de certaines tâches se met progressivement en place. Par exemple, de nouvelles techniques de moulage à chaud de la voûte et du fond du violon (normalement creusés dans l’épaisseur du bois) sont employées pour limiter au maximum les coûts de production ; des presses spéciales sont créées à cet usage. L’objectif est de proposer des instruments de musique – destinés notamment à l’étude – moins onéreux que les violons de maîtres, réalisés à la main et intégralement par un artisan d’art.

12À l’usine, la séparation des opérations de lutherie aboutit à féminiser une partie de la main-d’œuvre. Les femmes sont assignées à des tâches particulières dites de « précision », comme le vernissage, le montage des moules de violon, le méchage des archets ou le garnissage des étuis. Elles sont regroupées en « chantiers » correspondant chacun à une étape de fabrication. Madame Geneviève Baumann (née Marchand), elle-même issue d’une famille de luthiers, raconte comment, dès l’âge de treize ans, elle a appris à l’usine le finissage des archets manufacturés qui comprenait plusieurs opérations. Après le polissage, elle faisait la mortaise, posait la mèche et le recouvrement en nacre de l’archet qu’elle ajustait sur la hausse. Il fallait traiter une douzaine d’archets par jour pour pouvoir survivre.

13Parallèlement aux manufactures, les petits ateliers subsistent en produisant des instruments de qualité entièrement faits à la main. Pour gagner du temps, cependant, les artisans luthiers se limitent souvent à fabriquer un violon sans la tête et « en blanc », c’est-à-dire non verni. En effet, le vernissage exige de préférence un local dédié pour éviter la poussière. Quant à la fabrication des têtes de violon, c’est un travail à la gouge qui relève de la sculpture, alors que l’outil essentiel du luthier – celui dont l’usage intense permet d’être aussi habile que rapide – reste le canif. Ces opérations sont donc déléguées à des spécialistes : vernisseurs et fabricants de têtes. Les luthiers nés au début du xxe siècle précisent qu’il fallait fabriquer 2 à 3 violons en blanc par semaine pour pouvoir survivre, ce qui impliquait de la part de l’artisan la maîtrise parfaite du geste technique associé à une extrême rapidité d’exécution.

Comment devenir luthier ?

14Des crises à répétition, à l’échelle mondiale, marquent la première moitié du xxe siècle, entraînant de profondes mutations du métier et de son organisation locale.

15Le premier séisme est la Grande Guerre. Lorsqu’elle éclate en 1914, les luthiers de l’enquête sont des enfants de 7 à 11 ans, à l’exception d’un seul qui est âgé de 19 ans et sera envoyé au front, comme tous les hommes valides. La mobilisation militaire générale entraîne la fermeture de nombreux ateliers de lutherie. Dans un contexte aussi troublé, comment devenir luthier ? Ce métier nécessite des compétences longues et difficiles à acquérir, qui concernent non seulement les savoir-faire complexes de la fabrication, mais à terme également la connaissance des instruments, des styles, des écoles de lutherie, pour être capable d’identifier, de reproduire ou de restaurer les instruments. Après l’apprentissage proprement dit, de nombreuses années de pratique en atelier sont encore nécessaires pour se perfectionner. Il faut dix ans, dit-on, pour faire « la main » d’un luthier.

16L’apprentissage se fait sous la responsabilité d’un maître luthier dans le cadre d’un atelier artisanal, qu’il soit familial ou non. Il dure entre deux ans et demi et trois ans. Il commence habituellement à partir de 12 ans après le certificat d’études. Il n’y a pas de contrat écrit, ni de rémunération pour les apprentis. Les Mirecurtiens avaient cependant un avantage dans ce dispositif : ils ne payaient pas pour apprendre le métier, au contraire des jeunes gens arrivant de l’extérieur. Pour encourager les apprentis à bien travailler, de petites gratifications étaient pratiquées au gré du patron comme le raconte Eugène Guinot, né en 1905 et apprenti à 12 ans chez Émile Audinot : « De mon temps, on n’était pas payé. On n’était payé qu’au bon vouloir du patron, quand il était content, il nous donnait la pièce, c’était tout. » Pour récompenser les meilleurs apprentis, enfin, un concours annuel était organisé avant la guerre de 14-18 par le syndicat des patrons luthiers. Durant la guerre, plus personne de l’extérieur ne vient apprendre la lutherie à Mirecourt. Cependant, trouver une place d’apprenti luthier reste difficile pour les enfants mirecurtiens car beaucoup d’ateliers ont fermé. Ainsi, lorsque le luthier Charles Enel, installé à Paris, décide d’orienter vers la lutherie son neveu orphelin, Pierre Enel, né en 1903, il semble qu’aucun atelier mirecurtien ne puisse l’accueillir. Comme le précise Pierre Enel, « ils étaient tous partis » (à la guerre). C’est pourquoi, l’enfant commence à travailler dans la ferblanterie avec ses frères avant de pouvoir débuter son apprentissage un an plus tard chez Léon Mougenot, le maître-luthier qui a déjà formé son oncle. Une fois l’apprentissage achevé, l’oncle fait venir directement son neveu à Paris pour qu’il travaille dans son atelier.

17À la fin de la guerre, le bilan est lourd à Mirecourt. De nombreux luthiers ont perdu la vie. D’autres sont revenus diminués, blessés ou gazés. Certaines maisons ont perduré pendant la guerre grâce aux femmes qui ont endossé le rôle des hommes. Louis Jeandel, fabricant de chevalets, cite deux cas de ce type dans sa famille lors des situations de crise, l’une avant et l’autre pendant la Grande Guerre :

18

La grand-mère s’est trouvée veuve deux fois, et elle a continué à travailler seule. Elle a dirigé la maison avec des ouvriers, et à ce moment-là, ça avait pris assez d’importance parce qu’ils faisaient du travail pour Mirecourt, du débit de bois pour les usines de Mirecourt […] Et puis quand elle est décédée, vers 1910, je crois, c’est sa fille qui lui a succédé. Sa fille a tenu un bon moment, et puis à la première guerre mondiale, elle s’est trouvée veuve aussi et j’ai racheté [après la guerre] cette affaire ici pour la joindre à celle de mon père [fabricant de chevalets], qu’il avait créée en 1895.

19En fait, beaucoup de femmes de luthiers jouaient déjà un rôle actif dans l’entreprise. Par exemple, l’épouse de Léon Mougenot vernissait et montait les violons, ainsi que l’indique le luthier Philippe Dupuy qui lui est apparenté. La grand-mère de Charles-Alfred Bazin fabriquait la colophane pour l’atelier d’archèterie de son époux. Gabrielle Laberte, épouse d’Auguste Laberte, assurait la comptabilité de la manufacture.

Relancer la lutherie artisanale

20Après la Première Guerre mondiale, la disparition des anciens pousse les plus jeunes à s’installer à leur compte. De manière plus générale, les crises semblent avoir encouragé les ouvriers luthiers à l’autonomie, sachant que la pérennité des petites maisons reposait le plus souvent sur une équipe restreinte comprenant un ou deux artisans, à la merci d’un décès, d’un incendie ou d’une mésentente. Les fils de patrons qui reprennent l’affaire familiale après la guerre ont souvent des conceptions plus ambitieuses que leurs prédécesseurs. Ils ont aussi des formations qui diffèrent de celles de leurs aînés.

21C’est le cas de Louis Jeandel (né en 1895), mobilisé pendant la Grande Guerre. Il a entre 26 ans et 27 ans lorsqu’il regroupe en 1922 les deux entreprises familiales, celle de son père et celle fondée par son grand-père maternel, devenant ainsi le seul fabriquant de chevalets en France sous le nom de Jeandel-Aubert et fils. Louis Jeandel a fait son apprentissage de fabrication artisanale du chevalet (comportant vingt-quatre opérations successives de fabrication avec comme outil privilégié le canif) dans la maison fondée par son père en 1895. Sur le plan de l’éducation musicale, il a appris le violon et jouait dans l’orchestre à cordes de Mirecourt dirigé par le luthier Amédée Dieudonné. Enfin, il a également une formation de mécanicien spécialiste en fabrication d’outillage spécifique, qui va lui permettre de créer des machines adaptées à la fabrication des chevalets [4]. Il précise dans l’entretien que sa production en 1926 atteignait 300 000 chevalets par an avec une dizaine d’ouvriers payés à l’heure. Ces chevalets étaient vendus dans le monde entier. La fabrication à la main d’accessoires comme les chevalets, mais aussi les chevilles, les cordiers et autres accessoires, a complètement disparu aujourd’hui.

22De son côté, Marc Laberte (né en 1880) a environ 39 ans quand il prend en 1919 la succession de son père Auguste (qui se retire à 70 ans), à la tête de la manufacture Laberte. Selon les précisions données par ses filles Cécile et Nicole, Marc Laberte a une double formation : l’école de commerce à Nancy et l’apprentissage de la lutherie à Mirecourt pendant trois ans avec Jules Poirson, dit le « Roi de Rome ». Les violons le passionnent. Marc Laberte gère la fabrique sur un autre mode que son père, en utilisant tous les moyens de communication modernes. Il constitue par ailleurs une collection de très beaux violons anciens, dont il fait ensuite fabriquer des copies d’excellente qualité dans l’atelier de lutherie d’art de l’usine, qu’il appelle « l’atelier des seigneurs ». Il étend la surface d’activités de l’entreprise en s’associant à Fourier Magnié qui a beaucoup de compétences techniques et conçoit des machines pour la fabrication des instruments de musique ordinaires qui font tourner l’usine. De son côté, Marc Laberte suit de très près les opérations de l’atelier de lutherie d’art. Polyglotte, il est en contact direct avec la clientèle internationale. Son fils Philippe (né en 1906) aura également une formation commerciale internationale et une formation artisanale locale en faisant son apprentissage de lutherie avec Camille Poirson (fils du luthier qui avait formé son père), au sein de l’atelier d’art de la fabrique familiale. Ce dynamisme économique lié au développement de l’activité commerciale et à la transformation des techniques de fabrication concerne les manufactures qui n’ont pas besoin de main-d’œuvre qualifiée pour la production massive de pièces ordinaires.

23En revanche, dans le domaine de la lutherie artistique, un vide véritable s’est créé. La lutherie artisanale peine à redémarrer. Le nombre d’artisans luthiers capables de fabriquer un violon complet et de qualité s’est fortement amoindri. La transmission du savoir, qui avait souvent un caractère familial, est interrompue dans beaucoup d’ateliers. Enfin, la lutherie artisanale, très exigeante en compétences mais peu rémunératrice, est fortement concurrencée par la lutherie industrielle. Pour des tâches moins qualifiées, les manufactures offrent des salaires équivalents si ce n’est supérieurs à ceux que peuvent dégager les petits ateliers. Au lendemain de la guerre, se pose donc un vrai problème de recrutement : « Les gens ne voulaient plus travailler gratuitement pendant trois ans pour apprendre un métier qui n’était pas tellement rémunérateur », dit Pierre Claudot. Comme le décrit Charles-Alfred Bazin pour l’archèterie, la demande devient rapidement supérieure à l’offre, faute de vivier de recrutement : « J’entre en apprentissage en 1922. C’était l’après-guerre. Tout le monde manquait de lutherie d’archets, l’Amérique, tous les pays du monde… ça travaillait à plein tube, on n’avait pas assez d’ouvriers ».

24Pour assurer la relève et relancer la lutherie artistique, les patrons des grandes maisons (Laberte-Magnié, Thibouville-Lamy) qui produisaient des instruments manufacturés, mais également certaines belles pièces à l’ancienne, prennent une mesure inédite. En 1920, ils instaurent un apprentissage qui, pour la première fois, est rémunéré et pris en charge par le patronat (Claudot-Hawad, 2013). La condition est que l’apprenti soit originaire des familles ouvrières de la région de Mirecourt. Pour ceux qui viennent de l’extérieur, l’apprentissage demeure payant. Dans ce nouveau dispositif, le statut d’apprenti est régulé par un contrat en bonne et due forme établi par la chambre syndicale patronale des luthiers de l’arrondissement de Mirecourt. Douze articles en déterminent les conditions qui sont jugées avantageuses pour l’époque, notamment à cause du salaire fixe versé à l’apprenti. Cet apport, bien que minime, contraste avec les anciennes formules d’apprentissage. Par ailleurs, le quota horaire des apprentis diminue d’une heure par jour, passant de 60 heures par semaine à 54 heures. La journée pour eux commence non plus à 7 h du matin mais à 8 h. L’allègement des heures de travail se poursuit ensuite : « Après la guerre, vers 1924-1925, ils nous donnaient le samedi après-midi, ils appelaient ça la “semaine anglaise” », se rappelle Jean Villaume.

25Pour stimuler le travail des apprentis, des primes sont créées et les concours annuels se poursuivent pour récompenser les meilleurs d’entre eux. Ces nouvelles dispositions vont ramener à la lutherie beaucoup d’enfants, et notamment les enfants de luthiers devenus orphelins qui, sans ces mesures, n’auraient pu consacrer trois ans à apprendre le métier sans rétribution, ni garantie de rémunération suffisante une fois formés. C’est dans ce contexte que Pierre Claudot, qui fait partie de la première promotion d’apprentis rémunérés, commence son apprentissage en 1920 chez Thibouville-Lamy, renouant ainsi avec le métier de son père et de plusieurs de ses ancêtres. La même situation se produit pour d’autres luthiers interrogés comme Jean Eulry qui se forme chez Laberte à la profession de son père, mort au front, ou encore de Robert Baumann, également orphelin (dont le père fabriquait des étuis de violons), qui fait son apprentissage chez Thibouville-Lamy. À l’issue de leur formation, les apprentis parvenaient à faire « 5 à 6 violons par mois. Ce n’était pas beaucoup » dit Pierre Claudot, pas assez pour survivre. Chez Thibouville-Lamy, à la fin de l’apprentissage, c’est le dernier violon fabriqué par l’apprenti qui servait de base au futur salaire, car « il était prévu, dit Pierre Claudot, que les apprentis qui sortaient au bout de 2 ans et demi d’apprentissage seraient rétribués à la pièce. Donc il fallait travailler vite et bien pour s’en sortir ».

À la pièce ou à l’heure ? Le salaire des luthiers

26Plusieurs modes de rémunération sont pratiqués au début du xxe siècle pour les ouvriers artisans embauchés dans les ateliers de lutherie d’art. Le plus répandu est la rétribution à la pièce, avantageux uniquement pour les luthiers les plus habiles. Plusieurs dans ce cas faisaient le choix de travailler chez eux plutôt qu’à l’atelier et livraient directement les instruments aux patrons qui en faisaient commande. L’archetier Charles-Alfred Bazin mentionne que « certains gagnaient leur semaine en trois jours ». Le luthier Pierre Claudot précise qu’à Mirecourt, « il y avait une dizaine ou une quinzaine d’excellents ouvriers luthiers qui ne travaillaient ni en fabrique, ni en atelier mais chez eux, comme par exemple le “Roi de Rome” (surnom de Victor Poirson) qui livrait les violons finis, on le payait très bien car c’était un très bon ouvrier. Il était reconnu comme tel ». La majorité cependant travaillait dans les ateliers où chaque étape de leur travail était vérifiée par le patron ou par le contremaître. Travailler à la pièce permettait donc aux plus adroits d’avoir un rythme hebdomadaire moins régulier et c’est cet aspect qui était apprécié par ces excellents artisans qui préféraient gérer eux-mêmes leur emploi du temps, même si la quantité de travail à fournir pour survivre restait contraignante.

27D’autres étaient payés à l’heure dans certains ateliers artisanaux. La moyenne de fabrication d’instruments « en blanc » était, dans ce cadre, de six à huit violons par mois. Certains luthiers, réputés pour leur grande habileté, étaient capables de fabriquer jusqu’à trois beaux violons par semaine en incluant les « temps perdus » (c’est-à-dire le temps libre hors atelier), comme par exemple Eugène Guinot, qui travaillait chez Amédée Dieudonné. Jean Eulry, également ouvrier chez Dieudonné, fabriquait deux violons par semaine à l’atelier. Gustave Villaume parle d’un violon et demi par semaine chez Mougenot « parce qu’il fallait que ce soit bien, il était exigeant ». En majorité, ces luthiers travaillaient le soir à domicile en fabriquant des violons pour augmenter leurs sources de revenus. Enfin, pour ceux qui faisaient des instruments plus ordinaires réservés à l’étude et moins rémunérés que les violons de qualité, il fallait un rythme de fabrication de trois instruments au moins par semaine pour pouvoir survivre, ce qui donne une moyenne de 12 violons par mois, chacun payé à la pièce une fois accepté par les contremaîtres.

28À côté des artisans luthiers qui fabriquaient la totalité de l’instrument, hormis la tête et le vernissage, il y avait les ouvriers qui travaillaient « à la division » dans les usines ou encore chez eux, comme les nombreux paysans luthiers qui taillaient le bois pendant les longues soirées de l’hiver vosgien. Cécile Laberte, descendante de la famille fondatrice de la fabrique du même nom, donne une idée de l’importance de cette production hors atelier :

29

Dans les années de 1927 à 1934, il y avait une camionnette exprès, conduite par un gars qui s’appelait Monsieur Etienne – je vous donne tous les détails pour prouver que c’est vrai – qui tous les jours partait dans les villages pour livrer les fournitures aux ouvriers, et récupérer ce qui était fait, et en même temps, il nous ramenait des œufs frais. [...] Il y en avait qui faisaient des violons entiers, d’autres seulement des manches, il y en avait qui faisaient autre chose...

30Les frontières entre les petits ateliers de lutherie d’art et les fabriques restent assez poreuses. Dans l’atelier, pour être rentable, on pratique, certes à petite échelle, une division des tâches en déléguant la sculpture de la tête et le vernissage à des spécialistes. D’autre part, les grandes fabriques comme Thibouville-Lamy et Laberte-Magnié ont également à leur actif un atelier de lutherie d’art où des maîtres luthiers réputés fabriquent des instruments haut de gamme et forment des apprentis selon les canons de la lutherie artisanale, sans avoir les mêmes contraintes de rentabilité que les petits artisans luthiers car, comme le précise Cécile Laberte, c’est la production des instruments ordinaires qui faisait tourner l’entreprise. On observe la circulation des artisans luthiers entre ces structures : passer « à la division » permettait parfois de gagner plus d’argent, mais la répétitivité des tâches comme le dit l’un des luthiers nés au début du xxe siècle, n’avait « aucun intérêt ». Bien sûr, seuls les luthiers qui avaient une formation complète pouvaient passer d’une structure à l’autre dans les deux sens.

Comment survivre ?

31C’est dans ce contexte que les jeunes luthiers, formés au début du xxe siècle, arrivaient sur le marché du travail. Les salaires qu’ils pouvaient espérer étaient extrêmement bas. Leurs aînés eux-mêmes, bien qu’expérimentés, devaient compléter leurs revenus en travaillant le soir chez eux pour fabriquer des violons, ou en menant des activités alimentaires comme l’entretien d’un potager, l’élevage de poules ou de lapins, la cueillette de plantes et de fruits sauvages, la pêche et la chasse. Les pratiques de jardinage étaient une tradition liée aux « pâquis » (terme signifiant à l’origine « pâturage »), lopins de terre attribués aux familles ouvrières depuis la Révolution française [5].

32Ce contexte de vie dure et de salaires de misère pour les artisans luthiers a engendré plusieurs stratégies chez les jeunes luthiers après leur apprentissage. Certains ont abandonné rapidement la lutherie d’art pour s’orienter vers la lutherie industrielle. Sur les onze parcours étudiés, c’est le cas de deux d’entre eux qui, peu après leurs trois années de formation, deviennent ouvriers d’usine. Ainsi, Jean Villaume, après quelques années passées dans la maison Mougenot, s’embaucha un certain temps chez Mamlock où il faisait des violons moulés. Pierre Claudot évoque son collègue d’apprentissage chez Thibouville-Lamy, Meyer qui « a vite abandonné. Il a pensé que ce n’était pas assez payé, et il a pris du travail à la chaîne. […] Effectivement ça rapportait plus. Mais enfin c’était un travail sans intérêt, toujours répété, toujours le même ». On voit que l’aspect créatif de la lutherie est un facteur qui compte pour certains dans leur choix de demeurer artisan en gagnant moins qu’à la fabrique.

33D’autres ont cherché à perfectionner leur formation en changeant d’atelier. Dans le nouveau contrat d’apprentissage, ce désir de mobilité, au-delà des six mois de travail prévus au sein de l’entreprise qui avait assuré la formation de l’apprenti, n’avait pas été anticipé. Pierre Claudot, après six mois d’embauche comme ouvrier artisan chez Thibouville-Lamy où il avait fait son apprentissage, fut contacté par Amédée Dieudonné. Ce luthier d’origine mirecurtienne avait passé plusieurs années à Bruxelles. Revenu à Mirecourt pour s’y établir, il cherchait à employer de jeunes luthiers afin de les former à ses méthodes et à ses modèles pour une lutherie qui renouvelait les standards mirecurtiens :

34

Avec lui vraiment, j’ai appris des choses, dit Pierre Claudot. C’était un type très exigeant. À chaque fois qu’on faisait un travail, il fallait lui montrer. Alors, il faisait la critique. Il disait : « ça, ça ne va pas ; ça, ça ne va pas » ! Et c’est comme ça qu’on progresse quand même ! Il y avait une critique continuelle du travail.

35Entrer dans cet atelier présentait un autre intérêt : être payé non plus à la pièce mais à l’heure, ce qui laissait à l’ouvrier artisan une possibilité de recherche pour améliorer sa « façon ». De même, Jean Eulry, après son apprentissage chez Laberte et six mois de travail dans cette entreprise, part travailler chez Dieudonné. Pour augmenter ses revenus, comme la plupart des luthiers, il travaillait chez lui sur la table de cuisine le soir et les jours de congés (pour une rémunération cette fois à la pièce).

36Pour certains jeunes luthiers, enfin, « s’en sortir » signifiait partir de Mirecourt et connaître ce qui se faisait ailleurs. Pierre Enel, juste après son apprentissage, va travailler à Paris et parfaire sa formation chez Charles Enel, son oncle ; cependant, ce n’est pas lui qui l’a décidé. Gustave Villaume est embauché chez Jacquot à Nancy. Pierre Claudot rejoint la maison Granier à Marseille en 1928 ; connaissant son souhait de partir, Dieudonné lui avait transmis les demandes de deux ateliers de grandes villes : l’un à Lille et l’autre à Marseille. Parmi les témoins interrogés (et sans compter les fils de patron qui ont repris l’entreprise familiale), seuls les luthiers qui sont partis à l’extérieur ont fini par s’installer plus tard à leur compte.

Patrons et ouvriers luthiers

37En ce début de xxe siècle, la lutherie offre un paysage social contrasté. Les plus grandes disparités se situent moins entre patrons et ouvriers artisans qu’entre « patrons » eux-mêmes. Les patrons de manufacture et les patrons d’atelier artisanal n’ont de semblables ni les tâches, ni le statut social, ni les revenus, ni le train de vie. Les premiers ont développé l’activité commerciale de leur entreprise autant que le secteur de production, mais ne fabriquent pas eux-mêmes ; ils ont investi dans des machines ou du moins dans la rationalisation et la rentabilisation du travail des ouvriers, ils mettent au point avec des ingénieurs de nouveaux modes de fabrication des instruments ; enfin, ils ont souvent des succursales dans la capitale et des représentants commerciaux qui leur donnent directement accès à la clientèle nationale et internationale.

38Au contraire, les patrons des petits ateliers dépendent des marchands ou des confrères luthiers installés dans les grandes villes pour écouler leurs instruments. Ils travaillent, aux côtés de leurs ouvriers, dans un local souvent aménagé dans leur propre habitation. Leur outillage est peu onéreux, en partie fabriqué par eux-mêmes ; il est identique à celui du siècle précédent, comme l’est leur technique exigeante de fabrication artisanale, même si chacun a « sa main » c’est-à-dire son style, qui permet d’identifier son travail. Une photographie de l’atelier d’Amédée Dieudonné prise vers 1924 donne une idée de l’installation de ce type de petite entreprise. Les moyens matériels mobilisés paraissent relativement modestes. Le cliché suggère que le local n’est pas très vaste. Six personnes y travaillent, dont deux enfants. Comme le raconte Pierre Claudot, recruté en 1923, l’atelier se situait dans les combles de la maison familiale du beau-père de Dieudonné. Pour y accéder, il fallait se hisser en haut d’un étroit escalier de bois. Le lieu bénéficiait d’une bonne lumière, mais il y faisait très froid en hiver et très chaud en été. Les outils des ouvriers étaient fournis par l’atelier. La photographie montre deux grands établis disposés parallèlement, probablement pour bénéficier du même éclairage latéral. Ils sont occupés chacun par trois personnes, ce qui paraît ne pas laisser beaucoup d’amplitude aux gestes des artisans. L’outillage, les moules et les gabarits – dont une partie est fabriquée par le luthier lui-même (les outilliers produisant essentiellement les éléments métalliques) –, sont soigneusement rangés sur le mur du fond et le mur latéral ; aucune machine onéreuse n’est visible dans ce dispositif. Le « patron » de l’atelier, Amédée Dieudonné travaille à l’établi du fond, côte à côte avec son premier ouvrier qui était peut-être également son associé, Marcel Thomassin. Tous deux avaient l’habitude de fabriquer les instruments en tandem. Au bout de l’établi du patron est assis un enfant, identifié par Pierre Claudot comme le jeune beau-frère de Dieudonné, Nono Demengeot. Sous le regard du patron et de son second, est installé le deuxième établi où travaillent trois jeunes gens : Pierre Claudot, qui en 1924 a 18 ans, Alfred-Eugène Holder, qui est encore un enfant, et Auguste Mouchot (né en 1909), apprenti, qui a environ 15 ans. Tous portent la venotte, long tablier bleu-gris des luthiers fabriqué en toile des Vosges. La photographie semble les avoir surpris alors qu’ils étaient concentrés sur leur tâche ; leurs regards sont sérieux.

Figure 2

Atelier d’Amédée Dieudonné [vers 1924] (archives Pierre Claudot)

Figure 2. Atelier d’Amédée Dieudonné [vers 1924] (archives Pierre Claudot)

Atelier d’Amédée Dieudonné [vers 1924] (archives Pierre Claudot)

39Le vrai capital des artisans luthiers ne réside donc pas vraiment dans l’outillage, accessible à tous, ni dans le local qui peut être improvisé dans une pièce de l’habitat familial. Il réside d’abord dans les compétences et l’habileté du luthier, qui confèrent une renommée à son travail, réputation souvent acquise par des années d’expérience dans des ateliers reconnus. L’ascendance joue également un rôle dans le renom des luthiers et de leurs ateliers. Être issu d’une dynastie de luthiers remontant à plusieurs siècles est une source de prestige professionnel. Ce modèle de légitimité généalogique propre aux maisons artisanales où le métier se transmettait de père en fils est renforcé par l’acquisition de marques anciennes et prestigieuses. Il est également investi par les fabriques nées dans la seconde moitié du xixe siècle. L’achat et le dépôt de nombreuses marques d’ateliers fondés de longues dates permettent cette captation de filiations et d’ancestralités, ainsi que l’appropriation des récompenses obtenues sous ces labels dans les concours nationaux et internationaux de lutherie. Par exemple, sur son catalogue de vente de 1931 [6], l’entreprise Laberte et Magnié fait remonter sa fondation à 1780, c’est-à-dire à sept ou huit générations. Sur le papier à entête de l’établissement, deux dates constitutives sont retenues : 1775 et 1780.

40Or, comme l’indique l’acte de création de la société, celle-ci est née le 15 mai 1876 sous le nom de Laberte-Humbert Frères et ne compte que quatre générations. La narration publicitaire proposée dans le catalogue et sur le papier à entête amalgame plusieurs faits : d’une part l’association de Laberte avec Fourier Magnié, « descendant d’une dynastie de facteurs remontant au minimum à 1775 » (Terrier, 1992) et, d’autre part, le rachat de marques anciennes comme « À la ville de Crémone », qui fut l’enseigne entre autres de Didier Nicolas l’Aîné (1757-1833) (ibid.). Ces références permettent dans le catalogue d’insister sur la « maîtrise atavique » de l’art du luthier et le fait que « Laberte et Magnié respectent scrupuleusement les principes appliqués par leurs ancêtres dès 1780 et les traditions transmises à l’établi de père en fils ». Par ailleurs, pour les petits ateliers artisanaux, vendre leurs marques de fabrication a représenté un gain immédiat parfois indispensable à leur survie.

Figure 3

Papier à entête de la Société Laberte & Magnié (archives de l’auteure)

Figure 3. Papier à entête de la Société Laberte & Magnié (archives de l’auteure)

Papier à entête de la Société Laberte & Magnié (archives de l’auteure)

Comment rester luthier ?

41Après la Grande Guerre, la lutherie connaît une décennie d’essor dont les bénéfices reviennent essentiellement aux grandes maisons et aux luthiers-marchands des grandes villes. Mais ce dynamisme est entravé par de nouveaux événements à l’échelle planétaire. Ainsi, la récession économique mondiale de 1930 a un fort impact sur l’économie locale du violon qui dépend notamment des exportations d’instruments dans le monde entier. Son effet est amplifié par la diffusion en France d’une technologie nouvelle, le cinéma parlant, entraînant la suppression de la musique d’accompagnement des films et mettant rapidement au chômage musiciens, fabricants d’instruments, marchands de fournitures, vendeurs de bois de lutherie... Beaucoup d’artisans luthiers, en dépit de compétences durement acquises, sont contraints de changer de métier, certains s’orientant vers le service public pour devenir postier, gendarme, douanier et autres. Les petites maisons ne peuvent ni résister à la baisse drastique des commandes, ni réduire davantage leurs marges commerciales déjà si étroites qu’elles leur permettent à peine de survivre. De manière générale, les ateliers artisanaux ont fini par n’avoir qu’un rôle de sous-traitant et ne fabriquent que pour les ateliers-magasins de leurs confrères installés dans les grandes villes françaises ou étrangères, qui seuls ont accès à la clientèle nationale et internationale. Cette grande inégalité dans la distribution des rôles et des rétributions a considérablement affaibli les luthiers mirecurtiens et a rendu anonymes leurs œuvres, signées uniquement par les commanditaires. Comme le disait Louis Jeandel :

42

[…] les luthiers de Paris ont commis une grande faute, c’est qu’ils ont toujours affamé les petits fabricants de Mirecourt, les artisans qui fabriquaient, en petit atelier de deux ou trois ouvriers, des violons de très bonne qualité.

43Transmettre le métier à sa descendance pour qu’elle travaille dans l’atelier familial et assure sa continuité est l’option favorite adoptée par les patrons des grandes comme des petites maisons. Mais, en ces temps de crise particulièrement, la marge de manœuvre des ateliers est mince, oscillant entre fermeture, licenciements ou gel des salaires. Les conditions d’embauche sont parfois ressenties par les fils de luthiers comme peu avantageuses pour eux et finalement ambiguës en raison de la confusion créée entre l’autorité paternelle et l’autorité patronale. Par exemple, l’archetier Charles Alfred Bazin raconte comment, en 1936, il a préféré changer d’activité professionnelle (devenant représentant d’une marque de champagne) faute d’obtenir un véritable statut de salarié payé à sa juste valeur dans l’entreprise de son père.

44Du côté des fabriques, la crise économique des années 1930 impose d’énormes efforts d’adaptation au niveau de la production. Ainsi, l’usine Laberte et Magnié se diversifie en fabriquant des gramophones et des radios en bois de résonance, sous la marque Stradivox. Nicole Laberte évoque à ce sujet la correspondance entre son père et Louis Lumière, admiratif du son du Stradivox, et qui viendra visiter les ateliers Laberte à Mirecourt. Mais, pendant la guerre de 1940, précise-t-elle, les machines très onéreuses de l’usine (servant à la fabrication des radios) sont déménagées par les autorités allemandes. Marc Laberte de retour à Mirecourt tentera de reprendre certaines activités de l’usine (la fabrication des violons) et devra pour cela vendre tous les beaux instruments de sa collection. Pour pallier la crise de la lutherie et ne pas licencier ses ouvriers, Louis Jeandel, fabricant de chevalets, se lance de même dans la production d’autres objets (meubles de radio, meubles de cuisine, canoës, moulins à café…) et participe à la fabrication des ailes d’un petit avion léger, le Pou-du-ciel, inventé en 1934.

45La Seconde Guerre mondiale réduit les activités musicales ; les luthiers sont mobilisés et les ateliers ferment. En cette période d’inflation, seuls les instruments anciens trouvent acquéreurs au début de la guerre comme placement offrant une certaine stabilité. Au sortir de la guerre, l’économie de la lutherie, fortement affaiblie, va subir un dernier coup de butoir qui la condamne à une disparition à court terme. Cette crise est liée à une innovation technique : le microsillon qui s’impose en France et va transformer les usages de la musique. Elle conduit à la suppression des orchestres et à la désaffection du public pour les pratiques musicales actives. Une génération passe qui n’apprend ni la musique ni la lutherie. Les musiciens ne trouvent plus d’emploi. Les conservatoires se vident. Dans leurs courriers, les luthiers de diverses villes françaises s’alarment de la chute vertigineuse des ventes. 

46À Mirecourt, mais aussi dans les grandes villes comme Paris, des ateliers anciens et prestigieux ferment leurs portes sans trouver de repreneurs. C’est à cette période que les luthiers renoncent à faire de leurs enfants des luthiers comme eux. Les dynasties luthières s’interrompent. Les artisans qui s’acharnent à poursuivre leur métier sont à nouveau contraints de réduire leurs frais de fonctionnement et de mener des activités parallèles. Par exemple, Pierre Claudot à Marseille réalise des sculptures intégrées à divers objets utilitaires (pieds de lampe, supports de baromètre, organisateurs de bureau, etc.). Certains à Mirecourt prennent du travail aux champs ou s’embauchent comme manœuvres pour décharger des caisses. Il faudra un plan gouvernemental à la fin des années 1960 (plan Malraux-Landowski) pour relancer les métiers de la musique et finalement ouvrir une école de lutherie à Mirecourt en 1970 afin de ressusciter le métier, mais dans un cadre inédit, celui de l’éducation nationale [7].

47*

48On voit que dès les années 1930, la question qui se pose au sujet de la lutherie n’est plus de savoir comment devenir luthier mais bien comment le rester, tant les perspectives et les conditions d’exercice de cette profession ont changé. La transmission du métier par filiation qui s’exerçait dans les petits ateliers artisanaux de Mirecourt a été compromise par la disparition de nombreux luthiers lors de la Première Guerre mondiale. Un nouveau mode d’apprentissage rémunéré est instauré par le syndicat des patrons luthiers en 1920 pour ramener à la lutherie d’art des enfants mirecurtiens qui n’auraient pu sans cette mesure apprendre une profession aux débouchés incertains. La concurrence industrielle a en effet réduit la marge d’action des petits ateliers. Les cadences de production pour les beaux instruments de facture artisanale sont intenses, s’alignant presque sur le rythme de la production industrielle. De leur côté, les grandes manufactures réalisent l’essentiel de leurs bénéfices sur les violons ordinaires. Finalement, elles deviennent les seules entreprises à pouvoir soutenir dans de bonnes conditions la production d’instruments haut de gamme dans l’atelier qu’elles réservent dans leurs locaux à la lutherie d’art. Au contraire, les petits artisans luthiers installés à leur compte n’ont de trésorerie suffisante ni pour surmonter les diverses crises du métier, ni pour élargir leur éventail de production. Beaucoup sont contraints d’abandonner brutalement leur métier. Parmi ceux qui continuent à exercer la lutherie, une partie travaille pour des parents établis dans les grandes villes. Ce fut le cas par exemple de Pierre Enel qui faisait de la restauration de haut niveau en sous-traitance pour l’atelier parisien de son oncle, ou de Jean Villaume qui travaillait pour son frère Gustave installé à Rennes. La plupart d’entre eux cependant n’ont pas acquis l’aisance relative de leurs parents luthiers établis dans les grandes villes, en contact direct avec la clientèle, sans compter la différence de conditions de vie entre la province et la capitale. Les luthiers dans les métropoles avaient des rôles de luthiers-marchands, luthiers-antiquaires et luthiers-experts, davantage que de luthiers fabricants. La renommée des luthiers mirecurtiens est demeurée locale et circonscrite au cercle professionnel. Elle a souvent été invisibilisée par les commanditaires eux-mêmes qui ont apposé leurs propres marques d’atelier sur les violons fabriqués à Mirecourt. Pire, certains luthiers-marchands ont discrédité les artisans de Mirecourt qui leur fournissaient d’excellents instruments neufs, comme le souligne Louis Jeandel, pour dissuader leur clientèle d’acheter sans intermédiaire. Au cours des crises du début du xxe siècle, les fabriques ont pu mobiliser davantage de possibilités de reconversion que les petits ateliers. Par contre, leur déclin s’est amorcé après la Seconde Guerre mondiale, précipité par la destruction de certains éléments onéreux de l’infrastructure industrielle (machines, locaux), par la disparition de la majorité des petits ateliers qu’ils fournissaient en bois de lutherie et en accessoires divers, et surtout par l’introduction de la musique enregistrée qui a fait s’effondrer la demande en instruments de musique du quatuor à cordes. À Mirecourt, la fabrique Laberte a fermé en 1972, Thibouville-Lamy en 1968, Couesnon en 1967. Mamlock a disparu dès le début de la Seconde Guerre mondiale. En 1955, le Groupe des luthiers et archetiers d’art (GLAA), créé en 1940 pour défendre les intérêts menacés de la profession, comptait 48 membres, dont 25 luthiers parisiens et aucun luthier mirecurtien. Ce déséquilibre sera à l’origine de l’implosion de ce groupe professionnel et de la volonté de le rebâtir sur d’autres bases plus équitables.

Auteurs des témoignages

49Robert BAUMANN (1907-1986)
Geneviève BAUMANN, née Marchand (vers 1907)
Charles-Alfred BAZIN (1907-1987)
Pierre CLAUDOT (1906-1996)
Philippe DUPUY (1932)
Pierre ENEL (1903-1984)
Jean EULRY (1907-1986)
Eugène GUINOT (1905-1991)
Louis JEANDEL (1895-1984)
Cécile LABERTE (1905-1999)
Nicole LABERTE
Yves MORIZOT (né en 1937)
Gustave VILLAUME (1899-1983)
Jean-Baptiste VILLAUME (1905-1989)

50Toutes les enquêtes datent de 1982 sauf celles menées avec Pierre Claudot en 1981 et 1988, et celle menée avec Nicole Laberte en 2014. La présentation de l’ensemble des enquêtes est disponible sur le site de la phonothèque de la Maison méditerranéenne des sciences de l’homme : https://phonotheque.hypotheses.org

  • L’âme et la corde, 1983, n° spécial : « Trois siècles de lutherie française », Catalogue d’exposition.
  • Claudot-Hawad Hélène, 2012. « “La lutherie se meurt”. Chronique épistolaire de la crise des années 1950-60 », in V. Klein & B. Buob (dir.), Luthiers, de la main à la main, Arles / Mirecourt, Actes Sud/ Musée de la lutherie, p. 66-81 [http://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00723047].
  • Claudot-Hawad Hélène, 2013. « Devenir luthier au début du xxe siècle. De la Grande guerre à la récession des années 1930 », in J.P. Rothiot & J.P. Husson (dir.), Mirecourt, une ville et ses métiers, Mirecourt, Fédération des Sociétés Savantes des Vosges et Amis du Vieux Mirecourt-Regain, p. 119-136.
  • Desmarais, Cyprien, 1836. Description d’un violon historique et monumental, Paris, chez Dentu, au Palais-Royal.
  • Laberte et Magnié, 1931. Catalogue [http://www.luthiers-mirecourt.com/laberte-humbert_1931.htm].
  • Le Roux Thomas, 2002. « Le patrimoine industriel à Paris entre artisanat et industries : le facteur d’instruments de musique Couesnon dans la Maison des métallos (1881-1936) », Le Mouvement Social, 199, p. 11-36 [https://www.cairn.info/revue-le-mouvement-social-2002-2-page-11.htm].
  • Milliot Sylvette, 2013, « Les luthiers de Mirecourt à la conquête de Paris au début du xixe siècle », in J.P. Rothiot & J.P. Husson (dir.), Mirecourt, une ville et ses métiers, Mirecourt, Fédération des Sociétés Savantes des Vosges et Amis du Vieux Mirecourt-Regain, p. 55-61.
  • Rothiot Jean-Paul, 2013, « Les débuts de la lutherie à Mirecourt, xviie et xviiie siècle », in J.P. Rothiot & J.P. Husson (dir.), Mirecourt, une ville et ses métiers, Mirecourt, Fédération des Sociétés Savantes des Vosges et Amis du Vieux Mirecourt-Regain, p. 13-36.
  • Rothiot Jean-Paul, Husson Jean-Pierre (dir.), 2013. Mirecourt, une ville et ses métiers, Mirecourt, Fédération des Sociétés Savantes des Vosges et Amis du Vieux Mirecourt-Regain.
  • Saez Guy (dir.), 2015. La Musique au cœur de l’État. Regards sur l’action publique de Marcel Landowski, Paris, La Documentation française, Comité d’histoire du ministère de la Culture et de la Communication.
  • Terrier Roland, 1992. « Les marques de fabrique », Congrès franco-allemand de Colmar [https://www.luthiers-mirecourt.com/colmar1992.htm].
  • Tisserand Éric, 2013. « Entre art et industrie : la lutherie de Mirecourt (1850-1939) », in J.P. Rothiot & J.P. Husson (dir.), Mirecourt, une ville et ses métiers, Mirecourt, Fédération des Sociétés Savantes des Vosges et Amis du Vieux Mirecourt-Regain, p. 85-118.

Mots-clés éditeurs : manufacture, atelier artisanal, Mirecourt, parenté, résidence, genre, luthier

Date de mise en ligne : 12/07/2021

https://doi.org/10.3917/lhs.211.0129

Notes

  • [1]
    Sur l’implantation des luthiers mirecurtiens à Paris, voir Sylvette Milliot (2013) ; sur les phases d’expansion de la lutherie, voir L’âme et la corde, 1983.
  • [2]
    Ce corpus d’enquêtes orales est présenté en détail dans les Carnets de la phonothèque (Maison Méditerranéenne des Sciences de l’Homme) sur le site :
    http://phonotheque.hypotheses.org/ganoub/le-metier-de-luthier.
  • [3]
    Sur Couesnon à Paris, voir Thomas Le Roux (2002).
  • [4]
    Sur un instrument de musique à cordes, le chevalet est une pièce placée entre les cordes et la table d’harmonie de l’instrument : son rôle est de transmettre les vibrations des cordes à la table qui va amplifier le son produit. Le chevalet sert aussi à maintenir l’espacement entre les cordes et, pour les instruments à manche, à les maintenir à la bonne hauteur par rapport à celui-ci.
  • [5]
    Partage des communaux d’après la loi du 10 juin 1793. Mis en application à Mirecourt par le partage du pâquis du Bois du Four.
  • [6]
  • [7]
    Sur la réforme des activités culturelles musicales proposée par Landowski, voir notamment Guy Saez (2015).

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