1Il serait dommageable pour la pertinence de l’analyse d’abstraire la crise sanitaire de la compréhension qu’en prennent ceux qui ont la charge de la gérer. Compréhension et mode de gestion participent de la crise sanitaire et doivent être intégrés dans la totalité qui la constitue. Or ce qui spécifie cette gestion, c’est l’incapacité d’anticipation dont ont fait preuve ceux qui ont le pouvoir de décision. Ils interviennent toujours et encore sur le mode réactif.
2La décision d’imposer à nouveau le confinement est à cet égard exemplaire, sinon caricatural.
3Dans une tribune publiée dans LeMonde.fr du 26 septembre 2020, Esther Duflo et Abhijit Banerjee, lauréats en 2019 du prix dit « Nobel d’économie », associés à Michael Kremer, avançaient qu’il conviendrait de « décréter un confinement de l’Avent pour sauver Noël » afin « pour une fois » de « prendre de l’avance sur le virus ». La plupart des commentateurs appartenant à l’univers médiatique n’ont absolument pas perçu cette vocation anticipatrice de la proposition et se sont moqués de ces économistes venant faire la leçon à coups de modèles mathématiques (alors que ces deux économistes ont pour parti-pris épistémologique de privilégier un travail de terrain, et de recourir pour cela à la méthode dite de « l’évaluation par échantillonnage aléatoire » ou randomized controlled trials-RCT), tandis que le pouvoir exécutif, présidentiel et gouvernemental, a pour sa part repris, pour l’essentiel, le contenu de cette proposition mais un peu plus d’un mois plus tard, annulant la vertu anticipatrice qu’elle recélait et s’embourbant une fois de plus dans le mode réactif.
4Sans doute importerait-il de promouvoir dans un délai rapproché une analyse approfondie des raisons d’ordre anthropologique, politique et philosophique de cette éradication de la dimension du futur qui caractérise, me semble-t-il, l’actuelle conception de la temporalité du pouvoir.
5Je me contenterai ici d’articuler cette amputation du futur sur une certaine façon d’appréhender l’activité virale.
6N’entend-on pas fréquemment et ne nous laissons-nous pas surprendre à formuler ce membre de phrase : « le virus circule… » ? Alors que c’est nous, les acteurs sociaux, ou peu importe comment les appeler, qui circulons. Cette expression procède à une substantialisation, une extériorisation de l’activité virale par rapport aux sujets sociaux que nous sommes qui suggère que le traitement du virus ne peut être qu’un traitement technique autoritaire. Alors que cette circulation que l’on prête au virus, et dont nous nous défaussons, serait certainement évaluée plus justement si l’on reconnaissait que le virus est un être relationnel, est d’être mis en relation.
7L’encyclopédie Wikipédia, – référence valant ici comme étant accessible à nous tou(te)s –, propose la définition suivante du virus : « Un virus est un agent infectieux nécessitant un hôte, souvent une cellule, dont il utilise le métabolisme et les constituants pour se répliquer. »
8André Lwoff précise cette définition en indiquant, d’abord, que les virus ne contiennent qu’un seul type d’acide nucléique (ADN ou ARN, et non ADN et ARN comme c’est le cas des cellules vivantes), ensuite, que les virus se multiplient à partir de leur matériel génétique et par seule réplication, enfin que les virus sont doués de parasitisme intracellulaire absolu (cité dans l’article « virus » de l’encyclopédie Wikipédia).
9Ce qui conduit à dénier le plus souvent la qualité d’« être vivant » aux virus, confondus alors avec de simples associations de molécules organiques. Ils ne sont donc pas capables de reproduction mais seulement de réplication.
10De par leur incomplétude ou leur insuffisance biologique, les virus, qui se voient restreints à un statut de parasite, ne prospèrent que d’être échangés d’un être humain à un autre ; ce qui nous autorise à avancer que le processus viral est un processus social, ou plus précisément un processus qui n’a cours que de s’immiscer dans le tissu ou le réseau de la sociabilité. Pourquoi dès lors ne pas conclure que l’être du virus est un être éminemment social et donc politique ?
11Le mode de transmission du virus ne dépend-il pas en effet de la qualité de la sociabilité d’une société donnée ?
12L’usage de cette notion de sociabilité m’apparaît pertinent en ce qu’elle assure l’intégration de nombre de facteurs, et d’un certain système de relations assurant la synthèse de ces éléments à un moment donné. Elle peut sembler abusivement intuitive et relever d’un usage par trop subjectif, elle a cependant l’avantage de souligner l’exigence d’une appréhension globale d’un ensemble social tout en restant soucieuse de sa complexité. Cette complexité n’est pas éparpillement, éclatement, elle est traversée – jusqu’à présent et dans les sociétés dont nous avons connaissance – par une logique de la domination. En ce sens, il n’y a de sociologie que politique. Politique et historique, puisque la domination emprunte diverses formes plus ou moins autoritaires, plus ou moins répressives.
13Un fait anthropologique massif autorise au premier chef de tenir la domination pour le principe structurant de la complexité sociable : l’endurance, tout au long de l’histoire humaine et jusqu’à nos jours, de la domination patriarcale. Étant entendu qu’en dépit de cette permanence, celle-ci n’en demeure pas moins un phénomène historique et nullement de nature, et donc surmontable. Si l’on est en quête d’un principe à la mesure de cette endurance du patriarcat mieux vaut mettre en œuvre la logique de la domination plutôt que la logique de l’affrontement des classes sociales, par exemple, qui n’éclaire qu’un moment de l’histoire humaine. C’est si vrai que le schéma de la révolution prolétarienne tracé selon cette logique de la lutte des classes a laissé intacte la domination patriarcale !
14L’autre avantage d’une évocation de la logique de la domination est qu’elle permet de la reconnaître à l’œuvre y compris dans ce qu’il est convenu d’appeler les « démocraties représentatives » – le plus souvent, simplement nommées les « démocraties », comme si l’usage du qualificatif « représentatives » revenait à mettre en cause la vigueur démocratique des sociétés ainsi convoquées. Levons toute ambiguïté en recourant à l’expression d’« oligarchies électorales » qui indique nettement qu’une minorité continue de décider pour l’ensemble de la population. Minorité qui s’auto-désigne et se voit accréditée en tant que « classe politique » comme si l’activité politique était une activité professionnelle spécialisée et non l’expression même de la citoyenneté.
15Dès lors quel lien établir entre cette domination oligarchique et le mode de traitement du processus viral ?
16Un pouvoir oligarchique éprouve immanquablement une grande méfiance à l’égard de tout mouvement collectif qui prétend à une forme d’auto-organisation, que ce soit pour mettre sur pied une manifestation d’un jour ou promouvoir une contestation durable susceptible de déboucher sur un affrontement avec le pouvoir central. C’est que l’auto-organisation enfonce un coin dans l’illusion entretenue par l’oligarchie et laisse entrevoir la possibilité d’un devenir démocratique. D’où une dévalorisation répétée du collectif dont le modèle argumentaire est élaboré en grande partie par Gustave Le Bon dès 1895, dans son livre sans cesse réédité, La psychologie des foules (1895) : il enseigne, dans un premier temps, que la foule, dénoncée comme primitive et irrationnelle, est au principe de tout collectif, et assure, dans un second temps, que la maîtrise politique des collectifs consiste en leur atomisation, en leur individualisation – individualisme qui, de son point de vue, n’est pas lui-même exempt d’excès : art de gouverner qui inspire indéniablement la pratique oligarchique du pouvoir.
17Ce processus d’individualisation ne consiste pas, comme on le présuppose quelquefois, à instaurer l’isolement des individus les uns à l’égard des autres mais bien un mode de relation, un mode de socialisation, dans lequel chacun(e) croyant être renvoyé(e) à soi se rapporte en vérité aux autres par le biais d’un système de relations structurant, par exemple, un système de concurrence, qui loin de favoriser la singularité de chacun(e) les pousse sur la voie d’un conformisme, qui les mène, par exemple, au respect peu réfléchi des normes de consommation. « Individualisme » égale « conformisme » donc !
18Revenons à notre constat de départ selon lequel le discours du pouvoir, comme le discours courant, procède à une substantialisation du processus viral. Un des effets de la substantialisation est de figer la relation et de l’autonomiser par rapport aux termes reliés, en l’occurrence les sujets sociaux. L’être relationnel du virus ainsi substantialisé n’est donc plus considéré comme véhiculé par ces agents sociaux mais s’abat sur eux comme une nuée d’oiseaux ou un essaim d’abeilles. Interprétation qui appelle le geste protecteur du pouvoir afin d’empêcher cette nuée de fondre sur celles et ceux dont il a la charge. Cet être viral ainsi naturalisé, objectivé, désocialisé, dépolitisé, laisse désarmés les acteurs sociaux et appelle cette intervention d’ordre technique. Au sens d’une intervention qui leur est appliquée d’en haut sans qu’ils aient à y participer eux-mêmes sinon en se soumettant à son injonction, conformément à l’une des acceptions du terme « sujet » – être le sujet obéissant du prince !
19Lorsque le pouvoir se lamente de constater que ses consignes sont insuffisamment suivies, insuffisamment respectées, il en appelle alors au civisme de ses concitoyens, à leur sens des responsabilités. Faisant semblant d’ignorer, ou ignorant réellement, que son mode de décision autoritaire prive le civisme et le sens des responsabilités de leur condition déterminante d’exercice, être à la source de la décision.
20Si l’être du virus est bien politique, alors la solution à la crise sanitaire est la démocratie. Puisque le virus circule du fait de notre comportement, il pourrait être neutralisé d’abord par l’ascendant que prendrait le bien collectif, le bien commun, sur nos choix. Neutralisation que pourrait venir ensuite renforcer la découverte et la prise généralisée d’un vaccin.
21Mais il est tristement clair que notre sort dépend exclusivement de ce dernier…