Notes
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[1]
2 Rue de la Liberté, 93526 Saint-Denis.
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[2]
Voir les dessins et témoignages du professeur aux Beaux-Arts syriens, réfugié en France, Najah Albukai, Libération, 13 août 2018.
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[3]
L’artiste peintre Laina Hadengue a vu son compte Instagram supprimé, en juin 2018, après avoir posté une peinture représentant une femme au sein nu. La jeune femme dénonce la censure des réseaux sociaux et réclame la réouverture de son compte, évoquant « une véritable régression ».
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[4]
https://orientxxi.info/lu-vu-entendu/youssef-abdelke-la-mort-dans-l-art,0569 (consulté le 22/05/2018).
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[5]
Bozonnet Charlotte, Kadiri Ghadia, « Après des années de lutte, les Marocaines enfin défendues par une loi », Le Monde, 1er septembre 2018.
https://www.lemonde.fr/afrique/article/2018/09/12/apres-des-annees-de-lutte-les-marocaines-enfin-defendues-par-une-loi_5353905_3212.html (consulté le 21/01/2019).
1Huit années après l’immolation d’un petit marchand de Sidi-Bouzid, c’est le corps d’un jeune cameraman tunisien qui, cette fois, est parti en fumée à Kasserine, le 24 décembre 2018. Plusieurs jeunes l’ont imité les jours suivants dans un pays qui connaît une grave crise économique, un fort chômage des jeunes, sans voir l’aboutissement des promesses du soulèvement de 2011. De Syrie, où le pays a plongé, suite au soulèvement, dans une guerre civile, les images de corps suppliciés [2], le décompte macabre des victimes, occultent dorénavant celles des premières manifestations où hommes et femmes marchaient ensemble. Dans les pays touchés par les révoltes arabes et engagés dorénavant dans des contextes postrévolutionnaires, la question de la visibilité et de l’intense politisation des corps est une question importante. Étendards d’une quête de liberté, les corps ont ensuite été durement réprimés par les pouvoirs alors qu’ils restaient présents dans le débat public comme emblèmes et instruments d’une libération à laquelle il ne fallait pas renoncer.
Ce que disent les corps
2Démarrant sous forme de « moments révolutionnaires » en Tunisie, en Égypte, puis en Syrie et au Yémen, cette vague de contestation a touché dans son sillage des pays comme le Maroc, l’Algérie, la Jordanie (Allal & Pierret, dir., 2012). Les corps en mouvement, dénudés, chantant ont joué un rôle important dans le déclenchement des insurrections, signifiant par leur occupation de l’espace public, mais également de l’espace virtuel, qu’ils remettaient en cause les pouvoirs politiques autoritaires et dénonçaient par là même les contraintes pesant sur eux. De ces soulèvements sont parvenues des images fortes d’hommes et de femmes descendu·es dans les rues, occupant durablement les places publiques dans une promiscuité plutôt inhabituelle pour des sociétés généralement conservatrices sur les questions de mixité. La liberté des corps, leur déambulation lors des manifestations publiques, est donc devenue un enjeu fort, les corps accédant au statut de ressources de « micro-rébellion », parfois au prix de l’autodestruction comme le décrit avec force Zakia Salime dans son article sur les immolations de femmes au Maroc.
3 Aborder les révoltes arabes à partir de la façon dont les corps parlent, s’insurgent, c’est une façon de réfléchir à la dynamique des mouvements sociaux ; à la façon dont ils ont pris des formes plus mobiles ou plus fragmentées qu’il s’agisse de soulèvements radicaux comme ceux qui eurent lieu en Tunisie et en Égypte ou de révoltes plus limitées, mais constantes et moins visibilisées en Algérie et au Maroc. Cet angle de vue conduit à des analyses sur les innovations en termes de luttes, d’acteurs et d’actrices de ces luttes, mais aussi sur les nouveaux outils à inventer pour en rendre compte. Mouvement transnational, ces révoltes ont activé une circulation des revendications, façonnant un espace politique arabe dans lequel se sont diffusés – notamment grâce aux réseaux sociaux –, des modes d’action, des lexiques révolutionnaires. Dans ces mots d’ordres, ces répertoires militants, les corps, leur mise en scène, ont joué un rôle important dont il convient de faire un bilan.
4 Avant d’en détailler l’ampleur, soulignons que ces épisodes de révoltes s’inscrivent dans le prolongement de luttes plus anciennes et historiques en contextes autoritaires. L’inscription, dans une longue durée historique, de l’analyse des mouvements sociaux à l’œuvre dans certaines sociétés arabes contemporaines, révèle que la question du corps, de sa politisation, de son apparence ne sont pas nouvelles. La liberté du corps, celui des femmes, en particulier, leur possibilité de manifester dans l’espace public, de participer aux luttes nationalistes et d’indépendance sont des revendications anciennes (Dakhli, 2010). En Égypte, en Syrie, au Liban, femmes et hommes s’étaient déjà interrogés sur la liberté des corps, dans des contextes d’émancipation nationale ou de révoltes anticoloniales. Les dévoilements publics de militantes pour la cause des femmes comme celui de Huda Sha ‘arawi en Égypte en 1923 et d’autres, en Syrie et au Liban, avaient déjà signifié dans les années 1920 l’importance de la liberté du corps des femmes. Abir Krefa et Rania Majdoub rappellent que « ni les immolations, ni les grèves de la faim, ni les bouches cousues, instruments de protestation, ne sont un phénomène inédit [en Tunisie] ». Ce qui est singulièrement nouveau dans ces révoltes du xxie siècle, c’est le pouvoir de diffusion virtuelle des images de corps en colère et de mixité des corps. Les réseaux sociaux sont venus en renfort, mais également différentes formes d’expressions artistiques (fresques, films, théâtres) érigées en hauts lieux de résistance.
5 Dans quelle mesure peut-on parler d’une insurrection des corps ? L’intense couverture médiatique des révoltes arabes a fait la part belle aux images de femmes où ces dernières avaient revêtu les habits et les attributs de la liberté, allant jusqu’à l’incarner dans les manifestations publiques. C’est particulièrement le cas de certaines photographies prises en Tunisie où parmi les valeurs de la nation démocratique, la « Liberté », était représentée par une femme, ou une jeune fille, montée sur les épaules d’un jeune homme tout en agitant le drapeau national. Ces images qui ont circulé dans toute la globosphère, ne sont pas sans rappeler celles de la Révolution française que les commentateurs étrangers ont érigée en modèle de l’épisode tunisien. On ne peut manquer d’évoquer alors la célébration à partir de 1792 de « la République en allégorie [féminine] de la Liberté », avec Maurice Agulhon (1979) qui, dans son étude iconographique, montre comment elle « a eu la double forme de la représentation plastique et de la théâtralité vivante ». Et le discours traduit en figures allégoriques avait « un peuple entier comme auditoire » (Agulhon, 1979 : 40). Désormais, l’image de la déesse disputera sa place, selon les époques, à celle de la sauvageonne montant sur les barricades.
6 Pendant les révoltes arabes, cette imagerie des femmes en position de « guide », qui a coïncidé avec des moments forts de la révolte, ne correspond pas à la prise de pouvoir réel par des forces hégémoniques situées du côté du masculin, puis sa récupération par des forces rétrogrades. Pourtant, il faut reconnaître que c’est avec ces révoltes que de nombreuses résistances féminines se sont exprimées et que les femmes ne peuvent plus être uniquement considérées comme des victimes de la domination.
7 Leurs résistances, nous avons choisi de les analyser à partir des expressions et des subjectivités qui manifestent la présence et l’implication des corps. Travailler sur la façon dont les corps parlent, comme ceux des Femen, revient à s’intéresser à des actions dont les signaux renvoient à ceux du body art où « l’atteinte au corps… est appel de sens » (Le Breton, 2017 : 37-38), appel à témoins. Le spectateur est amené à participer afin « que le trouble du corps devienne trouble de pensée pour les autres » (ibid. : 42). Les Femen, Aliaa Magda Elmahdy et Amina Sboui, en posant dénudées sur les réseaux sociaux – la première, le 23 octobre 2011, la seconde le 1er mars 2013 – bousculent les règles de la pudeur, où le corps féminin renvoie à l’honneur de la famille et à la préservation de l’honneur social. Le regard du public, convié à participer à la mise en scène, en est troublé [3]. Amina a tatoué sur sa poitrine « mon corps n’est l’honneur de personne ». Rompant avec les règles de l’honneur dont le corps des femmes serait le garant dans les sociétés méditerranéennes et qui, en fait, organise la compétition sexuelle autant que sociale entre les hommes, elle se désaffilie des relations à la famille et aux hommes de la famille qui contrôlent ces règles. Son corps n’appartient plus à cet espace bordé par les codes. Elle met en scène un corps fonctionnant comme « grand acteur utopique », décrit par Michel Foucault (2009) :
Le masque, le signe tatoué, le fard dépose sur le corps tout un langage… [Ils] placent le corps dans un autre espace, ils le font entrer dans un lieu qui n’a pas de lieu directement dans le monde, ils font de ce corps un fragment d’espace imaginaire qui va communiquer avec l’univers des divinités ou avec l’univers d’autrui… [Ce] sont des opérations par lesquelles le corps est arraché à son espace propre et projeté dans un autre espace (Foucault,
2009 : 3).
9 Dans l’espace des réseaux sociaux, le corps dénudé fonctionne comme corps utopique. On peut alors en être troublé, aujourd’hui.
10 Autre exemple de trouble du regard, doublé cette fois-ci d’un trouble de la langue : celui de l’écriture et du montage d’une pièce de théâtre de Naima Zitane, au Maroc, en 2012, à partir des témoignages de 200 femmes parlant de leur corps, de leur sexualité, de leur vagin. Nommer le vagin en langage dialectal, c’est inverser les codes qui autorisent seulement les hommes à en parler de façon machiste et vulgaire, et s’approprier, par le langage quotidien, les parties « sexualisées » du corps. Le langage populaire est repris sur une scène de théâtre pour parler de ce qu’il est honteux d’évoquer en public. Zakia Salime analyse cette production théâtrale comme un processus de « micro-rébellion », terme qu’elle a forgé en s’inspirant d’une bloggeuse saoudienne « qui a défini certaines initiatives individuelles des femmes sur les médias sociaux, comme des “révolutions personnelles” ».
Nécropouvoir
11Dans ces moments révolutionnaires et postrévolutionnaires, les corps sont également mobilisés de manière spectaculaire dans le suicide et l’autodestruction. Certains observateurs de la société tunisienne parlent aujourd’hui d’une « culture de l’immolation ». Celle de Mohammad Bouazizi est restée un événement fort permettant à des jeunes de renverser les rapports de pouvoir, en montrant comment l’homme peut trouver une puissance dans son impuissance (Bozarslan, 2015 : 215). Expression d’un geste radical, l’immolation fait disparaître le corps dans une scène sacrificielle, sans se rattacher explicitement à une cause identifiée. Faut-il y voir, comme le propose Hamit Bozarslan, « une nouveauté dans le langage politique du Moyen-Orient » ? (ibid. : 236). Ces immolations d’hommes et de femmes dont certaines ne sont pas restées dans la mémoire collective semblent en effet bien éloignées des martyrs de l’islamisme radical ou de celles des militant·es kurdes qui se sacrifient pour une cause nationaliste. Zakia Salime nous propose dans son article de réfléchir à ces immolations en utilisant le concept de nécropouvoir forgé par Achille Mbembe (2003). Pour lui, c’est la mort qui permet à des corps subalternes de devenir de véritables « sujets ».
12 Le corps devient alors le lieu d’une ultime résistance : dans certains articles du dossier, les révoltes où il est mis en jeu sont analysées comme des performances que l’on peut alors rapprocher des « œuvres » d’artistes qui protestent par la mise en scène de la blessure, de la douleur à l’exemple de Piotr Pavlenski, artiste russe qui s’oppose à la politique de Vladimir Poutine. Il s’est enveloppé nu dans du fil barbelé devant l’assemblée législative de Saint-Pétersbourg, s’est cloué, en novembre 2015, les testicules sur le sol de la Place Rouge, pour condamner « la transformation de la Russie en État policier ». Il expose son corps nu et donne à voir son automutilation en protestation contre la Journée de la Police célébrée par Vladimir Poutine. Quand le « corps est promu comme matière première de la création » (Le Breton, 2017 : 39) il devient marbre, les performeur·euses faisant le siège immobile dans une place publique ou devant une institution ; il se transforme en œuvre d’art, non à contempler mais transport d’émotion dans sa force transgressive. L’émotion circule de celle/celui qui proteste avec son corps à celle/celui qui participe à la performance, tremblant dans son propre corps sous l’effet d’une souffrance qui se déplace de l’un·e à l’autre.
13 Peut-on encore parler de performance dans le cas de l’immolation, analysée par Zakia Salime, comme un de ces « actes individuels » qui, au-delà « des dimensions esthétiques, artistiques, sexuelles ou cosmopolites, ont pris des dimensions dramatiques entraînant la suppression du corps comme seul acte possible de parole » ? Après que Fadwa Laroui ait été déboutée de tous ses appels à la justice pour récupérer son logement, c’est son corps en flamme qui lance à la foule des paroles de révolte contre la tyrannie, la corruption et l’injustice. Ce que les performances d’artistes et de protestataires ont en commun c’est de ne pas relever d’une attitude autobiographique, mais politique, même si l’exposition de son corps « en lutte » comporte une certaine mise en valeur de soi. Gina Pane, qui se maquille au rasoir, s’allonge sur une structure métallique brûlante, pour « métaphoriser la souffrance de la femme qui accouche », commente ainsi son œuvre : « La blessure est… au centre de ma pratique, le cri et le blanc, la coupure de mon discours » (Pane, 2003 : 15, cité par Le Breton, 2017 : 43).
14 En Syrie, la participation des artistes aux mouvements de révolte fut vite interrompue par la répression sanglante. Cécile Boëx (2013) parcourt divers modes d’intervention artistique dans le monde du cinéma, de la télévision, du théâtre qui convertissent les postures en position politique (Boëx, 2013). Plus proches des performeurs sont les acteurs de théâtre intervenant dans les manifestations, dans les rangs des manifestants, mais investis d’un rôle particulier. « Leur notoriété transform[ant] leur participation en événement », celle-ci « s’apparente alors à une performance » (ibid. : 103). Parmi les différents modes d’action des artistes, engageant « leur nom, leur œuvre leur savoir-faire ou leur corps » dans la révolte syrienne, celui des acteurs est le plus représentatif d’une entrée en scène qui participe du « répertoire » des luttes tout en le réinterprétant. La notion de « répertoire d’action », appartenant au vocabulaire des politistes, est utilisée pour montrer comment la participation des artistes aux premiers mouvements de révolte en Syrie n’opère pas en surplomb mais se passe sur le terrain des luttes, engageant leur présence physique. Cette dernière permet cependant aux acteurs
15– comme aux cinéastes qui filment les manifestations, en se tenant tantôt dedans, tantôt dehors – d’avoir un rôle particulier de mise en résonnance de leur corps, à la fois travaillé par l’émotion et appelé à improviser une prestation. La situation de répression extrême que connaît la Syrie a réduit au silence ou à l’exil bon nombre d’artistes, vite empêchés de mettre leur renommée au service des révoltes. Le peintre Youssef Abdelké est passé, durant les années de guerre en Syrie, des natures mortes aux morts humains, peints au fusain et rehaussés de giclées d’encre rouge. Il exposa à Paris quelques tableaux figurant cette traversée de « la mort dans l’art [4] » (Abdelké, 2012).
Hiérarchie des corps et construction de la mémoire
16Notre dossier pose de manière récurrente la question de la construction de la mémoire des épisodes révolutionnaires et de la panthéonisation de ses héro·ïne·s par différents cercles de producteurs de discours : la recherche historico-anthropologique et les sphères médiatique et militante. Plusieurs articles du dossier reviennent sur ces questions et interrogent le moment révolutionnaire comme un moment de possible subvertissement de l’ordre social, national et moral en consacrant l’émergence d’acteurs et d’actrices invisibles jusqu’alors. Les articles de Zakia Salime et de Perrine Lachenal posent la question de la reconstruction mémorielle des évènements, des actes et de la sélection des figures emblématiques. Zakia Salime souligne comment au Maroc, une hiérarchie des immolations s’est construite a posteriori pour ne préserver dans la mémoire collective (locale et internationale) que l’action de certains corps en colère :
Repenser la révolution en relation à la question de la corporalité demande que l’on soit attentif à la pluralité des corps produits par les différents actes de micro-rébellion, mais aussi par leurs modes de représentations et leurs différentes positions dans la hiérarchie sociale.
18Dans le sillage des Subaltern Studies Zakia Salime s’est interrogée sur la légitimité de certains corps à être inscrits dans la mémoire et les représentations collectives. Le 21 février 2011, Fadwa Laroui, mère célibataire, âgée de vingt-cinq ans s’est immolée en face de la préfecture de Souk Sept, une petite commune urbaine au sud de Casablanca. La mémoire de cette mère célibataire, réclamant de pouvoir garder sa terre est restée confidentielle à la différence de celle d’Amina Filali qui a bénéficié de la représentation médiatique, féministe et d’une certaine postérité.
19 Dans l’Égypte postrévolutionnaire, la cérémonie de la « mère des martyrs » que décrit Perrine Lachenal renvoie également à cette construction d’une hiérarchie genrée de la mémoire de la révolution : les femmes sont avant tout célébrées comme mères et non comme actrices à part entière de cette révolution. La mémoire collective a tendance à les oublier et à valoriser le sacrifice des hommes. Il y a eu pourtant en Égypte, comme au Maroc, une singularité de ce « martyr au féminin ». C’est à la contemplation d’une hiérarchie similaire et au façonnement d’une mémoire légitime construite par le Hezbollah au Sud-Liban, que nous invite Kinda Chaib. À travers l’agencement extrêmement codifié du cortège funéraire et de l’enterrement d’un martyr du Hezbollah, hommes et femmes sont invité·es à respecter une stricte répartition des rôles. Dans l’espace du cimetière, le jeune combattant du Hezbollah ne doit pas être pleuré, mais célébré. Les images qui sont captées et montées à des fins de propagande par le mouvement donnent à voir la construction d’un ordre social qui n’est pas sans rappeler la cérémonie des mères de martyrs en Égypte. Pourtant à y regarder de près, les transgressions accomplies par les femmes ne sont jamais loin : en Égypte, dans la pièce mitoyenne de la cérémonie, des jeunes femmes apprennent l’auto-défense et se distancient quelque peu du récit hagiographique, pendant qu’au Liban, mères et épouses laissent parfois émerger, à leur corps défendant, une émotion, une larme ou un acte fort d’accompagnement du cadavre dans une mise en terre jusque-là accomplie par les hommes. Le corps « parle » et renverse les positions.
Renversement des positions victimaires
20En parcourant le dossier, les articles donnent à voir de nombreuses résistances. Les performances manifestent l’énergie vitale sous la forme de révoltes individuelles. D’autres formes de résistance s’affirment, de façon plus traditionnelle, comme des réponses directes aux violences commises. Les méthodes de self-défense qui se sont développées semblent opérer un renversement des positions victimaires en positions de défense, ces dernières ne prenant pas le chemin du droit, mais une voie qui engage le corps. L’apprentissage de ces modes de réponse « virils » à la violence masculine et qui intervient de façon plus systématique après le retour des violences post-révoltes, bouscule-t-il l’ordre du genre ? Les historien·nes et les sociologues qui ont analysé les formes de violences féminines, présentes à différentes époques et dans différents univers sociaux, montrent que si elles dérangent, elles ne remettent en cause l’ordre du genre que dans la mesure où elles participent d’une véritable émancipation collective (Cardi & Pruvost, eds, 2012). Perrine Lachenal insiste sur le fait que les « manières d’envisager l’usage de la violence par les femmes [du Caire] se transforment au cours du processus révolutionnaire et à mesure que se politisent les interprétations des violences sexuelles ». Les modes d’intervention violents constituent les femmes comme sujets politiques dans la mesure où ils sont au service de leurs résistances aux formes hégémoniques de la domination et où ils sont analysés comme tels. Les outils scientifiques et langagiers de l’analyse participent de la qualification des actions féminines. « Le savoir sur la violence est un savoir situé » (ibid. : 14).
21Et le savoir situé sur la violence s’entend aussi bien de la position sexuée de la ou du chercheur·e que de sa place dans la situation d’enquête. La position des chercheurs occidentaux qui travaillent sur les révoltes des pays arabes serait donc toujours d’extériorité, ce qui les disqualifierait aux yeux de certains chercheurs « internes » pour comprendre les résistances des femmes. Souvent soupçonnés d’avoir une approche orientaliste, ils en seraient restés à une vision binaire où les femmes arabes musulmanes sont toujours victimes et les hommes toujours dominateurs. Les femmes musulmanes peuvent-elles être révolutionnaires ? Le port du voile dans une manifestation les renvoie-il automatiquement à leur appartenance religieuse, leur déniant toute possibilité d’une participation sur une base politique ? Zakia Salime, s’appuyant sur les analyses de Saba Mahmoud et Lila Abu Lughod qui font du « port du voile comme un nouveau mode d’agencement du féminisme, de la foi et de modes de socialité féminine », réfute la séparation entre engagement politique et croyance religieuse. « Les femmes portant le niqâb puisent, elles aussi, dans le registre des libertés individuelles pour clamer leur droit à se vêtir comme elles l’entendent. » Cependant, la confrontation entre interprétations intrinsèque et extrinsèque des pratiques qui dénient aux chercheures occidentales toute possibilité de connaissance dialogique et de posture réflexive, interdisant tout passage de frontière, redouble les oppositions.
Des corps insurgés… brutalisés mais toujours en lutte
22Faut-il s’étonner que dans les différents contextes postrévolutionnaires les corps aient fait l’objet d’un déchainement, d’une cruauté sans faille ? Hamit Bozarslan souligne que la « brutalisation des sociétés en cours au Moyen-Orient ne passe par un enseignement livresque et/ou disciplinaire comme ce fut le cas en Europe de 1870-1914, elle s’opère sur et dans la chair » (Bozarslan, 2015 : 247).
23 La répression a pris une forme paroxystique en Syrie où le pays a sombré dans un contexte de guerre civile. Pour Hana Jaber le corps comme objet d’études renvoie au sujet ainsi qu’au corps social et politique. Référant à la notion de biopolitique de Michel Foucault (2004), elle analyse comment les techniques spécifiques du pouvoir – allant du contrôle sur la vie quotidienne aux tortures – s’exercent sur les corps singuliers et la population syrienne. Ce pays illustre une forme extrême de l’exercice du biopouvoir sur les corps. Après avoir porté les « voix » de la révolution syrienne, les corps sont anéantis tout en étant étroitement comptabilisés.
24 Même si en Égypte, les femmes qui s’étaient engagées sur la place Tahrir au début du soulèvement furent battues, violées et soumises à des tests de virginité en 2012 et en 2013, le caractère dramatique des agressions sexuelles commises contre elles ont fini par vaincre « l’obstacle du tabou discursif sur la violence sexuelle » (Piquemal, 2018 : 14). Plusieurs collectifs d’intervention directe contre les agressions collectives ont été créés dans le pays. La question du harcèlement sexuel (taharrush) a été dénoncée et progressivement érigée en question politique : en juin 2014, une loi définissant et criminalisant le harcèlement sexuel, verbal et physique a enfin été promulguée (ibid. : 16). Défendre le droit à la liberté des corps, s’opposer aux violences qui leur sont faites, renvoie à la défense du droit des personnes. ‘Abir Kréfa et Rania Madjoub ont montré dans leur article que, dans la Tunisie postrévolutionnaire, la question du viol des femmes par des policiers continuait d’occuper le terrain politique. Au Maroc, le suicide d’Amina Filali a également inauguré une longue période de militantisme des femmes qui a fait évoluer la législation. Les associations de défense des droits des femmes sont parvenues, à la suite d’intenses campagnes d’information et de signatures, à faire adopter la loi 103-13 et à la faire rentrer en vigueur en septembre 2018 [5]. L’activisme de terrain, sans idéaliser le moment révolutionnaire, mais en s’appuyant sur les soutiens internationaux et la circulation des actions à l’échelle régionale a introduit des changements dans la façon dont les corps se rebellent jusqu’à infléchir les lois.
Bibliographie
Références bibliographiques
- Agulhon Maurice, 1979. Marianne au combat. L’imagerie et la symbolique républicaines de 1789 à 1880, Paris, Flammarion.
- Allal Amin & Thomas Pierret (dir.), 2013. Au cœur des révoltes arabes : Devenir révolutionnaires, Paris, Armand Colin (Recherches).
- Boëx Cécile, 2013. « Mobilisations d’artistes dans le mouvement de révolte en Syrie : modes d’action et limites de l’engagement », in A. Alla & T. Pierre (dir.), Au Cœur des révoltes arabes. Devenir révolutionnaire, Paris, Armand Colin, p. 87-108.
- Bozarslan Hamit, 2015. Révolution et état de violence. Moyen-Orient 2011-2015, Paris, CNRS Éditions.
- Cardi Coline, Pruvost Geneviève, 2012. « Introduction générale. Penser la violence des femmes : enjeux politiques et épistémologiques », in C. Cardi & G. Pruvost (dir.), Penser la violence des femmes, Paris, La Découverte (Sciences humaines), p. 13-64.
- Dakhli Leyla, 2010. « Beyrouth-Damas, 1928 : voile et dévoilement », in L. Dakhli & S. Latte Abdallah (dir.), « Des engagements féminins au Moyen-Orient (xxe-xxie siècle) », Le Mouvement social, n° 231, p. 123-140.
- Foucault Michel, 2009. Le corps utopique, Conférence inédite de 1966, Paris, Éd. Lignes.
- Foucault Michel, 2004. Naissance de la biopolitique, Cours au Collège de France (1978-1979), édition établie sous la direction de François Ewald et Alessandro Fontana, par Michel Senellart, Paris, Le Seuil / Gallimard.
- Le Breton David, 2017. « Douleur et paroxysme. Une anthropologie des limites », in Q. Deluermoz, C. Ingrao, H. Mazurel & C. Vidal-Naquet (dir.), « Corps au paroxysme », Sensibilités, p. 37-48.
- Mbembe Achille, 2003. « Necropolitics », Public Culture, 15 (1), p. 11-40.
- Pane Gina, 2003. Lettre à un.e inconnu.e, Paris, École supérieure des Beaux-Arts.
- Piquemal Leslie, 2018. Enjeux et luttes autour du genre en Égypte, Paris, Karthala (Terrains du siècle).
Notes
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[1]
2 Rue de la Liberté, 93526 Saint-Denis.
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[2]
Voir les dessins et témoignages du professeur aux Beaux-Arts syriens, réfugié en France, Najah Albukai, Libération, 13 août 2018.
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[3]
L’artiste peintre Laina Hadengue a vu son compte Instagram supprimé, en juin 2018, après avoir posté une peinture représentant une femme au sein nu. La jeune femme dénonce la censure des réseaux sociaux et réclame la réouverture de son compte, évoquant « une véritable régression ».
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[4]
https://orientxxi.info/lu-vu-entendu/youssef-abdelke-la-mort-dans-l-art,0569 (consulté le 22/05/2018).
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[5]
Bozonnet Charlotte, Kadiri Ghadia, « Après des années de lutte, les Marocaines enfin défendues par une loi », Le Monde, 1er septembre 2018.
https://www.lemonde.fr/afrique/article/2018/09/12/apres-des-annees-de-lutte-les-marocaines-enfin-defendues-par-une-loi_5353905_3212.html (consulté le 21/01/2019).