Notes
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[1]
Cet article s’inscrit dans le cadre du projet de recherche « Beyond Phenomenology of Sociality » (Czech Science Foundation - GA16-23046S).
-
[2]
Václav Havel, Le Pouvoir des sans-pouvoir, Paris, Calmann-Lévy (Essais politiques), 1989.
-
[3]
Cf. Jan Grill, « “Going up to England”: Exploring Mobilities among Roma from Eastern Slovakia », Journal of Ethnic and Migration Studies, 38 (2012), p. 1 et p. 4-6.
-
[4]
L’auteur de cette étude était membre du conseil d’administration du Comité Helsinki tchèque en 1999-2001.
-
[5]
Cf. « Education », in Struggling for Ethnic Identity. Czechoslovakia’s Endangered Gypsies, A Helsinki Watch Report, New York – Washington – Los Angeles – London, Human Rights Watch, 1992, p. 37-52.
Cf. « Housing », ibid., p. 53-74.
Cf. « Employment », ibid., p. 75-90. -
[6]
L’un des premiers rapports de la Charte 77 a déjà pointé de manière critique la politique d’assimilation des institutions socialistes envers les Roms : « Dokument 23 o situaci Cikánů v Československu », Listy 2, 47, Praha, Charta 77. English transl. Mark Jackson, in. Labour Focus, 1979 March/April and May/June.
-
[7]
Will Guy, « Ways of Looking at Roma: the Case of Czechoslovakia », in Diane Toug (ed.), Gypsies. An Interdisciplinary Reader, New York, – London, Garland, 1998, p. 52-54.
-
[8]
Karel Čada (ed.), Analysis of the Socially Excluded Localities in the Czech Republic, Prague, GAC, 2015.
Gabal Analysis and Consulting, Analýza sociálně vyloučených romských lokalit a komunit v České republice a absorpční kapacity subjektů působících v této oblasti. Praha: MPSV, 2006. -
[9]
Will Guy, op. cit., p. 50.
-
[10]
Karel Čada (ed.), op. cit.
-
[11]
Václav Havel, À vrai dire… : Livre de l’après-pouvoir, entretiens avec Karel Hvízďala, réalisés en 2006, trad. de Jan Rubeš, Éd. de l'Aube, 2008, p. 171.
-
[12]
« Les statistiques de la police indiquent qu’en 1990 on a noté 17 cas (de violence) raciale, en 1993 le chiffre s’élevait à 51, en 1997 on a noté 273 actes de cette nature en République tchèque, et, enfin, 544 en 2002 ».
Cf. Klára Kalibová & Ondřej Cakl, « Rasově motivované násilí v ČR po roce 1989 » [En ligne], Romea.cz, 20/03/2007 (consulté le 17/07/2017). Adresse URL : http://www.romea.cz/cz/zpravy/rasove-motivovane-nasili-v-cr-po-roce-1989
Will Guy, op. cit., p. 63-64. -
[13]
Quant aux résultats du recensement de la population et à la faible volonté d’assumer l’identité nationale rom, cf. Peter Vermeersch, « Ethnic minority identity and movement politics: The case of the Roma in the Czech Republic and Slovakia », Ethnic and Racial Studies, 26, 5 (2003), p. 884, p. 889 et p. 891.
-
[14]
Cf. Will Guy, op. cit., p. 15.
-
[15]
Ibid., p. 13.
-
[16]
Yasar Abu Ghosh, « Crediting Recognition: Monetary Transactions of Poor Roma in Tercov », in Michael Stewart & Márton Rövid (eds), Multi-disciplinary approaches to Romany studies, Budapest, Central European University, 2010, p. 91-107.
-
[17]
Yasar Abu Ghosh, op. cit., p. 57-58.
-
[18]
Michel de Certau, L’Invention du quotidien, 1 : Art de faire, Paris, Gallimard, 1990 [1re éd. UGC, 1980], p. 46.
-
[19]
Groupe d’études « La philosophie au sens large » animé par Pierre Macherey, « Michel de Certeau et la mystique du quotidien » [En ligne], Savoirs et textes, UMR 8519 (Université Lille 3), le 6 avril 2005 (consulté le 24/07/2017). Adresse URL : http://stl.recherche.univlille3.fr/seminaires/philosophie/macherey/macherey20042005/ macherey06042005.html
-
[20]
Cf. Jan Grill, « “It’s building up to something and it won’t be nice when it erupts”: The making of Roma/Gypsy migrants in post-industrial Scotland », Focaal-Journal of Global and Historical Antropology, 62 (2012), p. 48.
-
[21]
Cf. Cynthia Levine-Rasky, Julianna Beaudoin & Paul St Clair, « The Exclusion of Roma Claimants in Canadian Refugee Policy », Patterns of Prejudice, 48, 1 (2014), p. 67-93.
-
[22]
Patrick Williams, « The Invisibility of the Kalderash of Paris: Some Aspects of the Economic Activity and Settlement Patterns of the Kalderash Rom of the Paris Suburbs », Urban Antropology, 11, 3-4 (« Urban Gypsies »), 1982, p. 315-346.
-
[23]
Cf. Jan Grill, « “Going up to England”… », op. cit., p. 2.
-
[24]
Cf. Patrick Williams, op. cit., p. 322.
-
[25]
Gilles Deleuze & Félix Guattari, Mille Plateaux. Capitalisme et schizophrénie, Paris, Minuit, 1980, p. 133.
-
[26]
Ibid., p. 218. La façon dont Deleuze et Guattari thématisent le racisme européen, l’appareil d’État et la résistance à l’État est largement inspirée par l’œuvre de Pierre Clastres.
-
[27]
Gilles Deleuze & Félix Guattari, op. cit., p. 134.
-
[28]
Gilles Deleuze & Félix Guattari, op. cit., p. 358.
-
[29]
Emmanuel Kant, Vers la paix perpétuelle. Que signifie s'orienter dans la pensée ? Qu'est-ce que les Lumières ? et autres textes, Garnier Flammarion (Livre 573), 1993.
-
[30]
Emmanuel Kant, op. cit., p. 106.
-
[31]
Ibid., p. 119.
-
[32]
Enakshi Dua, Narda Razack & Jody Nyasha Warner, Race, Racism and Empire: Reflections on Canada, San Francisco, Social Justice Global Options, 2005.
Alfred Taiaiake, « Colonial Stains on Our Existence », in Martin Cannon & Lina Sunseri (eds), Racism, Colonialism, and Indigeneity in Canada: A Reader, Toronto, Oxford University Press, 2011. -
[33]
Cf. Cynthia Levine-Rasky, Julianna Beaudoin & Paul St Clair, op. cit., p. 67-93.
-
[34]
Cf. Jan Grill, « Roma Asylum Migrations from the Czech Republic to Canada and back: A Case Study of Roma Migratory Networks from Bombary », in Zsuzsanna Vidra (ed.), Roma migration to and from Canada. The Czech, Hungarian and Slovak case, Budapest, Central European University, 2013, p. 106.
-
[35]
Jan Grill, « Roma Asylum Migrations… », op. cit., p. 119.
-
[36]
Ibid., p. 108-109.
-
[37]
Ibid.
-
[38]
Ibid., p. 108, traduction de l’auteur.
-
[39]
Ibid., traduction de l’auteur.
L’émigration rom
1 Comme le laisse entendre le titre, cette étude adopte un discours principalement deleuzo-guattarien. Ce qui nous intéresse, c’est l’analyse des possibilités de résister au pouvoir lié au fonctionnement de l’appareil d’État et à l’hégémonie de la majorité sociale. Nous souhaitons tracer la voie d’une action qui s’écarte à ce point de l’homogénéité sociale formée et représentée par l’État que, du point de vue de l’État et de la majorité loyale envers l’État, elle devient difficilement compréhensible. Or, ce qui paraît absurde et irrationnel selon la perspective de l’État et de la majorité sociale n’est pas forcément de l’ordre du non politique. Bien que nous nous retrouvions ici en dehors du cadre de la politique parlementaire, nous demeurons cependant dans l’ordre de la politique, quoi qu’il s’agisse « seulement » de la politique de la vie ou de la survie. Afin de percevoir le sens politique du non-conformisme social, qui dépasse le cadre des formes traditionnelles de la lutte politique, il n’est pas nécessaire de mobiliser des oxymores tels que la « politique non politique ». Nous pouvons nous concentrer davantage sur la politique minoritaire, et suivre ce que Deleuze et Guattari appellent le « devenir mineur ».
2 Ce concept peut servir d’alternative intéressante et opératoire à la conceptualisation de la lutte dissidente proposée par Václav Havel dans son essai Le Pouvoir des sans-pouvoir [2]. Cela ne signifie certes pas que les considérations de Havel sur la dissidence, dans la société post-totalitaire, soient aujourd’hui sans intérêt. Néanmoins, elles insistent trop lourdement sur la vie dans la vérité, à laquelle se résolvent ceux qui tentent de s’opposer au système du mensonge social. La crise de l’identité, dont parle Havel, est conçue comme le fait d’hésiter entre la vacuité de la vie dans l’anonymat de la société de consommation et la tentative courageuse de chercher et assumer le sens de sa propre vie. Ce qui paraît également problématique, c’est l’accent mis sur la signification du sacrifice que doit apporter, dans une mesure plus ou moins grande, celui qui passe de la vie dans le mensonge à la vérité de son existence. Mis à part le fait que l’on puisse facilement abuser de la puissance du sacrifice – ce qui est d’autant plus probable aujourd’hui, en cette époque de menace terroriste –, on peut se demander si le mot « sacrifice », tout comme le discours de la vérité et du mensonge, ne témoigne pas d’un certain élitisme. L’appel au courage, à la moralité et la préparation au sacrifice, n’est-ce pas l’expression d’un certain luxe que peuvent se permettre uniquement ceux qui disposent du capital culturel nécessaire ? Quelles sont les possibilités dont disposent ceux qui manquent de capital économique et culturel ? L’explosion de la colère et de la violence collectives peut certes, l’espace d’un instant, rendre visibles ceux qui normalement demeurent invisibles, mais ne présente pas beaucoup d’intérêt d’un point de vue politique.
3 À l’aide du concept de minorité, que Deleuze et Guattari ont esquissé dans leur livre sur Kafka, et développé dans Mille Plateaux, nous avons accès à un champ d’analyse où il est possible de dénouer les liens étroits entre la visibilité et l’invisibilité sociales. Au lieu du dilemme entre la vie dans le mensonge et la vie dans la vérité, nous approchons ici des processus par lesquels la minorité échappe à sa mise sous tutelle par la majorité, et à son point de vue. Le concept de minorité, ou de devenir-mineur, permet de comprendre la signification politique d’événements à l’occasion desquels l’hétérogénéité sociale sort de l’ombre et transforme, du même coup, le champ social. Il ne s’agit pas tant de troquer la passivité contre l’activité, au sens politique du terme, dans la mesure où l’invisibilité, tout comme la fragmentation d’une communauté donnée, peuvent être utilisées comme tactique de survie dans un environnement ennemi. Le caractère délibéré ou non de l’utilisation de cette tactique est l’objet d’un débat, qui ne peut guère aboutir à une conclusion significative si nous l’évaluons du point de vue de la conscience collective. C’est ainsi que, contre tout projet social ou politique, il convient de recourir au concept d’événement qui permet de saisir les conséquences surprenantes et non voulues de l’action humaine. Alors que la réalisation d’un projet social ou politique n’est pas possible sans l’existence d’un sujet collectif, l’événement permet de saisir la nature a-subjective des processus sociaux. Se passant de sujet collectif, l’événement peut du même coup contribuer à la création de nouvelles formes de socialité. L’événement est, selon nous, ce qui transforme les relations entre la visibilité et l’invisibilité sociales, et contribue ainsi à la formation de nouveaux liens et de nouvelles compétences sociales. Dans l’événement, la partie de la société qui jusqu’à présent restait invisible ou n’était visible qu’à travers le prisme stigmatisant de la majorité sociale, se rend visible. Cette partie de la société peut trouver, dans l’événement, la capacité de se voir elle-même, et de voir le monde environnant, avec ses propres yeux. Si, de plus, un tel événement n’a pas besoin d’user de violence, il acquiert pour nous un intérêt théorique majeur.
4 Malgré cette orientation théorique, il ne s’agit cependant pas ici d’une recherche purement abstraite ou conceptuelle. Bien au contraire ! Le thème clé de ce texte est fourni par un événement historique, à savoir l’émigration rom d’Europe centrale, et plus particulièrement de la République tchèque. Pas seulement parce que l’émigration rend fondamentalement problématique le rapport de la population à l’État. L’émigration des Roms à la fin du xxe siècle montre également pourquoi il faut soigneusement distinguer émigration et migration. D’un point de vue purement conceptuel, l’émigration est un processus dans le cadre duquel un individu ou un groupe d’habitants quitte son pays pour un autre, alors que la migration se déroule dans le cadre d’un même pays, voire dans le cadre d’un espace économique commun, comme c’est le cas, par exemple, pour les pays de l’espace Schengen. Les Roms illustrent parfaitement cette contradiction conceptuelle : à partir de 1997, ils ont demandé le statut de réfugiés politiques dans les pays de l’UE, en raison de la discrimination raciale qu’ils subissaient et des meurtres motivés par la haine raciale dont ils étaient victimes en République tchèque ; ce type de demande a cessé d’être possible en 2004 lorsque la République tchèque est entrée, tout comme d’autres pays de l’Europe centrale, dans l’UE. Dès lors, on ne peut plus parler que de migration rom, laquelle est pratiquement invisible du point de vue de l’État, ou du moins beaucoup plus difficile à enregistrer que ne l’est l’émigration [3]. Néanmoins, ce qui retient ici principalement notre attention, c’est l’émigration rom dans son horizon spatio-temporel relativement étroit. Notre point de vue est déterminé non seulement par le recours à la terminologie de la philosophie deleuzo-guattarienne, mais également par les apports concrets de la pratique du Comité Helsinki tchèque, qui a suivi de près cette émigration rom, ainsi que les événements qui lui sont liés [4].
5 Pour comprendre l’émigration rom, il faut bien sûr mentionner la situation des communautés roms, devenues les plus grandes victimes de la transformation économique après la chute du socialisme. Si, avant 1989, une grande partie des Roms travaillait comme ouvriers non qualifiés – bien sûr par obligation de travailler, mais aussi parce que les conditions du marché du travail le permettaient –, l’avènement de l’économie de marché libérale s’est traduit par leur expulsion du marché du travail et par la paupérisation qui l’accompagne. La formation scolaire insuffisante, du fait d’une pratique – en vigueur dès le socialisme réel – qui a eu pour conséquence que la plupart des enfants roms faisaient leurs études dans des écoles dites spécialisées, la discrimination raciale sur le marché du travail, ainsi que dans le domaine du logement, ont créé une situation dont la dégradation a encore aggravé le caractère d’impasse de la situation des Roms [5].
6 L’exclusion systématique des Roms de l’espace social s’est ainsi substituée à l’assimilation forcée, pratiquée dans le cadre de la Tchécoslovaquie socialiste [6]. Si le régime socialiste appliquait envers les Roms une stratégie faite d’entrave à la libre circulation, de sédentarisation forcée, de dispersion de leurs communautés, de division des familles, de même que de stérilisation des femmes, la chute du socialisme leur a apporté, non la liberté, mais l’exclusion sociale et la marginalisation [7]. Il existe aujourd’hui près de 600 zones d’exclusion dans lesquelles les Roms représentent la majorité des habitants [8]. Dans les périphéries des villes, dans des villages isolés et dans des hameaux survivent des personnes qui, de par leur lieu de résidence, ont un accès très compliqué sinon impossible au travail ou au système éducatif. Le poids de l’exclusion sociale est tel qu’une bonne partie des Roms évoque avec nostalgie le temps du « socialisme réel », pendant lequel, malgré toutes les expériences négatives, il était néanmoins possible de vivre dans une sorte de coexistence avec la population majoritaire [9]. D’autant que le nombre de zones d’exclusion ne cesse d’augmenter, et qu’il a doublé au cours des dix dernières années [10].
7 Au niveau symbolique, le rapport de l’État tchèque à la minorité rom est parfaitement illustré par la situation autour de l’ancien camp de concentration à Lety, fondé pendant la Deuxième Guerre mondiale par les institutions du Protectorat, et qui représentait pour les Roms la dernière étape, avant Auschwitz. Sur l’emplacement de l’ancien camp de concentration se trouve aujourd’hui une porcherie. C’est Václav Havel qui a le mieux saisi l’embarras créé par une telle situation dans son livre À vrai dire… Livre de l'après-pouvoir :
Depuis des années, on discute chez nous de l’opportunité de dédommager le propriétaire avec l’argent de l’État et de transférer son camp de concentration de cochons ailleurs – ce qui permettrait d’y ériger un monument à la mémoire d’un camp de concentration pour des hommes. À ce jour, la porcherie reste évidemment toujours à sa place [11].
9 Dans de telles conditions historiques et dans l’atmosphère des meurtres de haine raciale qui remplissaient les pages des journaux [12] dans les années 1990, il n’est pas surprenant que les Roms aient opté pour la tactique que l’on pourrait appeler « l’invisibilité sociale ». Selon le dernier recensement, il y a moins de Roms que de chevaliers Jedi en République tchèque. Au total, 13 150 citoyens se sont déclarés de nationalité rom, bien que selon les estimations du Centre européen pour les droits des Roms il y ait en Tchéquie et en Moravie entre 250 000 et 300 000 Roms [13]. Cette disproportion nous amène à la question de savoir comment parler des Roms, si eux-mêmes ne veulent pas être considérés comme des Roms. Qui sont-ils eux qui prétendent être officiellement membres de la population majoritaire, bien que la population majoritaire se démarque d’eux avec répugnance ? Même la haine raciste a manifesté son génie en créant le néologisme hnědočeši (Tchèques bruns). Cette appellation se réfère, d’une part, avec ironie à la couleur foncée de la peau qui distingue à première vue les Roms de la population majoritaire en Europe centrale, d’autre part, au parti politique du temps de l’éveil de la nation tchèque (hnědočeši rappelle le nom du parti politique mladočeši, les Jeunes Tchèques). Or, il est important de noter que les Roms, à la différence d’autres minorités d’Europe centrale, n’ont jamais participé au processus de l’éveil de la nation. Par conséquent, ils ne disposent pas d’identité politique, ni de discours social et culturel qui les rassemblerait. Le problème lié à cette absence d’identité s’est encore aggravé avec la désintégration des liens familiaux et des formes de vie traditionnelles due à la Shoah, à l’assimilation forcée sous le régime socialiste et à l’atomisation des communautés roms dans le cadre de l’économie de marché. Il est, par conséquent, difficile de parler, dans le cas des Roms, d’une subjectivité collective ou d’une conscience collective. Même la formulation prudente de Will Guy qui au lieu de mettre l’accent sur la conscience collective insiste sur « l’hétérogénéité de l’expérience rom dans les situations historiques spécifiques » est dans ce contexte difficilement tenable [14]. L’hétérogénéité et la dispersion des communautés roms sont si poussées, en Europe centrale, que l’on ne peut même pas décrire cette minorité dans les termes de la conscience de classe, comme le tente Guy [15]. Ceci nécessiterait l’adoption de la logique du déficit, selon laquelle la conscience de classe déficiente constitue une sorte de manque, et négliger le fait que les Roms s’efforcent de fuir leur statut social ou ethnique, au lieu de s’identifier à lui. Du fait que l’absence d’identité n’est pas un pur déficit, mais plutôt une tactique de survie dans les conditions de l’Europe centrale témoigne d’ailleurs à quel point l’« être tzigane » est lié à une stigmatisation sociale.
10 Pour comprendre combien la vie quotidienne des Roms en République tchèque est marquée par la stigmatisation sociale, nous pouvons nous référer à l’étude ethnologiqe de Yasar abu Gosh qui montre, en s’appuyant sur une étude de terrain, la lutte quotidienne contre les conséquences du stigmate social [16]. Le leitmotiv de cette lutte étant, selon Abu Gosh, la tentative de « fuir l’être tzigane ». Il s’agit de toute une série de pratiques dont le sens essentiel est de se défaire du poids de la honte ressentie du fait du regard méprisant porté sur eux par la majorité « blanche ». Cet effort est confronté à une difficulté majeure : parmi la population particulièrement homogène d’Europe centrale, les Roms diffèrent par leur apparence. Autrement dit, leur problème fondamental, c’est la visibilité excessive qui pèse a priori sur eux, chargée de toutes les représentations stéréotypées de la société majoritaire. À supposer que nous omettions les attaques racistes de l’extrême droite, nous ne pourrions aucunement négliger la discrimination quotidienne des Roms, liée justement à leur visibilité. Il est quasiment impossible de trouver un Rom en République tchèque qui ne connaisse pas cette réalité : dans un entretien téléphonique, le candidat pour un poste apprend que le poste est libre, pourtant lorsqu’il se rend en personne sur le lieu de travail, on lui signifie que le poste est déjà occupé [17]. Le même scénario se répète dans la recherche du logement. D’ailleurs, le principe même des zones d’exclusion consiste à rendre invisibles les groupes sociaux indésirables. Néanmoins, cette forme d’invisibilité sociale se distingue radicalement de la tactique d’invisibilité sociale utilisée par les Roms eux-mêmes. Alors que, dans le premier cas, il s’agit d’une forme d’exclusion sociale, dans le second cas, cela relève d’une tactique qui s’attache à assurer sa survie en dépit de circonstances défavorables. Si, dans le premier cas, il s’agit d’une stratégie de ceux qui ont le pouvoir de structurer le champ social, dans le second cas est à l’œuvre la tactique de ceux qui survivent dans le système social au jour le jour.
11 Si nous parlons ici de la tactique de l’invisibilité sociale, nous ne nous renvoyons pas seulement à Deleuze et Guattari, mais aussi à Michel de Certau qui a introduit dans son œuvre, L’Invention du quotidien, la distinction entre la stratégie et la tactique :
J’appelle « stratégie » le calcul des rapports de forces qui devient possible à partir du moment où un sujet de vouloir et de pouvoir est isolable d’un « environnement ». Elle postule un lieu susceptible d’être circonscrit comme un propre et donc de servir de base à une gestion de ses relations avec une extériorité distincte. La rationalité politique, économique ou scientifique s’est construite sur ce modèle stratégique. […] J’appelle au contraire « tactique » un calcul qui ne peut pas compter sur un propre, ni donc sur une frontière qui distingue l’autre comme une totalité visible. La tactique n’a pour lieu que celui de l’autre. Elle s’y insinue, fragmentairement, sans le saisir en son entier, sans pouvoir le tenir à distance. Elle ne dispose pas de base où capitaliser ses avantages, préparer ses expansions et assurer une indépendance par rapport aux circonstances [18].
13 Pierre Macherey commente ainsi la distinction entre la stratégie et la tactique :
En mettant en avant cette distinction, de Certeau veut faire comprendre que tout système, si fermé et oppressif soit-il, comporte des failles : la tactique est précisément cet « art de faire » qui « joue » sur les failles du système et qui, sans sortir du système, s’y invente des marges de manœuvre qui, à défaut de pouvoir se libérer du système, permettent de se libérer dans les limites imposées par le système, en dépit des contraintes que celui-ci impose, et même d’une certaine façon grâce à ces contraintes, en les exploitant astucieusement [19].
15 Cette libération improvisée de la captivité du système social donne aussi un certain sens à l’émigration rom d’Europe centrale. Étant donné les conditions de vie que la République tchèque impose aux Roms, il est compréhensible que, dès lors que la possibilité de demander l’asile politique dans les pays d’Europe de l’Ouest et au Canada s’est présentée, les Roms l’aient saisie sans hésiter. L’émigration représentait l’issue d’une situation sans-issue, et elle était prometteuse d’un changement, du moins temporaire, de la situation sociale. Nous pourrions ajouter que l’émigration n’était en fait qu’une autre forme de la tactique de l’invisibilité sociale, puisque les Roms en attendaient d’être moins voyants au premier abord dans des pays accueillant des nationalités plus variées que la République tchèque [20].
16 Or, il faut constater que l’émigration rom a aussi provoqué une réaction des pays qui n’avaient pas d’intérêt particulier à devenir des pays d’accueil pour les Roms. Le Canada a ainsi mis en place, au bout de quelques mois, l’obligation de visa pour les citoyens tchèques. Outre cette mesure, le Canada a également mis en place des mesures systématiques en vue d’opposer un refus aux demandeurs d’asile roms. Bien que les organismes de l’État aient cherché à éviter de recourir en cette occasion au vocabulaire racial, ce procédé n’en possédait pas moins des traits évidents propres au racisme institutionnel [21]. La Grande-Bretagne a réagi différemment et mis en place une sélection raciale à l’aéroport de Prague, lors de laquelle les voyageurs à la peau foncée devaient prouver qu’ils avaient assez d’argent, montrer une invitation ou une raison « sérieuse » de voyager en Grande Bretagne, et s’ils en étaient incapables, on leur interdisait de monter à bord du vol, alors qu’ils disposaient d’un billet d’avion valable. La France, enfin, ne s’est pas encombré de toutes ces fines nuances en recourant à la méthode de la matraque lorsqu’elle a décidé de faire disperser par la police les Roms rassemblés à Calais après avoir été interdits d’entrée en Grande-Bretagne.
17 Dans tous les cas, la tentative des Roms de se rendre invisibles à travers l’émigration a paradoxalement été à l’origine de leur plus grande visibilité internationale. L’émigration Rom a suscité un scandale international qui est retombé sur le dos du gouvernement tchèque et l’a forcé à considérer des problèmes qu’il ignorait ou minimisait jusqu’alors.
18 La collision entre les dimensions intranationale et internationale montre clairement ce qui est si inquiétant et, en même temps, si fascinant dans toute cette affaire. C’est que les Roms ont réussi, sans avoir eu l’intention de le faire de façon ciblée, à provoquer un scandale international et à capter ainsi une attention dont ils n’auraient pu bénéficier autrement que très difficilement. Pour essayer de bien se représenter ce cas de figure, nous pourrions imaginer le mouvement noir américain à l’époque de Martin Luther King optant pour une tactique, quant à son rapport aux organismes de l’État, dans laquelle les Noirs américains demanderaient en masse l’asile politique au Canada ou dans les pays de l’Europe de l’Ouest ; ce qui aurait été légitime étant donné leur situation. Car l’émigration comme forme de protestation ou d’indocilité civique est efficace même dans le cas où les demandeurs d’asile politique sont refusés et doivent retourner chez eux – à la condition bien sûr que leur nombre soit suffisamment important.
19 Il ne s’agit pas seulement du fait que nous serions ici face à un mode très efficace de résistance non violente au pouvoir de l’État. Ce qui est essentiel, c’est que les outsiders de la société tchèque ont créé cette tactique comme en passant. Il ne s’agissait décidément pas de l’expression de leur conscience de soi nationale et d’un mouvement politique qui en aurait découlé. C’est bien plutôt toute une série de facteurs qui a joué, y compris la peur des agressions racistes, les difficultés matérielles, l’endettement, de même que des attentes irréalistes qui, de concert avec l’information télévisée, ont créé un cocktail d’émotions qui a amené beaucoup de Roms à chercher dans l’émigration l’issue d’une situation sans issue. Tout le processus manquait d’unité et de cohérence, ce qui a troublé l’entendement des hommes politiques et des fonctionnaires de l’État qui cherchaient en vain un centre d’organisation manœuvrant dans l’arrière-scène. Leur erreur d’appréciation a résidé dans le fait qu’ils ont été confrontés à un événement non réglé et spontané. Les différentes agences ou organisations à but non lucratif ont également joué leur rôle, mais cela n’enlève rien au fait que l’émigration de masse était dépourvue d’une direction unie et de coordination. Si l’on a pu parler d’un exode rom, il s’est agi d’un exode sans Moïse. Un exode sans direction politique et sans idée politique unifiante. Et c’est pour cette raison que l’exode rom invite à la réflexion.
20 La tactique de l’invisibilité sociale ne concerne pas uniquement les Roms de la République tchèque. On peut se rappeler l’excellent article de Patrick Williams, « The Invisibility Of The Kalderash Of Paris: Some Aspects Of The Economic Activity And Settlement Patterns Of The Kalderash Rom Of The Paris Suburbs », qui décrit l’effort d’invisibilisation des Roms de Paris dans la vie quotidienne [22]. De plus, outre l’invisibilité sociale, il convient de mentionner la tactique d’autodifférenciation qui se reconnaît dans l’affirmation fréquente : « Nous ne sommes pas comme les autres Roms ». Afin de comprendre la manière dont cette tactique fonctionne, il faut l’appréhender dans son contexte socio-politique : dans la situation où l’ethnie rom est politiquement définie de l’extérieur, c’est-à-dire du point de vue de la majorité, comme inadaptable, irresponsable et parasitaire, la tactique d’autodifférenciation semble constituer une réponse adéquate à cette image majoritaire. Il faut noter que cette réponse comporte une part d’humour en suggérant que les Roms (comme ethnie homogène avec une culture commune) n’existent pas vraiment [23]. Et si jamais ils existent, on ne peut de toute façon pas les compter, puisque personne ne peut déterminer qui ils sont. Il s’agit en vérité d’une autre forme de la tactique de l’invisibilité sociale [24]. Tout comme la tactique de l’invisibilité sociale, la tactique d’autodifférenciation interne consiste en l’effort de se défaire de l’identité assignée de l’extérieur, sans que soit revendiquée, à sa place, une identité intérieure qui remettrait en cause, de par la force de sa « véracité intérieure », la véracité des propriétés ethniques et culturelles attribuées de l’extérieur. En d’autres termes, plus précis, l’identité attribuée de l’extérieur est rejetée par un geste grâce auquel l’individu ou le groupe se débarrasse de son identité ethnique et culturelle. Cela n’est bien sûr pas sans lien avec la destruction de toute identité politique pouvant reposer sur des éléments ethniques ou culturels. Mais il s’avère aussi que l’absence d’identité politique n’est pas ici l’expression d’un manque de maturité politique, mais au contraire le corrélat d’une tactique exercée de manière active, qu’il faut dès le départ considérer comme politique.
21 De nos jours, nous pouvons vraiment avoir l’impression que la communauté rom ne tient ensemble que par une force extérieure, c’est-à-dire par la force du regard de la majorité blanche qui exclut les Roms de son sein et les repousse en marge de la société, ne serait-ce qu’en raison de leur apparence différente. Il est paradoxal que la réaction des Roms à cette force envoûtante du regard majoritaire n’est pas l’aspiration à une unification intérieure sous la forme d’un certain « éveil de la nation », mais, au contraire, une tentative de se défaire de sa propre identité et d’échapper par là à l’enfermement dans tous les stéréotypes liés à l’image du Rom. Il faut noter au passage que la plupart des activités dans le registre de l’« éveil de la nation », comme l’organisation de groupes folkloriques, la codification du rom comme langue de dictionnaire et grammaticalement articulée, tout comme l’enseignement de celui-ci dans les écoles, sont des initiatives extérieures, d’éveilleurs tchèques, plutôt que des réponses à l’aspiration rom à l’auto-émancipation et l’autodétermination.
Le devenir-mineur
22 En vue de concevoir la tactique de la défection à l’endroit de sa propre identité de manière positive, et par là même la saisir conceptuellement, nous pourrions emprunter le concept de « devenir-mineur » qu’utilisent Gilles Deleuze et Félix Guattari dans Mille Plateaux. Ce concept peut, en effet, nous aider à comprendre l’action d’une minorité qui n’essaie pas d’obtenir le statut de majorité, mais qui, au contraire, reproduit ou produit son propre caractère minoritaire. Car il ne s’agit pas seulement du maintien du statut de minorité, qui peut être entendu comme report temporaire d’un accomplissement futur des tendances naturelles d’émancipation, mais de la fuite active hors de la captivité instaurée par la majorité, qui projette sur la minorité ses valeurs, ses critères et ses attentes.
23 Il faut d’abord expliquer la manière dont est définie, dans Mille Plateaux, la différence entre la majorité et la minorité. Cette différence n’est pas essentiellement de nature statistique. Les membres de ladite majorité peuvent en réalité être moins nombreux que les membres de la minorité, puisque la majorité est d’abord définie par un certain modèle de vie [25]. L’homme est plus ou moins membre de la majorité dans la mesure où il est plus ou moins identifié à ce modèle de vie. Nous pouvons citer comme exemple de cette logique majoritaire le racisme qui, dans sa forme européenne, nie, selon Deleuze et Guattari, toute altérité et la remplace par le principe du même : le racisme propage dans l’ensemble du champ social des vagues de « mêmeté » qui divisent ce champ en cercles concentriques en fonction desquels la population est divisée en personnes de première, deuxième et troisième catégorie selon la mesure de leur écart par rapport au modèle de vie exemplaire [26]. Ce dernier est bien sûr représenté par l’Européen moyen, blanc, adulte, peu important le nombre de ces personnes dans l’ensemble de la population. Les membres des minorités peuvent dès lors trouver leur place dans le cadre d’un tel modèle de la vie sociale et même revendiquer à partir de ce modèle certains droits minoritaires. Mais par là ils confirment rétroactivement la validité du modèle majoritaire de vie et acceptent ainsi le statut d’une minorité qui attend son occasion historique de devenir une majorité, c’est-à-dire de pouvoir se définir elle-même comme modèle déterminant de vie. Néanmoins, il faut distinguer cette position de la minorité en tant qu’état social et le devenir-mineur comme processus actif de fuite de la « même-isation », qu’il s’agisse d’accepter le modèle établi de la majorité ou bien de créer un nouveau modèle majoritaire. C’est ainsi que Deleuze et Guattari demandent à ce que soit distingué soigneusement « le majoritaire comme système homogène et constant, les minorités comme sous-systèmes, et le minoritaire comme devenir potentiel et créé, créatif. » [27] Le devenir mineur comme fuite hors de la sphère de l’hégémonie sociale s’oppose ainsi à la domination et au pouvoir de la majorité.
24 Le concept de devenir-mineur ainsi défini nous ouvre la voie à la compréhension de la tactique de l’invisibilité sociale et de l’autodifférenciation interne, par le biais de laquelle les Roms refusent de s’identifier avec leur image majoritaire, tout comme avec eux-mêmes. Le devenir-mineur leur permet d’exister comme collectivité anonyme, a-subjective. Leur devenir-mineur, dans le cadre duquel ils désagrègent à la fois leur identité ethnique et culturelle et leur objectivation majoritaire, se manifeste comme le processus actif de la fuite hors de la sphère du pouvoir.
25 Mais nous ne devons pas oublier que le devenir-mineur tel que le conçoivent Deleuze et Guattari est un processus de fuite active et comme tel lié au processus de déterritorialisation, c’est-à-dire au fait de quitter le territoire dans lequel la vie sociale est fixée et codifiée d’une certaine façon. Le devenir-mineur se développe comme déterritorialisation de la vie sociale qui remet en cause et transforme l’identité des agents sociaux, de même que le contexte entier de leur action. Une telle déterritorialisation peut prendre toute une série de formes, dont le fait de quitter physiquement le territoire où l’on habite et d’être à la recherche d’un territoire nouveau. La déterritorialisation physique ne constitue pas nécessairement le but du processus du devenir-minoritaire, mais peut signifier son aboutissement qui ne limitera en rien sa « non unité » collective et sa polyphonie. Si la tactique rom d’invisibilité sociale a abouti en fin de compte à l’émigration réelle, nous pouvons le comprendre comme un devenir-minoritaire déterritorialisant qui s’est manifesté dans cette collectivité anonyme et a rendu visible la situation insoutenable des Roms en République tchèque. Et c’est précisément la tension étrange entre leur manière d’agir et la façon dont leur action a retenti au niveau national et international qui nous permet de parler du caractère révolutionnaire de cette action.
26 Or, si nous voulons parler, dans les termes conceptuels de Mille Plateaux, du devenir révolutionnaire, il faut dépasser la conception marxiste de la révolution et de la temporalité historique. Pour Deleuze et Guattari, le devenir révolutionnaire est devenir-mineur et vice versa. Et le fait que le devenir révolutionnaire soit avant tout une fuite hors de la captivité instaurée par la situation correspond à cela. C’est ainsi que l’on ne peut réduire le devenir révolutionnaire ni à la répétition du passé collectif, ni au projet d’un avenir collectif. En tant que devenir-mineur, le devenir révolutionnaire est au-delà du passé et de l’avenir [28]. Mais nous pourrions tout autant affirmer que le devenir-mineur concerne seulement un passé et un avenir vides : un passé qui s’enfonce sans cesse en lui-même et un avenir qui se dépasse absolument lui-même. Il ne s’agit là ni du passé au sens de la source de modèles historiques ni de l’avenir au sens de projets rationnellement planifiés.
27 Si nous prenons comme exemple l’exode rom, nous constatons que ni le passé collectif ni l’avenir collectif n’étaient très pertinents. La déterritorialisation ne signifiait pas un retour au passé nomade et n’ouvrait pas non plus la voie à la reterritorialisation future des communautés roms sur le territoire d’un autre État. Si nous appréhendons l’exode rom du point de vue du devenir-mineur, nous voyons d’un côté le passé sans fond d’une « nation sans histoire », et de l’autre l’avenir vide de ceux qui ont trouvé une issue à leur situation sans issue dans une déterritorialisation spontanée qui, au lieu de les unifier, les éparpillait dans différents pays. Entre ces deux pôles, un devenir singulier a surgi qui, de par sa nature, percutait la logique fondamentale des luttes historiques pour le pouvoir et la reconnaissance. Dans le cas de l’émigration rom, nous pouvons seulement déclarer : quelque chose s’est passé. Quelque chose a été mis en œuvre sans que nous puissions déterminer qui l’a dirigé. Même les agents de tout ce processus n’en contrôlaient pas le déroulement, car lorsqu’ils ont voulu mettre en œuvre leur tactique d’invisibilité sociale en disparaissant du champ social de la République tchèque, ils se sont rendus visibles à l’échelle internationale.
28 Cela fait de l’exode rom un événement révolutionnaire qui est né, certes, au niveau micropolitique du devenir-mineur, mais qui s’est traduit immédiatement au niveau macropolitique. La microrévolution de la vie qui échappe au territoire délimité par l’État s’est manifestée ici comme un processus dont les conséquences ont dû être affrontées non seulement par un État, mais par toute une série d’États. Ce processus dépassait les limites du droit étatique et vérifiait en pratique la validité du droit cosmopolitique, tel que le définit Kant dans Vers la paix perpétuelle, c’est-à-dire du droit à l’hospitalité générale qui permet à tout le monde de s’introduire comme invité dans un pays étranger [29]. Et si « révolution » est peut-être un mot trop fort, il s’agissait littéralement d’une « insurrection » : insurrection contre l’invisibilité politique, insurrection comme coming out qui a rendu visibles les Roms comme agents politiques, mais également le caractère insoutenable de leurs conditions de vie en République tchèque et l’état lamentable du climat politique international.
« On s’est fait un nouveau Canada, ici »
29 Néanmoins, on ne peut pas se limiter à la tension entre l’invisibilité sociale et la visibilité sociale. Il faut ajouter une autre dimension déployée par la capacité active de voir. À cet égard, on peut tirer parti de l’étude ethnologique de Jan Grill intitulée « Asylum Migrations from the Czech Republic to Canada and back: A Case Study of Roma Migratory Networks from Bombary ». Cette étude recense ce que les émigrants de retour en République tchèque ont gagné malgré toutes les conséquences négatives qu’a eu pour eux leur migration. Bien sûr, ils sont devenus encore plus pauvres qu’avant l’émigration, tandis que le mépris de la société majoritaire en République tchèque a encore gagné en intensité. Mais les Roms ont trouvé au Canada un milieu culturel multiethnique dont l’ouverture contrastait avec les conditions de vie en République tchèque. Grâce à ce milieu, ils se sont rendu compte que la façon dont ils sont traités chez eux n’était pas une norme universelle. Ils ont appris que les autres peuvent les percevoir sans préjugés et les considérer comme des êtres humains à part entière et non plus comme des êtres de deuxième catégorie [30] a priori suspects. Grâce à cette expérience, ils ont appris ce que c’est qu’être jugé d’après ses actes et non d’après des stéréotypes généralement admis. Ils ont eu la possibilité de remettre en cause le stigmate que leur inflige le regard de la majorité blanche en Europe centrale. Faire l’expérience d’un milieu culturel multiethnique leur a ouvert les yeux et leur a donné de l’assurance [31]. En se délivrant au moins pour un temps du stigmate social qui leur était infligé, ils sont devenus visibles pour eux-mêmes. Et lorsqu’ils ont vu qui ils étaient, ils ont commencé à voir le monde de leurs propres yeux.
30 Le stigmate intériorisé qu’ils tentaient de fuir en prenant leurs distances par rapport aux autres Roms s’est dissipé sous l’effet du choc culturel positif et fut remplacé par un sentiment de liberté qui permet à l’Homme de se connaître soi-même dans ses actes et de se fier à sa propre vision du monde.
31 Cependant, cette expérience collective ne correspond pas forcément à une image fidèle de la société canadienne. Il est probable que les différences raciales jouent un certain rôle même dans cette société, tout en s’exprimant peut-être de manière plus subtile qu’en Europe centrale [32]. La culture du politiquement correct fait qu’elles sont moins saillantes. Le voyage des Roms tchèques au Canada n’était pas lié aux sélections raciales, comme c’était le cas avec le voyage en Grande-Bretagne. L’obligation de visa instaurée ultérieurement a concerné tous les citoyens tchèques, et le racisme institutionnel lors de l’attribution de l’asile politique dont parlent les critiques n’est pas apparu aux Roms qui ne parlaient même pas anglais [33]. Ce qui importait pour leur perception de soi, c’était le fait que dans la vie quotidienne personne ne les appréhendait comme des « tziganes » [34]. Ce qui leur a donné l’impression d’un paradis sur terre, c’est-à-dire d’un pays sans discrimination raciale, où même le Rom est un être humain à part entière. Et peu importe que ce ne fût là qu’un rêve ou une illusion qui ne correspondait pas à la réalité. Comme si c’était une forme pure de l’avenir qui n’a pas de contenu réel. Mais c’est précisément en tant que forme pure de l’avenir dépassant toutes les formations étatiques que le Canada a pu être un facteur de dynamisme et de transformation. Le « Canada » a fonctionné comme un mot de passe révolutionnaire, tout comme « Brazil » dans le film éponyme de Terry Gilliam. L’émigration rom a trouvé sa terre promise qui n’est pas de ce monde. Et sous l’effet de cette vision, les Roms ont pu appréhender de manière critique les conditions de vie qui leur sont faites en Europe centrale. Il était alors possible de conquérir l’assurance dont on manquait auparavant et de cesser d’appréhender le monde uniquement dans la perspective de la majorité blanche [35]. Les émigrants roms se sont ainsi rendus présents à eux-mêmes grâce à un rêve qu’ils ont vécu.
32 La capacité de se voir soi-même comme un agent libre de sa propre vie et pas seulement comme le reflet du regard dépréciatif des autres, de même que la capacité de voir le monde de ses propres yeux, représentent un capital politique élémentaire qui peut être valorisé par la suite. Il faut ajouter à cela l’expérience de la solidarité, un autre élément positif de la vie des Roms tchèques au Canada [36]. Non seulement les familles, mais également des Roms étrangers s’aidaient mutuellement et étaient solidaires les uns des autres, comme si la tactique de l’autodifférenciation mutuelle n’était plus nécessaire. Même le sentiment d’égalité qui dépassait les différences sociales entre les Roms s’amplifiait [37]. Comme si on se rappelait ce « passé vide » où tous les Roms vivaient ensemble et étaient égaux. Comme si la communauté imaginaire des frères et soeurs trouvait leur chez soi dans un pays qui ne se donnait que comme forme pure de l’avenir. C’est ainsi qu’il a été possible que le Canada mythique se sépare du Canada réel et déménage en Europe centrale : « On s’est bâti un nouveau Canada, ici », dit l’une des émigrantes une fois de retour, et elle ajoute : « on est devenus plus solidaires à l’étranger [...]. J’ai maintenant des millions d’amies à Teplice. Certaines d’entre elles sont devenues comme mes sœurs » [38].
33 Le sentiment de cohésion s’est manifesté également par une sensibilité éthique accrue des membres de la communauté. La communauté rom a gagné une meilleure capacité d’autocontrôle, notamment lorsqu’elle surveillait les familles de mauvaise réputation :
[Au Canada] les Tziganes veillaient l’un sur l’autre. Même ceux qui volaient en République tchèque n’osaient pas le faire là-bas. Là-bas on les blâmerait. D’autant plus que là-bas ils n’éprouvaient pas le besoin de voler [39].
35 Les rapports de solidarité, d’égalité et d’autocontrôle représentent en tout cas des facteurs fondamentaux de la vie politique qui peuvent passer progressivement du niveau micropolitique au niveau macropolitique et acquérir une forme institutionnelle. Dans le cas des émigrants roms, il ne s’agissait pas encore de rassemblements populaires ou de comités nationaux ; il ne s’agissait pas du pouvoir au sens que Hannah Arendt donne à ce concept. Mais il s’agissait de la condition de possibilité du pouvoir où naît la capacité de se lier avec les autres et d’agir en accord avec les autres. C’était le germe d’une communauté qui n’aspire plus à son invisibilité, mais qui se visibilise en toute conscience sur la scène de l’action politique pour prouver sa capacité à jouir de ses droits.
Conclusion
36 Nous avons utilisé dans cette étude des analyses deleuzo-guattariennes pour une seule raison : ces outils d’analyse permettent de créer un espace où il devient possible de thématiser l’oscillation entre la visibilité et l’invisibilité sociales. La tension entre l’aspiration à l’invisibilité et à la visibilité non voulue qui constitue le point de départ et l’effet collatéral du processus du devenir-invisible, détermine d’après nous le caractère politique de l’émigration rom d’Europe centrale. Nous sommes ainsi passés de la tactique de l’invisibilité sociale à laquelle une minorité sociale recourt dans le but d’échapper au regard envoûtant et oppressif de la majorité à la capacité de se voir soi-même et de voir le monde de ses propres yeux : nous avons compris cela comme le moment associatif de la vie politique. Par-là, nous avons gagné la possibilité d’apercevoir la communauté politique dans son processus d’association libre, non formelle, c’est-à-dire de la voir au moment où elle commence à se lier, à se reconnaître elle-même et à se défaire de l’hégémonie du regard qui l’aliène à elle-même.
37 Or, le processus d’association non formelle n’est pas la première phase de l’existence politique. C’est une expression originale de la vie politique tout comme la tactique de dissociation politique. On peut suivre comment des îlots d’association non formelle naissent dans la mer de la dissociation politique. La déterritorialisation sociale que représentait l’exode rom ne conduit pas forcément à la reterritorialisation politique au sens d’une communauté politique autonome. Les tendances centrifuges peuvent toujours prévaloir sur les tendances centripètes et le devenir-mineur peut constamment défaire la majorité se constituant, même avec ses revendications hégémoniques potentielles. Même les liens de solidarité et d’égalité nouvellement créés peuvent en rester « seulement » au niveau micropolitique et se traduire au niveau macropolitique uniquement de manière indirecte et imperceptible, comme ce fut justement le cas avec l’exode rom. La solidarité, l’égalité et l’autocontrôle peuvent demeurer des effets collatéraux de la déterritorialisation sociale, de la même manière que la visibilisation des Roms sur la scène internationale a été une conséquence collatérale de leur aspiration à l’invisibilisation à travers l’émigration. Or, la sensibilité à l’oscillation incessante entre les processus d’association et de dissociation au niveau micropolitique permet en tout cas de comprendre le pouvoir des sans-pouvoir, c’est-à-dire d’apercevoir les forces sociales qui échappent au cadre de l’appareil d’État ou de la majorité loyale envers l’État et résistent ainsi à leur pouvoir. Si nous réussissons à percevoir ces forces sans les réduire à des formes déficientes ou immatures de la vie politique ordinaire, voilà déjà un gain théorique indiscutable.
Notes
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[1]
Cet article s’inscrit dans le cadre du projet de recherche « Beyond Phenomenology of Sociality » (Czech Science Foundation - GA16-23046S).
-
[2]
Václav Havel, Le Pouvoir des sans-pouvoir, Paris, Calmann-Lévy (Essais politiques), 1989.
-
[3]
Cf. Jan Grill, « “Going up to England”: Exploring Mobilities among Roma from Eastern Slovakia », Journal of Ethnic and Migration Studies, 38 (2012), p. 1 et p. 4-6.
-
[4]
L’auteur de cette étude était membre du conseil d’administration du Comité Helsinki tchèque en 1999-2001.
-
[5]
Cf. « Education », in Struggling for Ethnic Identity. Czechoslovakia’s Endangered Gypsies, A Helsinki Watch Report, New York – Washington – Los Angeles – London, Human Rights Watch, 1992, p. 37-52.
Cf. « Housing », ibid., p. 53-74.
Cf. « Employment », ibid., p. 75-90. -
[6]
L’un des premiers rapports de la Charte 77 a déjà pointé de manière critique la politique d’assimilation des institutions socialistes envers les Roms : « Dokument 23 o situaci Cikánů v Československu », Listy 2, 47, Praha, Charta 77. English transl. Mark Jackson, in. Labour Focus, 1979 March/April and May/June.
-
[7]
Will Guy, « Ways of Looking at Roma: the Case of Czechoslovakia », in Diane Toug (ed.), Gypsies. An Interdisciplinary Reader, New York, – London, Garland, 1998, p. 52-54.
-
[8]
Karel Čada (ed.), Analysis of the Socially Excluded Localities in the Czech Republic, Prague, GAC, 2015.
Gabal Analysis and Consulting, Analýza sociálně vyloučených romských lokalit a komunit v České republice a absorpční kapacity subjektů působících v této oblasti. Praha: MPSV, 2006. -
[9]
Will Guy, op. cit., p. 50.
-
[10]
Karel Čada (ed.), op. cit.
-
[11]
Václav Havel, À vrai dire… : Livre de l’après-pouvoir, entretiens avec Karel Hvízďala, réalisés en 2006, trad. de Jan Rubeš, Éd. de l'Aube, 2008, p. 171.
-
[12]
« Les statistiques de la police indiquent qu’en 1990 on a noté 17 cas (de violence) raciale, en 1993 le chiffre s’élevait à 51, en 1997 on a noté 273 actes de cette nature en République tchèque, et, enfin, 544 en 2002 ».
Cf. Klára Kalibová & Ondřej Cakl, « Rasově motivované násilí v ČR po roce 1989 » [En ligne], Romea.cz, 20/03/2007 (consulté le 17/07/2017). Adresse URL : http://www.romea.cz/cz/zpravy/rasove-motivovane-nasili-v-cr-po-roce-1989
Will Guy, op. cit., p. 63-64. -
[13]
Quant aux résultats du recensement de la population et à la faible volonté d’assumer l’identité nationale rom, cf. Peter Vermeersch, « Ethnic minority identity and movement politics: The case of the Roma in the Czech Republic and Slovakia », Ethnic and Racial Studies, 26, 5 (2003), p. 884, p. 889 et p. 891.
-
[14]
Cf. Will Guy, op. cit., p. 15.
-
[15]
Ibid., p. 13.
-
[16]
Yasar Abu Ghosh, « Crediting Recognition: Monetary Transactions of Poor Roma in Tercov », in Michael Stewart & Márton Rövid (eds), Multi-disciplinary approaches to Romany studies, Budapest, Central European University, 2010, p. 91-107.
-
[17]
Yasar Abu Ghosh, op. cit., p. 57-58.
-
[18]
Michel de Certau, L’Invention du quotidien, 1 : Art de faire, Paris, Gallimard, 1990 [1re éd. UGC, 1980], p. 46.
-
[19]
Groupe d’études « La philosophie au sens large » animé par Pierre Macherey, « Michel de Certeau et la mystique du quotidien » [En ligne], Savoirs et textes, UMR 8519 (Université Lille 3), le 6 avril 2005 (consulté le 24/07/2017). Adresse URL : http://stl.recherche.univlille3.fr/seminaires/philosophie/macherey/macherey20042005/ macherey06042005.html
-
[20]
Cf. Jan Grill, « “It’s building up to something and it won’t be nice when it erupts”: The making of Roma/Gypsy migrants in post-industrial Scotland », Focaal-Journal of Global and Historical Antropology, 62 (2012), p. 48.
-
[21]
Cf. Cynthia Levine-Rasky, Julianna Beaudoin & Paul St Clair, « The Exclusion of Roma Claimants in Canadian Refugee Policy », Patterns of Prejudice, 48, 1 (2014), p. 67-93.
-
[22]
Patrick Williams, « The Invisibility of the Kalderash of Paris: Some Aspects of the Economic Activity and Settlement Patterns of the Kalderash Rom of the Paris Suburbs », Urban Antropology, 11, 3-4 (« Urban Gypsies »), 1982, p. 315-346.
-
[23]
Cf. Jan Grill, « “Going up to England”… », op. cit., p. 2.
-
[24]
Cf. Patrick Williams, op. cit., p. 322.
-
[25]
Gilles Deleuze & Félix Guattari, Mille Plateaux. Capitalisme et schizophrénie, Paris, Minuit, 1980, p. 133.
-
[26]
Ibid., p. 218. La façon dont Deleuze et Guattari thématisent le racisme européen, l’appareil d’État et la résistance à l’État est largement inspirée par l’œuvre de Pierre Clastres.
-
[27]
Gilles Deleuze & Félix Guattari, op. cit., p. 134.
-
[28]
Gilles Deleuze & Félix Guattari, op. cit., p. 358.
-
[29]
Emmanuel Kant, Vers la paix perpétuelle. Que signifie s'orienter dans la pensée ? Qu'est-ce que les Lumières ? et autres textes, Garnier Flammarion (Livre 573), 1993.
-
[30]
Emmanuel Kant, op. cit., p. 106.
-
[31]
Ibid., p. 119.
-
[32]
Enakshi Dua, Narda Razack & Jody Nyasha Warner, Race, Racism and Empire: Reflections on Canada, San Francisco, Social Justice Global Options, 2005.
Alfred Taiaiake, « Colonial Stains on Our Existence », in Martin Cannon & Lina Sunseri (eds), Racism, Colonialism, and Indigeneity in Canada: A Reader, Toronto, Oxford University Press, 2011. -
[33]
Cf. Cynthia Levine-Rasky, Julianna Beaudoin & Paul St Clair, op. cit., p. 67-93.
-
[34]
Cf. Jan Grill, « Roma Asylum Migrations from the Czech Republic to Canada and back: A Case Study of Roma Migratory Networks from Bombary », in Zsuzsanna Vidra (ed.), Roma migration to and from Canada. The Czech, Hungarian and Slovak case, Budapest, Central European University, 2013, p. 106.
-
[35]
Jan Grill, « Roma Asylum Migrations… », op. cit., p. 119.
-
[36]
Ibid., p. 108-109.
-
[37]
Ibid.
-
[38]
Ibid., p. 108, traduction de l’auteur.
-
[39]
Ibid., traduction de l’auteur.