1 Le 22 avril 2017, Miguel Abensour s’est éteint. Il nous reste à entretenir sans lui, sans son intensité, sa générosité, son savoir immense, ses questions incisives, la flamme de l’utopie démocratique.
2 Il s’est éteint la veille du premier tour des élections présidentielles françaises. Il n’avait cessé de répéter ces derniers mois comme il lui était pénible d’avoir le sentiment de finir sa vie comme il l’avait commencée en 1939, dans l’absentement de cette utopie, dans une atmosphère où le désir de tous UN semblait décidément l’emporter sur celui des tous uns du désordre fraternel. Il était lucide aussi bien sur l’alerte que devait donner la défenestration d’une femme chinoise clandestine à Paris, que sur des agressions antisémites subies dans la rue. Alors que j’écris ces lignes entre les deux tours de l’élection présidentielle, j’apprends ceci par un mail amical :
Une dame est venue ce matin relever les compteurs gaz et électricité de l’immeuble. Mais cette femme n’a pas pu faire son boulot, elle a dû exercer son droit de retrait car elle s’est faite violemment agressée par Michaud père et fils (respectivement 85 ans et 50 ans, au FN depuis 30 ans). Ils l’ont frappée et plaquée contre la porte du compteur de l’immeuble, qui s’est cassée sous le choc. Cette dame était black.
4 Ce qui s’annonce alors que le Front national vient de passer le cap du premier tour est un désordre fasciste qui est aussi, étant donné l’âge des intéressés, un retour et une transmission. Ce désordre-là conduit à devoir trembler de dire son désir d’égalité tous azimuts, car quelqu’un pourra venir vous casser la gueule pour avoir osé parler ou simplement exister. Le conseil syndical de cet immeuble où ces voies de fait ont eu lieu doit se réunir. Mais un conseil syndical conduit très rarement au désordre fraternel, il conduit aux invectives qui se fracassent sur le réel, l’argent, la force, l’ignominie d’une profession qui a laissé des immeubles se dégrader et des marchands de sommeil en profiter, des enfants s’empoisonner. Un conseil syndical d’immeuble parisien est rarement une institution civile insurgeante qui rappelle l’exceptionnalité démocratique. Décider dans quel type d’ordre chacun veut vivre est l’une des attributions d’une assemblée de copropriétaires, cet ordre est rarement démocratique, souvent simplement administratif, parfois ignominieux, il y règne l’invective, et des arbitres sans vertu.
5 L’aliénation n’est pas alors étatique mais d’un autre ordre. Mais comme l’aliénation étatique, elle conduit à tourner le dos à l’universalité et au désir d’une liberté véritable, c’est-à-dire sans domination.
6 Si la démocratie est une forme de vie bien davantage qu’un régime institutionnel, ce genre d’événement témoigne de son extrême dégradation. La banalisation médiatique et idéologique d’un parti politique qui affirme explicitement qu’il faut identifier la catégorie de peuple à une communauté fermée et finalement ethnicisée fait partie du tableau de cette dégradation. La presse témoigne ainsi de son peu d’intérêt pour l’ambition démocratique véritable dans ce monde, alors qu’elle est supposée être garante de la liberté d’expression démocratique. Cette presse quand elle ne fait qu’accompagner la déréliction est-elle encore un contrepouvoir démocratique ? Radio-Paris ment.
7 Mais ceux qui, contre toute expérience démocratique insurgeante, veulent remettre de l’ordre, remettre en ordre l’État comme donneur d’ordre, sont bien sûr beaucoup plus nombreux que les journalistes qui les accueillent.
8 Nous sommes dans la sensation de ce moment de bascule, où la vraie démocratie comme résistance à la forme étatique est résistance au Front national, mais où pour le moment elle doit prendre des chemins de traverse avant de fonder une forme communaliste face à l’extrême pouvoir des néo-libéraux et de la domination économique sur la vie comme telle qui s’annonce.
9 L’agir politique démocratique ne pourra alors s’inventer que comme lutte incessante, concurrence incessante avec l’État qui fabrique, au nom du libéralisme économique, des lois de contraintes extrêmes, parfaitement antidémocratiques. Miguel Abensour expliquait comment le manuscrit de 1843 du jeune Marx, La Critique du droit public de Hegel, était en continuité souterraine avec l’adresse à la Commune de 1871. La « vraie démocratie » du jeune Marx ne s’accomplirait pas tant dans un procès de disparition de l’État que dans la lutte contre l’État. Le communalisme non étatique, des groupes anarchistes chers à Miguel Abensour, sont pourtant aujourd’hui dans un appel explicite à ne pas laisser s’installer le Front national et à voter sans sacralité contre lui. Il y a là ceux qui savent déjà que la lutte ne peut être qu’incessante et qu’il faudra inventer de nouvelles institutions protectrices de l’agir démocratique, des nouvelles mutualités. Celles de la sécurisation des parcours de vie a été inventée au xixe siècle contre le chômage, les maladies et les accidents. Elle n’existe ni en Amérique du Nord ni en Amérique du Sud où règne l’assurance comme forme accomplie du capital risque. Aujourd’hui, à l’heure où le néolibéralisme transforme radicalement l’accès au savoir comme accès à une marchandise, des jeunes gens réfléchissent à une mutualisation sociale de l’accès aux études pour tous ceux qui veulent en faire. La mutualité est une belle forme de résistance à la déshumanisation capitaliste. Mais la mutualité définit des groupes, et le fondement des démocraties depuis le xviiie siècle, c’est de produire la gratuité de ses fondements, l’échange non marchand de ce qui humanise et protège la raison publique, l’espace public démocratique. Et c’est pourquoi ma manière de rendre hommage au lien construit avec mon éditeur Miguel Abensour, c’est de vouloir le continuer pour aujourd’hui en questionnant l’opposition entre cette lutte contre l’État, et la nécessité de produire des lois pour tous, dites jacobines. De fait, malgré tout, elles centralisent et redistribuent, mais, ce faisant, elles visent au maintien des conditions de possibilité de l’agir démocratique pour chacun. Ces lois seraient à ce titre de véritables institutions insurgeantes, bien que sans doute produites depuis ce qu’on appelle encore l’État. Ces lois-là travailleraient à disjoindre la domination des riches, des puissants, des dotés sur les autres. Ces lois conduiraient à empêcher une division de guerre civile, et feraient renaitre l’indivision des tous uns. Le désordre fraternel contre le pouvoir pastoral des chefs, mais à l’ombre bénéfique d’une loi digne de la constitution de 1793. Miguel admirait l’insurrection de Prairial an III. Les sans culotes avaient appelé à partir de tous les points de la ville pour justement ne pas être muselés par des chefs. Ils avaient fait irruption à la Convention en réclamant du pain et la constitution de 1793. Modalité communale mais revendication d’une constitution elle-même insurgeante, communaliste et étatique en même temps. Notre dialogue a été interrompu. Mais c’est à cet endroit précis qu’il va le plus me manquer. Comment ne pas faire resurgir sous la figure constitutionnelle des lois organisatrices, l’Ur de l’État oppressif ? Je crois que c’était la grande question des révolutionnaires prononcés ou radicaux français en 1793-1794. Comment vaincre l’oppression des formes étatiques comme l’hôpital général ou l’oppression des formes libérales-économiques comme la grande fabrique ? Comment favoriser l’indépendance de chacun sans disloquer le lien politique et social ? Cette question est incarnée par Saint-Just qui navigue entre des institutions républicaines et le « se rire des lois, des magistrats et des dieux ».
10 Mais ce rire ne surgit pas n’importe quand. Il surgit dans les sociétés finissantes, décadentes, on peut alors à nouveau trier entre la convention et la vérité, saisir le ridicule des conventions et faire advenir une justice authentique, car le rire aura balayé un monde fini.
11 Nous en sommes là. Il faut à la fois préserver l’agir politique fraternel de la violence fasciste déjà active, et se rire de nos institutions pour faire advenir un monde tout autre.
12 Que ces élections produisent l’interruption chère à Walter Benjamin, compagnon incessant de Miguel Abensour, produisent l’epoke utopique, le rire inextinguible, la joie des communalistes et des amis véritables, la lutte est vraiment nécessaire face à l’État d’urgence, à la doctrine pénale de l’ennemi, à la marchandisation des savoirs et des corps vivants. Mais s’il nous faut rire, il nous faut aussi inventer nos institutions insurgeantes et fraternelles, et tenter d’agencer la constitution utopique et la vie quotidienne.
13 Miguel Abensour, comme éditeur et comme ami, m’a permis d’inscrire mon travail auprès de celui de Nicole Loraux, dans l’anachronisme contrôlé. Il est celui qui n’aura jamais cédé sur la liberté véritable et sur l’agir politique et utopique, magnifique en ce sens, sachant rouvrir ces périodes de l’histoire qui donnent à penser les possibles de la liberté, ses prophéties. C’est ainsi comme penseur et comme éditeur qu’il nous aura fait savoir à tous ce que veut dire le mot « constellation ».
14 Avec lui la mémoire des utopies vaincues contient une promesse de bonheur.
15 Paris, le 30 avril 2017