Notes
-
[1]
Jonas et Pronteau étaient d’extraordinaires conteurs. Le récit par Jean de son voyage en URSS, invité par l’École centrale – son effarement en prenant connaissance du rapport Khroutchev et en voyant les bouleversements qu’il entraînait – de même que celui de la chasse au tigre blanc en Sibérie, convié par ce même Khroutchev – sont des morceaux d’anthologie. Je pense que c’est Pronteau (et/ou Lefebvre) qui a informé Roger Vailland entre autres de l’existence de ce rapport : « C’était Sardanapale » aurait déclaré ce dernier, pour qualifier « le petit père des peuples ».
-
[2]
Quoique… En juin 68, HL avait remis à Jonas un manuscrit qui s’intitulait : « L’irruption, de Nanterre au sommet ». Et Jonas ravi : « Très bien on va le tirer à N exemplaires tout de suite en septembre. » Résultat des courses, des dizaines de bouquins sur Mai 68 sont sortis en juillet qui se sont vendus comme des petits pains. Et celui d’Henri, qui avait été un témoin de premier plan et sans doute l’un des inspirateurs du mouvement par son enseignement à Nanterre, écrit à chaud, est sorti en catimini en octobre. Cet « entrepreneur » n’était pas un très bon commerçant, l’édition l’intéressait mais il se souciait peu de la distribution. Il est vrai qu’il a publié le livre dans sa revue préférée (L’homme et la société, n° 8, 1968/1).
-
[3]
Monique Selim m’a fait savoir qu’elle s’était inspirée de cet article pour sa maîtrise de philosophie sur « Nature et culture chez Lévi-Strauss ». À l’époque, dit-elle, c’était l’un des rares articles vraiment critiques sur le structuralisme. »
-
[4]
Dans la fin des années soixante-dix, Pronteau avait quitté Anthropos et la revue pour reprendre une carrière politique dans le cadre du PS autour de Mitterrand.
-
[5]
L’introduction de ce travail a été publiée par Duvignaud dans le premier numéro de son éphémère revue Cause commune avec un casting très honorable, puisqu’y figuraient Georges Perec, Paul Virilio, Jean Duvignaud soi-même et je crois Robert Jaulin (Cause commune, n° 1 : « Chalance et nonchalance »). Le chapitre sur Fourier a été intégré dans le volume du colloque d’Arc-et-Senans sur Fourier publié chez Anthropos.
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[6]
Il me faut remercier ici les laboratoires qui, après la suppression de CHRYSEIS, nous ont accueillies et hébergées la revue et moi, et qui nous ont donné les moyens de maintenir la publication : de 1992 à 2000, l’URA 1394 Philosophie politique, économique et sociale, dirigée par Georges Labica puis successivement par Tony Andréani, Catherine Colliot-Thélène et Gérard Raulet ; de 2000 à 2002, l’URMIS Unité de recherches migrations et société dirigée par Jocelyne Streiff-Fénard et Catherine Quiminal (avec un grand merci à ma grande copine hélas disparue Véronique De Rudder).
-
[7]
N° 114, 1994/4 : « État démocratique ou État confessionnel ? Autour du conflit Israêl-Palestine ».
-
[8]
N° 127-128, 1998/1-2 : « Cinéma engagé, cinéma enragé » ; n° 142, 2001/4 : « Filmer le social filmer l’histoire » ; n° 154, 2004/4 : « Le cinéma populaire et ses idéologies ».
-
[9]
N° 123-124, 1997/1-2 : « Actualité de l’anarchisme ».
-
[10]
N° 117-118, 1995/3-4 : « Luttes de classe ».
-
[11]
N°85-86, 1987/3-4 : « Les droits de l’homme et le nouvel occidentalisme ».
-
[12]
N° 97, 1990/3 : « Est-Ouest : Vieux voyants, nouveaux aveugles ».
-
[13]
N° 99-100, 1991/1-2 : « Femmes et Sociétés ».
-
[14]
N° 135, 2000/1 : « Pensée unique » et pensées critiques ».
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[15]
N° 132-133, 1999/2-3 et n° 136-137, 2000/2-3 : « Figures de l’« auto-émancipation » sociale »
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[16]
N° 140-141, 2001/2-3 : « Autour de Mannheim : sociologie du savoir, interprétations, détournements, déplacements ».
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[17]
Les exigences de publication pour les universitaires et les chercheurs institutionnels ont provoqué une pléthore de publications ; on peut se demander s’il n’y a pas désormais davantage d’auteurs que de lecteurs.
1 Les fondateurs de la revue ? Des personnages hauts en couleur, pas banals, comme il n’en existe guère, je dirais des aventuriers rangés. Je les ai tous deux très bien connus, des années avant d’être impliquée personnellement dans l’histoire de la revue.
2 Jean Pronteau était un politique : la quarantaine élégante, homme à femmes, il a été un résistant de la première heure (alors qu’il était encore mobilisé dans l’armée) qui a exercé dans la résistance des responsabilités au niveau national ; qui a participé à la libération de Paris (colonel Cévennes je crois). Militant communiste, élu député à l’assemblée constituante à la Libération, député de la Charente jusqu’en 1958 ; membre du comité central du PCF dès 1950, il en est débarqué en 1961, puis sera exclu de la direction de la revue Économie et Politique qu’il avait fondée, donc se retrouvera sur le pavé, sans moyens d’existence. C’est dans ce contexte que Serge Jonas va lui proposer un emploi (pas toujours rétribué, en tout cas pas régulièrement) dans les éditions Anthropos qu’il vient de fonder. Pronteau apporte un réseau de relations national – il a rencontré et connaît très bien le milieu intellectuel parisien : il faut rappeler que les intellectuels dans les années soixante avaient tous, ou presque tous, fait leurs armes au parti ! Et international : il a, au cours de ses multiples voyages pour le parti, créé des liens à l’échelle internationale : pays de l’Est, du Tiers Monde, mouvements de libération divers et divers partis communistes européens. Ses contacts avec les intellectuels des pays de l’Est alimenteront les sommaires de la revue (Adam Schaff, Rudi Supek, Gyorgy Lukacs, Stanislas Ossowski…).
3 Serge Jonas, homme affable, et à épouses, est né à Moscou de parents socialistes révolutionnaires qui émigreront en Suisse où il a grandi dans une sorte de commune anarchiste (d’après ses récits [1]). Autodidacte – il dut travailler dès l’âge de 14 ans comme typographe –, il vivra un temps en France dans le Sud, puis passera la guerre à Jérusalem où il animera une émission de la France libre. De retour en France, il fonde une petite entreprise d’imprimerie je crois, et entreprend des études de sociologie à la Sorbonne où il obtiendra sa licence à 40 ans. Il avait coutume de se réclamer de Saint-Simon (dont il publiera les œuvres complètes) qui professait que la vie devait parcourir trois étapes : la première consacrée à l’aventure, la deuxième à s’enrichir pour se donner les moyens dans la troisième de se livrer à la science. Il en était donc à la troisième étape, d’où la création d’une maison d’édition et de L’homme et la société. La quatrième étape sera la ruine : en quoi il se conformera à son modèle.
4 Le dada de Jonas c’était donc la sociologie, une certaine sociologie : générale et théorique, critique, marxiste évidemment mais non orthodoxe, antidogmatique et antistalinienne, en opposition à la ligne du PCF, le tout mâtiné parfois d’une touche de psychanalyse (le freudo-marxisme avait la cote chez Anthropos et à cette époque on redécouvrait Wilhelm Reich). La sociologie, c’était pour lui la science des sciences humaines/sociales, la théorie sociologique : à l’instar de son maître Georges Gurvitch, il combattait la sociologie dite américaine quantitative (quantitativiste : évidemment je ne parle pas de Wright Mills, ni de Riesman, ni de Marcuse, etc.), officielle à la Stoetzel, et conformiste, de constat orienté, dont les tenants disposaient du pouvoir à l’Université comme dans la recherche : postes et publications. Il était également opposé à la sociologie libérale d’un Raymond Aron, éditorialiste au Figaro. Jonas, se réclamant toujours de Gurvitch, se voyait comme un « exclu de la horde », lire la caste des intellectuels « académiques », comme on dit aujourd’hui. Est-ce cette position « du dehors » qui lui a permis de renifler l’essor des sciences sociales et de fonder Anthropos et L’homme et la société ? Il y avait peu de revues de sciences sociales à l’époque, de mémoire je dirais : la Revue française de sociologie, les Cahiers internationaux de sociologie, L’Année sociologique. À la différence de ces dernières, L’homme et la société était une revue non universitaire – où publiaient aussi des universitaires – mais libre et indépendante, privée. C’est dans ce même esprit qu’Anthropos sera un foyer d’accueil pour les revues nouvelles ; je cite dans le désordre Espaces et Sociétés, Utopie, les Cahiers de l’autogestion, Peuples méditerranéens, etc., dont certaines ont survécu… Ailleurs.
5 Le contexte politique et social français qui a vu naître la revue : morne, sans projet. Je me souviens d’une conversation avec François Châtelet, en marchant dans la rue, me déclarant péremptoirement : la révolution est finie, le capitalisme avec la société de consommation va peu à peu satisfaire les besoins de tous… Fin de l’histoire ! Il prenait déjà congé d’un certain marxisme humaniste et romantique pour se rapprocher du structuralisme et des « nouveaux prophètes » Althusser, Foucault, Lacan.
6 Je reviens à l’ambiance de ces années qui ont précédé Mai 1968, une société où il ne se passait rien, où l’on n’attendait rien : « La France s’ennuie » diagnostiquait un tant soit peu trop tard, un éditorialiste du Monde à la veille de l’explosion de Mai. On vivait dans une société qui, bien que moderne, du moins techniquement, plus qu’industrialisée, où se posaient déjà les problèmes de l’automation, paraissait figée dans ses structures, ses institutions, où rien ne semblait devoir bouger, une société conformiste soumise à une morale patriarcale d’un autre âge où, par exemple, les femmes, traitées en mineures et en consommatrices (la « ménagère » objet de toutes les attentions des marques, alors que la plupart des femmes étaient entrées sur le marché du travail), n’avaient aucun droit sinon de voter. Où elles étaient absentes, sauf exceptions, de l’Université – qui n’avait rien à voir avec celle d’aujourd’hui – un peu moins du CNRS. Absentes partout, je veux dire invisibles, sauf sur les écrans et les affiches publicitaires où elles étaient pléthoriquement présentes, sous la forme sexuellement aguichante et plutôt nue de l’Ève éternelle !
7 Politiquement, on sortait de la guerre d’Algérie, on s’enflammait pour la révolution cubaine et bientôt contre la guerre du Vietnam. Le parti communiste, stalinien et dogmatique, se vidait de ses intellectuels qui pour beaucoup étaient restés communistes dans l’âme, et avaient peut-être besoin d’un lieu où s’exprimer. Je pense qu’Anthropos a été l’un de ces lieux. La vie intellectuelle, très active, elle, et polémique, avec ses luttes de pouvoir, ses chapelles, ses rivalités, se déroulait autour des grandes théories qui passionnaient l’époque : le marxisme, le structuralisme, l’existentialisme, la psychanalyse, Socialisme ou Barbarie, bientôt les situationnistes… Ou en d’autres termes Althusser, Lacan, Lévi-Strauss, Sartre en phare des lointains, Foucault déjà, et Bourdieu, même s’il n’était pas encore le grand prêtre de la sociologie fatale qu’il est devenu.
8 En ce qui me concerne à cette époque, je partageais la vie d’Henri Lefebvre (HL), j’ai donc rencontré à maintes reprises Jonas et Pronteau qui étaient des amis et connu ainsi les débuts de la revue. J’ai oublié comment Henri, qui venait d’être élu à l’université de Nanterre (fondée en 1964) et jouissait alors d’une certaine notoriété, s’est retrouvé à publier chez Anthropos alors qu’il publiait au moins un livre par an chez Gallimard, Stock, PUF, Minuit, etc. Pourquoi chez un petit éditeur comme Anthropos ? Le projet sans doute l’intéressait, le rêve de Jonas étant de fonder un grand institut du marxisme. Se retrouver avec des gens dont la pensée était proche de la sienne ? Être édité rapidement [2] ? Par amitié ? Jonas l’avait sans doute séduit comme il savait le faire.
9 Je me souviens du 1er numéro que Jonas était tout fier de nous montrer et qu’il avait distribué très libéralement à Évian, au VIe Congrès mondial de sociologie. Avec des bulletins d’abonnement. À un moment, je lui avais concocté une liste des adresses de toutes les universités américaines, japonaises, italiennes, etc., susceptibles de s’abonner. Et il l’a utilisée. La revue a compté jusqu’à 1 800 abonnés, majoritairement institutionnels, dont les trois quarts à l’étranger. C’était un numéro mince que ce numéro pilote, je me souviens seulement d’un article de HL dont j’avais trouvé le titre : « Claude Lévi-Strauss et le nouvel éléatisme [3] ». Le sommaire de ce premier numéro illustre assez bien la ligne choisie par la revue : un inédit de Marx, tiré des Grundrisse qu’Anthropos éditera dans sa totalité, des critiques du structuralisme, de Parsons, la sociologie comme humanisme…
10 Un texte qui je crois a rencontré un certain écho, dans le n° 1 de 1967, volume IV, est celui de Simone Debout qui avait découvert un inédit de Fourier, Le nouveau monde amoureux que Jonas a ensuite édité intégralement dans le cadre de l’édition des œuvres complètes de Fourier. La première fois, sans doute, qu’on parlait de sexe dans la revue sans le médium de la psychanalyse. Et une femme en plus !
11 Aux questions suivantes : « Qui les a suivis dans ce projet ? Pour quelle raison ? Comment s’est constitué le premier comité de rédaction ? Pouvez vous mentionner quelques membres, et combien étaient-ils au début, puisque les comités de rédaction successifs n’apparaissent pas jusqu’au début des années 1980 ? », je répondrai ainsi :
12 Ils n’apparaissent pas, parce qu’il n’y en avait pas, zéro comité de rédaction. Jonas ou/et Pronteau recevaient les textes, par la poste, via des potes ; des auteurs potentiels passaient et entraient à la librairie, sise rue Racine et siège d’Anthropos dans les premiers temps, qui proposaient des articles ou qu’on sollicitait. Jonas et Pronteau décidaient de la publication ou non de tel ou tel article. Et je doute que cela ait beaucoup changé avec la formation du premier comité de rédaction, créé, je crois, à la suite de l’avènement de Mitterrand dans le but de donner une vitrine institutionnellement scientifique à la revue pour obtenir des subventions (dixit Jonas).
13 L’entrée au comité ? Ça se passait simplement : Jonas et/ou Pronteau [4] proposaient à X ou Y, généralement auteur dans la revue ou de la maison, d’entrer au comité : il en fut ainsi pour Lantz, Latouche, Selim, Moreau, Löwy, Lew, sans doute Gallissot, et d’autres que j’ai oubliés ou peu connus car nombre d’entre eux sont partis au moment du passage chez L’Harmattan – après quand même une interruption de parution de près de deux ans, de quoi démobiliser à coup sûr un comité de rédaction. J’ai oublié de mentionner Joseph Gabel et Eddy Trèves, deux institutions à des titres divers. On ne donnait pas cher de la peau de la revue à ce moment-là, en 1986 quand j’y suis arrivée.
14 En ce qui me concerne, j’étais « ingénieur(e !) d’études » au CNRS, titre pompeux et vide qui signifie dépendante, peu considérée et mal payée, aucun espoir de promotion. J’avais fait dans les années soixante des études un peu éclectiques, couronnées par une licence libre comprenant des certificats d’histoire ancienne et de sociologie générale (Gurvitch et Aron…) gagnés à la Sorbonne, d’ethnologie et d’histoire économique à l’université de Strasbourg, où je m’étais inscrite pour suivre HL. De retour à Paris, j’avais quelque temps donné des cours de sociologie à l’École nationale supérieure des beaux-arts à des étudiants en architecture, puis j’avais soutenu une thèse de 3e cycle en sociologie dans les années soixante-dix, sur « Travail et non travail ». Serge Jonas m’avait proposé de la publier mais à condition que j’obtienne une subvention, donc j’ai laissé tomber car, à l’époque, je n’avais pas encore compris que les modes de publication avaient changé ; j’avais vécu avec un homme rémunéré pour ses livres, qui percevait des droits d’auteur (sauf à Anthropos !) donc j’ai cru à un refus poli [5].
15 En 1986, j’étais affectée au laboratoire CHRYSEIS sous la direction de Paul Vieille, un ami très proche pendant longtemps mais un caractère singulier. Donc on était brouillés et je ne savais plus très bien où me situer. J’avais assuré auparavant, avant l’arrivée de Paul Vieille à la direction du labo, le secrétariat de rédaction d’un petit bulletin de l’équipe sur les migrations à laquelle j’appartenais, puis d’un plus gros, celui du GRECO, sur les migrations également, fonctions dont je m’étais acquittée avec grand plaisir et à la satisfaction de tous. J’étais entrée au comité de rédaction de Peuples méditerranéens où j’ai un peu publié. René Gallissot, que j’avais rencontré au cours des colloques sur les migrations et dont j’appréciais les orientations à travers la revue Pluriel, faisait partie de CHRYSEIS. À ce moment-là, il pensait reprendre L’homme et la société, mais avait-il confié à Véronique De Rudder, puis à moi-même, à condition de disposer d’une personne pour assurer le secrétariat de rédaction. Je suis devenue cette personne et c’est ainsi que je suis entrée au comité de rédaction. Ma fonction n’a jamais été reconnue officiellement par le CNRS : j’ai dû naviguer, seule, au fil de la vie des laboratoires qui se faisaient et se défaisaient suivant les aléas de la politique du CNRS, pour conserver ma « mission » à la revue et ainsi préserver son fonctionnement [6].
16 Jonas, que j’ai retrouvé dans ces circonstances, avait vendu Anthropos mais, à travers l’Association pour la recherche de synthèses, il restait propriétaire du titre. Le dernier numéro de L’homme et la société était en rade sous forme de prêts à clicher chez Economica, l’acquéreur d’Anthropos, qui refusait de continuer à éditer la revue. Il a fini par paraître chez L’Harmattan, et à lui tout seul a reçu le n° 79-82, pour toute l’année 1986. À lui tout seul également, il symbolisait l’orientation ancienne (un numéro consacré à Lukács et Bloch) de la revue que Gallissot voulait changer : pas d’articles ni de numéros consacrés à un auteur, pas de gloses sur les auteurs mais des analyses concrètes et critiques de la société.
17 On a donc atterri chez L’Harmattan, changé la couverture (on a peut-être eu tort) que j’ai voulue rouge ; Gallissot a modifié le sous-titre : on est devenus Revue internationale de recherches et de synthèses en sciences sociales, ce qui signifiait l’élargissement du champ disciplinaire et l’appel à de nouveaux membres pour compléter le comité de rédaction ; il a constitué un conseil scientifique et lancé des numéros thématiques. Il a aussi changé la périodicité de la revue et nous sommes passés de deux numéros annuels à trois, dont un double.
18 Il fallait rattraper le retard. Et les abonnés institutionnels, la richesse de la revue, qui nous avaient ouvert les portes de L’Harmattan. On avait perdu pas mal d’abonnés avec l’interruption de la parution. Et on a travaillé dur et on est parvenus à sortir l’année 1987 dans les temps. Le premier numéro (83) de la nouvelle série, « La mode des identités », a connu un certain succès puisqu’il est épuisé. On a donc réussi à obtenir une subvention du CNRS et du CNL.
19 À ce moment-là je corrigeais les articles sur papier, la mise en pages se faisait à l’extérieur, frais qu’on acquittait avec les fonds de l’Association (les subventions). Puis l’emploi de l’ordinateur s’est généralisé et c’est mon mari, Juan José Navascués, qui s’est chargé de la mise en pages. Pour moi, je corrigeais, voire réécrivais les textes, vérifiais les références ; assurais la correspondance avec les auteurs, les demandes de subvention, etc. J’avais repris, après son abandon par Eddy Trèves, la « Revue des revues » et j’étais responsable des « Comptes rendus » d’ouvrages dont j’ai dû rédiger une quarantaine. Gallissot, hostile aux gros pavés, en accord avec Pryen, était très exigeant sur le nombre de pages des articles et de la revue (180 pages pour un numéro simple, 240 pour un double, pas une de plus). Les recensions ne devaient pas dépasser une page. Pryen quant à lui avait même limité le format des feuillets, calculé économiquement en fonction de celui des feuilles d’imprimerie : pas de luxe inutile !
20 J’ai tout de suite apprécié l’ambiance des réunions : ça discutait ferme autour des articles et des thèmes et on n’était pas toujours d’accord. Il y a eu des séances épiques, autour du numéro sur Israël [7] par exemple, « initié » par Larry Portis. Après les réunions, généralement on allait dîner tous ensemble.
21 J’ai aimé ce travail de secrétaire de rédaction, du moins la partie rédactionnelle. J’ai moins aimé les corvées afférentes : envoi et réception des services de presse, demandes de subventions, échanges avec les revues d’exemplaires et de justificatifs publicitaires, photocopies et envois des justificatifs aux auteurs, lister les ouvrages reçus, faire les tables, etc., etc. : mais il fallait bien que quelqu’un s’en charge, on n’avait pas de grouillot.
22 Certains numéros se sont mieux vendus que d’autres : sur le cinéma [8] (trois numéros quand même) et l’anarchisme [9] par exemple. Je suis assez fière d’en avoir été la coordinatrice avec Larry Portis et Christiane Passevant. On faisait appel parfois en ce temps à des collaborateurs (des « experts ») qui n’appartenaient pas au comité de rédaction ; Gallissot pensait je crois qu’il valait mieux élargir le champ du côté des auteurs plutôt que de grossir un comité de rédaction (ce qu’on faisait quand même) dont les réunions n’étaient fréquentées que par un petit nombre de personnes, toujours les mêmes. À l’époque, les coordinateurs des numéros thématiques – qui pouvaient être extérieurs à la revue – n’apparaissaient pas, sinon dans la présentation-introduction du numéro et jamais à ce titre : il en va différemment aujourd’hui où ils figurent sur la couverture, ce qui me paraît tout à fait équitable.
23 En ce qui me concerne je n’ai publié dans la revue qu’un petit nombre d’articles, mais un grand nombre de comptes rendus et assuré la « revue des revues ».
24 « On a l’impression que la revue prend progressivement ses distances avec le marxisme – sans pour autant le délaisser totalement. » À cette question, je répondrai que la revue restait marxiste mais autrement ; on ne revenait pas sur Marx, le marxisme et ses épigones. Mais on analysait les thèmes, les problèmes, à travers un marxisme somme toute intégré, dont on n’avait pas besoin de se réclamer. Quant à notre nouvel éditeur, Pryen, il ne se mêlait absolument pas du contenu et des orientations de la revue, seulement du nombre de pages comme je l’ai dit.
25 À ce propos on a sorti un numéro « Luttes de classe [10] » que j’avais placé bien en vue sur l’étal du petit stand de la revue que je tenais au Salon du Livre quand Chirac, qui l’inaugurait, est passé devant, s’est arrêté un instant, et a jeté un long regard sur le titre. Flatteur non ?
26 La revue est restée une revue critique et à contre-courant : en témoignent par exemple les numéros sur les droits de l’homme [11], et celui qui a suivi la chute du mur de Berlin [12] et bien d’autres. Les thèmes féministes y sont apparus sous l’impulsion de Monique Selim, et ont fait l’objet de plusieurs publications, notamment le numéro n° 99-100, 1991/1-2, intitulé symboliquement « Femmes et Sociétés [13] » : la revue a donc attendu son centième numéro pour s’intéresser aux femmes ! Il faut dire qu’au comité de rédaction elles n’étaient pas très nombreuses, pour des raisons qui ne tenaient pas tant à un comportement des hommes, très majoritaires, qui aurait pu être machiste (mais ne l’était pas) qu’au style des débats parfois très orageux, ce qui les rendait frileuses : question de genre !
27 René Gallissot, après dix ans de bons et loyaux services, a abandonné la direction et nous avons été élus pour lui succéder, en 1996, Pierre Lantz et moi, ce qui n’a en rien changé la ligne éditoriale de la revue, poursuivie dans la direction insufflée par Gallissot, par exemple : deux numéros sur la pensée unique [14], et deux doubles sur l’autoémancipation [15], thème chéri de Roland Lew. Mais il y a quand même eu un numéro consacré à la pensée de Mannheim [16], un fugitif retour à la revue première manière. Il n’en va plus ainsi actuellement : dans la mesure où je suis de loin en loin l’actualité de la revue, on est revenus par-ci par-là aux numéros dédiés à un auteur.
28 Le compagnonnage avec Pierre Lantz, philosophe et sociologue, lié à l’histoire de la revue depuis ses débuts, et ami de longue date, s’est passé au mieux ; nous n’étions ni l’un ni l’autre autoritaires et le fonctionnement des réunions s’est poursuivi dans la démocratie la plus complète, mais toujours avec des discussions très vives, dans une plaisante convivialité. On se complétait Pierre et moi très bien je crois : j’appréciais sa culture encyclopédique, et j’imagine qu’il appréciait le sérieux de mon travail. De par son statut, ses publications, il avait évidemment beaucoup plus la carrure que moi pour représenter la revue, sa vitrine.
29 Les auteurs et les membres du comité de rédaction ? La revue, qui continuait quand même à jouir d’un renom international à travers ses abonnements « institutionnels » (grandes bibliothèques et universités étrangères) et qui était reconnue également par le CNL et le CNRS, a été pour beaucoup un tremplin ; y avoir été publié, y participer, c’était une référence pour le curriculum vitae et la carrière [17]. On n’a donc jamais manqué d’articles, soumis spontanément à la rédaction ou sollicités dans le cadre d’un numéro thématique, et on en refusait pas mal et on ne se gênait pas pour demander des modifications aux auteurs : j’étais évidemment chargée de cette besogne plutôt ingrate pour laquelle il fallait déployer une certaine diplomatie.
30 J’ai beaucoup aimé travailler à la revue, d’abord avec Gallissot (de 1986 à 1996), puis avec Pierre Lantz, mon codirecteur de 1997 à 2002. En 2002, j’ai été admise à faire valoir mes droits à la retraite (formule consacrée qui ne laisse aucun choix et signifie ouste dehors !) et notre mandat a pris fin : nous avions été élus, sur notre demande, pour cinq ans.
31 La revue, sous la direction du philosophe Michel Kail, pour qui j’éprouve la plus grande estime intellectuelle et personnelle, a pris un tournant théorique nouveau – très inspiré par Sartre et Beauvoir qui ne sont pas ma tasse de thé – avec lequel je ne me sentais pas en harmonie car je reste très profondément marxiste. J’ai donc abandonné quelque temps après le comité de rédaction : mon mari était décédé et je devenais de plus en plus sourde, ce qui m’empêchait de participer aux débats, toujours animés. En fait c’est ma surdité, croissante, qui m’a fait quitter la revue. Et puis je pense qu’il faut varier ses activités et j’ai émigré pour un temps vers la sculpture. Il est vrai que l’appartenance théorique et politique des membres du comité de rédaction était devenue moins homogène, peut-être plus technique et spécialisée, mais quand même avec encore des représentants « généralistes » et de l’extrême gauche dont certains ont quitté la revue, comme Larry Portis (malheureusement décédé depuis) par exemple. Ou des gens comme Vakaloulis ou Sintomer qui n’y sont pas restés, et plus récemment Garnier, parti lui aussi, que j’avais fait entrer au comité de rédaction.
32 J’ai gagné et conservé des amis très chers du temps que j’ai passé à L’homme et la société. La vie à la revue était passionnante et compte parmi les meilleurs souvenirs de ma vie professionnelle.
33 Paris, juin 2016
Notes
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[1]
Jonas et Pronteau étaient d’extraordinaires conteurs. Le récit par Jean de son voyage en URSS, invité par l’École centrale – son effarement en prenant connaissance du rapport Khroutchev et en voyant les bouleversements qu’il entraînait – de même que celui de la chasse au tigre blanc en Sibérie, convié par ce même Khroutchev – sont des morceaux d’anthologie. Je pense que c’est Pronteau (et/ou Lefebvre) qui a informé Roger Vailland entre autres de l’existence de ce rapport : « C’était Sardanapale » aurait déclaré ce dernier, pour qualifier « le petit père des peuples ».
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[2]
Quoique… En juin 68, HL avait remis à Jonas un manuscrit qui s’intitulait : « L’irruption, de Nanterre au sommet ». Et Jonas ravi : « Très bien on va le tirer à N exemplaires tout de suite en septembre. » Résultat des courses, des dizaines de bouquins sur Mai 68 sont sortis en juillet qui se sont vendus comme des petits pains. Et celui d’Henri, qui avait été un témoin de premier plan et sans doute l’un des inspirateurs du mouvement par son enseignement à Nanterre, écrit à chaud, est sorti en catimini en octobre. Cet « entrepreneur » n’était pas un très bon commerçant, l’édition l’intéressait mais il se souciait peu de la distribution. Il est vrai qu’il a publié le livre dans sa revue préférée (L’homme et la société, n° 8, 1968/1).
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[3]
Monique Selim m’a fait savoir qu’elle s’était inspirée de cet article pour sa maîtrise de philosophie sur « Nature et culture chez Lévi-Strauss ». À l’époque, dit-elle, c’était l’un des rares articles vraiment critiques sur le structuralisme. »
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[4]
Dans la fin des années soixante-dix, Pronteau avait quitté Anthropos et la revue pour reprendre une carrière politique dans le cadre du PS autour de Mitterrand.
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[5]
L’introduction de ce travail a été publiée par Duvignaud dans le premier numéro de son éphémère revue Cause commune avec un casting très honorable, puisqu’y figuraient Georges Perec, Paul Virilio, Jean Duvignaud soi-même et je crois Robert Jaulin (Cause commune, n° 1 : « Chalance et nonchalance »). Le chapitre sur Fourier a été intégré dans le volume du colloque d’Arc-et-Senans sur Fourier publié chez Anthropos.
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[6]
Il me faut remercier ici les laboratoires qui, après la suppression de CHRYSEIS, nous ont accueillies et hébergées la revue et moi, et qui nous ont donné les moyens de maintenir la publication : de 1992 à 2000, l’URA 1394 Philosophie politique, économique et sociale, dirigée par Georges Labica puis successivement par Tony Andréani, Catherine Colliot-Thélène et Gérard Raulet ; de 2000 à 2002, l’URMIS Unité de recherches migrations et société dirigée par Jocelyne Streiff-Fénard et Catherine Quiminal (avec un grand merci à ma grande copine hélas disparue Véronique De Rudder).
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[7]
N° 114, 1994/4 : « État démocratique ou État confessionnel ? Autour du conflit Israêl-Palestine ».
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[8]
N° 127-128, 1998/1-2 : « Cinéma engagé, cinéma enragé » ; n° 142, 2001/4 : « Filmer le social filmer l’histoire » ; n° 154, 2004/4 : « Le cinéma populaire et ses idéologies ».
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[9]
N° 123-124, 1997/1-2 : « Actualité de l’anarchisme ».
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[10]
N° 117-118, 1995/3-4 : « Luttes de classe ».
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[11]
N°85-86, 1987/3-4 : « Les droits de l’homme et le nouvel occidentalisme ».
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[12]
N° 97, 1990/3 : « Est-Ouest : Vieux voyants, nouveaux aveugles ».
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[13]
N° 99-100, 1991/1-2 : « Femmes et Sociétés ».
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[14]
N° 135, 2000/1 : « Pensée unique » et pensées critiques ».
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[15]
N° 132-133, 1999/2-3 et n° 136-137, 2000/2-3 : « Figures de l’« auto-émancipation » sociale »
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[16]
N° 140-141, 2001/2-3 : « Autour de Mannheim : sociologie du savoir, interprétations, détournements, déplacements ».
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[17]
Les exigences de publication pour les universitaires et les chercheurs institutionnels ont provoqué une pléthore de publications ; on peut se demander s’il n’y a pas désormais davantage d’auteurs que de lecteurs.