1 Louis Moreau de Bellaing, sociologue et anthropologue, né en 1932, retraité de l’enseignement supérieur, était professeur à l’université de Caen. Depuis 1998, il est membre de l’Association française d’anthropologie. Ses travaux sont prioritairement consacrés aux questions de l’autorité, du paternalisme, de la légitimation du pouvoir dans le système politique français. Il a également travaillé sur les questions relatives au sous-prolétariat en cité de transit, sur les sans domicile fixe, mais aussi sur l’épistémologie sociologique. À cela s’ajoutent des analyses d’auteurs comme Mme de Staël et Claude Lefort. En 1981, Louis Moreau de Bellaing a intégré le comité de rédaction de la revue L’homme et la société dont il est toujours membre.
2 * * *
3 Laurence Costes. — Pourriez-vous, tout d’abord, nous rappeler comment vous avez été amené à rejoindre la revue L’homme et la société ?
4 Louis Moreau de Bellaing.— J’ai été recommandé à Serge Jonas, le fondateur de la revue, par la sociologue Colette Capitan et l’historien Jean-Pierre Peter. Mon premier rendez-vous avec lui s’est produit en 1972, je souhaitais en effet publier, dans sa maison d’édition Anthropos, mon livre sur le paternalisme ; il l’avait très bien accueilli, mais, après cette entrevue, malgré plusieurs relances, il n’a pas donné suite. Quatre ans plus tard, grâce à Gérard Namer, il a accepté la publication de mon livre L’État et son autorité, l’idéologie paternaliste, mais à compte d’auteur ; le livre a été finalement publié en 1977 chez Anthropos. La publication, d’Analyse du social en collaboration avec Dominique Beynier et Didier Le Gall, puis d’Une sociologie de la méconnaissance en collaboration avec Marie-Christine d’Unrug, m’a permis de devenir « auteur maison ». Avant et après ces publications, j’avais fait plusieurs recensions d’ouvrages dans la revue.
5 En 1981, Serge Jonas fonde un comité de rédaction. Auparavant, L’homme et la société fonctionnait je ne sais comment, il n’y avait pas vraiment de comité de rédaction. J’ai donc intégré le comité que je n’ai pas quitté depuis cette période. J’y ai publié trois ou quatre articles, guère plus, sur la communauté, sur les motivations à la recherche chez Tocqueville dans un numéro spécial intitulé « Les passions de la recherche ». J’avais écrit un article sur les SDF qui soulignait à quel point cette population et le sous-prolétariat en général étaient peu étudiés. L’anthropologue Colette Pétonnet m’avait incité à travailler sur ce thème. L’article a été refusé par le comité de rédaction de L’homme et la société. La raison principale avancée était qu’il faisait l’impasse sur la Révolution prolétarienne. Depuis, je n’ai pas publié d’articles dans la revue, mais, grâce à Nicole Beaurain et Jean-Jacques Deldyck, j’ai fait de nombreuses recensions.
6 Il y avait, au comité de rédaction, une dimension marxo-marxiste qui pouvait être agaçante, mais elle était, malgré tout, beaucoup moins poussée qu’on aurait pu le croire.
7 LC.— Nous souhaiterions, dans un premier temps, revenir sur la genèse de la revue : quels en ont été les principaux fondateurs, les conditions de sa création et la constitution des premiers comités de rédaction ?
8 LMdB.— La revue est apparue grâce à Serge Jonas dont le parcours est très singulier. Serge Jonas est né en Russie vers 1915. C’était le fils d’un juriste, ami de Georges Gurvitch, tous deux très proches de Lénine ; Serge, à l’âge de 3 ans, avait été porté sur les épaules de Lénine pour regarder un défilé. Trois à quatre mois après la révolution de 1917, le père de Serge Jonas et Georges Gurvitch, désapprouvant les nouvelles méthodes politiques mises en œuvre par Lénine, étaient partis pour l’Europe. Ce départ leur fut accordé par Lénine lui-même. Au lendemain de la dernière guerre, âgé d’environ trente ans, Serge Jonas, selon son propre témoignage oral, aurait débuté en France comme technicien de recherche au CNRS auprès de Gurvitch au Centre d’études sociologiques, à l’époque rue Cardinet. Il a fondé ensuite, dans les années soixante, la maison d’édition Anthropos au sein de laquelle sera éditée la revue L’homme et la société.
9 L’idée de créer une nouvelle revue est liée au contexte de l’époque. Dans ces années soixante, il n’y avait que deux revues de sociologie, très académiques, la Revue française de sociologie qui existe toujours, et Les Cahiers internationaux de sociologie, fondés par Georges Gurvitch, qui ont disparu il y a quelques années, Georges Balandier, propriétaire du titre, ayant arrêté la publication. Il y avait aussi des revues marxistes comme La Pensée, mais il n’y avait pas de revue de sociologie non académique, ni de revue sociologique non marquée par une théorie.
10 Serge Jonas a donc voulu fonder une revue sociologique moins « dans les clous », plus libre. Le premier numéro est sorti en 1966 avant le congrès de sociologie d’Évian. Serge Jonas en avait alors profité pour distribuer gratuitement des exemplaires aux membres du congrès, ce qui lui avait permis de faire connaître l’existence de cette nouvelle revue. Pour autant que je m’en souvienne, les éditions Anthropos étaient déjà fondées. La revue était dirigée par Jonas, mais aussi par Jean Pronteau. Ce dernier avait été le chef des jeunes résistants communistes pendant la dernière guerre. C’était un vrai résistant et un grand ami de François Mitterrand. Je l’ai rencontré en 1972, je ne le trouvais pas sympathique : il était, certes, régulier, honnête, mais un peu froid et arrogant. Je ne sais où Jonas l’avait connu. Dans les années quatre-vingt, au cours d’un voyage au Mexique, il est tombé gravement malade et a été rapatrié en avion sanitaire. Il est mort peu de temps après. Il a une rue à son nom dans le 17e arrondissement à Paris. Le lien entre la revue et la maison d’édition Anthropos va durer jusqu’à la fin des années quatre-vingt, peu après le décès de Jean Pronteau.
11 Les localisations de la maison d’édition ont été nombreuses : d’abord dans le Quartier latin, puis à Montparnasse, ensuite dans un château du Midi, de nouveau à Paris rue Lacépède et enfin boulevard Blanqui. Serge Jonas, proche de la retraite, a vendu les éditions Anthropos, à la fin des années quatre-vingt, à un acquéreur qui les a ensuite revendues aux éditions Economica. Quant à la revue, elle avait été reprise, sans doute en 1986 par L’Harmattan, René Gallissot ayant servi peut-être d’intermédiaire. Mais ni la maison d’édition Anthropos, ni la revue L’homme et la société n’ont été vendues à L’Harmattan.
12 Je suis arrivé à L’homme et la société en 1981. Cinq ans plus tard, René Gallissot prend la direction de la revue et du comité de rédaction. Il dirige le premier numéro chez L’Harmattan, intitulé « La mode des identités », qui sera publié en livre ultérieurement, toujours chez L’Harmattan, dans la collection L’homme et la société qui existe encore aujourd’hui. La revue change sa présentation et son intitulé ; de « Revue internationale de recherches et de synthèses sociologiques », elle devient « Revue internationale de recherches et de synthèses en sciences sociales ». Ce changement témoigne d’une volonté d’ouvrir beaucoup plus la revue, non plus principalement à des sociologues et des économistes, mais aussi à des anthropologues, des historiens, des philosophes, etc.
13 Aux premiers temps de la revue, de 1966 à 1981, le comité de rédaction était plutôt informel. Il y avait Serge Jonas qui en assurait la direction, Jean Pronteau, Henri Lefebvre et Pierre Naville. Henri Lefebvre apparaît dans le premier numéro et au quatrième. Pierre Naville, plus tardivement, apparaît au dixième et au quatorzième. Eddy Trèves s’occupera de son fonctionnement durant toutes ces années. Philosophe de formation, elle était employée par la maison d’édition Anthropos, corrigeait les épreuves, faisait souvent elle-même des recensions ou bien les attribuait. Elle m’en avait proposé une sur le film Molière d’Ariane Mnouchkine, pour un numéro sur le cinéma. Quand je suis arrivé en 1981, il n’y avait pas de rapporteurs pour les articles, les auteurs les envoyaient spontanément à la revue. Jonas et Pronteau faisaient le tri et Eddy Trèves se chargeait de mettre en forme les épreuves. J’avais eu un petit désaccord avec Jean Pronteau, dans ces années-là, à propos d’une recension que j’avais faite sur le livre de Claude Lefort Le Travail de l’œuvre Machiavel. Pronteau disait que c’était de la philosophie politique et n’était pas favorable à sa publication, mais au final il a quand même été publié. Au départ, c’était Jean Pronteau, Serge Jonas, Eddy Trèves qui sélectionnaient les articles et les recensions pour la revue. Je crois que Pronteau s’occupait seulement de la revue, mais pas de la maison d’édition.
14 Le comité de rédaction, qui a été créé en 1981, plus « officiel », était dirigé par Jean-Marc Fontaine, sociologue économiste. Il avait fait des études un peu par hasard, disait-il, et racontait que, pour ses premiers cours, il arrivait à l’université de Lille avec de la paille accrochée à ses chaussures. Ce premier comité de rédaction était composé de Michaël Löwy, sociologue qui travaillait à l’époque sur le romantisme, mais qui a élargi depuis sa palette à de nombreux autres thèmes, de Michel Adam qui était anthropologue et professeur à l’université de Tours et de Pierre Rolle, Monique Selim, Pierre Lantz, Jean-Claude Delaunay, Roland Lew, Serge Latouche, Larry Portis et moi-même. Cela a duré un ou deux ans. Jean-Marc Fontaine est parti, je ne sais plus pourquoi, et René Gallissot est arrivé : en 1986, il a refondé le comité, pris les choses en main, on est passés chez L’Harmattan et, comme je l’ai dit, une collection a été créée chez cet éditeur. La sociologue Nicole Beaurain est entrée au comité de rédaction et devenue secrétaire de rédaction. De nouveaux membres sont alors arrivés : Véronique De Rudder, Ulysse Santamaria, l’historienne Claudie Weill. Beaucoup d’anciens sont partis à ce moment-là. À partir de 1986, un mode de choix plus rigoureux des articles fut mis au point ; il y avait deux rapporteurs, qui lisaient le même article, le présentaient et le comité de rédaction en discutait. Puis on a introduit l’idée d’un troisième rapporteur au cas où les deux autres seraient en désaccord. Cette manière de procéder se fait un peu partout maintenant.
15 LC.— Quelles ont été les principales étapes de l’évolution de la revue : Les fondateurs avaient-ils, à l’origine, un modèle de revue bien précis ?
16 LMdB.— Il y avait une réelle volonté de combler un manque par rapport aux revues existantes. Les premiers auteurs étaient un peu à part par rapport au monde universitaire. Henri Lefebvre ou Pierre Naville n’étaient pas des gens classiques dans le domaine de la recherche en sciences sociales. Même s’ils y avaient publié l’un et l’autre, ils ne devaient probablement pas se sentir très à l’aise pour publier dans la Revue française de sociologie, ni même dans les Cahiers internationaux de sociologie.
17 La maison d’édition Anthropos avait publié tout d’abord des œuvres complètes, celles d’auteurs du socialisme utopique : le curé Meslier, tout Saint-Simon, tout Fourier, À mon avis ses fondateurs n’avaient pas véritablement un modèle de revue précis en tête, mais une perspective marxiste (grosso modo celle de Gurvitch) et l’idée de la mettre en œuvre.
18 Ainsi certains auteurs connus à l’époque n’y ont pas du tout participé comme, par exemple, Paul Henri Chombart de Lauwe. Il était très chrétien progressiste, un peu marxiste, mais il ne se serait pas senti à l’aise dans une telle revue. En sociologie urbaine, Henri Lefebvre et lui étaient censés être rivaux. Manuel Castells n’y participait pas. Dans les années soixante-dix, il est parti en Espagne puis aux États-Unis pour un long exil. Michel Crozier et Raymond Boudon représentaient la droite libérale. Quant à Pierre Bourdieu, il rêvait déjà d’avoir sa propre revue qui est apparue plus tardivement que L’homme et la société, en 1975.
19 LC. — Quelles étaient les orientations politiques à la base de L’homme et la société ?
20 LMdB. — La revue a été fondée, comme je l’ai dit précédemment, pour se différencier des revues académiques existantes. Mais elle était aussi animée par un projet politique. Le contexte politique de l’époque, en France, c’était le gaullisme et, à partir de 1968, l’après-gaullisme. Le contexte international était très marqué par le rideau de fer. Serge Jonas était anti-stalinien, proche des dissidents de l’URSS, par exemple de la Yougoslavie de Tito. Djilas et d’autres avaient publié des articles dans les premiers numéros de L’homme et la société. Serge Jonas allait régulièrement les voir. Il suivait de très près les expériences marxistes en Asie, en Afrique et en Amérique du Sud, voire en Indonésie et aussi en Europe pour certains pays de l’Est.
21 Tel était alors le contexte de la revue à ses débuts ; une ouverture vers les expériences africaines, océaniennes, européennes, avec, en France, une opposition au gaullisme et une résistance à tout ce qui, dans le monde, était lié au stalinisme. À ma connaissance, il n’y a jamais eu dans la revue un article en faveur du stalinisme et du poststalinisme.
22 On peut ainsi dire qu’entre 1966 et 1981, le projet de la revue était de soutenir un socialisme marxiste mais non stalinien : les principaux auteurs qui entouraient Serge Jonas, à cette époque, étaient Henri Lefebvre et Pierre Naville, bien sûr anti-staliniens. Henri Lefebvre a publié des articles dans la revue dès son origine, Serge Jonas a publié, en 1967, un extrait de son futur ouvrage Le Droit à la ville. Lefebvre est resté longtemps chez Anthropos, mais il est finalement parti, parce que, disait-on, il en avait assez de ne pas « toucher un rond » de droits d’auteur. Pierre Naville était également très présent et c’est par lui, je crois, que Pierre Rolle, toujours au comité de rédaction, a été introduit.
23 La revue a donc débuté par un projet antilibéral et antistalinien clairement exprimé.
24 Toutefois, même si elle était indéniablement orientée vers le marxisme, il ne faut rien exagérer. Dès le début, il y avait une ouverture ; dans les tout premiers numéros on trouve des auteurs comme Jean Piaget, Roger Bastide, Lucien Goldman, ensuite René Lourau, Georges Lapassade ou Raymond Ledrut. C’est sûr, il y avait une orientation marxiste de base, mais quand on feuillette les numéros de la revue, entre 1966 et 1983, c’était quand même ouvert. À partir de 1983, cela change un peu, il y a une dominante marxiste peut-être plus affirmée. Cela dit, je n’étais pas au PC, ni marxiste léniniste, mais proche de la pensée de Marx et j’ai toujours été accepté au comité de rédaction, même quand je disais que l’infrastructure ne peut pas sécréter la superstructure.
25 LC. — Comment ont évolué les thèmes et les auteurs au fil du temps ?
26 LMDB. — À partir de 1986, avec l’arrivée de René Gallissot, historien, spécialiste du Maghreb colonial et postcolonial, aujourd’hui professeur émérite à l’université de Paris 8, qui était marxiste et avait préfacé, notamment, un excellent livre aux Éditions sociales contenant des textes peu connus de Marx sur l’Algérie, il y avait certes une direction marxiste assez marquée, mais cela n’empêchait pas les ouvertures. Par exemple, j’ai fait, après un petit colloque, un numéro sur « Éthique et sciences sociales » qui n’avait rien de spécialement marxiste, et aussi un numéro sur « Les droits de l’homme », un autre sur « Le temps et la mémoire aujourd’hui » et le dernier, avec Monique Selim, sur la psychanalyse. Après le départ de Gallissot dans les années quatre-vingt-dix, l’orientation s’est légèrement assouplie. Le comité de rédaction s’est beaucoup élargi. Du temps de Gallissot, c’était encore un peu marxo-marxiste, mais il avait introduit Saïd Tamba, Numa Murard et Michel Kail, entré à la revue par l’intermédiaire de Michel Giraud ; il y a eu, ensuite Claude Didry, entré à la revue par l’intermédiaire de Marc Bessin en 2003, Thierry Pouch ; cela s’est vraiment ouvert. Sont venu(e)s des historien(ne)s, des philosophes, par exemple Sophie Wahnich, entrée à la revue par l’intermédiaire de Numa Murard, et Elsa Dorlin, et, plus récemment, des littéraires comme Pierre Bras, entré par l’intermédiaire de Michel Kail, après le colloque sur Simone de Beauvoir.
27 La revue n’a jamais été dogmatique, fermée sur elle-même. En témoignent les différents auteurs des premiers numéros que j’ai déjà mentionnés. Si, après 1968, il y a eu une période plus marxiste, avec des auteurs comme Samir Amin ou Gunder-Frank – période un peu plus rigide après 80, même si l’orientation marxiste a été gardée et demeure encore, cela s’est ouvert et l’ouverture a été encore plus prononcée après 1990.
28 Il reste toujours un noyau marxo-marxiste aujourd’hui. Par exemple Jean-Pierre Garnier demeure marxiste, Claudie Weill également. Pierre Lantz est proche du marxisme, moi-même je reste fidèle à Marx et à sa pensée. Cela dit, la revue s’est très élargie, tout en restant marquée à gauche. Il y a des discussions lors des comités de rédaction, nous ne sommes pas toujours d’accord entre nous, il y aura toujours des polémiques ardentes à L’homme et la société et c’est très bien. Elles le sont quelquefois un peu trop, ce qui entraîne des départs que l’on peut regretter.
29 Quant à l’ouverture disciplinaire de la revue au fil de son évolution, je parlerai plutôt d’adaptation car je ne me souviens pas d’une volonté clairement exprimée par Serge Jonas à ses débuts. Peu à peu, elle s’est ouverte, cela a commencé vraiment au temps de René Gallissot et davantage encore à son départ. C’est, en définitive, l’entrée dans les comités de rédaction de personnes issues de disciplines autres que la sociologie qui a contribué, de fait, à cette ouverture.
30 LC. — Le choix d’un nouvel éditeur n’a-t-il pas marqué l’éloignement du marxisme ?
31 LMDB. — Je ne le pense pas. Les membres du comité de rédaction ont toujours été plus ou moins proches de Marx, je ne crois pas que cela ait joué à ce niveau-là. Mais la revue s’est ouverte à de nouveaux thèmes et c’est ce qui est important, notamment à l’anthropologie qui n’apparaissait pratiquement pas au début. Michel Kail, philosophe, qui était auparavant au comité de rédaction des Temps modernes, témoigne, par sa présence et comme directeur du comité de rédaction, de cette évolution.
32 LC. — Ce nouvel éditeur a-t-il influencé le contenu des articles ?
33 LMdB. — Non. Pendant très longtemps, durant la période de René Gallissot, nous étions opposés à l’exégèse de grands auteurs et nous préférions avoir des articles de terrain, de sociologie empirique, et, plus récemment, d’anthropologie anthropographique ou sur des questions de sociologie. Aujourd’hui, stimulés notamment par Michel Kail, nous avons retenu Simone de Beauvoir, Henri Lefebvre et proposé l’auteure Annie Ernaux et cela, c’est nouveau.
34 LC. — Les auteurs de la revue ont-ils toujours été des chercheurs/universitaires ?
35 LMdB. — Il y a toujours eu surtout des chercheurs à l’université et dans des organisations telles que le CNRS comme auteurs dans la revue. Il y a en général suffisamment d’articles retenus pour que cela fasse un numéro de la revue. Ce que l’on peut dire, c’est que l’optique de gauche marxiste a été plus ou moins permanente, mais ne s’est jamais imposée pour le choix des articles, ni même des livres pour la maison d’édition. Par exemple, un auteur non marxiste, venu du quai d’Orsay, Jean-Paul Charnay, a publié un livre fort intéressant chez Anthropos.
36 Notons aussi qu’à la revue L’homme et la société, il n’y a jamais eu de course à la publication. Par exemple, Bernard Hours a dirigé un numéro sur le colonialisme. Je lui ai demandé pourquoi il ne le publiait pas en livre. Il n’a jamais voulu. Cela est plutôt rare aujourd’hui.
37 LC. — Concernant la réception de la revue, non seulement dans le monde académique, mais aussi dans l’espace public, comment a-t-elle été diffusée ?
38 LMdB. — Depuis ses débuts, la revue a toujours fonctionné grâce aux abonnements universitaires et à ceux des grandes bibliothèques ; la vente au numéro n’a jamais pu suffire. Seuls certains numéros ont contribué ponctuellement à accroître les ventes, par exemple un numéro sur le cinéma qui s’est vendu à 200 ou 300 exemplaires. La revue, qui est reconnue comme revue scientifique, bénéficie régulièrement de subventions venues du CNRS et du CNL.
39 Serge Jonas a tout de suite visé les universités pour les abonnements, à mon avis il y a donc eu rapidement une certaine stabilité financière. La revue a toujours vécu de ses abonnements, la vente au numéro des revues n’est généralement jamais très élevée, à l’exception peut-être de la revue Les Temps modernes, ou encore Esprit, mais je ne suis pas sûr que cela soit encore le cas aujourd’hui. La plupart des revues en sciences sociales vivent comme L’homme et la société.
40 LC. — Y a-t-il eu une évolution des lecteurs, de sa réception ?
41 LMdB. — On ne peut pas dire que les articles de la revue ont eu une influence marquante, je n’ai jamais entendu dire que tel article dans L’homme et la société ait fait un « barouf », mais on a eu beaucoup de débats et de polémiques autour de certains d’entre eux dans le cadre du comité de rédaction. On ne peut pas non plus dire que l’on a eu une influence dans la sphère politique, Serge Jonas envoyait des numéros à l’Élysée, beaucoup de revues le font également, mais nous n’avons jamais eu d’échos. Un article a soulevé récemment une polémique dans le comité de rédaction, il portait sur le Vietnam. À l’entrée dans le comité de nouveaux membres issus de diverses disciplines, il y a eu une évolution ; du coup on a des articles plus variés dans des champs différents.
42 LC. — Selon vous, peut-on évoquer des articles plus spécifiques ayant marqué la revue ?
43 LMdB. — Honnêtement je dirai non. Peut-être des articles d’Henri Lefebvre, au début, sur le « Droit à la ville », ou bien certains de Pierre Naville, ou des articles sur le sous-développement comme ceux par exemple de l’économiste Samir Amin, mais c’était surtout dans la première période de la revue. Depuis les années quatre-vingt, on ne peut pas vraiment dire qu’il y a eu des articles marquants, ce qui ne veut pas dire qu’ils ne sont pas bons. Mais, même quand il est très bon, qui, aujourd’hui, s’enthousiasme pour un article de sciences sociales ?
44 LC. — Peut-on parler à propos de L’homme et la société de revue dissidente ?
45 LMdB. — La revue n’est pas dissidente, elle a toujours été différente par rapport à l’académisme, aux revues classiques, voire même aux revues de gauche traditionnelles. Je me souviens d’ailleurs très bien de débats au sein desquels nous affirmions que l’on ne voulait pas être une revue comme Les Temps modernes, ou Esprit, qui sont davantage des revues d’opinion. Nous voulions être une revue de sciences sociales, il fallait faire un choix. La revue ne s’est jamais voulue dissidente mais plutôt non académique. C’est pour ça que j’y suis. Je ne savais pas trop où aller et là je suis bien. C’est un peu comme pour Le Journal des anthropologues où je suis aussi, ou La Revue du MAUSS que je suis fier d’avoir contribué à fonder et dont je demeure très proche. Dans la revue L’homme et la société, même s’il y a une orientation, il n’y a rien de dogmatique, de fixé.
46 Ce que j’apprécie également beaucoup dans cette revue c’est sa perspective anticapitaliste, pas au sens de Mélenchon qui, à mon avis, est populiste, mais dans le sens d’un vrai anticapitalisme à rechercher, loin de celui un peu sournois, mâtiné, peut-être par obligation, d’un zeste de néolibéralisme. En disant « vrai capitalisme », je veux parler d’un anticapitalisme qui, à partir de nous-mêmes, conteste ce que l’on subit malgré nous. C’est l’idée d’auto-émancipation qui, me semble-t-il, nous rassemble. Je travaille, pour ma part, principalement dans une association le Collège international de psychanalyse et d’anthropologie (CIPA), mais, sans l’Association française des anthropologues (AFA), L’homme et la société, et sans le MAUSS (Mouvement anti-utilitariste dans les sciences sociales), je n’aurais plus rien fait ni écrit.
47 Je pense que c’est une revue qui s’ouvre, qui ne demandera pas mieux que de le faire, mais elle ne composera jamais avec ceux et celles trop au centre ou trop à droite, ce qui est à mon sens une bonne chose car il faut être situé. À la revue L’homme et la société, on sait où l’on est, où l’on se situe. Sa direction reste de gauche, une gauche anticapitaliste, où il faut se battre contre le capitalisme, lui faire la guerre et envisager peu à peu, dès le présent et pour l’avenir, une autre perspective, ce qui est vrai aussi au MAUSS ou à l’AFA. Car le capitalisme est dans l’excès. Un excès qui, pour moi, est globalement transgressif.
48 Entretien enregistré le 18 septembre 2013